les politiques anti-discrimination et les statistiques : parametres d

PATRICK SIMON, JOAN STAVO-DEBAUGE
Sociétés Contemporaines (2004) n° 53 (p. 57-84)
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LES POLITIQUES ANTI-DISCRIMINATION
ET LES STATISTIQUES :
PARAMETRES D’UNE INCOHERENCE 1
RÉSUMÉ :
Le développement en France d’une politique de lutte contre les discriminations à
la fin des années 1990 a engagé une évolution sensible du « modèle français d’intégration ».
À la suite de deux directives européennes visant les discriminations « raciales » et « ethni-
ques », de nouveaux outils conceptuels et juridiques sont venus appuyer l’application de cette
politique. La notion de « discrimination indirecte » apporte ainsi de nouvelles ressources
pour l’action, mais aussi pour la définition des phénomènes discriminatoires. La mobilisation
de statistiques joue un rôle stratégique dans l’application des lois et politiques anti-
discriminatoires. Pourtant, les données disponibles actuellement ne correspondent pas aux
besoins définis par le cadre juridico-politique, pas plus qu’elles ne rendent possible une ana-
lyse scientifique des discriminations. Il faut rechercher les sources de cette incohérence dans
les caractéristiques des catégories statistiques à mobiliser (« race » et « origine ethnique »),
les modalités de contrôle de la production de statistiques et les controverses entourant
l’identification statistique des discriminations.
À la fin des années 1990, la thématique des discriminations ethniques et raciales
s’est imposée en France aussi bien sur l’agenda politique et juridique que comme
problématique de recherche. La requalification fulgurante d’une série de questions
abordées jusqu’ici sous l’angle de l’intégration résulte d’un processus associant ces
trois lieux de mise en forme du monde social. Tandis que plusieurs travaux scientifi-
ques proposaient avec l’entrée par les discriminations un nouvel axe d’analyse de
phénomènes appréhendés auparavant dans les paradigmes du « racisme 2 » ou de
« l’intégration », les pouvoirs publics s’engageaient dans une reformulation de la
politique d’intégration 3. Sur le plan juridique, la notion de discrimination à raison
de la « race » ou de « l’origine ethnique » figure dans le droit pénal depuis de nom-
breuses années, quoique les articles réprimant les discriminations aient été très rare-
1. Nous remercions les membres du comité de rédaction de Sociétés Contemporaines et Daniel Sab-
bagh pour leurs relectures attentives qui ont grandement contribué à améliorer la première version
de ce texte.
2. L’un des principaux ouvrages ouvrant la voie aux analyses en termes de discrimination s’intitule,
de manière significative, « Le racisme au travail » (Bataille, 1997).
3. C’est également ce qu’avance F. Lorcerie dans son article « Lutte contre les discriminations ou
l’intégration requalifiée » (2000).
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ment mobilisés (Lochak, 1987 ; Miné, 1999). C’est néanmoins dans le domaine juri-
dique que la thématique des discriminations est introduite en premier et c’est sous
l’impulsion du droit communautaire que se formaliseront le plus concrètement les
contours de la thématique (Lanquetin, 2000 ; GELD, 2000, Borillo, 2002). En moins
de cinq ans, l’appareil conceptuel s’élabore et un dispositif institutionnel est mis en
place (Fassin, 2002).
Les limites de ce dispositif ont été soulignées par de nombreux commentateurs.
Les critiques ont porté sur le manque de lisibilité politique, le peu de moyens appor-
tés par les préfectures à l’animation des CODAC (Commission d’Accès à la Ci-
toyenneté), les pertes en ligne dans la chaîne de traitement des dossiers ou l’absence
d’une véritable politique d’instruction de ces derniers. La terminologie employée
reste volontairement allusive : les discriminations ne reçoivent aucun qualificatif, en
particulier pas « ethniques et raciales ». Révélant l’empreinte de la politique
d’intégration, les publics visés sont définis en référence à l’immigration : les « jeu-
nes issus de … » forment alors le cœur de cible du dispositif naissant 4 (Simon,
2000 ; Breviglieri et Stavo-Debauge, 2004). Mais le principal handicap auquel la
politique de lutte contre les discriminations alors émergente doit faire face n’est rien
de moins que son incohérence même. Confronté à la concurrence du paradigme de
« l’intégration », qui continue à irriguer les objectifs de l’action publique 5 et mar-
quer de sa durable empreinte la spécification de son public (les « immigrés », « les
personnes issues de l’immigration 6 »), le « problème public » des discriminations
n’est tout simplement pas appréhendé dans les termes et les attendus requis par son
économie générale. Tout d’abord, la question des discriminations a été interprétée
comme une façon euphémisée de désigner et de saisir des actes « racistes ». Devenus
quasiment synonymes, « discrimination » et « racisme » sont alors conçus comme
fonctionnant sur le même registre. Or l’apport principal des travaux sur les discrimi-
nations est d’avoir montré que, plus qu’elle ne procèdent d’une idéologie raciste,
elles sont avant tout « systémiques », c’est-à-dire qu’elles résultent du fonctionne-
ment d’un système dont les règles et les conventions sont en apparence neutres, mais
dont les modalités de fonctionnement aboutissent à défavoriser de manière significa-
tive des personnes en raison de leur appartenance, réelle ou supposée, à des groupes
4. Précisant les objectifs des CODAC (Commissions d’Accès à la Citoyenneté) dans une lettre aux
préfets en 1999, le ministre de l’Intérieur leur assigne le rôle « d’aider les jeunes nés de
l’immigration à trouver un emploi et une place dans la société, et faire reculer les discriminations
dont ils sont l’objet, en matière d’embauche, de logement, de loisirs ».
5. Cette oscillation entre intégration et lutte contre les discriminations connaît depuis un an un nou-
veau mouvement de balancier vers une réaffirmation du primat de l’intégration. La politique gou-
vernementale met au premier plan l’idée d’un « contrat d’intégration » auquel devraient souscrire
les immigrés, et maintenant leurs descendants, en échange de leur plein accès aux droits. Ce retour
à une conception « intégrationniste » se traduit immédiatement par une minimisation de la portée
des discriminations, comme en témoigne le rapport du Haut Conseil à l’Intégration pour 2003 et les
déclarations de sa présidente dont on pourra juger avec cet extrait : « Les discriminations existent
malheureusement dans notre pays, à l’égard des femmes, des homosexuels ; mais n’aborder la
question de l’immigration qu’à travers cela, c’est avoir un point de vue qui est exagérément misé-
rabiliste par rapport à la réalité ». Blandine Kriegel, Présidente du Haut Conseil à l’Intégration, in
VEI Enjeux, 135, décembre 2003, p. 182. Cette nouvelle position est clairement en contradiction
avec le rapport que la même instance consacrait à la lutte contre les discriminations (HCI, 1998).
6. Pour une critique du maintien de cette modalité de figuration catégoriale du public de l’action,
maintien qui empêche de poser la question de l’égalité, cf. la conclusion de Stavo-Debauge (2004).
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stigmatisés (Banton, 1994). L’une des conséquences de la notion de discrimination
systémique est que l’intentionnalité proprement raciste n’est donc plus déterminante
dans l’analyse des phénomènes discriminatoires (De Schutter, 2001). En articulation
avec la notion plus sociologique de discrimination systémique, les théories écono-
miques des « discriminations statistiques » rendent également compte de mécanis-
mes qui ne dépendent pas directement d’un « racisme » avéré ou de préjugés identi-
fiables ; ces processus résultent d’une prise en compte rationnelle de « risques »
(dans un sens probabiliste) spécifiques attachés à des personnes en raison de leur
origine ethnique et raciale (Sabbagh, 2003). L’origine ou la « race » résumant et
donnant fonctionnellement accès à une série d’indices défavorables qui sont interpré-
tés comme des « signaux négatifs » par des opérateurs de sélection (Phelps, 1972 ;
Havet et Sofer, 2002 ; Rüegger, 2003).
La première partie de l’article s’intéressera aux conséquences du recours à ces
nouvelles façons de concevoir les discriminations du point de vue juridique, aussi
bien que de celui des politiques publiques. L’économie générale de la lutte contre les
discriminations telle que l’ont définie les pouvoirs publics français est également
profilée par les directives européennes. En effet, deux directives prises en 2000,
l’une relative « à la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre les
personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique » (n° 2000/43/CE) et l’autre
« portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière
d’emploi et de travail » (n° 2000/78/CE), ainsi que la décision du Conseil de
l’Europe établissant un programme d’action communautaire de lutte contre les dis-
criminations (2001-2006) prévoient explicitement la collecte de statistiques non seu-
lement à des fins d’analyse et d’évaluation, mais également pour des usages juridi-
ques. Ainsi, l’approche juridique européenne a incorporé la dimension « systémique »
en inscrivant, en compment de la discrimination intentionnelle ou « directe », la
notion de « discrimination indirecte 7 ». On attend de cette catégorie juridique
qu’elle donne les moyens de prendre en compte et d’analyser les conventions, pro-
cédures ou règles gouvernant les « épreuves » (Boltanski et Thévenot, 1991) de sé-
lection ou d’allocation qui ont, en dépit de leur apparente neutralité formelle, des
conséquences négatives significatives, car inégalitaires, pour des personnes en rai-
son de leur appartenance, réelle ou supposée, à un groupe « ethnique » ou « racial ».
Si l’on peut facilement définir les traits distinctifs des discriminations « directes » –
un refus fondé explicitement sur un « préjugé » ou une « préférence discrimina-
toire » à l’égard d’une personne en raison de son appartenance à un groupe stigmati-
sé – la mise en évidence des discriminations « indirectes » est bien plus complexe et
nécessite la mise en place d’une ingénierie spécifique où les statistiques, comme rai-
sonnement et comme dispositif, occupent une place prépondérante.
En effet, l’équipement qui permet de révéler l’existence de discriminations « in-
directes » repose essentiellement, comme nous le présenterons dans la suite de cet
article, sur la production de statistiques, qui elles-mêmes réclament l’élaboration de
7. La définition de la discrimination indirecte est ainsi rédigée dans la directive 2000/43/CE du 29 juin
2000, dite « directive race » : « Une discrimination indirecte se produit lorsqu’une disposition, un
critère ou une pratique apparemment neutre est susceptible d’entraîner un désavantage particulier
pour des personnes d’une race ou d’une origine ethnique donnée par rapport à d’autres personnes, à
moins que cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un objectif
gitime et que les moyens de réaliser cet objectif ne soient appropriés et nécessaires. »
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catégories susceptibles de capturer les différences pertinentes et de représenter les
« groupes » exposés aux discriminations « ethniques » et « raciales ». Or la produc-
tion de statistiques « ethniques » ou « raciales » requiert un ensemble de conditions
qui heurtent de front la tradition de la statistique et de la sociologie française et po-
sent une série de problèmes politiques, scientifiques et méthodologiques. De fait, à
l’inverse de la situation rencontrée dans les principaux pays ayant rendus opératoires
des dispositifs de lutte contre les discriminations – États-Unis, Canada, Grande-
Bretagne (Simon, 1997 ; Sabbagh, 2003 ; White et al., 2004 ; Coombes, 1996) –, la
statistique française ne fournit pas de données spécifiquement conçues pour docu-
menter les discriminations ethniques et raciales.
C’est sur quelques raisons de cette absence que portera la seconde partie de
l’article. Elle tient en premier lieu à l’encadrement juridique et réglementaire de la
production de statistiques. Les catégories « ethniques » et « raciales » sont désignées
comme des « données sensibles » par la loi Informatique et Libertés de 1978 et font
l’objet d’un régime d’exception dans leur enregistrement et leur publication. Les
préventions de CNIL, qui assure le respect de la loi « Informatique et Libertés », et
des gestionnaires des fichiers institutionnels à l’égard des « données sensibles » se
sont étendues aux variables de nationalité et de pays de naissance qui sont parfois
considérées comme des marqueurs équivalents à la « race » et à « l’ethnicité ». Cette
extension du champ des données sensibles s’explique en partie par la crainte de mé-
susages des informations sur les « origines » qui pousse à un durcissement des mo-
dalités de recueil et rend éminemment suspect tout ce qui se rapporte à « l’immi-
gration ». En conséquence, la volonté de mieux documenter la situation rencontrée
par les immigrés et, plus encore, par les personnes « d’origine immigrée » entre en
contradiction avec les incitations à limiter le recueil de « données sensibles ».
Cette méfiance générique a été renforcée par le développement et la résonance
publique, à l’occasion du recensement de 1999, d’une violente polémique sur le
contenu des statistiques sur les « immigrés », épisode qui fut appelé « controverse
des démographes » ou « controverse des catégories ethniques » (Stavo-Debauge,
2003a ; Spire et Merllié, 1999). La controverse opposait les tenants d’un statu quo
en matière de catégorisation à ceux qui suggéraient d’introduire de nouvelles moda-
lités d’enregistrement statistique s’affranchissant des critères de nationalité. L’im-
portance des enjeux, mais aussi parfois les positions et postures des protagonistes
des débats, ont contribué à réduire les argumentations à une opposition manichéenne
et fortement personnalisée (Tribalat versus Le Bras) entre « ethnicistes » et « répu-
blicains ». Les premiers chercheraient à introduire des catégories ethniques dans la
statistique au risque (qu’ils méconnaîtraient) de renforcer l’ethnicisation des rela-
tions et identités sociales ; les seconds conforteraient l’ignorance qu’une société dé-
mocratique se doit d’entretenir sur les différenciations susceptibles de provoquer
l’ostracisme et le rejet, au risque de cautionner l’opacité entretenue sur l’expérience
des discriminations. À s’en tenir à cette dichotomie, on ne comprendra pas ce qui est
en jeu, à savoir les modalités d’observation et d’analyse des trajectoires suivies par
les « immigrés » (et leur descendants) et des inégalités ou discriminations auxquelles
sont confrontées des personnes en raison de leur origine « ethnique » ou « raciale »
(réelle ou supposée). S’il est encore trop tôt pour en dresser un bilan circonstancié,
on peut d’ores et déjà avancer que la controverse n’a pas vraiment contribué à clari-
fier les questions sur le plan scientifique. Le décalage entre les statistiques et les
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thématiques explorées par les recherches qualitatives et auxquelles s’adressent les
politiques de lutte contre les discriminations hypothèque la compréhension des mé-
canismes discriminatoires et leurs conséquences, d’une part, la mise en place de dis-
positifs d’intervention cohérents d’autre part.
1. OBSERVER ET OBJECTIVER LES DISCRIMINATIONS « ETHNIQUES » ET
« RACIALES »
Les exigences pragmatiques du concept de « discrimination » sont mal connues
malgré la popularité du terme. L’apparente évidence du rejet – raciste, sexiste, ho-
mophobe – auquel est indexé le concept non seulement fait écran à l’appréhension
des formes moins immédiates, mais plus fréquentes, de traitements discriminatoires
mais encore rend difficile de comprendre comment, et à quelles conditions, celui-ci
peut s’appliquer et qualifier un fait. Il semble facile de s’entendre sur ce qu’est une
discrimination, avant de l’identifier dans l’ordinaire des relations sociales et des in-
nombrables épreuves que chacun d’entre nous traverse. Dans cette perspective, une
fois cette objectivation des situations discriminatoires réalisée, il suffirait de décons-
truire les mécanismes et les rationalités à l’œuvre pour sanctionner des actes, réparer
des préjudices et engager des politiques de rétablissement de l’égalité. Or rien n’est
moins accessible à l’attention que les discriminations.
L’analyse des discriminations « ethniques » et « raciales » est paradoxalement
rendue plus compliquée par la prohibition du « racisme ». Avec l’invalidation scien-
tifique de l’existence de « races », l’idée qu’une « hiérarchie raciale » puisse légiti-
mement constituer un principe d’organisation des sociétés démocratiques a été tota-
lement récusée, de telle sorte que le soubassement idéologique de l’expression ra-
ciste n’est plus ouvertement mobilisable. Non seulement aucun texte officiel ne peut
contenir de mesure explicitement discriminatoire sur la base de l’origine ethnique ou
la « race », mais rares sont les actes discriminatoires sur base raciste ouvertement
revendiqués. Dans la très grande majorité des cas, une discrimination ne se perçoit
pas directement. Il faut extraire le fait discriminatoire de l’apparente banalité des
résultats des épreuves de sélection et de distinction et lui restituer une intelligibilité
au moyen d’une enquête adossée à un raisonnement comparatif nécessitant un appa-
reillage spécifique. La logique proprement raciste qui préside aux sélections et em-
porte les décisions est difficile à établir quand elle existe. Et les inégalités de traite-
ment ou les effets défavorables emportées par les conventions et procédures qui
gouvernent les épreuves sont le plus souvent inaccessibles aux acteurs intervenant
dans le système. Cette distinction entre la discrimination comme acte, ou la discri-
mination comme processus et effets, trouve une traduction aussi bien en sciences
sociales, avec la notion de discrimination systémique, qu’en droit avec les notions de
« discrimination directe » et de « discrimination indirecte ».
L’interdiction de la discrimination « directe » visait à donner les moyens de
sanctionner le fait de distinguer expressément les individus en s’appuyant sur des
motifs prohibés et, sur cette base, d’infliger à certains d’entre eux un traitement dé-
favorable. Dans cette acception de la discrimination, la différentiation constituait en
elle-même et d’emblée l’indice d’un traitement discriminatoire, quel que soit l’usage
qui est ensuite fait de l’information sur l’origine des individus. Le caractère indiscu-
table de la discrimination est lié au fait qu’elle est énoncée, voire revendiquée, par
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