PATRICK SIMON, JOAN STAVO-DEBAUGE
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ment mobilisés (Lochak, 1987 ; Miné, 1999). C’est néanmoins dans le domaine juri-
dique que la thématique des discriminations est introduite en premier et c’est sous
l’impulsion du droit communautaire que se formaliseront le plus concrètement les
contours de la thématique (Lanquetin, 2000 ; GELD, 2000, Borillo, 2002). En moins
de cinq ans, l’appareil conceptuel s’élabore et un dispositif institutionnel est mis en
place (Fassin, 2002).
Les limites de ce dispositif ont été soulignées par de nombreux commentateurs.
Les critiques ont porté sur le manque de lisibilité politique, le peu de moyens appor-
tés par les préfectures à l’animation des CODAC (Commission d’Accès à la Ci-
toyenneté), les pertes en ligne dans la chaîne de traitement des dossiers ou l’absence
d’une véritable politique d’instruction de ces derniers. La terminologie employée
reste volontairement allusive : les discriminations ne reçoivent aucun qualificatif, en
particulier pas « ethniques et raciales ». Révélant l’empreinte de la politique
d’intégration, les publics visés sont définis en référence à l’immigration : les « jeu-
nes issus de … » forment alors le cœur de cible du dispositif naissant 4 (Simon,
2000 ; Breviglieri et Stavo-Debauge, 2004). Mais le principal handicap auquel la
politique de lutte contre les discriminations alors émergente doit faire face n’est rien
de moins que son incohérence même. Confronté à la concurrence du paradigme de
« l’intégration », qui continue à irriguer les objectifs de l’action publique 5 et mar-
quer de sa durable empreinte la spécification de son public (les « immigrés », « les
personnes issues de l’immigration 6 »), le « problème public » des discriminations
n’est tout simplement pas appréhendé dans les termes et les attendus requis par son
économie générale. Tout d’abord, la question des discriminations a été interprétée
comme une façon euphémisée de désigner et de saisir des actes « racistes ». Devenus
quasiment synonymes, « discrimination » et « racisme » sont alors conçus comme
fonctionnant sur le même registre. Or l’apport principal des travaux sur les discrimi-
nations est d’avoir montré que, plus qu’elle ne procèdent d’une idéologie raciste,
elles sont avant tout « systémiques », c’est-à-dire qu’elles résultent du fonctionne-
ment d’un système dont les règles et les conventions sont en apparence neutres, mais
dont les modalités de fonctionnement aboutissent à défavoriser de manière significa-
tive des personnes en raison de leur appartenance, réelle ou supposée, à des groupes
4. Précisant les objectifs des CODAC (Commissions d’Accès à la Citoyenneté) dans une lettre aux
préfets en 1999, le ministre de l’Intérieur leur assigne le rôle « d’aider les jeunes nés de
l’immigration à trouver un emploi et une place dans la société, et faire reculer les discriminations
dont ils sont l’objet, en matière d’embauche, de logement, de loisirs ».
5. Cette oscillation entre intégration et lutte contre les discriminations connaît depuis un an un nou-
veau mouvement de balancier vers une réaffirmation du primat de l’intégration. La politique gou-
vernementale met au premier plan l’idée d’un « contrat d’intégration » auquel devraient souscrire
les immigrés, et maintenant leurs descendants, en échange de leur plein accès aux droits. Ce retour
à une conception « intégrationniste » se traduit immédiatement par une minimisation de la portée
des discriminations, comme en témoigne le rapport du Haut Conseil à l’Intégration pour 2003 et les
déclarations de sa présidente dont on pourra juger avec cet extrait : « Les discriminations existent
malheureusement dans notre pays, à l’égard des femmes, des homosexuels ; mais n’aborder la
question de l’immigration qu’à travers cela, c’est avoir un point de vue qui est exagérément misé-
rabiliste par rapport à la réalité ». Blandine Kriegel, Présidente du Haut Conseil à l’Intégration, in
VEI Enjeux, n° 135, décembre 2003, p. 182. Cette nouvelle position est clairement en contradiction
avec le rapport que la même instance consacrait à la lutte contre les discriminations (HCI, 1998).
6. Pour une critique du maintien de cette modalité de figuration catégoriale du public de l’action,
maintien qui empêche de poser la question de l’égalité, cf. la conclusion de Stavo-Debauge (2004).