LCII Policy Briefs Uber, Concurrent Déloyal ou Champion Libérateur de

LCII Policy Briefs
Issue 2014/3
February 2015
Uber, Concurrent Déloyal ou
Champion Libérateur de
l’Économie du Partage ?
Introduction – La concurrence d’Uber
contre les services de taxi est-elle
déloyale? Aussitôt posée, la question
interpelle. Ecoutons Mme Neelie K
ROES
,
ancienne Commissaire à la concurrence,
commenter le jugement du Tribunal de
commerce de Bruxelles du 31 mars 2014
interdisant les activités d’Uber.
i
La
sentence du Tribunal, critique-t-elle, n’a
d’autre effet que de protéger le « cartel
des taxis ».
Les propos de Mme Kroes, jadis
patronne de l’antitrust européen, sont
forts. Ils appellent à nuancer la question,
et à se demander s’il n’y pas du bon à
introduire de la concurrence dans un
secteur cartellisé. Sitôt formulée,
l’interrogation soulève un épineux
problème qui de longue date divise les
économistes: celui de la dose de
concurrence optimale à inoculer dans le
secteur. Dès 1859, l’économiste anglais
Edwin C
HADWICK
proposait de
restreindre le nombre de fiacres en
circulation dans les rues de Londres,
pour limiter la concurrence ruineuse
résultant de l’investissement en
équipements surabondants et sous
utilisés.
ii
Plus près de nous, Milton
F
RIEDMAN
s’interrogeait en 1962 sur le
rationnement des « médaillons » dans les
taxis New-Yorkais, suspect d’avoir créé
d’immenses rentes de situation.
iii
C’est à cette ancienne question qu’invite
à resonger l’irruption d’Uber en région
de Bruxelles capitale. Pour poser un
diagnostic neutre, il faut se garder des
caricatures usuelles dans le débat public:
d’un cô Uber, start up innovante de
l’économie du XXIème siècle… mais
aussi multinationale évaluée à plusieurs
dizaines de milliards de $. De l’autre, les
organisations de taxis, corporations
sclérosées soutenues par les pouvoirs
publics… mais aussi tissu invisible de
PME, d’employés et d’indépendants, de
toutes tailles, formes et statuts.
b y
N i c o l a s P e t i t
Pr o fe s s o r, ULg
n i c o l a s . p e t i t@ u l g . a c . b e
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Ces précautions faites, la question de la
concurrence dans le secteur des taxis
peut être envisagée sous trois angles,
ceux de la compétition, de l’innovation
et de la régulation.
Compétition Les économistes estiment
traditionnellement que la compétition
dans le secteur des taxis s’exerce sur
trois variables, à savoir les prix, les
délais d’attente et l’information. En
matière de prix, les données en présence
semblent assez simples à lire. Aux tarifs
officiellement « maxima » des taxis, soit
2,40€ de prise en charge, puis 1,80 par
kilomètre puis 0,5€ par minute en cas de
vitesse d’attente inférieure à 19km/h,
iv
le
service UberPOP oppose le tarif
suivant : 1€ de prix de base, puis 0,15€
par minute et 0,90€ par kilomètre. En
pratique, une simulation sur les sites
respectifs d’Uber et de Taxis verts (un
des principaux exploitants bruxellois de
taxis) dégage ces résultats: sur un trajet
Bruxelles centre-aéroport international
de Zaventem, Taxis verts renseigne un
prix compris entre 36 à 47€ contre 14-
19€ pour le service UberPOP. A ce jeu,
nul ne s’étonne qu’Uber taille dans les
marges des exploitants de taxis. A San
Francisco, ville d’origine d’Uber, les
autorités municipales ont reporté une
réduction de 65% de l’utilisation des
taxis traditionnels en deux ans.
Source: Taxis and Accessible Services Division
report by SF Municipal Transportation Agency,
2014 (from Bruegel, 2014)
v
Ce nouveau phénomène a même un
nom: on parle désormais d’industrie
« ubérisée » pour évoquer la situation
d’opérateurs historiques marginalisés.
vi
Et l’appétence des nouveaux opérateurs
ne s’arrête pas là: cemment, LeMonde
rapportait que Lyft, l’un des principaux
concurrents d’Uber propose un prix
unique de 2,25$ pour son service Line,
dans l’objectif de concurrencer les
transports en commun…
vii
En matière de délais d’attente ou
d’information, autres paramètres
essentiels de la compétition selon la
littérature économique, les données
empiriques manquent. Sur les délais
d’attente, il ne fait guère de doute que
l’addition d’Uber aux services de taxis
marque une amélioration. Car plus Uber
ajoute de chauffeurs aux quelques 1300
plaques en circulation dans Bruxelles,
plus la disponibilité en taxis augmente.
Les délais d’attente devraient donc
mécaniquement se réduire. Quant à
l’information des clients sur le
chauffeur, UberPOP propose un
mécanisme de présentation des
chauffeurs avant la transaction ainsi
qu’un système de notation systématique
des chauffeurs après la prestation.
En tant que tel, ce système n’est
pas nécessairement moins bon
que l’obligation d’affichage
d’une notice d’identification du
chauffeur dans chaque taxi. Il
pourrait même sembler meilleur
au consommateur dans la mesure
le chauffeur fait l’objet d’une
notation systématique, ce qui
n’est pas le cas des chauffeurs de
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taxis.
Innovation Les entreprises
californiennes, et Uber ne s’en fait pas
faute, aiment se dépeindre comme des
« start up » innovantes. Plus
particulièrement, Uber, Lyft, et d’autres
seraient les vaisseaux amiraux d’une
nouvelle organisation économique, que
l’on appelle « économie du partage ».
De quoi s’agit-il?
L’économie du partage repose sur le
modèle dit de la « consommation
collaborative », tel que décrit dans deux
ouvrages fondateurs de B
OTSMAN
et
R
OGERS
viii
d’une part et de G
ANSKY
ix
d’autre part. Ces auteurs théorisent
l’apparition d’un nouveau processus
d’allocation des ressources dans la
société. Le point de départ de ce
nouveau modèle économique remonte
historiquement à la fin de l’année 2007.
Un grand congrès se tient alors à San
Francisco. Les hôtels sont débordés.
Trois colocataires décident de louer la
chambre de leur appartement sur le site
du colloque. Rapidement, il leur vient
l’idée de renouveler l’opération à plus
grande échelle pour les conventions
républicaines et démocrates. Tout un
écosystème prend forme. Des
propriétaires de ressources inutilisées
une chambre, un siège dans une voiture,
une bicyclette, un espace de jardinage,
etc. les ouvrent aux tiers. Leur slogan:
« what’s mine is yours ».
Le partage n’est pas gratuit, mais
indemnisé. Le prêteur arrondit ainsi ses
fins de mois, finance ses projets, etc. La
consommation partagée se veut
sociétalement vertueuse: elle limite les
déchets, le stockage, le gaspillage, la
surproduction, etc. L’économie du
partage puise ses racines dans une
rupture technologique: l’informatisation
et l’interconnexion de la société. Elle se
nourrit des aspirations politiques
nouvelles de la génération Y (aussi dite
génération millénariste): protection de
l’environnement, rejet du consumérisme
et culte de la mise en réseau. Des
plateformes Internet ou applications
électroniques organisent les échanges.
Un système de « peer review » évalue
les prestations.
Revenons à Uber. Se trouve-t-on ici,
dans une dynamique d’innovation? Pas
tout à fait. A y regarder de près, Uber
preste un service de commodité, celui du
transport personnel. Certes, Uber
l’agrémente de quelques améliorations
comme la géolocalisation ou le « peer
review ». Toutefois, en tant que tel, le
système de partage semble plus efficient
qu’innovant.
Qui plus est, il faut prendre garde au
risque de confusion. Lorsqu’un
chauffeur ouvre son véhicule à un tiers,
pour partager avec lui un trajet qu’il
réaliserait en toute hypothèse, il est dans
l’économie du partage. Le partage est
accessoire à sa propre utilisation du
véhicule. Les services qu’Uber propose
ne s’inscrivent pas vraiment dans cette
logique de « co-voiturage ». La plupart
du temps, un chauffeur Uber partage son
véhicule pour transporter des personnes
vers une destination qui n’est pas la
sienne. Il preste le cas échéant un service
de transport à part entière, comme
n’importe quel chauffeur de taxi. La
distinction, qui n’est pas toujours
évidente, serait apparemment exploitée
par Uber, qui classifie ses services
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comme du covoiturage, échappant ainsi
à la TVA.
Régulation Faut-il réguler les activités
d’Uber, et si oui comment ? Il est
parfaitement compréhensible que les
exploitants de taxis, soumis à des
contraintes légales, fiscales et
commerciales spécifiques, soient
mécontents. Ceci étant, toute aussi
légitime est la crainte d’Uber, RB n’ B et
consorts, de ce qu’un
« copier-coller » de la
réglementation actuelle
ne revienne à proscrire
leurs activités, et à priver
les consommateurs de
leurs bénéfices.
Comme l’a bien écrit le Professeur
S
TROWEL
(au sujet de Google), les
activités des Uber et des RB n’B de ce
monde « défient le droit ».
x
Elles invitent
à repenser le rôle de l’Etat dans le
marché. Dans un plan stratégique pour
2011-2014, Brigitte Grouwels, alors
ministre bruxelloise de la mobilité, avait
parlé de « réglementer et stimuler ».
xi
A
l’heure ce plan expire, ne faut-il pas
changer le logiciel, et parler
d’« accompagner et sécuriser » ?
Jusqu’à présent, les expériences
étrangères de libéralisation
« organisée », notamment en Hollande,
se sont avérées peu concluantes.
xii
Est-ce
motif d’immobilisme? Assurément non.
Les ingénieurs prédisent déjà la
commercialisation, dans une dizaine
d’années, des premières voitures
autonomes (GoogleCar, etc.). Avec elles,
les services de transport de personnes
avec chauffeur disparaîtront.
xiii
Dans ces
conditions, s’arrêter maintenant, c’est
sans doute reculer.
L’arrivée d’Uber ouvre une opportunité
inédite de libéralisation « spontanée »
par le marché. Le rôle de la puissance
publique est sans doute d’accompagner
ce processus par la mise en place de
règles du jeu équitables level playing
field ») pour tous les acteurs du marché:
abandon du numerus clausus de 1300
voitures et suppression des
autres restrictions à
l’entrée,
xiv
contre
indemnisation des licences
des chauffeurs de taxi
« non amorties » et
clarification du statut
fiscal et social des
services de transports hors co-
voiturage.
xv
La refonte du système doit
aussi remettre à plat certains privilèges
de circulation, de stationnement et de
chargement des Taxis la pratique de la
maraude notamment – et en étendre le
bénéfice aux nouveaux entrants.
Débarrassée de ces questions, la
puissance publique doit ensuite
concentrer son travail sur ses missions
traditionnelles, tenant à corriger les
imperfections du marché: garantie de la
sécurité des véhicules et des exigences
de formation des chauffeurs via le
service public de la mobilité; protection
de la concurrence via la vigilance de
l’autorité belge de concurrence.
Il lui faudra résister aux clientélismes.
Dans toute réforme, il y a des perdants.
Nombre d’administrations, d’organes et
de comités divers ont été installés pour
encadrer le marché. La libéralisation
risque de leur administrer une
« L’arrivée d’Uber
ouvre une opportunité
inédite de libéralisation
‘spontanée’ par le
marché »
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douloureuse cure d’amincissement. Il
faudra aussi que la puissance publique
trouve des équilibres avec d’autres
opérateurs de la chaîne de valeur, dont la
croissance du marché suscite l’appétit.
Les compagnies d’assurance, très actives
en Californie, ont été les premières à se
manifester auprès d’Uber pour réclamer
leur dîme.
Conclusion L’économie du partage,
dont Uber revendique sans doute
excessivement d’être le porte-drapeau,
marque un tournant majeur pour nos
sociétés modernes. Avec elle, chacun
d’entre nous est invité à se penser en tant
qu’offreur (en puissance) de ressources
inutilisées, qu’il s’agisse de biens, de
services, ou de compétences. Un rapport
récent de la Commission européenne
parle de « micro-entrepreneurs ».
xvi
Dans une société les individus sont
souvent habitués à recevoir passivement
du marché ou de l’Etat, cette invitation à
l’activité, au dynamisme et à
l’inventivité, est des plus auspicieuses.
i
Voir Trib. Comm. Bruxelles, 31 mars 2014, RG A/14/01645 et la réaction de Mme Kroes à
http://ec.europa.eu/commission_2010-2014/kroes/en/content/crazy-court-decision-ban-uber-brussels-
show-your-angerc. Pour une analyse complète, voir N. Neyrinck, http://www.emulation-
innovation.be/agrement-comment-entrer-sur-un-marche-reglemente-affaire-uber/
ii
C
HADWICK
, E. [1859], « Results of Different Principles of Legislation and Administration in Europe ; of
Competition for the Field, as compared with competition within the Field, of Service », Journal of the
Statistical Society, vol.11, p. 381-420.
iii
F
RIEDMAN
, M. [1962], « Price Theory: a Provisional Text », Aldine, Chicago.
iv
Nous nous intéressons ici uniquement au tarif I, applicable aux 19 communes de la région de Bruxelles
capitale. Un tarif II, de 2,70€/km s’applique en dehors de ce territoire.
v
Voir http://www.bruegel.org/nc/blog/detail/article/1445-the-economics-of-uber/
vi
Voir notamment le bon mot du publiciste français, M. Levy : http://www.latribune.fr/technos-
medias/20141217tribd1e82ceae/tout-le-monde-a-peur-de-se-faire-uberiser-maurice-levy.html
vii
Voir http://siliconvalley.blog.lemonde.fr/2015/01/27/face-a-uber-lyft-aligne-ses-prix-sur-le-ticket-de-
bus/
viii
Rachel B
OTSMAN
et Roo R
OGERS
, « What’s Mine Is Yours: The Rise of Collaborative Consumption »,
Simon & Schuster, 2010.
ix
Lisa G
ANSKY
, « The Mesh, Why the Future of Business is Sharing », Portfolio/Penguin Group, 2010.
x
Alain S
TROWEL
, « Quand Google défie le droit Plaidoyer pour un Internet transparent et de qualité »,
De Boeck & Larcier, 2011.
xi
Plan stratégique : Un taxi pour l’avenir, 2011-2014. Disponible à
http://www.bruxellesmobilite.irisnet.be/static/attachments/articles/na/510/Taxi-FR-LRFinaal.pdf
xii
A. B
AANDERS
en M. C
ANOY
, « Ten years of taxi deregulation in the Netherlands: the case for re-
regulation and decentralization », Association for European Transport and contributors, 2010.
xiii
Certains vont même jusqu’à prédire la fin du permis de conduire.
xiv
Voir Article 2, Arrêté du Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale fixant le nombre de
véhicules pour lesquels des autorisations d'exploiter un service de taxis peuvent être délivrées sur le
territoire de la Région de Bruxelles-Capitale, 4 septembre 2003.
xv
Un fond d’indemnisation serait une possibilité. Il pourrait être alimenté par une cotisation temporaire à
charge de l’ensemble des participants au marché.
xvi
Business Innovation Observatory, « The Sharing Economy – Accessibility Based Business Models for
Peer-to-Peer Markets », September 2013: « [I]t empowers consumers to capitalise on their property and
skills, providing them with an opportunity for micro-entrepreneurship and lowering total cost of
ownership ». Disponible à http://ec.europa.eu/enterprise/policies/innovation/policy/business-innovation-
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