Université LAVAL Faculté des Sciences de l’Administration Essai de Maîtrise en Administration des Affaires (MBA) Les Défis de la Gestion des Connaissances en Contexte Interculturel Sous la supervision de Monsieur Gérard VERNA Par Romain Tursi (03 262 201) Québec, le 31 juillet 2006 Résumé Dans l’élan de la mondialisation, les organisations sont plus fréquemment conduites à opérer dans des contextes multiculturels. Cela conduit nécessairement à mettre en relation des individus qui ont des valeurs distinctes et qui s’expriment différemment tant à travers leurs langues que par leurs comportements. Parallèlement, les pratiques de gestion des connaissances sont en constante diffusion dans les organisations, une présence croissante qui s’inscrit dans une évolution vers l’économie de la connaissance. La gestion des connaissances pose un certain nombre de défis qui se trouvent renforcés par le contexte interculturel qui lui-même vient ajouter ses propres défis. C’est du jumelage de ces défis que naît la complexité du tout ainsi formé : la gestion des connaissances en milieu interculturel. Deux principaux types d’obstacles liés aux contextes interculturels et influençant la gestion des connaissances ont été identifiés : les barrières linguistiques, et les différences de comportement et de conception des relations humaines. Chez Ernst & Young, nous avons vu que la standardisation des procédés, des qualifications et savoirs et des normes, ainsi qu’une approche de codification des connaissances semblent être deux des pratiques qui permettent à cette firme de faire face aux défis de l’interculturalité en gestion des connaissances. Il semble que l’on puisse dire qu’elles permettent de limiter les effets des barrières interculturelles en créant un contexte commun à tous les collaborateurs. Ainsi, loin d’annihiler les obstacles de l’interculturalité, le but d’Ernst & Young semble être de les contourner afin de tirer certains profits de sa diversité culturelle et de la taille de son réseau sans pour autant pâtir des barrières qu’elles occasionnent en termes de dialogue interculturel. Mots-clés : Gestion des connaissances, interculturalité 1 Préface Pourquoi aborderons-nous la question de la gestion des connaissances en contexte interculturel ? Ce choix résulte d’une succession d’expériences personnelles qui m’ont conduit à m’intéresser tour à tour à la gestion des connaissances, puis aux questions du partage des connaissances en contexte interculturel. Mon intérêt pour la gestion des connaissances est né en 2002 lorsque je dirigeais Junior Conseil Provence, entreprise étudiante de conseil en gestion de la Maîtrise en Sciences de Gestion de l’Université de la Méditerranée (France). Une des particularités de Junior Conseil Provence en tant qu’organisation est de connaître une rotation permanente de ses participants et de sa direction. En effet, au rythme des sorties de promotions de la Maîtrise, elle voit ses membres se renouveler perpétuellement. Ainsi, à chaque vague de départs, ce sont de nombreuses connaissances qui s’en vont. C’est sur la base de ce constat, et dans l’amertume de n’avoir pas pu lors de ma prise de fonction m’appuyer sur les deux précédentes années d’expérience de l’association que, je me suis intéressé à la gestion des connaissances. Ce sont ensuite mes expériences personnelles en tant qu’étudiant étranger au Canada, et plus particulièrement à l’Université Laval (Québec) et à McMaster University (Ontario) qui ont éveillé ma curiosité sur la dimension interculturelle de la gestion des connaissances. Outre la très ostensible barrière de la langue lors des cours dispensés en anglais, une barrière bien plus perturbante et pourtant bien moins visible s’est présentée à moi : l’absence de référents pour saisir l’intégralité des connaissances enseignées. En effet, fréquemment le recours aux exemples utilisés par les professeurs pour illustrer leurs propos ne m’était d’aucun secours. Et pour cause, il s’agissait fréquemment d’exemples issus d’organisations, ou encore de produits qui m’étaient plus ou moins inconnus, car propres à l’environnement canadien, voire nord américain. Ainsi, dans le cadre du programme de MBA Gestion Internationale mon intérêt pour la gestion des connaissances en contexte interculturel en a fait un sujet d’étude tout désigné pour cet essai. 2 Remerciements En préambule à cet essai je tiens à exprimer ma profonde gratitude envers mon Directeur d’essai, Monsieur le Professeur Gérard Verna pour son encadrement et ses précieux conseils. Je remercie aussi Monsieur le Professeur Nabil Amara pour l’aide et les recommandations méthodologiques qu’il m’a apportés. Je souhaite saluer la qualité des commentaires de Mademoiselle Julie Ghez tant sur le fond que sur la forme de cet essai. Enfin, j’adresse également mes remerciements à Mademoiselle Anne-Aurélie Sappin pour la minutie de son travail de correction. 3 Table des matières 1. Introduction...................................................................................................................6 2. Les défis inhérents à la gestion des connaissances........................................................9 2.1. Terminologie et définitions ....................................................................................10 2.1.1. Terminologie..................................................................................................11 2.1.2. Définitions .....................................................................................................13 2.2. Les caractéristiques des connaissances organisationnelles ....................................19 2.2.1. Les formes des connaissances organisationnelles ...........................................20 2.2.2. Le processus de création des connaissances organisationnelles.......................22 2.3. La gestion des connaissances.................................................................................26 2.3.1. Raisons d’être de la gestion des connaissances ...............................................27 2.3.2. Le climat collaboratif, condition nécessaire au partage des connaissances ......32 2.3.3. L’arbitrage création / conservation .................................................................35 3. Des défis renforcés par les difficultés intrinsèques à l’interculturel..........................39 3.1. Les a priori de l’interculturalité.............................................................................40 3.1.1. Le choc des cultures.......................................................................................40 3.1.2. La barrière des langues...................................................................................46 3.2. Les dimensions cachées de l’interculturalité ..........................................................57 3.2.1. Les cinq dimensions d’Hofstede.....................................................................57 3.2.2. La communication non-verbale selon Hall et Hall ..........................................63 4. Étude de cas : Ernst & Young.....................................................................................69 4.1. Méthodologie.........................................................................................................69 4.1.1. Observer quoi ?..............................................................................................69 4.1.2. Observer qui : pourquoi Ernst & Young ? ......................................................70 4.1.3. Observer comment : le choix de l’étude de cas ...............................................72 4.2. Analyse et interprétations ......................................................................................74 4.2.1. Introduction à Ernst & Young ........................................................................74 4.2.2. Gestion des connaissances et interculturalité chez Ernst & Young..................84 5. Conclusions ..................................................................................................................89 5.1. 5.2. 5.3. Synthèse.................................................................................................................89 Limites de l’étude...................................................................................................91 Ouvertures.............................................................................................................92 6. Bibliographie ...............................................................................................................93 7. Médiagraphie...............................................................................................................99 8. Annexes ......................................................................................................................101 4 Table des Figures Figure 1 : La spirale de création des connaissances selon Nonaka et Takeuchi (1997) ...........24 Figure 2 : Le processus de gestion des connaissances selon Demarest (1997) ........................27 Figure 3 : Évolution de la stratégie d’entreprise selon Saïas et Métais (2001) ........................29 Figure 4 : L’économie de la connaissance (Foray 2000) ........................................................30 Figure 5 : Questionnaire du « Collaborative climate index » Sveiby et Simons (2002)...........34 Figure 6 : L’arbitrage entre conservation et création de connaissances...................................36 Figure 7 : Carte mondiale des civilisations selon Huntington (1993)......................................42 Figure 8 : La langue, élément du langage. D’après Saussure (1995).......................................51 Figure 9 : Le signe linguistique dyiadique selon Saussure (1995) ..........................................52 Figure 10 : Le signe triadique selon Ogden et Richards (1936) ..............................................53 Figure 11 : Facteurs affectant la mise en phase de deux cultures d'après Hall et Hall (1990) ..64 Figure 12 : Les rôles du Center for Business Knowledge.......................................................78 Figure 13 : L’intranet KnowledgeWeb d’Ernst & Young.......................................................79 Figure 14 : Exemple d’interface d’un PowerPack ..................................................................80 Figure 15 : Exemple du contenu d’un PowerPack..................................................................81 Figure 16 : Exemple d’interface d’un Site Collectif dédié au commerce électronique ............82 Table des Tableaux Tableau 1 : Les expressions pour désigner la gestion des connaissances ................................12 Tableau 2 : Le stock de capital réel aux États-unis (milliards de $, 1987) ..............................31 Tableau 3 : Recensement des langues parlées dans le monde.................................................47 Tableau 4 : Les 20 principales langues parlées dans le monde ...............................................48 Table des Graphiques Graphique 1 : Nombre d'articles reliés à la gestion des connaissances parus dans des revues avec comité de lecture de 1990 à 2005.............................................................................9 5 1. Introduction Dans l’élan de la mondialisation, les organisations sont plus fréquemment conduites à opérer dans des contextes multiculturels. Ce qui se traduit par des interactions avec des partenaires de cultures différentes, en étant directement présentes sur des terrains culturellement dissemblables à travers l’implantation et le développement d’activités, de filiales, de co-entreprises ou encore par le biais de fusions ou d’acquisitions. Cela conduit nécessairement à mettre en relation des individus qui ont des valeurs distinctes et qui s’expriment différemment tant à travers leurs langues que par leurs comportements. Parallèlement, l’économie poursuit sa transformation pour devenir une économie de la connaissance où les avantages compétitifs sont plus majoritairement les fruits du capital intellectuel selon Foray (2000). Cette évolution implique de porter une plus grande attention à la création et au partage des connaissances. Un partage et un échange qui peuvent ou doivent de plus en plus intervenir entre des individus de cultures différentes lorsque l’organisation mobilise des ressources humaines culturellement hétérogènes. Ce qui est, par exemple, le cas d’une firme de conseil comme Ernst & Young (INT ; Ernst & Young France, 2006a) qui annonce sa volonté de mobiliser son réseau de collaborateurs à l’échelle mondiale : Le partage des connaissances et des sources d'information du réseau Ernst & Young fournit à chacun de nos professionnels un réel avantage dans la conduite de ses missions. Quel que soit le secteur d'activité de nos clients, le lieu où ils l'exercent, nous pouvons leur apporter le savoir et l'expérience des 100 000 collaborateurs Ernst & Young dans le monde. […] Le Knowledge Management d'Ernst & Young, c'est la force d'un réseau de 100 000 collaborateurs au service de votre entreprise Les processus de gestion des connaissances impliquant la construction de connaissances, leur capture, leur dissémination et leur utilisation (Demarest, 1997), de facto la gestion des connaissances est concernée en tant que cadre disciplinaire par ce paradoxe du deuxième monde (au sens de Karl Popper, le deuxième monde est celui de la réalité sociale à partir duquel le chercheur extrait la problématique du troisième monde, soit celui du savoir scientifique). Une réalité sociale où se croisent tendance à la mondialisation et orientation vers une économie de la connaissance. 6 La question se pose donc de savoir, dans le cadre de la gestion des connaissances, quels sont les défis inhérents à ce contexte multiculturel qui permet l’interaction d’individus de cultures distinctes. En toute hypothèse, les différences culturelles entre individus travaillant ensemble influencent leurs interactions. On peut envisager que les différences de langues peuvent en limiter la qualité, voire en réduire la quantité par un effet dissuasif. De même on peut penser que les différences d’attitudes ne seront pas sans effet sur ces interactions du fait des incompréhensions qu’elles peuvent faire naître. Or, si l’on postule que la qualité et la quantité de ces interactions influencent la performance des organisations, il est donc possible de dire que la prise en compte de ces différences culturelles influencera les relations entre individus et in fine, la performance de leur travail commun. Selon la loi de Metcalfe, « la valeur d’un réseau est égale au carré du nombre de ses utilisateurs ». Or, comme le notent Hall et Hall (1990) les différences culturelles peuvent constituer des difficultés de mise en phase des individus et leur compréhension mutuelle. Ce qui peut nuire au nombre de connexions effectives au sein de l’organisation. On peut donc considérer que les différences culturelles, en ce qu’elles peuvent représenter des obstacles aux interactions nécessaires en gestion des connaissances, peuvent nuire à la performance de l’organisation. On peut identifier, notamment dans les travaux de Hofstede et Hall et Hall, un certain nombre de manifestations des différences culturelles. Celles-ci devront être encadrées afin de ne pas nuire à l’interaction des individus et par ricochet à la performance. Parmi ces nombreuses manifestations, certaines présentent une réelle pertinence dans le cadre de la gestion des connaissances, soit : ⊇ Les différences de langues ⊇ Les différences de comportements issues du degré de référence au contexte, de la perception du temps, du degré d’individualisme, du niveau de distance hiérarchique, du degré d’aversion au risque, du degré de masculinité, ou du degré d’orientation à long terme Ces variables seront étudiées à travers des sources secondaires dans le cadre d’une réflexion générale sur la problématique de l’interculturalité en gestion des connaissances. Puis nous appuierons notre recherche à l’aide d’une étude de cas en complétant notre approche à la lumière de l’expérience de la firme Ernst & Young. Nous verrons comment ces variables peuvent affecter les interactions entre individus de cultures distinctes et avoir un impact sur la gestion des connaissances d’une organisation œuvrant en contexte interculturel. La gestion des connaissances doit aujourd’hui relever le défi de la réalité multiculturelle. Face à cet enjeu, la discipline souffre pourtant d’un flou quant à la délimitation de son objet. Quand elle n’est pas assimilée à la gestion de l’information comme le constate Wilson (2002), son objet même, les connaissances, n’est parfois tout simplement pas 7 défini (Fahey et Prusak, 1999). Nous tenterons donc dans un premier temps de préciser le champ disciplinaire de la gestion des connaissances (§ 2. Les défis inhérents à la gestion des connaissances). Cette définition mettra en évidence les défis inhérents à l’exercice même de la gestion des connaissances. Ces défis de fond se jumèleront de fait aux difficultés intrinsèques du contexte interculturel quand la gestion des connaissances s’effectue lors de la rencontre des cultures. C’est pourquoi, dans un second temps il conviendra d’identifier un second groupe de défis, ceux-ci étant liés à l’interculturel (§ 3. Des défis renforcés par les difficultés intrinsèques à l’interculturel). Certains d’entre eux resteront spécifiques à l’interculturalité, d’autres feront écho à ceux de la gestion des connaissances, et leur ensemble formera la difficulté de la rencontre des cultures. De cette conjugaison entre les difficultés de gérer des connaissances, et de vivre l’interculturalité naît un défi d’avenir : la gestion des connaissances en milieu interculturel. Enfin, nous complèterons cette analyse en nous intéressant au cas de la firme Ernst & Young (§ 4. Étude de cas : Ernst & Young) qui, de par son secteur d’activité et sa présence mondiale, est directement concernée par la question du partage des connaissances à l’échelle globale. Nous verrons comment cette dernière appréhende ce défi de la gestion des connaissances en contexte interculturel. 8 2. Les défis inhérents à la gestion des connaissances Si la problématique retenue pour cet essai est la perspective relative à l’interculturalité, l’objet n’en demeure pas moins les connaissances et la gestion des connaissances. Selon une enquête d’Earl (2002), publiée par Statistiques Canada et couvrant cinq soussecteurs de l’économie canadienne (foresterie et exploitation forestière; fabrication de produits chimiques; fabrication de matériel de transport; grossistes-distributeurs de machines, de matériel et de fournitures; et services de conseils en gestion et de conseils scientifiques et techniques), neuf entreprises sur dix utilisaient au moins une des vingttrois pratiques de gestion des connaissances étudiées (selon la définition suivante de la gestion des connaissances : « La gestion des connaissances a trait à toute activité systématique de l'organisation liée à la saisie et au partage des connaissances »). Par ailleurs une recherche a été effectuée sur la base de données Proquest (INT; Proquest, 2006). La recherche a été faite sur l’expression exacte « knowledge management » dans la section « notice et résumé », en restreignant la recherche aux articles publiés dans des revues avec comité de lecture le 08 mars 2006. Elle indique qu’un nombre croissant d’articles reliés à la gestion des connaissances parait chaque année depuis le début de la dernière décennie comme en atteste les résultats suivant (Graphique 1 : Nombre d'articles reliés à la gestion des connaissances parus dans des revues avec comité de lecture de 1990 à 2005) : Graphique 1 : Nombre d'articles reliés à la gestion des connaissances parus dans des revues avec comité de lecture de 1990 à 2005 700 600 500 400 300 200 100 2005 2004 2003 2002 2001 2000 1999 1998 1997 1996 1995 1994 1993 1992 1991 1990 0 Articles repertoriés sur Proquest 100 La gestion des connaissances est donc un thème à la présence croissante dans la littérature 80 managériale et dont on observe que les pratiques sont en constante diffusion dans les 60 Est 40 Ouest 20 Nord 0 1er 2e 3e 4e trim . trim . trim . trim . 9 organisations. Cette présence croissante des pratiques de gestion des connaissances dans les organisations n’est pas sans raison. Elle s’inscrit dans une évolution économique où, comme le note Foray (2000), les ressources les plus importantes ne sont plus la terre, le capital ou le travail. En effet, ce dernier conclut que ce qui différencie désormais les entreprises et leur procure des avantages concurrentiels durables est la maîtrise d’un nouvel actif stratégique : les connaissances. Cependant, Fahey et Prusak (1999) soulignent les problèmes liés à la définition des connaissances en mangement, considérant même qu’une mauvaise définition de ces dernières est une des causes les plus fréquentes d’échec dans la mise en œuvre de la gestion des connaissances. C’est pourquoi nous veillerons à établir les termes et définitions que nous retiendrons pour cet essai dans la section Terminologie et définitions (§ 2.1). Une fois ces définitions posées, l’intérêt sera porté sur les caractéristiques des connaissances organisationnelles (§ 2.2) en abordant leurs différentes formes et leur processus de création. Enfin, nous nous intéresserons à la gestion des connaissances (§ 2.3) à travers sa raison d’être dans le nouveau contexte économique, les conditions de culture organisationnelle favorables à la mise en œuvre d’un programme de gestion des connaissances, ainsi qu’à travers l’arbitrage qui doit être effectué entre création et conservation des connaissances. 2.1. Terminologie et définitions Selon Fahey et Prusak (1999), la mauvaise définition, voire l’absence totale de définition de la notion de connaissances est une des principales causes d’échec des démarches de gestion des connaissances. Ainsi, et comme le souligne Wilson (2002) dans sa critique de la gestion des connaissances, il règne une certaine confusion sur les notions de base que sont les données, l’information et les connaissances. En témoigne le cas d’une entreprise de taille comme Hewlett-Packard à propos de laquelle Davenport (1996 : 5) relaie les interrogations de Chuck Sieloff (Manager of Information Systems Services and Technology chez Hewlett-Packard) concernant la différence entre gérer des connaissances et gérer de l’information : Schneider and Sieloff also wonder just how different managing "knowledge" is from managing information. Many of the HP initiatives are arguably a mixture of knowledge and information, and drawing the line between the two is difficult. Sieloff feels that the same fact could be either data, information, or knowledge for different people. 10 Et le flou est probablement encore plus important chez les francophones. En effet, là où les anglophones parlent de « knowledge management », les francophones ont à disposition un panel d’expressions bien plus large. Des expressions composées de termes portant chacun leurs propres nuances. Nous reviendrons plus tard sur ces problèmes de traductions à l’aide de l’éclairage de la linguistique, car déjà les obstacles à une gestion des connaissances, lorsque le contexte est multiculturel et multilingue, commencent à émerger. Ainsi, avant de clarifier la question des définitions (§ 2.1.2), nous essaierons d’exposer les différents termes français retenus pour désigner la gestion des connaissances (§ 2.1.1). 2.1.1. Terminologie Différentes expressions sont utilisées en français pour désigner ce que les anglophones nomment « knowledge management ». En effet, d’un auteur francophone à l’autre, voire chez un même auteur, on retrouve l’usage de différentes expressions. Nous commencerons donc par un bref examen qualitatif avec le recensement de la terminologie (§ 2.1.1.1) et poursuivrons avec un volet quantitatif (§ 2.1.1.2). 2.1.1.1. Recensement de la terminologie Si l’on se réfère aux dictionnaires de traduction les plus classiques, on n’obtient pas moins de huit expressions françaises qui peuvent être considérées comme équivalentes à « knowledge management ». En effet : ⊇ Knowledge : Connaissance, Connaissances, Savoir, Savoirs ⊇ Management : Gestion, Management Ainsi on obtient en français les combinaisons suivantes : ⊇ Gestion des connaissances ⊇ Management des connaissances ⊇ Gestion de la connaissance ⊇ Management de la connaissance ⊇ Gestion des savoirs ⊇ Management des savoirs ⊇ Gestion du savoir ⊇ Management du savoir Toutefois, ces huit expressions ne suffisent pas à rassembler l’ensemble des termes employés par les francophones pour désigner ce que nous nommons depuis le début de cet essai « gestion des connaissances ». En effet, il est possible de constater empiriquement 11 que de nombreux francophones ont recours à l’expression anglophone « knowledge management ». Nous allons essayer de passer sommairement en revue ces expressions en les associant à un panel d’auteurs ou d’organisations francophones qui les utilisent (Tableau 1 : Les expressions pour désigner la gestion des connaissances). Cette recherche est basée sur les papiers, les articles, les thèses et les ouvrages lus dans le cadre de cet essai et a été complétée par une recherche sur la banque de données Proquest : Tableau 1 : Les expressions pour désigner la gestion des connaissances Expressions Auteurs Gestion des connaissances Paraponaris (2002) ; Bayad & Simen (2003) ; AbecassisMoedas, Ben Mahmoud-Jouini, & Paris (2004) Gestion de la connaissance Baumard (2002) ; Boiral & Dostaler (2000) Gestion des savoirs Mansour & Gaha (2004) Gestion du savoir Camus & Cova (2002) ; Maltais & Mazouz (2004) ; CEFRIO (Colloque « La gestion du savoir » les 18 et 19 novembre 2003) ; Santé Canada (INT; 1998) Management des connaissances Prax (1997) ; Paraponaris (2002) ; Bayad & Simen (2003) ; Boiral & Dostaler (2000) Management de la connaissance Farastier & Ballaz (2004) ; Abecassis-Moedas, Ben Mahmoud-Jouini, & Paris (2004) Management des savoirs Tarondeau (2002) ; Boiral & Kabongo (2004) ; Mbengue (2004) ; Mansour & Gaha (2004) Management du savoir Camus & Cova (2002) Knowledge Management Prax (2000) ; Bayad & Simen (2003) ; Mbengue (2004) ; Abecassis-Moedas, Ben Mahmoud-Jouini, & Paris (2004) ; Boiral & Kabongo (2004) Notons que nombre d’auteurs emploient souvent indifféremment ces expressions. Ainsi, Paraponaris (2002) emploie indistinctement « Gestion des Connaissances » et « Management des Connaissances ». Prax emploie les expressions « Management des Connaissances » (1997) et « Knowledge Management » (2000) tout en parlant de « manager la connaissance » (1997) sans que se dégage de réelle nuance. Baumard (2002) parle de « Gestion de la Connaissance ». Enfin, Bayad et Simen (2003) emploient sans distinction « Gestion des Connaissances », « Management des Connaissances » et « Knowledge Management ». Il ressort donc de cet aperçu non exhaustif de la littérature que les expressions semblent fréquemment être considérées comme interchangeables. Pourtant, et nous le verrons 12 ultérieurement, les nuances entre les différents termes devraient permettre une utilisation plus à propos et qui serait valorisée par la richesse qu’offrent ces nuances. 2.1.1.2. Fréquence d’occurrence des expressions Après un premier examen qualitatif des expressions désignant la gestion des connaissances, nous abordons un aperçu plus quantitatif. L’objectif est d’évaluer quelles sont les expressions les plus fréquemment utilisées. Pour avoir un aperçu rapide, nous nous sommes basés sur le nombre d’occurrences de chacune des neuf expressions exactes préalablement exposées sur le populaire moteur de recherche Google (INT; Google, 2005) en restreignant aux pages francophones (recherche d’occurrences effectuée le 28 novembre 2005). Cette recherche nous a permis de constater que près de 90 % des occurrences vont aux trois expressions suivantes : « gestion des connaissances » (32%), « knowledge management » (31%) et « gestion du savoir » (24%). Pourtant des auteurs francophones reconnus dans leur domaine n’utilisent pas ces termes. Par exemple, Jean-Claude Tarondeau (2002) emploie l’expression « management des savoirs » pour titrer son ouvrage, tandis que Philippe Baumard (2002) parle de « gestion de la connaissance ». Ainsi, cette rapide analyse de la terminologie montre que pour désigner ce que les anglophones nomment relativement unanimement « knowledge management », il n’y a pas une expression standard qui émerge chez les francophones. Cette absence de standard sur le nom même de la discipline laisse envisager une certaine disparité dans la conception de cette activité. 2.1.2. Définitions Après avoir identifié les termes utilisés pour nommer la gestion des connaissances, nous pouvons envisager de définir ce que nous entendons par la « gestion des connaissances ». Mais auparavant, nous caractériserons les notions de données (§ 2.1.2.1.1), informations (§ 2.1.2.1.2) et connaissances (§ 2.1.2.1.3) afin de clarifier l’objet de la gestion des connaissances (§ 2.1.2.2). 2.1.2.1. Définitions des termes de base Wilson (2002) note que la confusion principale en matière de gestion des connaissances réside dans une utilisation synonymique des termes « knowledge » et « information ». Soit, connaissance(s) (ou savoir(s)) et informations en français. Il sera donc important de montrer en quoi les connaissances sont différentes de l’information en détaillant la prise de valeur progressive depuis les simples données jusqu’aux connaissances. En effet, une connaissance n'est ni une donnée, ni une information. Nous verrons différentes définitions de ces dernières et identifierons ce qui les différencie les unes des autres afin de déterminer celle que nous retiendrons dans le cadre de cette étude. 13 2.1.2.1.1. Donnée ⊇ Le Dictionnaire Larousse de la Langue Française définit une donnée comme un : Élément fondamental servant de base à un raisonnement, une discussion, un bilan, une recherche. ⊇ Le Dictionnaire Terminologique de l’Office Québécois de la langue française, quant à lui, précise tout en ajoutant à la confusion avec le terme information : Élément (fait, chiffre, etc.) qui est une information de base sur laquelle peuvent s'appuyer des décisions, des raisonnements, des recherches et qui est traité par l'humain avec ou sans l'aide de l'informatique. ⊇ Selon Santé Canada (INT ; 1998) les données sont des : Faits, observations ou mesures qui ont été consignés mais qui n’ont pas été intégrés à un contexte significatif. Une unique note de musique est une donnée. ⊇ Enfin, Prax (2000) nous propose la définition suivante en affirmant : Une donnée est un fait discret et objectif qui ne fait appel à aucune intention ce qui lui confère son objectivité. Objectivité toutefois relative, eu égard au biais de subjectivité qu’intègre l’instrument de perception de la donnée. Des données sont donc des éléments primaires, bruts, et relativement objectifs. Ce sont les « briques » avec lesquelles nous bâtissons nos raisonnements. 2.1.2.1.2. Information ⊇ Le Dictionnaire Larousse de la Langue Française nous donne la définition suivante d’une information : Renseignement obtenu de quelqu’un ou sur quelqu’un ou quelque chose, en particulier une nouvelle communiquée au public par la presse, la radio, etc. ⊇ Le Dictionnaire Terminologique de l’Office Québécois de la langue française nous permet d’entrevoir le lien entre information et connaissance : Renseignements consignés sur un support quelconque dans un but de transmission des connaissances. ⊇ Santé Canada (INT ; 1998) poursuit dans sa métaphore avec la musique : 14 Données qui ont été organisées systématiquement de façon à établir un ordre et une signification. Une série de notes organisées de manière à former une mélodie constitue de l’information. ⊇ Enfin, Prax (2000 : 34) rejoint la définition de Santé Canada en établissant qu’une information est une : Collection de données organisées pour donner forme à un message. Ainsi, une information résulte de l’organisation et de la contextualisation d’une ou de plusieurs données. L’organisation résultant d’un choix, l’information est donc de fait subjective. Ce caractère organisé confère donc à l’information une valeur ajoutée supérieure à la donnée. On note aussi le lien qui s’opère entre information et connaissances puisque cette première représente un vecteur qui permet de transmettre des connaissances. 2.1.2.1.3. Connaissance(s) ⊇ Le Dictionnaire Larousse de la Langue française fait une distinction entre LA connaissance et LES connaissances : [La connaissance est une] Activité intellectuelle de celui qui vise à avoir la compétence de quelque chose, qui étudie afin d’acquérir la pratique ; cette compétence elle-même. [Les connaissances sont] Ce que l’on sait pour l’avoir appris. ⊇ Le Dictionnaire Terminologique de l’Office Québécois de la langue française établit la définition suivante : Ensemble des notions et des principes qu'une personne acquiert par l'étude, l'observation ou l'expérience et qu'elle peut intégrer à des habiletés. ⊇ La définition offerte par le Dictionnaire de l’Académie Française (INT ; Académie Française, 2005) renforce la distinction, mais aussi le lien, entre information et connaissance : Exercice de la faculté par laquelle on connaît et distingue les objets, ainsi que les actes ou états du sujet. […] Ce que l'on connaît par l'étude, l'expérience ou par tout autre moyen d'information. ⊇ Dominique Foray (2000 : 9) introduit la valeur supérieure des connaissances par rapport aux informations en introduisant la notion de capacité cognitive : La connaissance est d’abord fondamentalement une capacité d’apprentissage et une capacité cognitive, tandis que l’information reste un ensemble de données formatées et structurées, d’une certaine 15 façon inertes ou inactives, ne pouvant par elles-mêmes engendrer de nouvelles informations. ⊇ Enfin, Prax (2000) soutient lui aussi cette supériorité de la connaissance en affirmant : Une capacité humaine acquise avec le temps, qui permet de relier des informations en leur donnant du sens. Ainsi, on retiendra qu’en management la connaissance est une faculté qui peut se nourrir de l’information ou de l’expérience, une faculté capable de donner du sens aux observations et aux informations, et de générer de nouvelles connaissances. Il importe de bien distinguer la connaissance en tant que capacité cognitive et une ou les connaissances. Distinction que l’on voit souvent s’opérer à travers l’usage des termes « savoir » ou « savoirs » pour désigner une ou les connaissances. Les connaissances étant des éléments actionnables dans la prise d’une décision, et dans la réalisation d’une opération. Comme le confirme Mbengue (2004 : 2), « les savoirs sont de l’information et de la connaissance ». Aussi, afin d’éviter les ambiguïtés, dans cet essai nous utiliserons l’expression « la connaissance » uniquement pour parler de la faculté, tandis que les autres expressions (une connaissance, un savoir, des/les connaissances, des/les savoirs) feront références à la définition retenue pour « une » ou « les connaissances ». Les données sont donc des éléments primaires et relativement objectifs qui, une fois contextualisées et organisées, permettent de générer des informations. Des informations qui, après structuration et interprétation, laisseront émerger des connaissances. Il y a donc bien une valorisation progressive, un enrichissement de sens, depuis les données jusqu’aux connaissances. Et données et informations n’ont finalement, en elles-mêmes, qu’un intérêt réduit hors de ce processus de valorisation qui aboutit à la création de connaissances ayant une utilité directe dans l’action et la prise de décision. Toutefois, le processus d’enrichissement précédemment décrit dépend d’une capacité humaine à organiser, structurer, et interpréter par l’individu qui reçoit ou collecte les données ou informations. De la capacité de ce dernier et des connaissances dont il dispose préalablement dépendra la qualification d’un même objet en donnée, information ou connaissances. L’exemple proposé par Santé Canada (INT; 1998 : 10-11) dans le document « Vision et stratégie pour la gestion du savoir et la GI/TI à Santé Canada » a retenu notre attention pour expliciter cela : Si, par exemple, un chirurgien cardiaque consigne la marche à suivre pour une nouvelle technique de greffe, le contenu du document (c.-à-d. l’information) deviendra du savoir s’il est lu par un autre chirurgien cardiaque qui comprend le contexte et l’application de la méthode. Il demeurera de l’information s’il est lu par un non-chirurgien, qui ne comprend que la notion générale de greffe cardiaque; il deviendra « données » s’il est mis sous les yeux d’une personne qui ne comprend pas la langue dans laquelle il est rédigé. 16 L’analyse de cet exemple nous permet de penser que la capacité à tirer des connaissances depuis des informations dépend des connaissances préalables que le récepteur a en commun avec l’émetteur. Ces connaissances communes constituent un contexte partagé. Et plus large sera ce contexte partagé, plus grande sera la capacité à accéder au degré des connaissances. Deux chirurgiens partagent un large savoir sur les pratiques chirurgicales, et cette base commune permet à chacun d’accéder aux connaissances spécifiques (mais reliées à la base commune) de l’autre à travers des informations consignées sur un document. En revanche si le récepteur ne partage que la langue et une certaine culture générale avec l’émetteur, il ne retirera que de l’information qu’il ne saura pas mettre en œuvre. Enfin, celui qui ne partage aucune connaissance avec l’émetteur n’accédera qu’au niveau des données. La notion de contexte partagé entre l’émetteur et le récepteur prend donc toute sa dimension et son importance quand on sait à quel point la culture définit un contexte de compréhension commun à des individus qui la partagent. En effet, notre culture nous fournit tout un ensemble de référents que nous utilisons, même inconsciemment, pour analyser, interpréter et comprendre. On entrevoit donc que le défi d’établir un contexte commun sera probablement rendu plus complexe du fait des différences culturelles. 2.1.2.2. Définition de la gestion des connaissances Ayant posé les définitions que nous retenons pour les termes de base, nous pouvons désormais aborder la définition de la gestion des connaissances. Pour cela, nous allons dans un premier temps présenter des définitions retenues par des auteurs ou des organisations francophones. Dans un second temps, nous présenterons la définition que nous retiendrons. ⊇ Selon Mbengue (2004 : 15) : Le management des savoirs est un processus à travers lequel les organisations tentent de faire fructifier leurs ressources immatérielles. La plupart du temps cela nécessite de partager des savoirs entres employés, services, filiales et même différentes organisations (concurrents, fournisseurs, clients, institutions,…) dans le but d’établir les meilleures pratiques. D’où les deux activités clés de la gestion des connaissances (Mbengue, 2004 : 15) : La codification (des savoirs explicites) et l’interaction (pour l’acquisition des savoirs tacites à travers le transfert d’expérience et la pratique) ⊇ Au sens de Prax (2000 : 17), la gestion des connaissances est un : 17 Processus de création, d’enrichissement, de capitalisation et de diffusion de savoirs qui implique tous les acteurs de l’organisation, en tant que consommateurs et producteurs ⊇ Pour Statistiques Canada (2001 : 29) : La gestion des connaissances a trait à toute activité systématique de l’organisation liée à la saisie et au partage des connaissances ⊇ Enfin, Santé Canada (INT ; 1998 : 11) définit son management des savoirs comme une : Stratégie ministérielle qui vise à veiller à l’identification, à la saisie, à la création, au partage, à l’analyse, à l’utilisation et à la diffusion du savoir en matière de santé, de façon à maintenir et à améliorer la santé des Canadiens et des Canadiennes. Les idées clés qui découlent de ces définitions sont que la gestion des connaissances est un processus multidisciplinaire qui vise à exploiter au mieux les ressources immatérielles que sont les connaissances en gérant leur acquisition, leur identification, leur diffusion et leur utilisation. Toutefois si nous retenons la définition précédemment énoncée comme postulat dans cet essai, dans l’absolu la gestion des connaissances ne saurait être définie de façon très stricte et tranchée. D’une part, comme le note Jimenez-Candia (2005), les termes « gestion » et « connaissance » sont deux notions abstraites qui ne peuvent donner naissance qu'à un concept lui-même abstrait. D’autre part, De Vos, Lobet-Maris et Rousseau (2005) rappellent qu’elle implique une grande diversité de champs disciplinaires. En effet, la gestion des connaissances engage une grande variété d’actions (tant du point de vue technologique qu’humain) et est généralement définie par l’organisation qui la met en œuvre. Ainsi la gestion des connaissances peut être considérée comme une démarche stratégique pluridisciplinaire qui vise l’accomplissement des objectifs de l’organisation en faisant une utilisation optimale de la ressource connaissances. En définitive, la gestion des connaissances, en tant que champ disciplinaire relativement récent, est caractérisée par une terminologie disparate et une certaine diversité dans la définition d’un même concept. Toutefois des tentatives de standardisation de la matière sont en œuvre. C’est notamment le cas au niveau européen où des propositions d’un cadre de travail commun sont en cours d’élaboration comme celui proposé par Weber, Wunram, Kemp, Pudlatz et Bredehorst. (2002). Selon ces derniers, les principaux avantages que pourrait offrir une standardisation sont une amélioration de la compréhension partagée (grâce à plus de transparence dans les concepts), une accessibilité accrue pour un plus grand nombre d’usagers, une plus grande aisance de communication et enfin cela permettrait de supporter de futures recherches en leur permettant de démarrer à un pallier plus élevé. Cependant les auteurs précisent que cette démarche pourrait aussi avoir des 18 répercussions négatives (perte en créativité et flexibilité ; risque d’être dépassé avant même d’être défini) inhérentes à toute approche de standardisation. Toujours selon Weber et al. (2002), jusqu’à présent les principaux standards de gestion des connaissances ont été développés au sein de la branche orientée technologie de la discipline alors que leur démarche vise à proposer une standardisation dans la branche orientée humain (celle basée sur le constructivisme, les principes cognitifs, et les notions d’interaction). Toutefois, les auteurs s’accordent à reconnaître que la compatibilité entre constructivisme et standardisation reste à évaluer. Par ailleurs, ils précisent que cette standardisation pourrait s’effectuer à différents degrés, par exemple : meilleures pratiques, approche commune, directives, cadre de référence, ou réels standards. En définitive, la finalité de ces démarches serait de parvenir à une standardisation de la terminologie, de l’application et de l’implantation de la gestion des connaissances en Europe en nommant les éléments essentiels de la gestion des connaissances et en définissant leurs relations entre eux pour servir de référence pour les implantations et applications. Ainsi, comme nous l’avons vu dans cette première section, un des premiers défis de la gestion des connaissances est celui de sa définition, à travers notamment son objet. Si l’on peut supposer qu’un contexte interculturel rendra plus complexe l’exercice de la gestion des connaissances, de la même manière qu’il rend plus complexe toute activité de management, alors il importait de bien définir le concept de gestion des connaissances avant d’envisager en quoi et comment elle est complexifiée par l’interculturalité. C’est sur l’assise de ces définitions préliminaires que nous discuterons dans la prochaine section des caractéristiques des connaissances organisationnelles (§ 2.2). 2.2. Les caractéristiques des connaissances organisationnelles Sur la base des définitions des connaissances et de la connaissance proposées précédemment, on pourra en déduire que la connaissance organisationnelle est une capacité à donner un sens organisationnel aux informations reliées, un sens pertinent dans l’atteinte des buts de l’organisation. Robert Reix (1995 : 17), pour sa part, conçoit les connaissances organisationnelles comme un « ensemble de connaissances individuelles, spécifiques ou partagées ». À travers cette définition, il insiste sur le fait que les connaissances sont avant tout un attribut de l’individu ce qui le conduit à préférer l’expression « connaissances dans l’organisation » à l’expression « connaissances de l’organisation ». Nous allons dans un premier temps aborder les formes des connaissances organisationnelles, puis leur processus de création en s’appuyant sur les travaux de Nonaka et Takeuchi (1997). 19 2.2.1. Les formes des connaissances organisationnelles Les connaissances se manifestent sous différentes formes. Par exemple, les philosophes grecs distinguaient quatre formes comme le rapporte Baumard (1996) : ⊇ L'Episteme l’entreprise), (connaissance universelle, partagée, préservée, patrimoine de ⊇ La Techne (capacité à accomplir une tâche), ⊇ La Phronesis (sagesse pratique et sociale, singulière, l’expérience vécue), ⊇ La métis (connaissance conjecturale et oblique). Toutefois, la segmentation dichotomique la plus utilisée en sciences de l’administration, repose sur la distinction entre formes « explicite » et « tacite » (Polanyi, 1966 in Prax (2000) ; Nonaka et Takeuchi, 1997 ; Reix, 1995). Les connaissances explicites sont des connaissances formalisées (par exemple un manuel) tandis que les connaissances tacites sont intangibles (par exemple un savoir-faire). Cependant quel que soit le paradigme retenu (sociologique, psychologique, managérial,…), le découpage dichotomique sur la nature des connaissances repose invariablement sur la même logique. Nous aborderons donc cette première segmentation que Nonaka et Takeuchi (1997) qualifient de dimension épistémologique pour en évaluer les défis concernant la gestion des connaissances, et comment ceux-ci pourraient s’avérer plus complexes en contexte interculturel, tant pour les connaissances explicites (§ 2.2.1.1) que tacites (§ 2.1.2.2). 2.2.1.1. Les connaissances explicites S’appuyant sur les travaux de Polanyi, Nonaka et Takeuchi (1997) affirment que les connaissances explicites sont des connaissances formalisées, codifiées. Par ce biais, elles peuvent être conservées ou communiquées sans altération de sens entre un émetteur et un récepteur disposant d’un langage systématique commun comme les mots, les nombres,… Il s’agit d’un type de connaissances que Prax (2000 : 55) décrit comme étant « à propos des évènements passés ou d’objets situés quelque part et à un certain moment, et sous-tend la formulation d’une théorie générique, libre de tout contexte ». Les connaissances explicites sont de natures conceptuelles et abstraites, ce qui leur permet ainsi d’avoir un large champ d’exploitation, avec toutefois une nécessaire adaptation au contexte. 2.2.1.2. Les connaissances tacites Toujours selon Nonaka et Takeuchi (1997), les connaissances tacites ne sont pas formalisées et sont difficilement transmissibles. Ce sont les compétences, les expériences, l'intuition, les secrets de métier, les tours de main qu'un individu a acquis et échangés lors 20 de relations à l'intérieur et à l'extérieur de son organisation. Les connaissances tacites sont cognitives et techniques, personnelles, dépendantes du contexte, difficiles à formaliser (voire non formalisables) et à transmettre, plutôt subjectives. Elles correspondent à des modes de travail qui expriment des perspectives, des croyances, des définitions du monde. Ce sont les images de la réalité d'une personne inscrites dans la vie et l'expérience de chacun. Elles concernent les éléments techniques et pratiques: le savoir-faire, les habitudes professionnelles, l'habileté, l'expertise sont mobilisés simultanément pour la réalisation d'une tâche ou d’une routine. Au sein des connaissances tacites, telles qu’elles sont envisagées par Nonaka et Takeuchi (1997), on peut encore distinguer deux sous-catégories comme le font Kakabadse, Kouzmin et Kakabadse (2001) : les connaissances tacites non formalisées mais formalisables et les connaissances tacites non formalisables. Toutefois, Wilson (2002) conteste cette interprétation et affirme que les connaissances tacites dont parle Polanyi sont par essence non formalisables, et qu’il convient de clairement distinguer une troisième catégorie de connaissances dites implicites qui sont des connaissances codifiables mais non encore codifiées. En effet, les connaissances tacites (au sens retenu par Wilson (2002)) ne sont pas formalisables, soit qu’elles relèvent d’expériences sensorielles non accessibles au vocabulaire, comme faire du vélo et savoir nager, ou qu’elles relèvent d’une connaissance inconsciente (Vinck, 1997). Cette différence entre connaissances tacites et implicites (Reix, 1995 ; Vinck, 1997) est celle dont parle Polanyi (1967 in Reix (1995)) lorsqu’il affirme que « nous savons plus que ce que nous pouvons exprimer ». La transmission de ce type de connaissances fortement imprégnées de leur contexte ne pourra donc s’opérer que par imitation et imprégnation du contexte et de la culture organisationnelle dans lesquels elles ont un sens. Nonaka et Takeuchi (1997) les considèrent comme centrales dans le processus de conversion et donc de création des connaissances que nous aborderons plus tard (§ 2.2.2). Toutefois, il faut quand même noter que la distinction entre connaissances explicites et tacites ne saurait être caractérisée par une frontière stricte. En effet, Polanyi (1958 in Kakabadse et al. (2001)) reconnaît que cette distinction tacite/explicite ne constitue pas un découpage franc, tant la forme tacite constitue une part indispensable de tout savoir. En effet, « all knowledge is either tacit or rooted in tacit knowledge » (Polanyi, 1966 :7 in Kakabadse et al. (2001)). Vinck (1997 : 60) va dans le même sens en considérant que le savoir scientifique est, paradoxalement, essentiellement tacite, et que les thèses et publications ne sont que la « pointe de l’iceberg ». Ainsi une large part des connaissances des organisations est de nature tacite (Reix, 1995) ou s’appuie sur des connaissances tacites, et est donc difficilement transférable. En effet, comme le note Levitt (1991 in Nonaka et Takeuchi (1997)), « la connaissance la plus précieuse ne peut être ni enseignée, ni transmise » [NDLA : comprendre dans ce cas « la connaissance » au sens de « les connaissances »], ce qui peut s’avérer problématique dans notre approche. 21 Les organisations disposent donc de connaissances tacites et explicites. La gestion de ces dernières appelle, de fait, la prise en compte de la différence entre ces connaissances puisque ces formes distinctes renvoient à des activités et des défis différents. En effet, la gestion des connaissances explicites de l’organisation implique de diffuser ou de rendre accessible les supports de ces savoirs. Ce qui peut se traduire, par exemple, dans le cadre d’une démarche de documentation comme la méthode MEREX, par la mise à disposition des fiches de retour d’expérience. Le défi consiste donc d’une part à rassembler et recenser ces connaissances explicites, et à les rendre accessibles. Or les rendre accessibles n’est pas qu’une question physique, il s’agit aussi de s’assurer que ces connaissances codifiées le seront dans un code commun à ses destinataires potentiels, ou compréhensible pour ces derniers. On entrevoit déjà ici que la tâche sera plus complexe dès lors qu’il y aura hétérogénéité culturelle chez les destinataires potentiels, notamment lorsque ceux-ci ne parlent pas la même langue. Nous reviendrons sur ce point dans la partie 3 de cet essai (§ 3), car on peut d’ores et déjà penser que nous tenons bien là un défi de la gestion des connaissances qui sera rendu plus complexe en contexte interculturel. Quant aux connaissances tacites, nous avons vu que ces dernières semblent être à la base de tout savoir (Polanyi, 1966 Kakabadse et al. (2001)). Si une partie d’entre elles sont codifiables, et répondent aux défis inhérents aux connaissances explicites dans le cadre de leur possible codification et de leur diffusion, une autre partie n’est tout simplement pas codifiable. Et son partage ne saurait s’opérer qu’à travers la mise en relation des individus. Les défis qui naissent de cette nécessaire mise en relation sont de multiple nature, il s’agit par exemple de savoir qui sait quoi, ce à quoi répondent les « répertoires d’experts », ou toute autre pratique de type « pages jaunes » ou « cartographie des connaissances ». Mais au-delà de savoir qui sait quoi, il s’agit ensuite de mettre en relation et en interaction des individus. Là encore, c’est un défi de la gestion des connaissances que l’on peut imaginer complexifié dans un cadre interculturel. Une fois de plus revient la question de la langue, mais plus largement encore la question de la rencontre des cultures. 2.2.2. Le processus de création des connaissances organisationnelles La distinction entre connaissances tacites et explicites a mis en évidence des défis pour la gestion des connaissances dans l’optique du partage et de l’échange de connaissances. Mais nous avions postulé que la gestion des connaissances est un processus multidisciplinaire qui vise à exploiter au mieux les ressources immatérielles que sont les connaissances en gérant leur acquisition, leur identification, leur diffusion et leur utilisation. Donc, gérer les connaissances d’une organisation c’est aussi gérer et stimuler la création de connaissances (acquisition). De plus, la théorie de la création des connaissances développée par Nonaka et Takeuchi (1997) considère que la fonction première de l'entreprise est de créer un avantage 22 concurrentiel basé sur le savoir collectif et que le rôle des managers est d'orienter les activités de création de connaissances. C’est pourquoi nous allons désormais aborder le processus de création des connaissances organisationnelles. Pour cette description, nous nous appuierons essentiellement sur la théorie élaborée par Nonaka et Takeuchi, et dont ils rendent compte dans « La connaissance créatrice, la dynamique de l’entreprise apprenante » (1997). Nous commencerons par présenter les conditions nécessaires à ce processus (§ 2.2.2.1), puis le processus lui-même (§ 2.2.2.2). 2.2.2.1. Les conditions nécessaires au processus Les connaissances naissent, selon Nonaka et Takeuchi (1997), d’une interaction entre deux types de connaissances. D’une part les connaissances explicites, qui sont des connaissances clairement articulées et qui peuvent être conservées sur un support écrit, et les connaissances tacites qui sont non-codifiées voire non-codifiables. Le degré de création est cependant dépendant de certaines conditions. Nonaka et Takeuchi (1997) en identifient cinq nécessaires à la mise en place de ce qu’ils nomment la « spirale de création de connaissances » : « l’intention », « l’autonomie », la « fluctuation » (ou « chaos créatif »), la « redondance », la « variété requise ». « L’intention » prend forme dans la stratégie de l’organisation, c’est un cap donné en matière de connaissances à créer auquel doivent adhérer les membres de l’organisation. C’est cette intention qui permet de juger la valeur des connaissances créées, « c’est une échelle de valeur nécessaire » (Nonaka et Takeuchi, 1997 : 98) ; « L’autonomie », par le biais d’un principe de spécification critique minimum (Morgan, 1986 in Nonaka et Takeuchi (1997)), offre une large latitude pour la création de connaissances et la recherche de réponses nouvelles par un champ d’évocation plus large pouvant faire appel à un plus grand nombre de programmes (March et Simon, 1964) ; La « fluctuation » ou « chaos créatif » est une technique qui permet d’opérer une rupture périodique des routines et des habitudes. Dans le management japonais décrit par Nonaka et Takeuchi (1997), cet état de fluctuation s’obtient par le biais de « l’ambiguïté stratégique » qui conduit à une « ambiguïté interprétative » (1997 : 103) cette dernière étant source d’interprétations différentes par les membres de l’organisation qui, par le dialogue et la communication de leurs interprétations, enrichiront les réponses potentielles. La « redondance » et la « variété requise » ont pour objet de permettre aux membres de l’organisation une meilleure compréhension de cette dernière dans sa globalité. Ces corollaires de l’organisation plate et flexible que prônent Nonaka et Takeuchi (1997) se traduisent par un accès à un ensemble d’informations plus varié que celui jugé nécessaire ou encore par des rotations de personnels. Les cinq conditions que nous venons d’énoncer (intention; autonomie; fluctuation ; redondance; variété requise) vont donc être favorables à la réalisation du cycle de création de connaissances dans l’organisation que nous abordons ci-après (§ 2.2.2.2). 23 2.2.2.2. Le cycle de création : la spirale Le processus de création des connaissances par le biais de conversions successives est un processus cyclique et itératif, que Nonaka et Takeuchi (1997) appellent « la spirale de création des connaissances ». La spirale de création de connaissances organisationnelles est un processus qui amplifie de manière organisationnelle les connaissances des individus qui font partie du réseau de l'organisation. La création de connaissances organisationnelles y est le fruit des cycles de conversions des connaissances, de tacite en explicite et inversement. Ainsi, selon Nonaka et Takeuchi (1997), il y a création de connaissances quand deux types de connaissances se rencontrent. C’est un processus cyclique de création (Figure 1 : La spirale de création des connaissances selon Nonaka et Takeuchi (1997)) qui repose sur les interactions entre connaissances tacites et explicites donnant lieu à quatre modes de conversions des connaissances mis en lumière par Nonaka et Takeuchi (1997) : Figure 1 : La spirale de création des connaissances selon Nonaka et Takeuchi (1997) ⊇ La « socialisation » (tacite vers tacite) est un « processus de partage d’expérience » (1997 : 83). La socialisation représente le processus de transmission de connaissances tacites. Il s'agit donc de transmettre des modèles mentaux ou des compétences techniques. Cette transmission peut très bien se faire sans échanges verbaux. En effet, la transmission d'un tour de main s'effectue généralement par l'observation, l'imitation et surtout la pratique. Comme le soulignent Nonaka et Takeuchi, la clé pour acquérir une connaissance tacite, c'est l'expérience ; ⊇ « L’extériorisation » (tacite vers explicite) est un processus qui permet le passage de connaissances tacites en connaissances explicites, sous la forme de concepts, de modèles ou d’hypothèses. La modélisation d'un concept est très souvent déclenchée par le dialogue et l'échange avec d'autres individus par le biais d’analogies ou de métaphores ; ⊇ La « combinaison » (explicite vers explicite) consiste en l’articulation de différentes connaissances explicites. C’est un processus de création de connaissances 24 explicites à partir de la restructuration d'un ensemble de connaissances explicites acquises par différents canaux de communication ; ⊇ « L’intériorisation » (explicite vers tacite) est une notion liée à « l’apprentissage en faisant », c’est le passage du savoir au savoir-faire. Cette conversion est celle que l’on retrouve dans les processus d'apprentissage avec des supports, des documents, des manuels, etc. Ce processus de conversion repose sur le postulat suivant : « La connaissance humaine est créée et étendue au travers de l’interaction sociale entre connaissances tacites et explicites » (Nonaka et Takeuchi, 1997 : 82) [NDLA : comprendre dans ce cas « la connaissance » au sens de « les connaissances »]. À partir des éléments évoqués précédemment, Nonaka et Takeuchi (1997) proposent un modèle de processus de création de connaissances organisationnelles en cinq phases chronologiques et cycliques. Dans un premier temps intervient le « partage des connaissances tacites » entre les individus d’une équipe afin de créer des connaissances par socialisation, puis intervient la « création des concepts » qui consiste à extérioriser les connaissances tacites partagées en les verbalisant pour finalement les cristalliser en concepts explicites. S’en suit la « justification de ces concepts » qui vise à établir dans quelle mesure ces concepts sont pertinents pour l’organisation. Le cas échéant, cette étape est suivie de la « construction d’un archétype » soit quelque chose de concret et tangible pour l’organisation (par exemple un prototype dans le cas du processus de développement d’un nouveau produit). Enfin intervient « l’extension des connaissances » à un niveau ontologique supérieur (d’une équipe à une unité par exemple), puis, à nouveau, un « partage des connaissances »…. À travers ces phases on retrouve les dimensions épistémologique (du partage des connaissances tacites à la construction de l’archétype) et ontologique (lors de l’extension à un autre niveau organisationnel). Ainsi le processus de création de connaissances de Nonaka et Takeuchi (1997) suppose, d’une part, la présence de conditions adéquates à son déroulement optimal, et d’autre part, des interactions entre les connaissances. Ce qui n’est pas sans nous laisser envisager d’éventuelles difficultés supplémentaires dès lors que l’on y superpose les complexités de l’environnement interculturel. En effet, concernant les conditions contextuelles, Glisby et Holden (2003) et Wilson (2002) contestent la validité du modèle hors des frontières nipponnes en considérant que ces conditions ne sont propres qu’au modèle culturel japonais. Weir et Hutchings (2005) tempèrent toutefois en affirmant que même si la théorie de Nonaka et Takeuchi (1997) est à prendre avec des précautions hors du contexte japonais, elle n’en demeure pas moins pertinente dans son application dans d’autres cultures comme les cultures arabes ou chinoises dans lesquelles les deux auteurs ont testé le modèle. En notant, cependant, que les conditions nécessaires peuvent varier. Par exemple, Weir et Hutchings (2005) mettent en avant que la notion de confiance entre les individus sera une condition supplémentaire de grande importance dans la culture arabe. 25 Par ailleurs, les productions de savoirs au cours des différentes interactions prévues par Nonaka et Takeuchi (1997) laissent entrevoir de possibles complexités supplémentaires liées à l’interculturalité. La socialisation, mettant en relation des connaissances tacites, suppose donc la mise en relation d’individus, on peut ainsi suggérer que cette interaction peut être rendue plus complexe lorsqu’elle concerne des individus de cultures différentes. L’explicitation (du tacite vers l’explicite) quant à elle conduira à produire des savoirs explicites dont l’usage par d’autres peut conduire aux difficultés que nous avions envisagées plus tôt concernant les savoirs explicites et leur diffusion (la question d’un code commun, notamment à travers la langue). Ce problème d’accessibilité se retrouvant aussi de facto dans le chemin inverse de l’explicite vers le tacite (intériorisation). Enfin, la combinaison (explicite vers explicite) est nécessairement aussi affectée par la question des langues puisqu’il s’agit de combiner des connaissances codifiées dans une langue spécifique, un code spécifique. Ce sont ainsi toutes les phases du processus qui se trouvent concernées par les défis de l’interculturalité. Ainsi, tant le partage des connaissances sous les formes explicites et tacites, que la création de connaissances dans le processus d’interactions créatives de Nonaka et Takeuchi (1997) sont des défis pour la gestion des connaissances. Des défis qui semblent être rendus plus complexes dès lors qu’ils doivent être relevés dans un contexte interculturel. 2.3. La gestion des connaissances Nous avions défini précédemment que la gestion des connaissances est un processus multidisciplinaire qui vise à exploiter au mieux les ressources immatérielles de l’organisation (§ 2.1.2.2). Ce processus engage donc différents acteurs de l’entreprise. Sans être exhaustif, on peut considérer qu’il implique depuis la Direction pour donner l’impulsion et le cap, jusqu’au département des Technologies de l’Information pour mettre en œuvre les infrastructures, en passant par le département de ressources humaines pour la gestion du capital humain. De plus, la gestion des connaissances peut s’opérationnaliser à travers un large éventail d’actions qu’Earl (2003) regroupe sous six thèmes : Politiques et stratégies; Leadership; Incitations; Saisie et acquisitions des connaissances; Formation et mentorat; Communications. On retrouvera par exemple des actions aussi diverses que la gestion des compétences, la veille stratégique ou la gestion de contenus. Demarest (1997) définit le processus de gestion des connaissances comme un processus impliquant la construction de connaissances, leur capture, leur dissémination et leur utilisation (Figure 2 : Le processus de gestion des connaissances selon Demarest (1997)). La construction de connaissances consiste en la découverte ou la structuration d’un savoir. La capture des connaissances se réfère au choix d’un support pour véhiculer le savoir construit. La dissémination est le fait de diffuser au sein de l’organisation les connaissances capturées. Enfin l’utilisation réfère à la mise en œuvre des-dites 26 connaissances dans l’organisation. De prime abord cette définition semble ne s’adresser qu’à la gestion des connaissances explicites. On peut néanmoins admettre qu’elle reste pertinente en matière de connaissances tacites si on considère, d’une part, que la capture consiste dans ce cas en l’identification et le fait de répertorier des porteurs de connaissances tacites, et que, d’autre part, la dissémination suppose la diffusion et l’accessibilité de ces répertoires, mais concerne aussi l’interaction qui s’établira entre le demandeur et le porteur de connaissances. Figure 2 : Le processus de gestion des connaissances selon Demarest (1997) Source: Demarest (1997 : 376) Sur le postulat de cette définition de Demarest (1997) pour caractériser en quoi consiste le processus de gestion des connaissances, nous aborderons dans la section qui suit la raison d’être de la gestion des connaissances dans le nouvel environnement économique (§ 2.3.1). Puis nous présenterons les conditions nécessaires à une gestion des connaissances efficace (§ 2.3.2), et nous compléterons en abordant la question de l’arbitrage entre création et conservation des connaissances (§ 2.3.3). 2.3.1. Raisons d’être de la gestion des connaissances Selon Foray (2000), les connaissances sont devenues la base du fonctionnement de l’activité économique. Deux phénomènes y concourent : la tendance historique à l’accroissement de l’intensité des emplois intellectuels dans la production et, plus récemment, le développement de technologies affectant la transmission, l’acquisition et la codification des connaissances. 27 Les connaissances sont un enjeu à la fois microscopique, à l’échelle de l’organisation (Nonaka et Takeuchi, 1997), et macroscopique, à l’échelle d’une économie (Foray, 2000). Un enjeu qui influe donc sur les stratégies individuelles des organisations mais aussi sur leur environnement. C’est pourquoi nous aborderons ce sujet en deux sections. Une consacrée à l’aspect microscopique à travers l’évolution des stratégies d’entreprise (§ 2.3.1.1), l’autre dédiée à ce nouvel environnement économique qu’est l’économie fondée sur les connaissances (§ 2.3.1.2). 2.3.1.1. L’évolution de la pensée stratégique Selon Saïas et Métais (2001), la stratégie d’entreprise s’est développée jusqu’à une période récente par rapport au concept de « positionnement concurrentiel ». Il en résulte que l’adéquation stratégique était considérée comme une philosophie de base. D’après Saïas et Métais (2001 : 185), deux principes fondamentaux soutenaient l’adéquation stratégique : ⊇ « pour assurer sa pérennité, l'entreprise doit s'adapter à son environnement; ⊇ pour réussir, l'entreprise doit acquérir un avantage concurrentiel puis le défendre. » Cette école de pensée se structure par rapport à deux notions clés : la matrice SWOT (Strengths / Weaknesses ; Opportunities / Threats) du Boston Consulting Group d’une part, et l’avantage concurrentiel d’autre part. Et le principe d'adéquation provient du fait que l'analyse externe est prévalente, puisqu'elle oriente ensuite les décisions de l’organisation. Selon Saïas et Métais (2001), alors que les travaux sur le profil concurrentiel prenaient un caractère systématique, il devenait logique de rechercher un avantage concurrentiel solide et durable. Le second courant du développement de l’adéquation stratégique prenait ainsi sa pleine dimension. Une fois mises à jour les caractéristiques de l'environnement, la problématique se centrait sur la manière dont l’organisation pouvait prendre un avantage durable sur ses concurrents. Mais cette vision déterministe de stratégie subie est désormais remplacée, selon Saïas et Métais (2001) par les stratégies d’intention qui se donnent pour objectif de transformer les règles du jeu de l’environnement et de créer de nouveaux espaces concurrentiels. Cette philosophie repose sur deux présupposés : d’une part, la poursuite d’une vision très ambitieuse à long terme ; d’autre part, un développement fondé sur un portefeuille de compétences centrales. Le concept d’intention, dans le paradigme stratégique précédemment cité, s’appuie sur l’idée que le jeu concurrentiel n’est pas une donnée absolue et permanente, mais un construit sur lequel les entreprises peuvent exercer une influence. Cette notion d’intention est apparue au milieu des années 1980, en réaction au déterminisme de l’industrie propre à 28 l’approche classique. Une conception de la stratégie radicalement opposée à l’adéquation est alors proposée selon Saïas et Métais (2001) : à partir de ses propres ressources et compétences centrales, une entreprise peut transformer les conditions de l’environnement (Figure 3 : Évolution de la stratégie d’entreprise selon Saïas et Métais (2001)). C’est ainsi que l’on est passé d’une stratégie de position favorable aux « mastodontes » à une stratégie de mouvement dont la conséquence directe est le « small is beautiful ». Figure 3 : Évolution de la stratégie d’entreprise selon Saïas et Métais (2001) Source : Saïas et Métais (2001 :184) De plus, selon Saïas et Métais (2001), les compétences centrales représentent, en théorie, des points de repère clairs et relativement stables, par opposition aux domaines d’activités et aux produits, dont la variété s’est accrue sensiblement, et dont le cycle de vie s’est raccourci. Ainsi, les auteurs poursuivent en affirmant que tout produit ou service n’est que la matérialisation à un moment donné des compétences centrales, qui seules permettent de comprendre le positionnement concurrentiel de l’entreprise. Cette nouvelle approche est à la base des entreprises en tant qu’organisations dites « apprenantes ». En effet, dès lors que le mouvement et la transformation ont été érigés en priorité, dès lors que la stratégie s’est focalisée sur les compétences centrales, c’est-à-dire sur le savoir et la connaissance, l’apprentissage organisationnel auquel se sont intéressés Argyris et Schön (2002) est devenu un thème majeur de la stratégie d’entreprise. Ainsi, les stratégies individuelles et les paradigmes stratégiques changent et donnent désormais une grande importance aux connaissances. Des connaissances que les organisations ont pour défi de mobiliser. Or pour les entreprises opérant à l’international, il s’agit de connaissances dispersées dans diverses cultures. 29 Parallèlement à cette évolution des stratégies, l’environnement économique lui aussi évolue vers ce que Foray (2000) nomme une économie de la connaissance. Nous verrons ci-après (§ 2.3.1.2) ce qui caractérise cette économie. 2.3.1.2. L’avènement de l’économie de la connaissance Nous aborderons dans les prochains paragraphes les caractéristiques de l’économie de la connaissance et les facteurs de son avènement. Précisons tout d’abord que l’économie de la connaissance est une économie fondée sur les connaissances. Elle érige le savoir, non plus comme un simple facteur de production, mais comme une production à part entière qui fait de l’innovation, non pas une étape de l’accumulation d’un stock de valeurs, mais un processus continu déterminant le développement concurrentiel. Selon Foray (2000), elle est un « bien économique » et le Prix Nobel d’économie Kenneth Arrow (1962) la caractérisait comme tel dès les années 1960. Foray (2000) propose une définition de l’économie de la connaissance à deux niveaux. Une conception étroite et centrée sur les savoirs qu’il nomme « économie du savoir ». Et une conception étendue qui inclut « économie de l’information » et « économie du savoir » (Figure 4 : L’économie de la connaissance (Foray 2000)). Figure 4 : L’économie de la connaissance (Foray 2000) Économie du savoir Économie de l’information Recherche, éducation, lien avec la croissance, apprentissage et compétence Conception étroite Chance, ignorance, incertitude, risque, rôle des anticipations, rôles des prix, théorie de la décision Conception étendue Économie de la connaissance Toujours selon Foray (2000), l’avènement de l’économie fondée sur les connaissances trouve son origine dans deux grandes tendances au sein des pays développés. Premièrement l’augmentation continue de la part du capital intangible, et deuxièmement la diffusion croissante des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). 30 L’augmentation de la part du capital tangible se reflète principalement à travers la croissance du poids de la recherche & développement et des investissements dans le capital humain, notamment à travers l’éducation et la formation (Tableau 2 : Le stock de capital réel aux États-unis (milliards de $, 1987)). Tableau 2 : Le stock de capital réel aux États-unis (milliards de $, 1987) Années 1929 1948 1973 1990 Composantes du stock réel Total du capital tangible 6 075 8 120 17 490 28 524 Structure et équipements 4 585 6 181 13 935 23 144 268 471 1 000 1 537 Ressources naturelles 1 222 1 468 2 555 3 843 Total du capital intangible 3 251 5 940 17 370 32 819 Éducation et formation 2 647 4 879 13 564 25 359 567 892 2 527 5 133 37 169 1 279 2 327 Stocks Santé, sécurité, mobilité Recherche & développement Source : D. Foray (2000) Une des manifestations de la montée en puissance de la R & D est le volume des dépôts de brevet. Comme en témoignent les statistiques de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (INT; 2005), le brevetage est en forte et constante augmentation sur le dernier quart de siècle et pourrait exploser selon l’issue de débats sur l’éthique comme celui sur le brevetage du vivant. Outre le renforcement du poids de la R & D, c’est aussi le capital humain qui prend une dimension considérable sous l’impact de l’éducation et de la formation. L’importance donnée au capital humain se traduit très clairement par la part croissante du travail qualifié et hautement qualifié par rapport au travail faiblement qualifié sur les marchés du travail des économies des pays développés (Foray, 2000). Ainsi, l'économie du savoir se caractérise par une demande accrue de travailleurs qualifiés. Cette forte progression du travail qualifié est intimement liée à la diffusion des NTIC. Et plus rapide et forte est l'introduction de moyens de production à forte intensité de savoir, comme ceux qui reposent sur les technologies de l'information, plus forte est la demande de travailleurs qualifiés. La diffusion des NTIC a, en effet, connu un essor spectaculaire, et il existe de toute évidence des liens de causalité entre l’apparition des technologies de l’information et de la 31 communication et le développement des économies fondées sur la connaissance. Si l’évolution de ces technologies n’est plus un fait nouveau, en revanche son accélération est récente (Cette et Noual, 2003) et date de la fin des années 1990, avec la convergence du secteur des médias, de l’informatique et des télécommunications. Ainsi dans ce nouvel environnement où prédominent les stratégies de transformation permanente basées sur les savoirs et où les connaissances sont désormais un bien économique à part entière, gérer ses connaissances devient un défi déterminant pour la performance de l’organisation. De plus, dès lors que l’organisation œuvre dans un contexte interculturel, ce sont des connaissances générées au sein de différentes cultures qu’elle doit gérer. Or, selon Rodan (2002) l’accès à des connaissances hétérogènes influe positivement sur la capacité à innover. Un contexte interculturel est donc, en toute hypothèse, hautement propice à cette hétérogénéité créatrice. On peut donc envisager que le défi de la gestion des connaissances en contexte interculturel va au-delà de la simple protection contre les obstacles liés aux différences culturelles. Il s’agit effectivement de tirer profit d’un tel environnement. En effet, si les différences culturelles peuvent, d’une part, apparaître comme une menace, ou un facteur nuisant au partage des connaissances à l’échelle de l’organisation, ces dissemblances culturelles pourraient, d’autre part, être mises à profit dans le sens où elles offrent des opportunités de création de nouvelles connaissances. 2.3.2. Le climat collaboratif, condition nécessaire au partage des connaissances À l’aide des travaux de Nonaka et Takeuchi (1997), nous avions évoqué les conditions requises (intention, autonomie, fluctuation, redondance et variété requise) par le processus de création de connaissances dans la théorie des auteurs nippons (§ 2.2.2.1). Nous compléterons en abordant plus largement les conditions de culture organisationnelle favorables au partage des savoirs nécessaire à la gestion des connaissances. Ce qui nous permettra d’identifier les points qui pourraient être rendus plus complexes en contexte interculturel. La gestion des connaissances implique le partage des savoirs entre les acteurs de l’organisation. Or, comme l’avancent Sveiby et Simons (2002), bien que les bénéfices du partage de connaissances semblent démontrés (Stewart, 2001 in Sveiby et Simons (2002)), l’efficacité de ce dernier diffère considérablement d’une organisation à l’autre (Argote et Ingrame, 2000 in Sveiby et Simons (2002)). Selon Sveiby et Simons (2002), cette efficacité peut être favorisée par une culture organisationnelle de collaboration et de confiance. Nous avions vu que les connaissances sont des éléments actionnables dans la prise d’une décision, dans la réalisation d’une opération (§ 2.1.2.2). Par cette capacité de prise de 32 décision qu’elles confèrent, elles permettent d’être le « point de réduction de l’incertitude » de l’organisation, ce qui constitue un facteur de pouvoir (March et Simon, 1964). De ce fait, les acteurs de l’organisation peuvent être peu enclins à partager ces connaissances et le pouvoir qu’elles leur confèrent. Selon Hackett (2000 in Sveiby et Simons (2002)), cette « culture de la thésaurisation des connaissances » serait le second plus important obstacle à la mise en œuvre d’un programme de gestion des connaissances – après la perception de la nécessité de gérer les connaissances. Von Krogh & Roos (1996) considèrent que le facteur le plus important affectant le partage des connaissances est le niveau de confiance. Une gestion des connaissances efficace nécessite donc un climat collaboratif au sein de l’organisation (INT; Sveiby, 2001). Pour déterminer ce qui caractérise un environnement collaboratif, on peut se référer à l’Indice de climat collaboratif (« The collaborative climate index ») conçu par Sveiby et Simons (2002). Cet indice évalue le niveau de collaboration à partir d’un questionnaire détaillé en quatre catégories de questions, auxquelles doivent répondre les employés d’une organisation, concernant : la culture organisationnelle, l’attitude de son supérieur hiérarchique, son attitude pour partager les connaissances et celle de ses collègues de travail (Figure 5 : Questionnaire du « Collaborative climate index » Sveiby et Simons (2002)). Chacune des 20 questions est assortie d’une échelle de Likert de 1 à 5, 1 exprimant « pas du tout d’accord » et 5 « complètement d’accord ». Les questions font essentiellement référence à l’intensité, la qualité, la motivation et l’incitation à partager les connaissances horizontalement (au sein des équipes de travail et entre équipes) et verticalement (entre les niveaux hiérarchiques) mais aussi à créer ou introduire de nouvelles connaissances. Un climat très collaboratif, donc propice au partage des connaissances, sera caractérisé par la présence des conditions énoncées ci-avant. Ainsi, l’établissement d’un climat de confiance et de collaboration apparaît comme un défi de la gestion des connaissances. Or, on peut penser que cette confiance peut être plus difficile à installer entre des individus de cultures différentes. Le défi serait donc rendu plus complexe en contexte interculturel. 33 Figure 5 : Questionnaire du « Collaborative climate index » Sveiby et Simons (2002) 34 2.3.3. L’arbitrage création / conservation Si une des raisons d’être de la gestion des connaissances se situe au niveau de la maîtrise de la ressource stratégique « connaissances », alors un des défis auxquels doit répondre la gestion des connaissances est l’arbitrage se situant au niveau de l’équilibre entre conservation et création de connaissances. Selon Prax (2000 : 17), la gestion des connaissances est un « processus de création, d’enrichissement, de capitalisation et de diffusion de savoirs qui implique tous les acteurs de l’organisation, en tant que consommateurs et producteurs ». Cette définition laisse apparaître deux pôles que nous nommerons pôle de création (création et enrichissement) et pôle de conservation (capitalisation et diffusion). Ces deux pôles peuvent être interprétés comme les deux extrémités d’un axe de gestion des connaissances entre « tout conservation » et « tout création ». Ainsi la gestion des connaissances fait face à une problématique de recherche du subtil équilibre entre création et conservation, identité et recherche d’altérité. En effet, la sécurité sous l’angle de la stabilité et du maintien des connaissances qui ont fait la force de l’organisation ne doit pas se traduire par une dangereuse ossification de ces connaissances, c’est-à-dire une cristallisation qui ne permettrait plus d’évolution. Il s’agit selon Reix (1995) de ne pas tomber dans le piège d’un conformisme risqué à long terme en croyant que la recette des succès d’hier peut suffire à conquérir l’avenir. Ce risque est exprimé par Nonaka et Takeuchi (1997 :187) sous l’expression « suradaptation aux succès passés » qu’ils utilisent pour comprendre la lourde défaite de l’Armée Impériale Japonaise contre l’Armée des États-Unis lors de la seconde guerre mondiale. Enfermées dans la certitude des paradigmes militaires qui avaient fonctionné lors de précédentes guerres, les troupes japonaises ont ainsi payé un lourd tribut pour avoir privilégié l’adaptation à l’adaptabilité. Ainsi si les stratégies de conservation présentent un intérêt en termes d’efficience à court terme comme le note Reix (1995), elles ne contribuent pas à une dynamique de long terme. En effet, que l’on considère l’environnement comme une donnée ou un paramètre, celui-ci est nécessairement conduit à changer et l’organisation devra donc être au moins capable de s’y adapter à défaut d’avoir initié cette évolution. À une échelle internationale, et a fortiori interculturelle, le défi est donc de concilier économie d’échelle globale et renouvellement nécessaire des connaissances. Nonobstant, il semble que nombre d’entreprises intègrent cette problématique d’équilibre entre conservation et création en fonction du dynamisme de l’environnement. C’est du moins ce que laisse présumer une étude menée sur des PME italiennes par Corso, Martini, Paolucci, et Pellegrini (2000) qui montre que lorsque les productions sont « sur catalogue » (environnement plutôt stable) les entreprises s’orientent en priorité vers des démarches de capitalisation des connaissances, alors que les entreprises produisant « sur commande » (option plus adaptée à un environnement dynamique) ont plus tendance à préférer des approches basées sur une communication des connaissances plus apte à créer des connaissances. 35 Toutefois, nous noterons que ces deux types de démarches correspondent au pôle conservation que nous avons défini auparavant, ce qui pourrait donc paraître contradictoire avec notre dernier propos concernant les démarches de communication (diffusion). Mais, au même titre que le pôle création, le pôle conservation n’est pas monolithique. Ses deux constituants ont des positions distinctes sur ce que nous nommons l’axe de gestion des connaissances entre « tout conservation » et « tout création ». L’essentiel étant d’équilibrer sa balance en fonction de son environnement (Figure 6 : L’arbitrage entre conservation et création de connaissances) et de sa capacité à influencer son environnement. Figure 6 : L’arbitrage entre conservation et création de connaissances Par ailleurs, dans le cadre de la problématique des démarches de gestion des connaissances, il ne faut pas perdre de vue un élément essentiel qui caractérise les organisations commerciales : l’objectif est le profit, et ce dernier est dégagé lorsque la valeur des outputs est supérieure au coût des inputs. Malgré son évidence, ce principe n’est pas forcément toujours au cœur des réflexions dans les démarches de gestion des connaissances. En effet, conserver, acquérir ou créer des connaissances représente un coût et devra donc être à l’origine d’une création de valeur supérieure à ce coût. C’est ce qu’expriment Kakabadse et al. (2001: 149) lorsqu’ils affirment : « It is important to focus on knowledge that is critical – knowledge relevant to business – and not lose energy to manage all knowledge ». C’est donc un défi pour la gestion des connaissances que d’identifier les connaissances à gérer et à partager au sein de l’organisation. Reconnaître ce qui doit être partagé et entre qui. Car toutes les connaissances n’auront pas nécessairement d’apport pertinent dans tous les domaines de l’organisation. Il ne s’agit pas de tenter de tout partager, mais de repérer 36 ce qui présente un réel intérêt. Dans le cas d’une présence internationale, il s’agit par exemple de définir ce qui peut et doit être partagé d’une zone géographique à une autre. C’est ce que fait la firme Ernst & Young tel que le rapporte Davenport (1997): « The Global Knowledge Committee was discussing what knowledge domains could be shared geographically ». Le défi de la gestion des connaissances n’est donc pas seulement d’envisager le « comment partager », mais aussi de délimiter le « quoi partager », soit de concilier économie d’échelle globale et usages locaux des connaissances (Holden, 2001) ce qui conduit in fine à identifier le « entre qui partager ». Ainsi, la gestion des connaissances a pour défi d’optimiser la contribution des connaissances dans le but d’atteindre les objectifs de l’organisation. Que ce soit en mettant l’emphase sur la création ou la capitalisation des connaissances. Or dans cet arbitrage sur la priorité entre conservation et création, la gestion des connaissances, dans sa dimension interculturelle, devra prendre en compte les implications de la rencontre des cultures. En effet, tel que nous l’avions déjà envisagé précédemment, l’interculturalité peut avoir une influence sur le partage et la diffusion en les rendant plus complexes d’une culture à une autre, mais représente aussi une opportunité de création. Les pratiques de gestion des connaissances sont en constante diffusion dans les organisations et cette présence croissante s’inscrit dans une évolution vers l’économie de la connaissance. La connaissance est une faculté capable de donner du sens aux observations et aux informations, et de générer de nouvelles connaissances qui sont ellesmêmes des éléments mobilisables dans l’action. Et la gestion des connaissances est un processus multidisciplinaire qui vise à exploiter au mieux ces ressources immatérielles que sont les connaissances en gérant leur acquisition, leur identification, leur diffusion et leur utilisation. Ces connaissances peuvent être explicites ou tacites. Les premières présenteront des défis qui consisteront à les collecter et les rendre accessibles en s’assurant notamment que ces connaissances codifiées le seront dans un code commun à ses destinataires potentiels, ou compréhensible pour ces derniers. Les secondes impliqueront un partage qui ne saurait s’opérer autrement qu’à travers la mise en relation des individus. Il s’agira donc de savoir « qui sait quoi » et de permettre et faciliter une interaction entre les individus idoines. La qualité de cette interaction constituera un défi pour la gestion des connaissances qui en toute hypothèse sera plus difficile dans un cadre interculturel eu égard aux barrières de la langue et plus largement encore à la question de la rencontre des cultures. En effet, un climat de confiance et de collaboration pourra être plus difficile à instaurer entre des individus de cultures différentes. Le partage des connaissances, sous leur forme tacite ou explicite, semble donc plus complexe en contexte interculturel, tout comme la création de connaissances lorsqu’on la conçoit dans le cadre de la théorie de Nonaka et Takeuchi. En effet, les différents modes 37 de conversion des connaissances seront probablement affectés par les barrières de langues ou encore lors des interactions humaines interculturelles. De plus, outre les conditions dans lesquelles se déroulent partage et création des connaissances, l’identification des connaissances à partager au sein de l’organisation constitue aussi un défi pour la gestion des connaissances. Celui de reconnaître ce qui peut et/ou doit être partagé et entre qui. Par ailleurs, si l’on se repositionne dans le cadre de l’économie de la connaissance, et que l’accès à des connaissances d’origines multiculturelles influe positivement sur la capacité à innover alors le défi de la gestion des connaissances en contexte interculturel va au-delà de la simple protection contre les obstacles au partage et à la création de connaissances liés aux différences culturelles. Il s’agit dès lors de tirer profit d’un tel environnement propice à la création de nouvelles connaissances. Ainsi, la gestion des connaissances pose un certain nombre de défis que l’on peut penser renforcés par le contexte interculturel qui lui même vient ajouter ses propres défis. C’est du jumelage de ces derniers que naît la complexité du tout ainsi formé : la gestion des connaissances en milieu interculturel. Nous aborderons donc subséquemment ces défis propres au contexte interculturel et qui ont une influence plus ou moins directe sur la gestion des connaissances (§ 3). 38 3. Des défis renforcés par les difficultés intrinsèques à l’interculturel Nous avons recensé précédemment un certain nombre de défis inhérents à la gestion des connaissances (§ 2). Il s’agissait essentiellement de : ⊇ s’assurer d’un contexte partagé entre l’émetteur et le récepteur, ⊇ mettre en relation et en interaction les acteurs de l’organisation, ⊇ partager les connaissances tacites et explicites en prenant en compte leurs particularités respectives, ⊇ mettre en œuvre des conditions propices au partage et à la création de connaissances, ⊇ identifier les connaissances à partager, ⊇ concilier économie d’échelle globale, renouvellement nécessaire des connaissances, et usages locaux des connaissances. Pour chacun de ces défis, nous avons vu qu’un contexte interculturel rendrait probablement ces derniers plus complexes en conjuguant défis de la gestion des connaissances et défis de l’interculturalité. Une interculturalité qui peut se concevoir comme un contexte qui met en contact et en interaction des individus de cultures différentes. Selon le Réseau International sur la Politique Culturelle (RIPC, 2004), même si la définition de l'interculturalité continue d'évoluer, un consensus semble se dégager chez certains universitaires et spécialistes de la culture qui définissent l’interculturalité comme « l'interaction, l'échange et la communication entre les cultures où une personne reconnaît et accepte la réciprocité d'autrui » (RIPC, 2004). L’interculturalité est donc un concept englobant qui met en jeu les notions spécifiques de cultures, d’altérité, de communication et d’interaction. Chacun de ces traits se manifeste à travers des dimensions visibles a priori (§ 3.1), mais aussi des « dimensions cachées » (§ 3.2). 39 3.1. Les a priori de l’interculturalité Les questions sur les différences culturelles ont longuement été abordées par la littérature sur le management interculturel, notamment devant la fréquence croissante d’entreprises impliquées dans l’ouverture de filiales à l’étranger, de fusions et acquisitions à l’échelle internationale, ou encore de co-entreprises avec des partenaires étrangers. Toutefois, la question spécifique des différences culturelles en gestion des connaissances a encore relativement peu été étudiée (Holden, 2001 ; Desouza et Evaristo, 2003 ; Glisby et Holden, 2003) alors que la gestion des connaissances devient de plus en plus la gestion de connaissances générées par des équipes interculturelles (Bertels et Savage, 1999). D’une part, la mobilité internationale des ressources humaines rend plus fréquente les équipes multiculturelles. D’autre part, nombre des firmes qui s’engagent (ou sont déjà engagées) dans des programmes de gestion des connaissances sont des acteurs qui opèrent à l’échelle internationale et leurs activités de gestion des connaissances impliquent nécessairement d’administrer des connaissances sur une base interculturelle (Holden, 2001). Ainsi, en pratique leur gestion des connaissances suppose des échanges interculturels soumis à des complexités visibles et envisageables de prime abord liées à ce contexte multiculturel. L’une des dimensions de l’interculturalité est la notion de culture spécifique à un groupe donné. La rencontre de ces cultures pose donc le problème de l’altérité, et peut provoquer des heurts : un choc des cultures (§ 3.1.1). L’organisation devra donc gérer cette rencontre. Par ailleurs, l’une des facettes les plus évidentes de la difficulté à rencontrer l’autre, et a fortiori dans un contexte professionnel, est la langue utilisée (§ 3.1.2). 3.1.1. Le choc des cultures L’organisation qui agit sur un terrain interculturel et souhaite profiter d’un partage de tout ou partie des connaissances entre certains de ses collaborateurs est de facto confrontée à des interactions interculturelles puisqu’il s’agit de mettre en relation des individus de cultures distinctes. Mais comme nous le verrons, le dialogue entre les cultures n’est pas sans risque de heurts plus ou moins grands selon l’ampleur des différences culturelles qui sépare les individus (§ 3.1.1.1). De plus, nonobstant la facilité d’accès à l’autre que confèrent les nouvelles technologies, les différences culturelles demeurent. Les distances physiques se réduisent donc entre des individus sans nécessairement que ces derniers se connaissent et se comprennent (§ 3.1.1.2). 40 3.1.1.1. Le choc des civilisations L’encyclopédie Hachette définit la culture comme un « ensemble complexe englobant les savoirs, les croyances, les arts, la morale, les lois, les coutumes ainsi que les autres capacités et habitudes acquises par l'homme en tant que membre d'une société ». Ainsi, l’une des dimensions de la culture est la connaissance. La gestion des connaissances lui disputant cet objet, elle est donc de facto impliquée dans les questions de cultures. Des cultures qui peuvent se définir à différentes échelles, et être plus ou moins proches les unes des autres. On peut raisonnablement penser que le degré de différence culturelle ne sera pas sans influence sur l’interaction entre les cultures. Or le partage des connaissances nécessite cette interaction. Pour appréhender les divers niveaux de dissemblances culturelles, nous nous réfèrerons à Huntington (1993) et plus particulièrement à la notion d’entité culturelle telle qu’il l’utilise dans sa théorie du « choc des civilisations ». Selon Huntington (1993), avec la fin de la guerre froide et du monde bipolaire, il n’est plus pertinent de regrouper les pays en fonction de leur système politico-économique ou de leur degré de développement économique. Les nouvelles lignes de fractures seraient désormais fonction des cultures et civilisations dans un monde devenu multipolaire. Huntington (1993) identifie sept ou huit civilisations majeures : les civilisations occidentale, confucéenne, japonaise, islamique, hindoue, slave-orthodoxe et latino-américaine, voire une civilisation africaine (Figure 7 : Carte mondiale des civilisations selon Huntington (1993)). Toutefois, Huntington (1993) précise que les frontières entre civilisations sont quelques fois floues car les civilisations sont des objets dynamiques, elles grandissent et périclitent, elles peuvent se diviser ou s’agréger. 41 Figure 7 : Carte mondiale des civilisations selon Huntington (1993) Illustration issue de : http://www.reynier.com/Anthro/Culture/Choc.html) D’après Huntington (1993), une civilisation est une entité culturelle et on peut parler d’entité culturelle à différentes échelles (village, région, ethnie, nation, groupe religieux, civilisation). La civilisation est le niveau d’identité culturelle le plus large qui soit dans la terminologie d’Huntington (1993), celui qui n’a pas d’ensemble parent, si ce n’est l’Humanité. Une civilisation se définit à la fois à travers des éléments objectifs communs tels que la langue, l’Histoire, la religion, les traditions ou les institutions, mais aussi par des biais plus subjectifs comme l’auto-identification des individus. Ainsi, un habitant de Rome pourrait par exemple se définir comme un romain, un italien, un européen, un occidental ou encore en fonction de sa religion. Dans la conception d’Huntington (1993), de la plus petite entité vers la plus grande, le niveau d’hétérogénéité culturelle, au sein de l’entité, va croissant. Mais deux entités culturelles appartenant au même groupe parent seront plus proches entre elles qu’une entité appartenant à un groupe tiers. Ainsi, la distance culturelle est caractérisée par le 42 degré de différence entre deux cultures. Dans la théorie d’Huntington (1993), cette distance est fonction de l’échelle où se trouve l’entité englobante qui réunit ces deux cultures. Plus haut il faut remonter dans cette échelle pour trouver une entité parente commune, plus distante seront deux cultures. Pour illustrer cela, Huntington (1993) prend l’exemple de deux villages italiens. Ces derniers peuvent avoir deux cultures différentes, mais partageront une culture commune, celle de l’entité englobante Italie. Ainsi, ils seront probablement beaucoup plus proches culturellement entre eux, que d’un village allemand. De la même manière, chacun des deux villages italiens partagera tout de même des traits culturels communs avec ce village allemand dans le cadre de l’ensemble culturel européen, ou plus largement encore occidental et qui les distinguera d’un village asiatique. Cet exemple à l’aide des villages est le quotidien de nombreuses organisations qui opèrent à l’international ou sont en coopération avec des acteurs de cultures différentes. Ainsi, au sein d’une alliance comme Renault Nissan, lorsque le technocentre français interagit avec les ingénieurs des usines de montage en Espagne ou avec ceux de Nissan au Japon, le degré de distance n’est évidement pas le même. De fait les risques d’incompréhension liés aux différences culturelles devraient en toute hypothèse être plus forts entre France et Japon qu’entre France et Espagne qui partagent une culture européenne et, plus largement, occidentale. Il y a donc un défi à faire interagir des individus culturellement distants, un défi dont la difficulté peut s’avérer fonction de cette distance et qui intéressera tout particulièrement les pratiques de gestion des connaissances qui reposent sur une mise en relation, en interaction d’individus porteurs de connaissances. En effet, cette interaction peut être parasitée par des malentendus liés à ces différences culturelles. Si l’on reprend le cas de Renault Nissan, ces incompréhensions peuvent reposer par exemple sur une conception différente du degré de politesse à employer dans une relation donnée. En effet, comme le soulignent Jun et Muto (1995), la culture japonaise distingue divers niveaux de politesse en fonction du statut de chacun des interlocuteurs, et un choix inapproprié peut aisément miner la relation, en réduire les retombées et affecter l’effectivité du partage de connaissances. Par ailleurs, lorsqu’un individu est à la recherche de connaissances ou d’expertises particulières au sein de l’organisation, ces divers degrés de différences culturelles peuvent orienter sa recherche prioritairement auprès des cultures plus proches, et notamment au sein de sa communauté linguistique. Ce qui irait dans un sens analogue à celui des modèles de gravité qui expliquent les volumes d’échanges commerciaux entre deux pays. (Selon le CEPII (2001), le modèle de gravité est une relation empirique reliant le volume de commerce entre deux pays à la taille des deux pays et à la distance les séparant). On peut donc envisager que le volume de partage de connaissances sera, en partie au moins, déterminé par l’ampleur de la distance culturelle. Ainsi, ce sont tout autant la quantité que la qualité des partages de connaissances qui seront affectées par cette distance. Les antagonismes et point de raccrochements mis en évidence par Huntington (1993) nous permettent d’envisager que, au-delà des connaissances issues de cultures différentes, la gestion des connaissances doit encadrer des détenteurs de connaissances avec autant de 43 modes de vie différents que de groupes culturels. Ces différences prendront des formes visibles, comme la langue, mais seront aussi implicites dans les comportements. Dès lors la gestion des connaissances interculturelles n’est plus seulement la gestion de connaissances culturellement dissemblables, mais aussi le management de détenteurs formant des groupes interagissant ensemble mais avec autant de façons différentes de le faire. Et plus les distances culturelles seront grandes, plus il faudra veiller à désamorcer les incompréhensions qui peuvent être générées car ces dernières seront d’autant plus grandes et problématiques. Concrètement cela peut se traduire par une sensibilisation des acteurs de l’organisation à cette question, en les informant sur les principaux écueils qui peuvent émailler les relations interculturelles. Donner les outils pour qu’un ingénieur occidental échange des connaissances avec un confrère japonais ne saurait se limiter à offrir une infrastructure technologique ou à payer des déplacements. Il s’agit aussi et tout autant d’assurer le bon déroulement de la relation humaine. Un des défis inhérents à la gestion des connaissances, soit la gestion du détenteur de connaissances, évolue donc sous l’influence interculturelle de groupes différents plus ou moins éloignés chez Huntington (1993), en un autre défi autonome : la gestion des connaissances selon le degré de distance culturelle. Mais au-delà de l’identification de la différence et de son ampleur, si l’interculturalité consiste en « l'interaction, l'échange et la communication entre les cultures où une personne reconnaît et accepte la réciprocité d'autrui » (RIPC, 2004), alors il s’agit aussi de reconnaître et d’accepter cette altérité. 3.1.1.2. L’altérité Le concept d’altérité se réfère « au caractère de ce qui est autre ». Il prend son intérêt dans la relation de Soi à Autrui, dans la reconnaissance de « l’autre », tant dans sa différence que dans son identité. L’encyclopédie Universalis met en évidence cette relation caractérisée d’une part, par la conscience de soi (« se saisir comme un Je »), et d’autre part, par l’existence d’autrui, « le différent, ce qui m'est étranger, un moi qui n'est pas moi et qui se prétend toutefois mon semblable, mon alter ego, un autre soi en même temps qu'un autre que soi ». De là, on peut saisir cette notion d’alter ego, l’alter ego étant à la fois un moi même (ego), mais un autre que moi (alter). Puisque la gestion de connaissances s’occupe de l’interaction entre individus, la gestion des connaissances s’occupe donc de facto de la question de l’altérité et de l’alter ego. Cet alter ego étant plus difficilement préhensible lorsqu’il est issu d’une autre culture, la gestion des connaissances se doit donc de relever le défi de la gestion de connaissances entre deux alter egos de cultures différentes. Ce qui donne un défi spécifique à la gestion des connaissances en milieu interculturel : l’interaction de deux egos culturellement différents. Nous allons donc tenter d’appréhender ces concepts d’altérité à la lumière des réflexions de Wolton (2003) dans sa conception de l’alter ego dans le cadre du choc de l’autre qui s’impose à moi, de l’ego face à l’alter. 44 Avec une mondialisation croissante, et des technologies de l’information et de la communication toujours plus poussées et ancrées dans nos modes de vie personnels et professionnels, l’Autre n’a jamais été aussi présent dans notre univers selon Wolton (2003). Toutefois, comme ce dernier l’affirme (Wolton, 2003 : 9), « l’Autre, hier, était différent, mais éloigné. Aujourd’hui, il est tout aussi différent, mais omniprésent ». Ainsi, les distances ne sont plus physiques mais culturelles. Or cette proximité qui s’impose ne rendrait pas l’Autre plus compréhensible pour autant. Bien au contraire, la fin des distances physiques obtenue grâce aux nouvelles technologies n'entraîne pas une homogénéité culturelle mais « elle révèle les distances culturelles » d'après Wolton (2003 : 18) dans une analyse qui va à l’encontre du chemin vers la « monoculture » mondiale que croyait entrevoir l’anthropologue Lévi-Strauss dans les années 1980 (INT; Matellart, 2005). En effet, le fait d'avoir accès à une grande quantité d'informations n'implique pas une meilleure compréhension du monde. Par contre cela permet sans doute de prendre conscience de la diversité culturelle, religieuse et politique qui sépare les individus les uns des autres. Dans le cadre d’une organisation, cette réduction des barrières physiques à la relation entre les individus est venue répondre au défi technologique de la gestion des connaissances. En effet, il est désormais presque aussi facile d’établir une communication (forum, courriel, téléphone, vidéoconférence,…) avec un confrère situé un étage plus bas qu’avec celui d’un site distant de milliers de kilomètres. Toutefois cette accessibilité technique ne facilite pas nécessairement la dimension humaine de l’interaction qui intéresse la gestion des connaissances. Ce sont toujours deux individus (ou plus), deux egos qui se rencontrent. Et lorsque des différences culturelles préexistent, elles demeurent et sont rendues visibles. Le dépassement de cette différence par la reconnaissance de l’Autre est donc nécessaire pour accepter et comprendre la validité des savoirs de cet Autre, et in fine pour que cette interaction conduise à échanger des connaissances. De plus, entre l'information (le message) et la communication (la relation) il y a un point crucial qui est la culture et qui correspond à différents points de vue sur le monde. Un même message sera ainsi perçu d’autant plus différemment d’un récepteur à l’autre que ces derniers seront de cultures différentes. Or, nous avions identifié que la notion de contexte partagé entre l’émetteur et le récepteur est déterminante dans la possibilité de transmettre des savoirs. En effet, Holden (2001) souligne que l’unicité du contexte et le lien avec les connaissances tacites rendent les connaissances très difficiles à gérer dans un environnement interculturel. Selon Wolton (2003), la cohabitation culturelle nécessite la reconnaissance par tous de la diversité des cultures c’est-à-dire l'ensemble des valeurs, des règles et des comportements permettant de vivre dans la société actuelle. La cohabitation culturelle signifie qu'il n'y a pas de culture mondiale et que la supériorité économique et technique n'entraîne pas de supériorité culturelle. Ce concept implique une nécessaire tolérance car il est basé sur le dialogue et les négociations. Il impose de réussir à gérer ce que Wolton (2003) appelle le « triangle identité, culture, communication ». Cela est possible en valorisant la dimension normative des trois pôles: une culture largement définie, une communication qui admet l'autre et une identité relationnelle non agressive. Enfin, notons que si les propos de Wolton (2003) s’adressent initialement au politique, ils n’en demeurent pas moins 45 pertinents pour les organisations puisqu’elles ont aussi intérêt à la réussite du dialogue interculturel nécessaire au partage des connaissances. Un dialogue interculturel qui ne se produit pas qu’entre sites géographiquement distants puisque la mobilité internationale des ressources humaines peut se traduire par l’existence d’équipes multiculturelles sur un même site. Ce choc de l’Autre, de l’ego face à un alter plus différent que dans les relations habituelles au sein de son groupe culturel et qui interprète l’information avec des valeurs et plus largement une culture étrangère est un défi pour la gestion des connaissances en milieu interculturel : faire interagir des egos qui doivent reconnaître leurs différences culturelles, les accepter en dehors d’un rapport de supériorité, et les dépasser pour aboutir à un échange de connaissances effectif. Cette proposition pourrait apparaître évidente, pourtant, comme le relate Fulmer (1999), même chez une firme telle Buckman Laboratories considérée comme une référence en termes de partage des connaissances (Sveiby et Simons, 2002), cette question préoccupe. En témoigne ce commentaire à propos de l’espace d’interaction et d’échange de connaissances K’Netix (Fulmer, 1999 : 6) : Since there likely to be cultural differences and sensitivities, Sysops also were to monitor the content of message. According to a former Sysop, « we didn’t want people in Europe saying, ‘Oh this is an American thing’ » Ainsi, la gestion des connaissances devient de facto l’encadrement des egos issus d’alter culture et de leur communication. Cela dans le cadre de l’interaction qui doit se produire entre ces derniers dans les pratiques basées sur la mise en relation des individus. Les nouvelles technologies et les migrations internationales conduisent de plus en plus fréquemment à faire interagir des individus de cultures distinctes, que ce soit via les réseaux ou en personne. Or ces relations, et in fine les échanges de connaissances, sont sujets à être affectés dans leur quantité et leur qualité par le choc des cultures. Un choc des cultures issu tout à la fois des points de ressemblances et des points de différences des groupes culturels éloignés ou rapprochés par le degré de distance culturelle, et de l’altérité culturelle des egos. Cela devrait donc conduire les organisations à prendre en compte ces variables pour tirer pleinement partie de ses ressources multiculturelles en les reconnaissant comme telles et dans leur diversité. Cela en sensibilisant les acteurs de l’organisation à cette diversité, ses contraintes, ses risques, mais aussi ses opportunités. Outre le choc des cultures, ces groupes et ces egos doivent également compter avec les barrières des langues. C’est ce que nous verrons dans la section suivante (§ 3.1.2). 3.1.2. La barrière des langues Tel qu’énoncé précédemment, le Réseau International sur la Politique Culturelle définit l’interculturalité comme « l'interaction, l'échange et la communication entre les cultures où une personne reconnaît et accepte la réciprocité d'autrui » (RIPC, 2004). La 46 communication est donc l’une des dimensions de l’interculturalité. Si la communication est souvent entendue comme un échange verbal ou visuel que le récepteur perçoit dans son sens premier, elle est aussi un ensemble de signes non visibles. La communication, en tant qu’échange immédiatement perceptible, utilise comme medium principal les langues. Cependant cet échange n’a pas uniquement lieu à travers la dénotation des mots : il se charge quelques fois de connotation(s). Ces connotations permettent, lorsqu’utilisées au sein d’une communauté donnée, d’accéder à un second degré de compréhension. En tant que cadre d’interaction, la gestion des connaissances s’intéresse donc tout autant à la dénotation qu’à la connotation. En effet, la dénotation peut s’assimiler à une information, un vecteur vers des connaissances associées au sens connoté et liées à un contexte partagé (connaissances préalables et communes à l’émetteur et au récepteur). Selon les estimations, il existerait encore environ 7000 langues vivantes (Tableau 3 : Recensement des langues parlées dans le monde). Toutefois, faute de pouvoir tracer des frontières précises entre les langues, il n’est pas possible de déterminer avec précision le nombre de langues parlées dans le monde. Tableau 3 : Recensement des langues parlées dans le monde Continent Population en 2000 en millions Asie Langues vivantes 3 600 2 165 780 2 011 Pacifique 30 1 302 Amérique 828 1 000 Europe 728 225 5 966 6 703 Afrique Total e Source : d'après Ethnologue, 13 édition, Barbara F. Grimes Editor, Summer Institute of Linguistics Inc., 1996. Parmi ces 7000 langues, tandis que nombre d’entre elles sont en voie de disparaître, une vingtaine (soit moins de 0,3% des langues) ont une présence notable et dominante en étant parlées par plus de la moitié de la population mondiale (Tableau 4 : Les 20 principales langues parlées dans le monde). On constatera que, si l’anglais est souvent considéré comme la « langue des affaires », il n’en demeure pas moins seulement la 3ème langue la plus parlée très loin derrière le chinois mandarin, et juste derrière l’espagnol tandis que le français se classe onzième. Toutefois, notons que ces données datent de 1996, et nous offrent avant tout une idée des proportions et des ordres de grandeur plus qu’une parfaite image de la réalité. 47 Tableau 4 : Les 20 principales langues parlées dans le monde # Langues Population # Langues Population 1 Chinois mandarin 885 000 000 11 Coréen 78 000 000 2 Espagnol 358 000 000 12 Français 77 000 000 3 Anglais 322 000 000 13 Chinois wu 71 000 000 4 Arabe classique (et dialectes) 200 000 000 14 Vietnamien 67 662 000 5 Bengali 189 000 000 15 Telugu 66 350 000 6 Hindi 182 000 000 16 Chinois cantonais 66 000 000 7 Portugais 170 000 000 17 Marathi 64 783 000 8 Russe 170 000 000 18 Tamoul 63 075 000 9 Japonais 125 000 000 19 Javanais 60 000 000 10 Allemand 98 000 000 20 Turc 59 000 000 Total 3 371 870 000 Source : d’après Ethnologue, 13e édition, Barbara F. Grimes Editor, Summer Institute of Linguistics Inc., 1996 Nous verrons donc d’abord comment la question de la disparité des langues se répercute nécessairement dans les organisations, et affecte la qualité des interactions nécessaires dans leur gestion des connaissances, qui plus est lorsque ces dernières emploient du personnel aux origines linguistiques hétérogènes (§ 3.1.2.1). Nous verrons ensuite qu’audelà de la barrière linguistique de forme, il existe d’autres difficultés de fond attachées à la langue en tant que reflet culturel de référents et de pensées (§ 3.1.2.2). 3.1.2.1. Faire interagir des individus ne parlant pas la même langue Faire interagir des individus qui n’ont pas la même langue maternelle est le quotidien de nombre d’entreprises au sein même de l’organisation, mais aussi de ses réseaux. Comme le note Holden (2001), de nombreuses connaissances sont tenues dans des langues autres que l’anglais et ce fait est peu relaté par les chercheurs en gestion des connaissances. Or, la barrière de langue est un obstacle à l’échange de connaissances de prime abord évident. C’est notamment le cas qu’a rencontré la compagnie Buckman Laboratories (développement et production de produits chimiques) avec le lancement de K’Netix, son espace d’interaction et d’échange de connaissances. Consciente que les professionnels de la firme à travers le monde parlaient plus de 15 langues différentes, la politique de Buckman Laboratories établit dès 1994 que chacun devait se sentir à l’aise en utilisant la langue de son choix pour poster un message sur K’Netix. Des traducteurs furent engagés afin de traduire certains messages (sélectionnés par les « sysops », ou administrateurs) en anglais et de retraduire les réponses dans la langue d’origine du message. Finalement, 48 devant le manque de succès de l’opération, notamment sur la consultation des messages par les non anglophones, il fut décidé d’aller plus loin dans l’adaptation pour les non anglophones en créant de nouveaux forums leur permettant de communiquer dans leur propre langue. En effet, Buckman Laboratories considéra que les désagréments causés par la multiplicité des forums (risques de cloisonnements) seraient largement compensés par la facilité de communication (Fulmer, 1999). Revenons sur la question de la politique de traductions initialement mise en place (où l’anglais servait de langue pivot), car au-delà de la contrainte logistique qu’elle impose, on peut s’interroger sur sa capacité à permettre une transmission fidèle de l’intégralité du sens d’un message. En effet, on peut penser que plus ce dernier sera complexe et fera référence à un contexte culturellement singulier, plus il sera difficile, voire impossible de rendre la totalité de la richesse du message d’origine en le faisant transiter par une langue tierce. Nous verrons plus en détail les limites d’une traduction dans la retranscription du sens d’un message ci-après (§ 3.1.2.1.1). 3.1.2.1.1. Les limites de la traduction (traduttore, traditore) Selon Holden et Von Kortzfleisch (2004), la traduction est la plus vieille des pratiques de conversion de connaissances d’un domaine (une langue) vers un autre. La traduction est une sorte de conversion de connaissances qui vise à établir un champ cognitif partagé entre des gens séparés par la barrière de la langue. La traduction consiste en l'interprétation du sens d'un texte dans une langue (langue source), et la production d’un texte ayant un sens et un effet équivalent sur un lecteur ayant une langue et une culture différentes (langue cible). La finalité d’une traduction est l’établissement d’une équivalence entre le texte de la langue source et celui de la langue cible, c'est à dire faire en sorte que les deux textes signifient la même chose. Pour parvenir à ce que deux textes dans des langues différentes signifient la même chose, il faut prendre en compte certaines contraintes (contexte, grammaire, etc.), afin de le rendre compréhensible pour des personnes n'ayant pas de connaissance de la langue source et du contexte de cette dernière. Car, comme nous l’avons vu précédemment, rendre la seule dénotation est insuffisant pour transmettre tout le sens d’un texte, il importe aussi d’apporter les éléments de connotation. Or, souvent la traduction n’offre que la dénotation, et peine à faire passer la connotation. Prenons l’exemple de la pomme aux USA. Si nous traduisons Apple par Pomme, il ne reste qu’un fruit, avec à la limite une connotation partagée (par certains) liée par exemple au péché originel, à Blanche-Neige ou à un fabricant d’ordinateur, mais la traduction ne rendra pas la connotation « éducation » qui est associée à la pomme aux USA. En effet, selon Guy Spielmag (INT ; Spielmag, 2005a), aux U.S.A., l’image de la pomme est fréquemment utilisée pour signifier 'education'. Cela tient à l'ancienne coutume de rémunérer les enseignants en nature (la pomme étant assimilée à tout ce qu'on pouvait apporter au professeur, et le professeur étant assimilé à l'éducation). 49 Les travaux d’Umberto Eco sur les théories sémiotiques vont aussi dans ce sens. Le thème fondamental qui sous-tend les recherches d’Eco (2001) est que les théories sémiotiques en forme de «dictionnaire» doivent être reconsidérées par une sémiotique en forme d'«encyclopédie». L’encyclopédie enregistre des emplois sous forme de scénarios (ou frames ou scripts) et les scénarios seraient des schémas d’action et de comportement préétablis (des scénarios communs et des scénarios intertextuels, ou règles de genre). De fait, il n’existe pas de pure équivalence mais une implication entre le terme linguistique et ses interprétations possibles. Le même terme linguistique peut avoir une « valence sémantique différente » pour chaque contexte. Or, ces scénarios sont socialement codés, donc propre à un contexte culturel donné. On se rend donc compte que la traduction peine à rendre ce qui relève des connaissances tacites. Lorsque des connaissances sont codifiées, ces dernières continuent de véhiculer, grâce à la connotation, une part de connaissances tacites nécessaires à la pleine compréhension. En fonction de l’intensité du sens contenu dans la connotation, les traductions seront de plus ou moins grandes précisions. Pinchuk (1977) détermine quatre niveaux de précision : transfert de l’idée générale originale, transfert d’un niveau d’information suffisant, transfert de quasiment toute l’information, et (virtuellement) transfert de l’intégralité de l’information. Lorsque le contexte interculturel sera aussi multilingue le partage des connaissances devra donc compter avec les limites de la traduction. Plus le sens connoté aura une grande importance pour accéder aux connaissances du texte d’origine, plus il sera nécessaire d’expliciter ces sens connotés et de détailler le contexte auquel il est fait référence. Cela permettrait de maximiser le niveau de précision de la traduction en palliant partiellement l’absence de contexte préalablement partagé. Cette question intéressera tout particulièrement les pratiques de gestion des connaissances s’appuyant sur des « bases de connaissances » dont les entrées sont traduites dans plusieurs langues utilisées au sein de l’organisation. Nous avions vu dans la partie 2 de cet essai (§ 2) que s’assurer d’un contexte partagé entre émetteur et récepteur était un défi inhérent à la gestion des connaissances. Il ressort des paragraphes précédents que ce défi est rendu plus complexe lorsque s’y jumellent les barrières de langues. Ainsi, la barrière linguistique apparaît comme un des obstacles les plus évidents à une gestion des connaissances en milieu interculturel. Que l’on parle de connaissances codifiées ou de mises en relation de porteurs de connaissances tacites, le problème de communication, ou de transmission se pose. Et les réponses apportées par l’apprentissage d’une langue commune ou par l’emploi de traducteurs ne semblent pas en mesure de résoudre pleinement ce problème. Ce qui est probablement lié aussi au fait que « le langage est loin d’être le premier véhicule d’un message » comme le notent Hall et Hall (1990 : 10). En effet, au-delà du seul sens dénoté, il y a un sens connoté auquel l’accès, depuis une culture étrangère, ne s’acquiert que difficilement et lentement. De fait, réussir le partage de connaissances d’une langue à l’autre est un défi de taille pour une gestion des connaissances multilingues. 50 3.1.2.2. Au-delà de la barrière linguistique visible Nous essaierons dans les prochains paragraphes, à l’aide de la linguistique, de saisir pourquoi les traductions peinent à rendre le sens complet original. Nous aborderons ce qui, dans la langue, est à l’origine de cette difficulté afin de pouvoir envisager comment surmonter ou composer avec cet obstacle au partage des connaissances. Une langue est un instrument de communication, un code constitué en un système de règles communes à un même groupe. Il est important de préciser que le concept de langue (système de signes) est distinct du concept de langage (faculté humaine mise en œuvre au moyen d'un tel système), mais aussi du concept de parole (c'est-à-dire l'utilisation effective du système de la langue par les locuteurs) (Figure 8 : La langue, élément du langage. D’après Saussure (1995)). La langue n’est en fait qu’une partie du langage avec la parole (Saussure, 1995), un fait social propre à un groupe donné. Figure 8 : La langue, élément du langage. D’après Saussure (1995) Selon le dictionnaire de l’Académie Française (INT; Académie Française, 2005), la langue est un « système d'expression verbale qui est d'emploi conventionnel dans un groupe humain et permet à ses membres de communiquer entre eux ». Elle permet l’expression et la communication en s’appuyant sur des signes vocaux (langue orale), verbaux (langue écrite) et/ou gestuels (langue des signes). Une langue est donc un système de signes (§ 3.1.2.2.1) qui repose sur des conventions propres à un groupe humain (§ 3.1.2.2.2) et qui permet la communication entre les individus de ce groupe (§ 3.1.2.2.3), mais aussi contribue à l’articulation de la pensée (§ 3.1.2.2.4), cette dernière étant considérée par Platon comme le « dialogue de l’âme avec elle-même ». 3.1.2.2.1. La langue en tant que système Du point de vue de la linguistique, la langue est définie comme un système de signes. Deux principales théories du signe coexistent pour décrire ce système. Le dyiadisme au 51 sein des courants européens (Eco, Saussure,…), et le triadisme principalement au sein des courants anglo-saxons (Ogden et Richards, Peirce,…). Le signe dyiadique Selon Saussure (1995), la langue consiste en l’association d’un concept à une image auditive, c’est un système de signes unissant un sens à une image acoustique (Figure 9 : Le signe linguistique dyiadique selon Saussure (1995)). Figure 9 : Le signe linguistique dyiadique selon Saussure (1995) Le signe est l’unité de la langue, depuis Saussure il est assimilé au morphème (INT; Spielmag, 2005b) qui est la plus petite unité porteuse de sens. Un mot peut être composé d’un seul morphème (« boite »), plusieurs morphèmes (« in-évit-able-ment »), et parfois un seul morphème peut être composé de plusieurs mots (« cul-de-sac »). Le signe est composé d’un concept (signifié) et d’une image acoustique (le signifiant). Le signifiant, va au-delà du simple son matériel (le son en tant qu’onde), c’est une « empreinte psychique de ce son, la représentation que nous en donne le témoignage de nos sens » (Saussure, 1995 : 98). Le signifié est, lui, plus abstrait, c’est le concept associé au signifiant. Par exemple, le signifiant |table| aurait pour signifié « plateau reposant sur un ou plusieurs pieds ». L’implication mutuelle entre signifiant et signifié (la sémiosis) vue par Saussure (1995) fait abstraction du « mot » et de la « chose ». Cela diffère radicalement de la vision où les mots sont des étiquettes attachées aux objets. De plus cette association entre signifiant et signifié, concept et image acoustique, est un fait arbitraire. Cette association n’est pas naturelle ou innée, elle est un produit culturel, « un fait social propre à une communauté » (Saussure, 1995 : 32). Cela implique donc que d’une langue à une autre, il n’y a pas nécessairement d’équivalences pures, ce qui peut 52 s’avérer être un obstacle supplémentaire pour la gestion des connaissances lorsqu’il s’agit de faire interagir et communiquer des individus d’origines différentes. Toutefois, dans les théories postérieures, les divergences reposent sur l’inclusion ou non du référent dans le système. En effet, Saussure (1995) l’assimile avec les objets du monde et ne l’inclut pas dans son système contrairement à la conception triadique du signe que nous allons voir ci-après. Le signe triadique Avec Ogden et Richards (1936), le référent se trouve inclus dans le système donnant ainsi le système triadique (Figure 10 : Le signe triadique selon Ogden et Richards (1936)) qui est le plus connu et est articulé autour des signifiant, signifié et référent. Le référent est un objet du monde auquel un signe fait référence, en tant qu’il est déjà perçu à travers un filtrage cognitif et culturel. Il se distingue de l’objet en soi. Figure 10 : Le signe triadique selon Ogden et Richards (1936) Ce modèle sera plus tard raffiné par Peirce (1978) en opérant la distinction entre objet immédiat et objet dynamique. L’objet immédiat étant un référent fixé et limité, mais complété par un référent dynamique que le récepteur interprète grâce à son expérience. Peirce (1978) distinguera aussi les interprétants immédiat (sens susceptible de venir spontanément à qui connaît le code), dynamique (sens propre à chaque récepteur formé de manière unique dans le temps et l’espace.), et final (sens sur lequel tous les récepteurs peuvent s’accorder). Cette théorie permet de percevoir la différence entre dénotation (sens qui est dans le signe) et connotation (sens hors signe). Prenons par exemple l’expression « souveraineté » dont la dénotation est présente dans les dictionnaires en tant que « caractère indépendant d'un État qui n'est soumis à aucune autorité extérieure » mais qui a, au Québec, une connotation liée à la relation de la province avec le Canada, aux différents référendums sur la question, ou encore à un projet politique propre au Québec. C’est cette connotation qui a 53 un caractère culturel (et donc implicite) qui se transmet difficilement d’une culture à l’autre, et cela y compris lorsque deux individus sont supposés parler la même langue. 3.1.2.2.2. La langue en tant que convention au sein d’un groupe « Le signe linguistique est arbitraire » (Saussure, 1995 : 100) car l’association du signifiant au signifié est arbitraire. En effet, l’association entre image acoustique et sens résulte d’une convention propre à un groupe. Et le lien établi arbitrairement entre le signifiant et le signifié est immotivé (il n’y a aucune raison qui conduise à les associer), puisqu’un même concept peut être associé à des images acoustiques différentes selon les langues. Il n’y a pas de lien naturel. Parce qu’elle n’est pas innée, la langue et son articulation sont le résultat du choix d’un groupe d’individus considéré pour répondre aux besoins de ce dit groupe qui sont étroitement liés à la réalité vécue par ses membres. Ce n’est ainsi pas un hasard si les Inuits ont bien plus de mots que d’autres groupes linguistiques pour parler de la neige et de ses différents états. Ainsi, les mots des diverses langues ne sont pas simplement des signes différents qui renvoient à une même réalité. Le découpage de la réalité varie d’une culture à l’autre et la réalité d’un objet s’établit en fonction des expériences de chacun. Il y a de ce fait un défi pour la gestion des connaissances à faire communiquer et interagir des individus ayant différents découpages mentaux de la réalité. Il ne s’agit donc pas uniquement de dire les choses différemment mais de dire des choses différentes. Ce qui va dans le sens de Venzin (1998 in Holden (2001 : 159)) lorsqu’il affirme que les connaissances sont « crées dans des systèmes linguistiques différents, des cultures organisationnelles différentes, et des groupes de travail différents. Si le contexte change (c’est-à-dire la culture), les connaissances aussi ». Cela sous-entend que toutes les connaissances ne peuvent pas être partagées. Toutefois, les connaissances qui sont trop intensément liées à un contexte particulier ne présentent pas nécessairement un intérêt à être partagées faute d’être pertinentes hors de leur contexte d’origine. Ce qui nous renvoie au défi de l’identification des connaissances à partager. 3.1.2.2.3. La langue en tant qu’instrument de communication et de réflexion La communication et l’expression de la pensée ne sont pas la finalité de la langue mais du langage. Et le langage n’est pas simplement l’expression de la pensée, il en est aussi le point de départ, et l’instrument. Toutefois, la langue contribue à cette finalité en offrant un code partagé et donc compréhensible par un groupe donné. En tant qu’instrument du langage, la langue permet de coder des concepts afin de les relier entre eux et/ou de les communiquer. La pensée ne préexiste pas au langage et à la langue, mais elle est développée grâce au langage dans une langue donnée. 54 Cette problématique de réflexion et de développement de la pensée grâce au langage et à une langue donnée nous conduit ainsi à la question de la relation entre langue et connaissances que nous abordons ci-après. Nous avons postulé que la connaissance est la faculté qui permet de relier des informations en leur donnant du sens, et que les connaissances ou savoirs sont des éléments actionnables dans la prise d’une décision (§ 2.1.2.1.3). Nous allons voir ici plus en détail le lien qui unit les connaissances à la langue, car comme le rappelle Julien Green (1993 : 46), « une langue n'est pas seulement un moyen de s'exprimer, c'est une façon de penser, de voir le monde, laquelle ne peut pas toujours se rendre, sinon par des équivalences plus ou moins acceptables. » Nous poursuivrons donc dans le paragraphe suivant en envisageant comment la langue influe sur la création et le support des connaissances. 3.1.2.2.4. Relation entre langue et connaissances Les langues sont caractérisées par des structures grammaticales qui leur sont propres et qui organisent les idées et leur relation entre elles, telle que la conséquence, la dépendance, l’implication, la simultanéité, l’antériorité… D’une langue à une autre, l’organisation de la pensée et ce qui peut être pensé varient donc. L’hypothèse de Sapir-Whorf postule même que certaines pensées d’un individu dans une langue, mêmes traduites, ne peuvent pas être comprises par quelqu’un qui utilise une autre langue. Toutefois, la radicalité de ce déterminisme linguistique est remise en cause et contestée. Mais cela ne nie en rien le lien entre langue et connaissances. Selon Saussure (1995 : 155) « abstraction faite de son expression par les mots, notre pensée n'est qu'une masse amorphe et indistincte », et il ajoute que « sans le secours des signes, nous serions incapables de distinguer deux idées d'une façon claire et constante ». Toujours d’après Saussure (1995), la compréhension du message s’établit par l’opération de rapports syntagmatiques et associatifs qu’il définit comme suit (1995 : 171) : « Le rapport syntagmatique est in praesentia; il repose sur deux ou plusieurs termes également présents dans une série effective. Au contraire le rapport associatif unit des termes in abstentia dans une série mnémonique virtuelle ». C’est ce rapport associatif qui fait appel à des sens connotés et qui peut faire défaut en passant d’une langue à une autre. En effet, le rapport associatif dépend de référents culturels capables de générer une « comparaison mentale […] avec des éléments non présent dans l’espace » (Saussure, 1995 : 171). Donc, une langue reflète et fait appel au contexte et à l’environnement d’un groupe d’individus. Or la capacité à échanger des connaissances est liée à l’existence d’un contexte partagé. On peut donc en déduire que la diversité linguistique constitue une barrière de forme reflétant une différence de fond (le contexte culturel). Cela doit donc conduire à considérer, pour la gestion des connaissances, que la traduction seule n’est que le traitement d’un « symptôme » et qu’elle nécessitera d’être accompagnée par des actions visant à faire partager le contexte nécessaire à la compréhension. Faute de cela, l’échange se limitera au mieux à un transfert d’information. 55 Ainsi, à l’aide des théories du signe, on peut comprendre que lorsque deux interlocuteurs de contextes culturels distincts communiquent, l’absence de référents communs coupe le lien vers le sens connoté, un sens qui fait appel à des connaissances tacites, ce qui entraîne des transmissions incomplètes du sens, voire erronées. En effet, le récepteur ne peut plus exclusivement compter sur les référents qu’il a toujours eu l’habitude d’utiliser pour interpréter s’il veut accéder à l’intégralité du sens. On peut donc dans ce cas faire un parallèle avec l’environnement hostile défini par Gérard Verna (1989) comme « un environnement ne pouvant pas fournir à une organisation tout ce qu'elle a été habituée à recevoir pendant son évolution initiale » et parler de connaissances hostiles en ce qu’elles n’offrent pas au récepteur la possibilité d’utiliser les référents qu’il a toujours eu l’habitude d’utiliser. L’obstacle linguistique affecte donc essentiellement deux dimensions de la gestion des connaissances. D’une part la diffusion des connaissances est limitée lorsque la langue d’origine n’est pas connue de tous dans l’organisation. D’autre part l’absorption des connaissances peut aussi être affectée par l’imperfection des traductions (qu’elles soient réalisées par un tiers ou par le récepteur), cela à cause de l’absence de certains référents. Toutefois, si l’exposition d’un savoir codifié à un nouveau contexte culturel peut lui faire perdre une partie de son sens original, on peut envisager, inversement, que son exposition à un ensemble de référents nouveaux permettra de générer de nouvelles connaissances. En effet, Rodan (2002) a démontré que chez un manager l’accès à des connaissances hétérogènes était un facteur favorisant l’innovation (à condition que le manager évolue dans un réseau à relativement faible densité). Selon ce dernier (Rodan, 2002 : 162) : « The mechanism at work here seems to be one in which disparate knowledge is recombined rather than one in which information is brokered between managers ». L’exemple concret de la langue prouve empiriquement que l’interculturalité influe autant sur un plan visible, par exemple « je ne parle pas la même langue », que sur un plan moins immédiatement accessible, ou caché : « je ne comprends pas le sens de ce que tu me dis ». À ces premier et second plans, soit ceux de la dénotation et de la connotation, se greffe un plan autonome qui est celui du partage. À savoir que quand dénotation et connotation sont en opposition, la compréhension résulte de la communauté de pensée, soit le degré le plus éloigné de distance culturelle chez Huntington (1993). L’interculturalité comporte donc un certain nombre de dimensions cachées qui pourront avoir des répercussions sur la gestion des connaissances. 56 3.2. Les dimensions cachées de l’interculturalité Nous abordons maintenant un chapitre relatif aux obstacles liés aux différences culturelles qui ne paraissent pas au premier abord, souvent nommées « les dimensions cachées », et notamment les différences de valeurs et comportements, ou ce qu’Hall et Hall (1990) nomment les « dimensions implicites » des cultures. Pour cela, nous nous appuierons sur les travaux de Hofstede (1983, 1991) et Hall et Hall (1990). Rappelons que lorsque nous parlerons de culture d’un pays donné et des caractéristiques de cette culture, cela ne prétend nullement s’appliquer mécaniquement à l’ensemble de la population du dit pays. Nous parlons seulement de traits moyens. Nous chercherons à évaluer en quoi les écarts culturels, sur la base des caractéristiques fournies par ces derniers auteurs, peuvent complexifier l’organisation et la pratique de la gestion des connaissances. Ainsi en considérant les conditions favorables à l’exercice de la gestion des connaissances et du partage des connaissances, et à l’aide des cinq dimensions caractérisant une culture nationale selon Hofstede, nous essaierons d’envisager les obstacles qui peuvent se présenter (§ 3.2.1). Nous procéderons ensuite avec la même démarche pour envisager les conséquences des différences culturelles relatives à la communication non-verbale au sens de Hall et Hall (§ 3.2.2). 3.2.1. Les cinq dimensions d’Hofstede Hofstede (1983, 1991) s’est attaché à démontrer dans ses travaux l’importance des différences de valeurs, propres à chaque culture nationale, et de leur influence sur les modes de management. Jusqu’à ses travaux, la portée des différences culturelles était relativement négligée au profit d’une vision d’un management universel et des hypothèses de convergence. À travers ses études, Hofstede (1983) montre que les différences de valeurs, et de facto de comportements, sont le résultat d’une « programmation mentale », c’est-à-dire un conditionnement psychologique dû à la culture et véhiculé par l’éducation et l’expérience quotidienne avec ses pairs. Cette programmation mentale conditionne notre manière de décrypter et d’interpréter la réalité à la façon des scénarios socialement codés ou « frames » décrits par Eco (2001). À partir de son enquête mondiale, Hofstede (1983, 1991) a retenu cinq dimensions bipolaires pour caractériser une culture nationale, afin de réaliser des comparaisons globales : ⊇ Individualisme / Collectivisme (§ 3.2.1.1) ⊇ Forte ou faible distance hiérarchique (§ 3.2.1.2) ⊇ Forte ou faible aversion au risque (§ 3.2.1.3) ⊇ Masculinité / Féminité (§ 3.2.1.4) 57 ⊇ Orientation à court terme / Orientation à long terme (§ 3.2.1.5) Hofstede (1983) précise que les positionnements de chaque pays sur les dimensions reflètent la croyance moyenne dans le pays, et qu’en aucun cas cela ne signifie que tous les individus d’une culture donnée partagent tout ou partie de cette croyance moyenne. Nous allons aborder chacune de ces cinq dimensions en décrivant en quoi ces dernières consistent. Sur cette base, nous envisagerons en quoi la cohabitation de cultures différentes sur la dimension concernée peut influer sur la gestion des connaissances. Précisons qu’il ne s’agit en aucun cas de définir un profil culturel plus favorable à la gestion des connaissances ou de mettre en concurrence les cultures. Seules les conséquences de l’hétérogénéité culturelle concernent notre propos. 3.2.1.1. Individualisme / Collectivisme Cette dimension caractérise la relation qu’un individu a avec les autres individus. Elle manifeste le degré d’indépendance et de liberté des individus d’une société. Les cultures orientées vers l’individualisme valorisent l’autonomie, la responsabilité personnelle et l’initiative individuelle ce qui se reflète par une relative indépendance de l’individu par rapport au groupe. Inversement, les cultures orientées vers le collectivisme valorisent l’intérêt de la collectivité, la solidarité, le respect des obligations vis-à-vis du groupe, et la loyauté envers ce dernier, ce qui se manifeste par une relative dépendance au groupe. Les modes de communications sont aussi influencés par cette dimension dans le sens où les cultures individualistes auront une tendance à être plus franches et directes tandis que les cultures collectivistes privilégieront des relations plus policées pour ne heurter personne et éviter de faire « perdre la face » à un membre. Les pays typiquement orientés vers l’individualisme sont les États-Unis, la GrandeBretagne, les Pays-Bas, le Canada ou l’Australie alors que la Colombie, Taiwan, le Venezuela ou le Pakistan sont particulièrement orientés vers le collectivisme. Situées à michemin entre les deux idéaux-types, on retrouve les cultures espagnole, israélienne, japonaise ou indienne. Comptes tenus des spécificités des cultures individualistes et collectivistes, on peut raisonnablement s’attendre à ce que les sources de motivation à participer au partage des connaissances soient différentes selon l’orientation culturelle. Or selon Sveiby et Simons (2002), la présence de mesures concrètes incitant au partage des connaissances est une des caractéristiques d’un environnement collaboratif et propice aux échanges de connaissances. Il est donc pertinent de prendre en compte les différences dans le degré d’individualisme dans le choix des approches opérationnelles en gestion des connaissances. En effet, en toute hypothèse, on peut envisager que les individus issus de cultures orientées « collectivisme » soient plus enclins à partager leurs connaissances avec leurs pairs puisque cela sert l’intérêt du groupe et qu’ils privilégient cet intérêt. Inversement, le partage des connaissances nécessitera plus d’incitations personnelles pour 58 les cultures individualistes qui abonderont plus facilement dans le sens d’un échange s’ils y ont un intérêt propre. Ainsi, les motivations étant probablement distinctes, cela nécessiterait des approches et des systèmes incitatifs différenciés pour impliquer le plus grand nombre dans un processus de partage interculturel des connaissances. Toutefois, la cohabitation de plusieurs systèmes incitatifs distincts au sein de la même organisation pourrait aussi s’avérer source de troubles si les protagonistes de l’échange tirent un gain (monétaire ou non) différent et perçu comme inéquitable. Or, cela pourrait nuire à l’instauration d’un climat de confiance favorable au partage des connaissances. Nous avions identifié que la mise en œuvre de conditions propices au partage des connaissances était un défi pour la gestion des connaissances (§ 2.3.2). On peut, en toute hypothèse, considérer que ce défi sera renforcé et rendu plus complexe en milieu interculturel lorsque le degré d’individualisme des pays impliqués dans l’échange est disparate. 3.2.1.2. Forte ou faible distance hiérarchique Le niveau de distance hiérarchique reflète le degré d’inégalité et d’acceptation de cette inégalité dans une société. Dans une organisation, une forte distance hiérarchique se manifeste à travers la centralisation des décisions, un leadership autocratique et paternaliste, et une grande formalisation qui s’apparentent au mécanisme de coordination par supervision directe tel que décrit par Mintzberg (1990). De plus, l’apparat du pouvoir y est très marqué du fait de l’importance de la notion de statut. Inversement, une faible distance hiérarchique est reflétée par un management participatif, des relations plutôt informelles et un plus grand pouvoir d’initiative des membres, là encore on reconnaît un des mécanismes de coordination de Mintzberg (1990), soit l’ajustement mutuel. Les pays marqués par une forte distance hiérarchique sont entres autres la Malaisie, le Venezuela, l’Inde, et dans une certaine mesure, la France. La position de cette dernière est par ailleurs reflétée dans la pensée managériale du français Henri Fayol (1999), qui prône une vision pyramidale de l’entreprise très marquée par la notion de chaîne hiérarchique. Inversement, on retrouve une très faible distance hiérarchique dans les cultures autrichienne ou danoise, et une relativement faible distance hiérarchique dans des pays comme les États-Unis ou le Canada. En ce qui nous concerne, le degré de distance hiérarchique influera plus particulièrement sur les échanges de connaissances verticaux, entre un supérieur et ses subordonnés. Selon Sveiby et Simons (2002), la présence d’échanges de connaissances verticaux bilatéraux est un indicateur de l’existence d’un climat collaboratif favorable à la gestion des connaissances. Il est donc pertinent de prendre en compte les différences dans le degré de distance hiérarchique dans le choix des approches opérationnelles en gestion des connaissances. En effet, on peut raisonnablement envisager que les échanges de connaissances verticaux seront probablement plus faibles dans le cadre d’une culture à forte distance hiérarchique. D’une part, on peut s’attendre à une mainmise sur les 59 connaissances par le supérieur car elles sont en partie source de son pouvoir, de son statut (Helfer, Kalika et Orsoni, 2002) et donc d’un déséquilibre à son avantage qu’il cherchera à préserver. Mais, d’autre part, le coté paternaliste plaide aussi pour une diffusion unilatérale et descendante de certaines connaissances, probablement les moins stratégiques. En effet, les connaissances les plus stratégiques auront plutôt tendance à être conservées par le supérieur afin de demeurer le point de « réduction de l’incertitude », lieu de pouvoir selon March et Simon (1964). Inversement, le management participatif rencontré dans les cultures à faible distance hiérarchique devrait rencontrer moins d’obstacles culturels au partage vertical des connaissances puisque les échanges et les dialogues verticaux y sont plus présents. Ainsi, la propension à faire circuler les connaissances verticalement sera probablement différente d’une culture à l’autre, et devrait être, en toute hypothèse, fonction inverse du degré de distance hiérarchique. Du point de vue de la mise en œuvre de la gestion des connaissances, un contexte rassemblant des cultures ayant une approche différente de la distance hiérarchique devrait donc conduire à des mesures différenciées concernant l’incitation au partage des connaissances vertical. Par ailleurs, au sein d’une équipe interculturelle, des perceptions divergentes de la notion de distance hiérarchique pourraient engendrer des tensions. En effet, l’absence de réciprocité dans le partage des connaissances pourra frustrer les individus familiers avec une faible distance hiérarchique tandis que la recherche d’échanges de connaissances pourra être interprétée comme une remise en cause de son autorité et de son statut par un supérieur habitué à une forte distance hiérarchique. Tout comme la disparité sur le degré d’individualisme, des divergences sur la conception de la distance hiérarchique devraient donc rendre plus complexe le défi de mettre en œuvre des conditions propices au partage des connaissances. On peut aussi considérer que le défi de mettre en relation et en interaction les acteurs de l’organisation sera affecté et compliqué lorsqu’il s’agira d’échanges entre individus de statuts hiérarchiques différents. 3.2.1.3. Forte ou faible aversion au risque Le degré d’aversion au risque révèle le niveau de tolérance vis-à-vis de l’incertitude et la volonté de se prémunir du risque. Les cultures à forte aversion au risque perçoivent l’incertitude comme un danger et vont donc rechercher la sécurité à travers la technologie, les règles et lois, ou encore via le dogme (religieux ou idéologique). Ce besoin de sécurité par le formatage de son environnement se traduit nécessairement par un regard méfiant envers ce qui déroge à la norme, qu’il s’agisse d’un individu ou d’une idée. Inversement, une société tolérante à l’incertitude sera plus encline à prendre des risques car les changements qu’ils peuvent induire ne sont pas perçus a priori et par défaut comme dangereux. Une culture à faible aversion au risque permettra aussi une plus grande ouverture d’esprit sur la différence car elle ne la percevra pas comme une menace pour la norme établie, cette dernière étant considérée flexible. Parmi les pays typiquement à faible aversion au risque, on retrouve Singapour, ou la Jamaïque; les pays scandinaves et anglo-saxons ont eux aussi une aversion au risque 60 modérée. Inversement, les cultures latines sont plus réticentes au risque, tout comme le Japon ou la Turquie, la Grèce étant l’archétype de la culture à forte aversion au risque. Concernant la gestion des connaissances, la notion d’aversion au risque devrait essentiellement influer sur la priorité donnée entre création ou conservation de connaissances. En effet la création représente le choix de la nouveauté et donc de l’incertitude tandis que la conservation représente une sécurité, celle des « recettes qui marchent ». On peut donc en théorie s’attendre à ce que les cultures à faible aversion au risque soient plus tournées vers la création de connaissances, tandis que les cultures moins tolérantes à l’incertitude éprouveraient le besoin prioritaire de conserver les connaissances acquises via des systèmes de mémoire d’entreprise par exemple. Dans un contexte multiculturel, et hétérogène sur l’aversion au risque, il faudra donc, probablement, compter avec des attentes et des inclinaisons différentes vis-à-vis de la gestion des connaissances. De fait, la donne sera complexifiée au niveau de l’organisation de la gestion des connaissances puisqu’il faudra prendre en compte cette diversité d’attentes. 3.2.1.4. Masculinité / Féminité Hofstede (1983) définit la dimension Masculinité / Féminité comme le degré de différenciation des rôles professionnels et sociaux entre les sexes. Ce niveau de différenciation et d’attribution exclusive de rôles à un sexe est culturellement déterminé. Les sociétés dites masculines prévoient une distinction claire des rôles alors que les sociétés dites féminines s’orientent plus vers un maximum d’interchangeabilité des rôles. Les valeurs véhiculées dans les sociétés masculines sont liées à l’affirmation de soi, l’importance accordée à l’argent, l’apparat et à la réussite, l’ambition et la volonté de réalisation personnelle. Inversement, les sociétés féminines privilégient la qualité de vie, l’harmonie relationnelle, la modestie et le souci d’autrui au détriment du rôle du héros paradant. Le Japon est une société typiquement masculine, tout comme les pays germanophones et à un degré moindre certains pays latins comme l’Italie ou le Venezuela. À l’inverse, les cultures scandinaves sont nettement féminines. On peut s’attendre à ce que cette dimension de Masculinité / Féminité concerne la gestion des connaissances et plus particulièrement la motivation à participer au partage de connaissances. Par exemple, dans les pratiques de partage de connaissances comme celles via des forums, l’apport répété de contributions est source d’image pour celui qui diffuse ses savoirs. On peut ainsi envisager que ce gain en termes d’image sera plus valorisé au sein des cultures masculines plus attachées à l’apparat, et y favoriserait donc le concours à la diffusion des connaissances tandis que les sociétés féminines seraient, en théorie, moins réactives à ce type de motivation. Il est donc envisageable que l’incitation au partage des connaissances ne puisse s’appuyer sur les mêmes ressorts pour les cultures masculines et féminines. La mise en œuvre de programmes d’échanges de connaissances au sein d’une organisation multiculturelle devrait donc prendre en compte cette différence dans les sources de motivation afin d’inciter chacune des cultures à participer. Toutefois, comme nous l’avions envisagé à propos de la dimension Individualisme / Collectivisme, la 61 cohabitation de plusieurs systèmes incitatifs distincts au sein de la même organisation pourrait devenir un facteur de tension si la participation au partage des connaissances procure des avantages différents et perçus comme inéquitables. Une telle tension irait à l’encontre d’un climat de confiance nécessaire pour le partage des connaissances. Or, comme nous l’avions vu dans la partie 2 (§ 2), mettre en œuvre des conditions propices au partage des connaissances est un des défis inhérents à la gestion des connaissances. Et ce défi semble bien rendu plus complexe en contexte interculturel lorsque les motivations sont distinctes d’une culture à l’autre. 3.2.1.5. Orientation à court terme / Orientation à long terme Cette cinquième dimension, ajoutée une dizaine d’années plus tard (Hofstede, 1991), repose sur l’orientation temporelle et a été identifiée au cours d’une enquête sur les valeurs chinoises. Cette dernière a permis de mettre en évidence l’orientation à long terme qui caractérise les pays d’Asie de l’est marqués par la « dynamique confucéenne ». Les valeurs reliées à l’orientation à long terme sont étroitement liées à la philosophie de Confucius qui préconise la persévérance, le respect du rang, le sens de l’économie et du déshonneur. Inversement, les sociétés orientées sur le court terme valorisent la modernité et le présent, et les résultats rapides. Les changements peuvent y intervenir beaucoup plus rapidement puisque le respect de la tradition y est perçu comme moins primordial. Les pays fortement orientés à long terme sont donc évidemment les pays d’Asie de l’est comme la Chine, Hong-Kong ou encore le Japon. Parmi les cultures orientées vers le long terme, on trouve aussi, à un degré moindre, l’Inde et le Brésil. En revanche, parmi les sociétés fortement orientées à court terme on retrouve les pays occidentaux comme le Canada, les États-Unis et la Grande-Bretagne, mais aussi particulièrement les pays africains. L’orientation temporelle se manifestant, entre autres, par le degré d’acceptation du changement, on peut raisonnablement penser qu’elle aura une influence sur la priorité choisie entre conservation et création de connaissances. En effet, les cultures orientées sur le long terme véhiculent des notions de respect des traditions qui seront plus enclines à accorder plus d’importance à la conservation des connaissances, alors qu’inversement les cultures orientées à court terme devraient présenter une préférence pour la création de connaissances. Ainsi, même si les ressorts sont distincts, la problématique est semblable à celle des conséquences d’une aversion au risque différente. C’est-à-dire qu’il faudra tenir compte d’attentes et d’inclinaisons différentes vis-à-vis de la gestion des connaissances d’une culture à l’autre. La gestion des connaissances serait donc rendue plus complexe par le fait de devoir prendre en compte cette diversité d’attentes en termes de priorité à donner entre conservation et création. 62 Les différences culturelles mises en évidence à travers les cinq dimensions de Hofstede nous ont permis d’envisager trois facteurs avec lesquels la gestion des connaissances en contexte interculturel devrait compter : ⊇ Des différences de sources de motivation pour le partage des connaissances ⊇ Des différences dans les attentes vis-à-vis de la gestion des connaissances ⊇ Des conceptions différentes des relations humaines Ces facteurs semblent principalement affecter et complexifier deux des défis inhérents à la gestion des connaissances que nous avions considérés précédemment (§ 2). D’une part, des sources de motivation différentes devraient rendre plus complexe l’instauration de conditions propices au partage des connaissances (§ 2.3.2). Et d’autre part, des conceptions différentes des relations humaines devraient compliquer la mise en relation et en interaction des acteurs de l’organisation sensés communiquer afin de partager des connaissances. Les complexités interculturelles envisageables pour la gestion des connaissances semblent donc être de deux ordres différents : premièrement, une complexité dans l’organisation de la gestion des connaissances, et deuxièmement, une complexité dans les relations humaines. D’une part, les motivations et les comportements étant différents d’une culture à l’autre, la gestion d’ensembles hétérogènes sera plus complexe. D’autre part, l’interaction entre des protagonistes de cultures différentes est plus complexe, eu égard aux incompréhensions qu’il peut y avoir et aux conséquences qu’elles peuvent avoir sur le nécessaire climat de confiance. 3.2.2. La communication non-verbale selon Hall et Hall Nous avons convenu que la gestion des connaissances est un processus multidisciplinaire qui vise à exploiter au mieux les ressources immatérielles que sont les connaissances en gérant leur acquisition, leur identification, leur diffusion et leur utilisation (§ 2.1.2.2). Dans sa dimension de diffusion, la gestion des connaissances implique donc un processus de communication des connaissances, une communication qui peut s’opérer de manière intermédiée via des documents codifiés (people-to-documents) ou de manière directe d’individu à individu (person-to-person) (Hansen, Nohria, et Tierney, 1999). C’est dans cette optique relative à la diffusion des connaissances que nous nous intéresserons aux travaux de Hall et Hall (1990) sur la question de la communication transculturelle et de ses obstacles. D’après ces derniers, 50 à 90 % de l’information est véhiculée par des moyens non verbaux. Forts de ce constat, ils mettent en avant le rôle de la communication non verbale en tant que frein à la compréhension entre individus de cultures différentes. Selon eux, l’usage d’un mode de communication non verbale par un individu est déterminé par un « conditionnement culturel » suivant une logique proche de 63 ce que Hofstede (1981) appelle la « programmation mentale ». Toutefois, les auteurs prennent garde de ne pas généraliser mécaniquement leur propos et précisent qu’ils se référent à une population déterminée qui est constituée de « managers concernés par les échanges internationaux » (1990 : 11). Hall et Hall (1990) affirment que la facilité de compréhension entre deux individus de cultures différentes dépendra du degré de mise en phase de leurs systèmes culturels respectifs. Plus ceux-ci seront distants et différents, plus il sera difficile de les mettre en phase et d’établir une « interface fonctionnelle » de communication. Dans le cas d’une organisation agissant sur un terrain interculturel, Hall et Hall (1990) identifient différents facteurs affectant la difficulté de mise en phase de deux systèmes culturels (Figure 11 : Facteurs affectant la mise en phase de deux cultures d'après Hall et Hall (1990)). Figure 11 : Facteurs affectant la mise en phase de deux cultures d'après Hall et Hall (1990) Facteurs accroissant la difficulté de mise en phase Facteurs réduisant la difficulté de mise en phase 5a. Aptitude des managers 1. Distance culturelle entre deux marchés 2. Complexité des éléments d'un ensemble 3. Nombre de niveaux hiérarchiques 4. Degré de référence au contexte par le système culturel + + + + DIFFICULTÉ DE LA MISE EN PHASE - 5b. Congruence des composantes des deux organisations 6a. Degré de référence au contexte pour une activité 6b. Descriptibilité des tâches et activités 6c. Simplicité de l'organisation La difficulté de base pour l’individu réside dans la prise de conscience du caractère acquis (et non inné) des pratiques de communication, et de la part de ces pratiques intégrées de manière inconsciente (et qui ont tendance à être considérées, à tort, comme universelles). Pour caractériser cette part inconsciente, Hall et Hall (1990) opèrent une distinction entre culture acquise et culture apprise. La première est reçue avant la scolarisation et est 64 transmise à l’individu sur un mode plutôt passif et inconscient contrairement à la seconde qui est enseignée, véhiculée de manière plus active et consciente ce qui la rend plus aisément identifiable. Selon les auteurs, il existe un rapport variant de 1 pour 7 à 1 pour 9 entre culture apprise et acquise. Ces modes de communication non verbale intégrés par le « conditionnement culturel » se manifestent sous différentes formes selon Hall et Hall (1990) : le niveau de « référence au contexte », et la perception de l’espace et du temps. Parmi ces trois caractéristiques, nous ne retiendrons que les deux qui nous semblent avoir les implications les plus pertinentes en termes de gestion des connaissances : la différence dans le degré de référence au contexte (§ 3.2.2.1), et la différence de perception du temps (3.2.2.2). 3.2.2.1. Implications des différences de degré de référence au contexte D’après Hall et Hall (1990), le mode de communication d’une culture se situe sur un axe qui va d’une forte référence au contexte à une faible référence au contexte. Le contexte représente toutes les informations, formulées ou non, qui ont trait à un événement et qui sont indissociables de celui-ci. Hall et Hall (1990) parlent de forte référence au contexte (C+) lorsque la référence à ce dernier est implicite (l’émetteur suppose que le récepteur dispose des référents nécessaires à la compréhension du message et qu’il les utilisera). Dans le cadre d’une forte référence au contexte, l’information est implicite et informelle et les flux d’informations sont plus multidirectionnels et spontanés. La communication y est à la fois, officielle et officieuse, avec une tendance d’aller aux faits directement. Cette diffusion large de l’information permet aux individus d’être « imprégnés » du contexte, ce qui explique la facilité à y faire référence. Inversement la référence au contexte sera considérée comme faible (C-) lorsque cette dernière est explicite (l’émetteur donne tous les détails nécessaires). La différence de référence au contexte d’une culture à l’autre dépend de la fluidité de la circulation de l’information et de ses canaux de diffusion. Lorsque l’information circule par des canaux formels et hiérarchiques, comme c’est le cas chez les cultures à bas contexte, elle est explicite, formelle, et complète afin de distribuer l’ensemble des informations nécessaires à la connaissance et à la décision. Selon Hall et Hall (1990), les cultures anglo-saxonnes (Allemagne, États-Unis,…) et scandinaves font peu référence au contexte, à l’inverse des cultures méditerranéennes ou extrême-orientales. Par exemple les cultures française et japonaise sont considérées comme faisant fortement référence au contexte. L’instauration d’un contexte partagé entre les acteurs du partage des connaissances est un défi de la gestion des connaissances comme nous l’avons vu précédemment (§ 2). En effet, plus large est le contexte partagé entre deux individus, plus grande sera leur capacité à accéder à leurs connaissances spécifiques réciproques. Ainsi, la notion de référence au contexte devrait intéresser la gestion des connaissances, et a fortiori lorsque ce concept peut s’apparenter à une référence à des connaissances implicites. Lesquelles sont nécessaires à la compréhension du message, à l’accès à un sens complet. On peut donc présager que l’interaction et le partage de connaissances entre individus qui n’ont pas recours au contexte dans les mêmes proportions pourront pâtir de ce décalage culturel. 65 D’une part, les messages d’un individu (C+) paraîtront incomplets à un individu (C-) puisque le contenu du message n’est pas autonome, qu’il nécessite des informations externes au message et qui font partie d’un contexte dont l’individu C- est peu ou moins imprégné. Ainsi, les messages d’un individu C+ à l’attention d’un autre de culture Cpourront paraître ambigus, approximatifs et donc difficilement interprétables dans des conditions favorables. D’autre part, dans la situation inverse (d’un individu C- à un individu C+), l’abondance d’informations peut conduire à « noyer » l’essentiel du message parmi des détails. En conséquence, une utilisation différente de la référence au contexte peut donc rendre plus complexe le partage des connaissances. À plus long terme, on peut aussi envisager que cette complexité puisse s’accroître en y ajoutant une détérioration des relations humaines du fait des incompréhensions liées à un niveau de référence au contexte inattendu de la part du récepteur. En effet, comme le relèvent Hall et Hall (1990 :53) : « être accablé d’informations que l’on détient déjà peut être perçu comme une humiliation. En recevoir trop peu laisse facilement imaginer une volonté d’exclusion ». Or ce genre de situation est de nature à desservir le climat de confiance nécessaire au partage des connaissances. On peut donc considérer que le défi de mettre en œuvre des conditions propices à la gestion des connaissances sera plus complexe dès lors que les acteurs du partage n’ont pas la même relation au contexte dans leur communication. Ainsi, ces différences de mode de communication non verbale peuvent avoir un impact direct sur la qualité de l’échange, mais aussi sur la relation humaine, ce qui, in fine, nuira aussi au partage de connaissances. 3.2.2.2. Implications des différences de perception du temps Selon Hall et Hall (1990), la perception du temps varie d’une culture à l’autre. Ils distinguent deux types de perception du temps : le temps monochrone et le temps polychrone. Chez les monochrones, le temps est perçu d’une manière linéaire et séquentielle. Les activités sont réalisées une par une, les unes à la suite des autres en suivant un programme rigoureux et méthodique, et en respectant le plus scrupuleusement possible des délais pour terminer chaque tâche. À l’inverse, chez les polychrones, plusieurs activités peuvent être menées simultanément, les séquences de travail sont sujettes à de fréquentes interruptions car on accorde plus d’importance à la réactivité aux évènements extérieurs, à l’adaptabilité et la flexibilité, ainsi qu’à la qualité des relations humaines. Ces notions de perception du temps sont reliées au degré de référence au contexte. En effet, de la monochronie ou de la polychronie dépendra en partie la manière dont circulera l’information. Suivant Hall et Hall (1990), les informations circulent généralement de façon plus fluide et informelle (et les individus y sont plus réceptifs) au sein de réseaux où l’interaction est plus intense comme chez les polychrones, ce qui explique leur possibilité de faire référence implicitement au contexte. 66 Lorsque les échanges de connaissances impliquent une interaction directe, ou un dialogue, entre un monochrone et un polychrone, on peut envisager que la différence de perception du temps rendra la relation interpersonnelle et la communication plus complexe. En effet, la simultanéité des tâches effectuées par le polychrone peut engendrer des interférences perturbantes pour un individu monochrone lorsque ces deux derniers sont engagés dans une discussion. Alors que le monochrone se consacrera exclusivement au partage des connaissances sur un sujet précis et donné, la multiplicité des tâches en cours du polychrone et les interruptions fréquentes pourront lui paraître déroutantes. De fait, la différence de perception du temps entre deux individus peut altérer la qualité d’un échange de connaissances. De plus, de la même manière que décrit précédemment, dans le cas d’une différence de référence au contexte, cette différence culturelle peut être source de tensions dans le sens où un monochrone pourrait, par exemple, interpréter l’attitude du polychrone comme une marque d’irrespect. Or, de telles conditions peuvent limiter la confiance nécessaire au partage des connaissances. Ainsi, ces différences de perception du temps peuvent influer sur la qualité de l’échange et sur la confiance interpersonnelle, ce qui n’ira pas dans le sens d’un climat favorable au partage de connaissances. À l’aide des travaux de Hall et Hall sur la communication transculturelle, et plus particulièrement dans sa dimension non-verbale, nous avons pu envisager que les différences culturelles rendent la gestion des connaissances plus complexe par l’ajout d’obstacles. Des obstacles dans la communication, mais aussi dans la relation humaine. En effet, les différences dans la référence au contexte peuvent nuire à la compréhension réciproque des protagonistes du partage des connaissances en les confrontant à des messages qu’ils percevront comme flous ou surchargés en informations. De plus, les différences de perception du temps peuvent avoir un impact négatif sur la qualité de la communication et de la relation interpersonnelle. De fait, outre le préjudice direct sur la qualité de la communication des connaissances, les incompréhensions peuvent aussi engendrer des tensions préjudiciables au climat de confiance que nécessite le partage des connaissances. Nous avons tenté d’appréhender les dimensions cachées de l’interculturalité et leur impact sur l’organisation et la pratique de la gestion des connaissances dans ce chapitre (§ 3.2). Nous avons donc recherché en quoi les différences culturelles, dans les approches de Hofstede et Hall et Hall, peuvent complexifier l’exercice de la gestion des connaissances. Sur la base des travaux de ces chercheurs reconnus sur la question de l’interculturalité, nous avons pu envisager différents facteurs pouvant affecter la gestion des connaissances : ⊇ Des sources de motivation différentes pour le partage des connaissances 67 ⊇ Des attentes différentes vis-à-vis de la gestion des connaissances (création / conservation) ⊇ Des conceptions différentes des relations humaines (notamment sur les degrés d’individualisme, de distance hiérarchique, ou encore de masculinité) ⊇ Des modes de communication non verbale différents (avec une référence contexte plus ou moins forte) Ajoutons que ces différences peuvent impliquer la nécessité de faire cohabiter des mesures distinctes selon les cultures, ce qui rend de facto la gestion des connaissances plus complexe. En effet, de ces différences, et des incompréhensions qu’elles engendrent, peuvent aussi naître des tensions peu propices à un climat de confiance. De plus, ces dimensions cachées s’additionnent aux dimensions envisagées sur Les a priori de l’interculturalité (§ 3.1). D’une part, elles viennent préciser et spécifier le possible choc des cultures évoqué précédemment (§ 3.1.1). D’autre part, nous avions aussi vu l’importance de la question de la langue (§ 3.1.2). La diversité linguistique présentant une barrière de prime abord, mais reflétant et intégrant la diversité des cultures, et des modes de pensée. Ainsi, la réflexion menée nous a conduit à penser que les contextes interculturels peuvent être sources de complexités de diverses natures pour la gestion des connaissances au sein des organisations. Et que les défis de la gestion des connaissances s’en trouvaient probablement renforcés, tant par des facteurs visibles et directement préhensibles tels la langue que par des éléments moins visibles de prime abord comme la communication nonverbale, ou la « programmation mentale ». Ces complexités sont le fruit de l’accumulation de détails ou de barrières plus sérieuses (comme la langue), mais semblent pouvoir se traduire tant par des obstacles (difficulté de communication, difficulté à transposer des connaissances et pratiques dans une autre culture,…) que par des avantages (création et accès à de nouvelles connaissances, …). Et pour tirer bénéfices des opportunités de ce contexte, cela suppose d’admettre cette interculturalité en tant que telle et d’encourager l'interaction entre les cultures, les échanges et la communication. L’organisation et ses membres doivent pour cela reconnaître et accepter la réciprocité des cultures. Qu’en est-il sur le terrain ? Comment les complexités liées à l’interculturalité se manifestent-elles dans les pratiques de gestion des connaissances et qu’en est-il de leur perception par les acteurs sur le terrain ? Comment ces obstacles et ces avantages se traduisent-ils au sein des organisations ? C’est ce que nous aborderons dans la prochaine partie (§ 4.Étude de cas : Ernst & Young) à travers l’étude du cas d’Ernst & Young, firme de conseil présente dans plus de 140 pays. Sans tenter un difficile exercice de généralisation, nous essaierons de faire ressortir une expérience, celle vécue à cet égard par un acteur que l’on peut logiquement considérer comme concerné par cette question de la gestion des connaissances en milieu interculturel de par son secteur d’activité et sa présence mondiale. 68 4. Étude de cas : Ernst & Young Le croisement entre la littérature sur la gestion des connaissances, le management interculturel et d’autres disciplines d’intérêt pour la notion d’interculturalité nous a permis d’envisager pourquoi et comment la gestion des connaissances pourrait être plus complexe en contexte interculturel. Nous avons considéré qu’en gestion des connaissances, l’interculturalité pourrait se traduire par des difficultés de communication tant du fait des différences de langues, de l’absence de référents culturels communs, ou de conceptions hétérogènes des relations humaines. À ces complexités de communication, nous avons aussi envisagé que viennent s’ajouter des complications liées à des attentes divergentes vis-à-vis de la gestion des connaissances, ou encore au fait que les sources de motivation à partager les connaissances peuvent être distinctes. Après une première analyse théorique (§ 2 et § 3), nous allons tenter de compléter notre propos à l’aide d’un cas, celui d’une firme de dimension internationale et œuvrant dans un secteur à forte intensité en connaissances. Nous commencerons cette partie en présentant et justifiant la méthodologie retenue pour cette recherche (§ 4.1), puis nous appliquerons notre méthodologie pour analyser et interpréter les données que nous avons collectées sur la firme Ernst & Young (§ 4.2). 4.1. Méthodologie Le présent chapitre a pour but de présenter la méthodologie que nous utiliserons ultérieurement (§ 4.2) pour répondre à notre problématique. Selon Quivy et Van Campenhoudt (1995), cette méthodologie se doit de répondre à trois questions : Observer quoi (§ 4.1.1) ? Observer sur qui (§ 4.1.2) ? Observer comment (§ 4.1.3) ? Ce sera l’objet de nos trois prochaines sections. 4.1.1. Observer quoi ? Selon Quivy et Van Campenhoudt (1995), la méthodologie de recherche doit définir les données pertinentes en regard de l’objet étudié. Cette section vise donc à définir les données qui seront collectées et analysées afin d’apporter des éléments de réponse à notre question de recherche. 69 Dans notre cas il s’agit d’étudier en quoi un contexte interculturel peut rendre la gestion des connaissances plus complexe, comment se traduit cette complexité et sur quoi débouche-t-elle (quels avantages ? quels inconvénients ?) pour l’organisation, comment ces obstacles et avantages sont-ils appréhendés au sein des firmes ? Il s’agit donc, d’une part de recueillir les données révélant le caractère interculturel du cas étudié, et d’autre part de collecter les données relatives à la complexification de la gestion des connaissances par le fait de l’interculturalité. Revenons tout d’abord sur le concept d’interculturalité. Elle peut se concevoir comme un contexte qui met en contact et en interaction des individus de cultures différentes. Mais la présence d’un contexte interculturel n’est pas directement observable puisque la notion de culture n’est, elle-même, pas préhensible en tant que tel. Toutefois, pour caractériser un contexte interculturel, on peut observer les indicateurs suivants : la présence de différents pays (à l’instar de Hofstede) et de différentes langues au sein d’une relation à l’intérieur d’une organisation. Cette approche présente évidemment une limite en ne prenant pas en compte tous les cas de multiculturalisme, notamment au sein d’un même pays. Cependant, elle présente l’avantage d’être plus préhensible. Dès lors que le contexte interculturel sera caractérisé nous pourrons nous intéresser aux complexités qu’il ferait naître pour la gestion des connaissances. Mais, comme pour la présence d’un contexte interculturel, les conséquences de ce dernier sur la gestion des connaissances ne sont pas directement observables. En revanche, au niveau de la firme, on peut observer si cette dernière fait des efforts particuliers pour gérer les conséquences de l’interculturalité dans la gestion des connaissances : ⊇ Que fait-elle pour dépasser les obstacles de l’interculturalité que sont les différences de langues, de référents culturels, ou des conceptions des relations humaines ? ⊇ Que fait-elle face à des individus ayant des attentes divergentes vis-à-vis de la gestion des connaissances, ou encore au fait que les sources de motivation à partager les connaissances peuvent être culturellement hétérogènes. Après avoir défini les données que nous devrons observer, nous poursuivrons dans la prochaine section en déterminant sur qui nous observerons ces données. 4.1.2. Observer qui : pourquoi Ernst & Young ? Afin d’étudier en quoi un contexte interculturel peut rendre la gestion des connaissances plus complexe, nous avons décidé de faire porter nos observations sur une organisation concernée par la gestion des connaissances et l’interculturalisme. 70 Pour cela, il s’agira d’étudier une organisation présente au sein de plusieurs pays et qui porte une attention particulière aux connaissances et à la gestion des connaissances. Le choix d’une firme internationale œuvrant dans l’industrie du conseil et de la consultation nous est apparu pertinent puisqu’il s’agit d’un secteur d’activité où les connaissances sont plus qu’ailleurs à la base du métier (secteur dit à « haute intensité de connaissances ») et que la gestion des connaissances y est souvent plus développée qu’au sein d’autres secteurs. À titre d’exemple, dans l’enquête menée en 2001 par Earl (2002) sur les pratiques de gestion des connaissances au Canada, il ressort que les entreprises spécialisées en services de conseils en gestion et de conseils scientifiques et techniques se classaient premières dans l’utilisation de pratiques de gestion des connaissances (14 pratiques utilisées) tandis qu’en moyenne, les entreprises de chacun des cinq sous-secteurs étudiés (foresterie et exploitation forestière; fabrication de produits chimiques; fabrication de matériel de transport; grossistes-distributeurs de machines, de matériel et de fournitures; et services de conseils en gestion et de conseils scientifiques et techniques) en ont utilisées 11 (sur les 23 suggérées dans le questionnaire). Parmi les différentes entreprises correspondant à ce profil de firme de l’industrie du conseil opérant au sein de plusieurs pays, nous avons décidé de nous orienter sur Ernst & Young. Cette firme nous semble un choix pertinent pour les raisons suivantes : ⊇ Ernst & Young est une firme d'un secteur dit à « haute intensité de connaissances » ⊇ Ernst & Young est une firme reconnue pour son habileté en gestion des connaissances. Cette habileté a été récemment récompensée par une 6ème place au prix MAKE (Most Admired Knowledge Enterprise) dont l’enquête est conduite par Teleos en collaboration avec KNOW Network (INT ; Ernst & Young France, 2006b). ⊇ Ernst & Young dispose d'une présence dans plus de 140 pays (INT ; Ernst & Young International, 2006) sur les cinq continents (voir Annexe 1 : Présence mondiale d’Ernst & Young). ⊇ Ernst & Young se prévaut de sa capacité à offrir à ses clients les connaissances et les compétences de son réseau de plus de 100 000 collaborateurs à travers le monde (INT ; Ernst & Young France, 2006a). ⊇ Ernst & Young dispose d'une politique de gestion des connaissances à l'échelle internationale avec notamment un chef global de la connaissance en la personne de Tim Curry. De par son profil, Ernst & Young apparaît donc comme une organisation intéressante afin d’étudier en quoi un contexte interculturel peut rendre la gestion des connaissances plus 71 complexe. Nous verrons dans la section suivante comment nous observerons les données sur la firme Ernst & Young. 4.1.3. Observer comment : le choix de l’étude de cas Nous décrirons dans cette section notre stratégie de recherche. Dans un premier temps nous justifierons le recours à une étude de cas (§ 4.1.3.1), puis nous déterminerons comment nous avons procédé pour mener cette étude de cas en déterminant le type de recherche choisi (§ 4.1.3.2) et les modalités de recueil des données (§ 4.1.3.3). 4.1.3.1. Pourquoi une étude de cas ? Nous cherchons à déterminer pourquoi et comment un contexte interculturel rendrait-il l’exercice de la gestion des connaissances plus complexe. Comment les complexités liées à l’interculturalité se manifestent-elles dans les pratiques de gestion des connaissances ? Comment ces obstacles et ces avantages sont-ils appréhendés au sein des organisations ? Ces questions de recherche ne sont pas formulées de manière à évaluer des covariations de niveaux entre des variables. De plus, les données recherchées sont d’ordre qualitatif (« pourquoi », « comment »). Selon Mace et Pétry (2000), la nature de la question de recherche et des données sur lesquelles nous travaillons justifie une recherche qualitative et plus particulièrement le recours à une étude de cas. De plus, selon Hlady Rispal (2002), l’étude de cas est une des méthodes de recherche qualitative les plus employées en gestion car « elle s’adapte bien à l’étude d’une organisation ». 4.1.3.2. Quel type de recherche ? Dans le cadre de cet essai, nous ne cherchons pas à quantifier un phénomène mais à comprendre un processus. Étant donné que les travaux de recherche sur la gestion des connaissances en milieu interculturel sont encore peu nombreux (Holden, 2001 ; Desouza et Evaristo, 2003 ; Glisby et Holden, 2003), la logique de recherche laissera place à la découverte et à la construction de sens. Nous nous situerons dans le cadre d’une recherche qualitative inductive qui prendra appui sur l'étude d’un cas unique. L’étude de cas unique sert à décrire en profondeur un phénomène de façon à vérifier la vraisemblance des explications théoriques de ce phénomène. Elle permet de confirmer, réfuter ou compléter une théorie. C’est ce que nous tenterons de faire avec les propositions théoriques que nous avons construites dans les deux premières parties de cet essai qui nous ont conduit à penser que la gestion des connaissances serait plus complexe en contexte interculturel. Cette complexité ayant théoriquement des origines culturelles diverses (langues, valeurs, comportements), mais 72 aussi des répercussions à différents niveaux (tant du point de vue de l’organisation de la gestion des connaissances, que dans les relations interculturelles). Selon Yin (1990), notre démarche fait partie de celles dans lesquelles le recours à un cas unique peut être préconisé. Yin préconise le recours au cas unique dans trois cas : lorsque le chercheur souhaite confirmer, réfuter ou compléter une théorie, lorsque le cas présente un caractère unique, et lorsqu’il s’agit d’un phénomène qui n’était pas encore accessible à la communauté scientifique. 4.1.3.3. Documentation et sources d’informations utilisées Nous avons procédé à une observation de documents de la firme et sur la firme. Nous avons restreint notre collecte de données à cette méthode en raison des limites de nos ressources (temps et argent). L’observation documentaire présente l’avantage de mobiliser peu de ressources de temps et d’argent, pour la collecte des données. Toutefois la limite de l’observation documentaire dans notre cas tient au fait que les documents traitant précisément de notre sujet d’étude sont rares et que la manipulation de données qui ne sont pas nécessairement en totale adéquation avec nos objectifs de recherche peut altérer la fiabilité de ces dernières. La période de consultation des données documentaires court de septembre 2005 à mars 2006 et concerne des documents faisant référence aux questions de l’interculturalité et/ou de la gestion des connaissances chez Ernst & Young sans délimitation de la période couverte. Les publications observées ont été, en priorité, celles parues dans des revues avec comité de lecture (sélectionnées depuis la base de données Proquest – INT; Proquest, 2006) et celles issues des documentations produites par Ernst & Young. La sélection de la littérature et des publications observées est définie plus en détail en annexe (voir l’Annexe 3 : Documentation sollicitée pour l’étude de cas). Notre stratégie de recherche est donc basée sur l’étude d’un cas unique, celui de la firme Ernst & Young, et se positionne dans une logique de recherche qualitative inductive dont le but sera de confirmer, réfuter ou compléter les propositions théoriques que nous avons émises concernant la complexité de la gestion des connaissances en milieu interculturel. À l’aide d’observations documentaires, nous avons cherché des données afin de mieux comprendre en quoi un contexte interculturel peut rendre la gestion des connaissances plus complexe, comment se traduit cette complexité et sur quoi débouche-t-elle pour l’organisation. Le prochain chapitre présentera notre analyse et notre interprétation à l’égard des données recueillies sur et auprès de la firme Ernst & Young. 73 4.2. Analyse et interprétations Nous avions vu dans les parties 2 et 3 de cet essai (§ 2 et § 3) que l’on pouvait raisonnablement envisager qu’un contexte interculturel rende la gestion des connaissances plus complexe. Une interculturalité qui, en se manifestant à travers les différences de langues, d’environnement ou de comportement, pourrait se traduire tant par des obstacles à un partage des connaissances efficace, que par des opportunités de création de nouvelles connaissances. En effet, les différences culturelles rendent la communication plus complexe, mais offrent une hétérogénéité potentiellement créatrice. Aussi, afin de compléter notre compréhension des complexités de la gestion des connaissances en milieu interculturel, nous nous intéresserons dans ce chapitre à l’étude du cas de la firme Ernst & Young qui est constituée d’un réseau de plus de 100 000 collaborateurs répartis dans 140 pays pour saisir comment la firme appréhende l’interculturalité qui caractérise son réseau mondial. Pour cela, nous commencerons par introduire la firme Ernst & Young, en présentant dans un premier temps la compagnie, ses caractéristiques et chiffres-clés ainsi que sa gestion des connaissances (§ 4.2.1) pour pouvoir appréhender par la suite comment elle aborde la complexité de l’interculturalité dans cette activité (§ 4.2.2). 4.2.1. Introduction à Ernst & Young “To deliver world-class audit, risk advisory, tax, and transaction services” Ernst & Young se définit comme un des chefs de file mondiaux des services professionnels (INT ; Ernst & Young Canada, 2006a). Selon son Chef de la Direction, James S. Turley, James S. Turley (Ernst & Young, 2004), une des missions Chef de la Direction d’Ernst & Young centrales d’Ernst & Young est d’offrir à ses clients des (Global Review – 2004) services en audit, en risques d’affaires, en fiscalité, et des services consultatifs transactionnels de classes mondiales. Nous verrons ci-après les grandes lignes qui caractérisent la compagnie (§ 4.2.1.1) et ses structures et programmes reliés à la gestion des connaissances (§ 4.2.1.2) 4.2.1.1. Organisation et chiffres-clés Ernst & Young est le fruit du rapprochement de nombreux cabinets comptables et d’audit de par le monde, et ce depuis plus d’un siècle. La structure internationale de la firme reflète le fait que les réglementations qui régissent sa profession varient d'un pays à l'autre et requièrent l'existence d'entités nationales agréées dans leur pays respectif. Toutefois ce 74 réseau mondial est intégré et coordonné par le biais d'une structure de gouvernance globale (Ernst & Young Global Limitée) pour appliquer des méthodes, politiques, procédures et systèmes cohérents et convergents (Voir Annexe 2 : Organigramme d’Ernst & Young Global). Jusqu’en 2000, Ernst & Young opérait une activité de conseil en management cédée depuis à Cap Gemini. Aujourd’hui, la firme opère trois lignes de services globales : ⊇ Certification et Services consultatifs (audit, gestion du risque) ⊇ Fiscalité (taxes, services juridiques,…) ⊇ Services consultatifs transactionnels (conseil en financement, soutien à l’opération, restructuration,…) Ernst & Young sert principalement sept industries : Énergie, produits chimiques et services publics; Services financiers; Services de Santé; Produits industriels; Commerce de détail et produits de consommation; Immobilier, accueil et construction; Technologies, communications, et divertissements. Les activités de la firme ont généré près de 17 milliards de dollars US de revenus en 2005. La réalisation de ces activités a mobilisé près de 107 000 personnes dispersées dans 140 pays. Ces pays sont répartis par Ernst & Young en sept grandes zones qui ont en commun des marchés, des proximités culturelles, géographiques, et/ou linguistiques : Europe continentalo-occidentale (incluant l’Afrique francophone), Europe centrale, Europe du nord (incluant le Moyen-Orient et l’Afrique anglophone), Océanie, Amériques, Japon, et Extrême-Orient (Voir détail en Annexe 1 : Revenus par lignes de services (en millions USD) Année Fiscale 2005 Lignes de services Certification et Services consultatifs Services de Fiscalité Services consultatifs transactionnels Autres Sous total Éliminations 11 131 4 489 1 667 180 17 467 -565 Total 16 902 Collaborateurs par lignes de service Année Fiscale 2005 Lignes de services Certification et Services consultatifs Services de Fiscalité Services consultatifs transactionnels Autres services aux clients Sous total - Services aux clients Soutiens aux cœurs de métier Total 56 162 18 051 6 151 2 336 82 700 23 950 106 650 Collaborateurs pas zones géographiques Année Fiscale 2005 19% 35% 11% 15% 20% Amériques Extrême-Orient, Japon et Océanie Europe Centrale Europe continentalo-occidentale Europe du Nord Source : Global Review 2005 75 Présence mondiale d’Ernst & Young). 4.2.1.2. La gestion des connaissances chez Ernst & Young Ernst & Young est reconnue comme un des chefs de file et précurseurs en gestion des connaissances. Les initiatives en la matière y ont été formalisées dès le début des années 1990 et notamment à travers les plans « Future State ‘97 » (Davenport, 1997) et « Future State ‘2002 » (Pollard, 2000). Nous verrons ci-après quelles approches ont été retenues chez Ernst & Young en matière de gestion des connaissances, puis quelles structures ont été mises en place pour soutenir cette dernière. 4.2.1.2.1. Approches relatives à la gestion des connaissances “Knowledge is any intangible resource of a business that helps its people do something better than they could do without it” Nous avions vu précédemment (§ 2.1) que la définition des connaissances était un enjeu primordial. Commençons donc par présenter la définition retenue chez Ernst & Young à travers celle de Dave Pollard, Dave Pollard, Chef de la connaissance (Chief Knowledge Officer ou Chef de la connaissance d’Ernst & CKO) d'Ernst & Young Canada de 1994 à 2003 : « les Young Canada de 1994 à 2003 connaissances sont toute ressource intangible d'une (Anonyme, 2000) entreprise qui permet à ses collaborateurs de faire mieux que ce qu'ils pourraient faire sans cette ressource » (Anonyme, 2000). Une définition assez large qui peut théoriquement recouvrir les notions d’informations et de données, mais aussi des outils et méthodes, qu’ils soient théoriques ou intégrés à des solutions logicielles. Par ailleurs, selon Werr et Stjernberg (2003), Ernst & Young se situe dans une approche où les connaissances sont considérées comme « théoriques », c’est-à-dire abstraites et explicites, et les compétences de la compagnie reposent sur les méthodes organisationnelles, les outils, et autres manuels. Cette perception de « connaissances théoriques » se définit par rapport aux « connaissances pratiques » qui font référence à des connaissances tacites et contextualisées. Toujours selon Werr et Stjernberg (2003), mais aussi Hansen et al, (1999), cette vision correspond à un objectif d’efficacité et de réutilisation des connaissances dans une approche de codification de ces dernières et de production des services standardisée. Cette stratégie orientée sur l’efficacité et l’accélération de la livraison des solutions auprès des clients était formalisée dès 1995 à travers l’approche « Accelerated Solutions Environments » (Davenport, 1997). 76 Cette approche basée sur la codification et la réutilisation des connaissances suppose, a priori, peu ou pas d’interaction directe entre le « producteur » et le « consommateur » de connaissances, ce qui est confirmé par Ralph Poole, Directeur du Center for Business Knowledge d’Ernst & Young : After removing client-sensitive information, we develop 'knowledge objects' by pulling key pieces of knowledge such as interview guides, work schedules, benchmark data, and market segmentation analyses out of documents and storing them in the electronic repository for people to use. This approach allows many people to search for and retrieve codified knowledge without having to contact the person who originally developed it. (Hansen et al., 1999 : 108). Toutefois, cette approche principale n’est pas exclusive chez Ernst & Young puisque cette dernière mise aussi sur des relations interpersonnelles à travers les communautés d’intérêts. Nous verrons ci-après quelles sont les structures et les organisations mises en place pour supporter le programme de gestion des connaissances de la firme. 4.2.1.2.2. Structures et organisation relatives à la gestion des connaissances Les programmes de gestion des connaissances ont initialement été introduits au niveau des activités de conseil en management aux États-Unis, au Canada et au Royaume-Uni, puis ont été progressivement étendus aux autres activités et aux autres pays (Pollard, 2000). Les employés d’Ernst & Young se partagent et accèdent aux connaissances de la compagnie via une organisation dédiée aux connaissances et animée par 650 personnes (le Center for Business Knoweldge), et via son Intranet « KnowledgeWeb » (Pollard, 2000). Le Center for Business Knowledge (CBK) Le rôle du « Center for Business Knowledge » (CBK) est d’assurer que les processus de gestion des connaissances offrent aux professionnels de la firme un accès permanent à des informations et connaissances de haute qualité et de favoriser le partage des connaissances (Figure 12 : Les rôles du Center for Business Knowledge). Il fournit aux collaborateurs des services personnalisés de recherche primaire et secondaire, d’analyse, d’information commerciale et de veille concurrentielle. Il leur assure aussi l’accès aux ressources électroniques préalablement stockées et/ou fournies par des tiers. L’accès à ces ressources se fait via l’intranet KnowledgeWeb incluant, entre autres, les meilleures pratiques (PowerPacks) 77 et les Sites Collectifs, espaces virtuels des communautés d’intérêt (Community of Interest Network ou CoIN)(INT; Ernst & Young Canada, 2006b). Il existe une dizaine de CBK régionaux, notamment à Toronto, Paris, Hong Kong ou Sydney et un CBK global qui coordonne les architectures et les infrastructures pour les connaissances mises en place par ces derniers (Pollard, 2000). Figure 12 : Les rôles du Center for Business Knowledge Source : Pollard (2000 :11) 78 L’intranet KnowledgeWeb (KWeb) KnowledgeWeb (KWeb) est le portail intranet des connaissances à la disposition des employés d’Ernst & Young. Cette application leur donne accès à l’ensemble des nombreuses bases de données et de connaissances de la compagnie contenant les documents produits au cours de précédentes missions, les meilleures pratiques, des analyses, ou encore des méthodologies ainsi que des nouvelles et analyses sur les différentes industries fournies par des vendeurs externes comme le Gartner Group; Forrester Research; Factiva.com; Credit Suisse First Boston; AMR Research, Inc.; Standard & Poors, Market Insight, etc (INT; Ernst & Young Middle-East, 2006). La navigation et l’accès sont aidés par l’indexation des documents et de puissants moteurs de recherche (INT; Ernst & Young Canada, 2006b) (Figure 13 : L’intranet KnowledgeWeb d’Ernst & Young). KWeb propose aussi la navigation via un recueil des meilleures pratiques (les PowerPacks) et via les Sites Collectifs sélectionnant les ressources les plus appropriées d’un domaine d’intérêt spécifique. Figure 13 : L’intranet KnowledgeWeb d’Ernst & Young Source : Wah (1999 : 18) 79 Les PowerPacks Les PowerPacks sont des « conteneurs de connaissances » codifiées issues des apprentissages les plus pertinents développés au cours de missions (Wah, 1999a) et contenant des informations, des présentations, des outils et méthodes spécialement adaptés à certains problèmes ou industries (Werr & Stjernberg, 2003). Ils sont structurés sur un modèle standardisé suivant une même méthodologie de conception ce qui permet aux utilisateurs de naviguer plus facilement dans un environnement familier et d’y retrouver plus rapidement les ressources qui leur seront utiles (Figure 14 : Exemple d’interface d’un PowerPack et Figure 15 : Exemple du contenu d’un PowerPack). Dave Pollard (2000) considère que le développement et le déploiement des PowerPacks font partie des réussites majeures du programme de gestion des connaissances en ayant eu un impact direct et concret pour les utilisateurs. Figure 14 : Exemple d’interface d’un PowerPack Source : Pollard (2000 : 10) 80 Figure 15 : Exemple du contenu d’un PowerPack Source : Ezingeard & al.(2000 : 815) 81 Les Sites Collectifs et les Communautés d’intérêt Les Communautés d’intérêt (Community of Interest Network ou CoINs) sont des réseaux de connaissances ou groupes virtuels qui rassemblent les professionnels d’Ernst & Young impliqués dans une même industrie, discipline, compte ou processus et visent à permettre les échanges de connaissances entre professionnels sur une approche de personnalisation. De plus, à l’aide des sites collectifs (Community Homespaces) ils ont accès à des espaces virtuels qui réunissent toutes les ressources de connaissances du champ d’intérêt de leur communauté sélectionnées par les membres (PowerPacks, Listes de discussion, Profil de membres de la communauté,…), et seulement ces ressources (Pollard, 2000) (Figure 16 : Exemple d’interface d’un Site Collectif dédié au commerce électronique). Les communautés d’intérêts contribuent aussi à l’élaboration des PowerPacks en suggérant les ajouts pouvant les enrichir. Séan Ryan d’Ernst & Young UK, résume ainsi le rôle et l’utilité de ces communautés (Ezingeard & al., 2000 : 811) This networking is necessary to identify hot topics, populate PowerPacks with good ideas, assemble knowledge for ease of use, filter knowledge and hopefully transfer tacit knowledge Figure 16 : Exemple d’interface d’un Site Collectif dédié au commerce électronique Source : Pollard (2000 : 14) 82 Les « Chefs de la connaissance » Des postes de Chef de la connaissance (Chief Knowledge Officer ou CKO) ont été créés dès 1994 aux Etats-Unis, puis dans les autres pays et/ou zones. Selon Dave Pollard (Anonyme, 2000 : 61), le but ultime d’un CKO est d’instaurer et entretenir une culture du partage des connaissances au sein de l’organisation, faire en sorte que le partage des connaissances ne soit plus considéré comme « quelque chose de plus à faire, mais comme la manière dont on fait les choses dans l’entreprise ». La formation continue Le programme de gestion des connaissances d’Ernst & Young inclut la dimension de l’apprentissage organisationnel à travers les processus de formation continue mis en place avec l’intranet mondial EYLeaDS, (Ernst & Young Learning and Development System). EYLeaDS est un système en ligne et mondial de gestion et distribution de formations. Ce système permet aux employés d’Ernst & Young de réserver et suivre des formations en classes ou en ligne. Grâce à ce programme mondialement coordonné, la formation des collaborateurs d'Ernst & Young se fait suivant des standards globaux afin d'assurer l’homogénéité dans les approches au sein du réseau (Ernst & Young, 2005). Selon le Rapport Global 2004 (Ernst & Young, 2004), 80 % des formations en audit seront bientôt préparées sur une base globale, les 20% restants étant localement adaptés en fonction des besoins. À titre d’exemple, les Services consultatifs transactionnels ont commencé à mettre en œuvre leurs nouvelles méthodologies globales en étant supportés par une formation mondialement homogène. A contrario, la grande majorité des formations techniques en fiscalité est élaborée localement compte tenu du caractère national et spécifique de chaque réglementation fiscale. Le Comité global de la connaissance Enfin un « Comité global de la connaissance » (Global Knowledge Committee ou GKC) a été mis sur pied pour les questions concernant Ernst & Young à l’échelle globale et dont le rôle est de définir quels domaines pourraient être partagés entre les différentes régions (Davenport, 1997). Ainsi, Ernst & Young est une firme qui rassemble plus de 100 000 collaborateurs dans 140 pays dispersés dans différentes civilisations. En tant que firme à haute intensité en connaissances, elle a très tôt pris conscience de la nécessité de mettre en place des approches, des infrastructures et des programmes pour tirer le meilleur parti des savoirs dont elle dispose. En résumé, Ernst & Young s’appuie sur une approche où les connaissances sont considérées comme « théoriques », au sens de Werr et Stjernberg (2003), et privilégie la codification dans 83 le but d’améliorer l’efficacité et la rapidité de réponse de ses collaborateurs. Les PowerPacks sont une des pièces centrales de l’opérationnalisation de cette approche. Par ailleurs, du fait de la dispersion internationale de ses collaborateurs, les échanges de connaissances peuvent s’opérer interculturellement, nous verrons donc dans la section suivante comment Ernst & Young conjugue gestion des connaissances et interculturalité (§ 4.2.2). 4.2.2. Gestion des connaissances et interculturalité chez Ernst & Young Ce sont des individus d’origines les plus diverses, vivant dans les environnements culturels les plus disparates qui composent le capital humain d’Ernst & Young à travers 140 pays. Et la firme se prévaut de cette large communauté mondiale comme un atout en matière d’échange de connaissances permettant de soutenir ses professionnels (INT; Ernst & Young Canada, 2006c). Toutefois les échanges de connaissances à l’échelle globale ne sont pas sans présenter des défis comme le reconnaît Tim Curry, chef de la connaissance d’Ernst & Young, (Ezingeard & al., 2000 : 813-814) : with globalization we'll need to think really hard […] about how we balance consistency with speed and the need to cater for the linguistic and cultural differences that exist in an organization such as ours. Dans le contexte d’Ernst & Young, le partage de connaissances peut impliquer divers degrés de distance culturelle, d’un pays à l’autre, et/ou d’une zone à l’autre. Les zones, définies par la firme, étant constituées en fonction d’une communauté de contexte (marché, langues, culture), cela peut donc laisser envisager des degrés de complexité différents selon que les échanges de connaissances sont, par exemple, intra-zones ou interzones selon la même logique que nous avions évoquée avec l’application des concepts d’Huntington (1993) à la gestion des connaissances en conditions interculturelles (§ 3.1.1.1). En effet, en nous appuyant sur le concept de distance culturelle tel que définit par le chercheur de Harvard nous avions considéré qu’en l’appliquant à la gestion des connaissances on pourrait logiquement envisager que plus la distance culturelle serait grande, plus la complexité à partager des connaissances serait importante. Or quelles sont les réponses qu’Ernst & Young met en œuvre pour faire face à ce défi ? Au sein d’Ernst & Young à l’échelle globale, nombre d’éléments diffèrent d’un pays à l’autre du fait des multiples contextes nationaux dont font partie les langues et plus largement les cultures au même titre que les réglementations et les pratiques d’affaires. 84 Cela n’empêche pas pour autant que d’un bureau à un autre, il existe des pratiques et des standards partagés et nous verrons en quoi ces standards jouent un rôle afin de réduire les obstacles à la gestion des connaissances liés à l’interculturalité (§ 4.2.2.1). De même, nous verrons comment l’approche de codification des connaissances retenue par Ernst & Young évite de recourir régulièrement à des relations humaines interculturelles nécessairement plus complexes (§ 4.2.2.2). 4.2.2.1. Des standards partagés Partager des connaissances internationalement ou interculturellement, peut nécessiter certains ajustements. Selon Ralph Poole, Directeur du Center for Business Knowledge (CBK) pour les États-Unis, les affaires sont plus complexes en Europe qu'aux Etats-Unis, ce qui nécessite un important travail d’adaptation pour rendre des connaissances exogènes pertinentes et facilement assimilables dans un nouveau contexte (Wah, 1999a). Ernst & Young est ainsi consciente de la difficulté à réutiliser des connaissances développées dans un autre environnement culturel. Face à ce problème, la firme essaie d'isoler les éléments de connaissances qui ont une pertinence « universelle » à travers des « objets de connaissance » (ou « Knowledge Objects ») qui sont des modèles et des canevas des principaux savoirs applicables dans n'importe quel environnement culturel (Wah, 1999a). Le but étant de faciliter le partage entre ses différents bureaux de par le monde en développant des standards mondialement réutilisables. Par ailleurs, selon un consultant senior d'Ernst & Young Suède cité par Werr et Stjernberg (2003 : 892), les méthodes sont « la colonne vertébrale du système de connaissances de l'entreprise » dans le sens où elles fournissent un cadre partagé de références et de terminologie facilitant le partage et la réutilisation de matériel issu de précédents cas. Werr et Stjernberg (2003) considèrent que l'objet des méthodes dépasse le stade de la procédure en créant un langage commun entre les consultants. Ainsi, on assiste à une standardisation du langage et des méthodes. Ce qui est confirmé par la firme dans son Global Review 2005 (Ernst & Young, 2005 : 23), lorsqu’elle décrit son modèle global de service centré sur les comptes : Led by a partner in one country, team members may be based in five countries, ten countries, or 100 countries – but they share global methodologies, tools, [and] learning […]. Toujours selon le Global Review 2005 (Ernst & Young, 2005), la formation des collaborateurs d'Ernst & Young se fait suivant des standards globaux afin d'assurer une réponse homogène. Tel que nous l’avions vu (§ 4.2.1.2), à travers son système de gestion de la formation en ligne EYLeaDS, Ernst & Young prévoyait en 2004 que 80 % des formations en audit seraient bientôt préparées sur une base globale, et que les 20% restants seraient localement adaptés en fonction des besoins (Ernst & Young, 2004). Une telle 85 orientation permettra de facto aux collaborateurs de la compagnie d’acquérir un socle de connaissances communes indépendamment de leur culture et d’où ils opèrent. Il y a ainsi une logique de standardisation des qualifications et des savoirs dispensés au travers des formations. Enfin, Ernst & Young insiste sur la culture du partage de connaissances comme un élément fondamental à ancrer dans sa culture organisationnelle. C’est ce que nous avions vu à propos du rôle des chefs de la connaissance (§ 4.2.1.2.2) lorsque Dave Pollard affirmait que la mission fondamentale d’un CKO est d’instaurer et d’entretenir une culture du partage des connaissances au sein de l’organisation, de faire en sorte que le partage des connaissances ne soit plus considéré comme « quelque chose de plus à faire, mais comme la manière dont on fait les choses dans l’entreprise » (Anonyme, 2000 : 61). Ernst & Young veut inclure la notion de partage des connaissances dans sa culture d’entreprise, une culture qui constitue une norme commune, un ciment de compréhension mutuelle à travers l’organisation pour contrebalancer les différences culturelles comme le revendique la firme dans son Global Review 2004 (Ernst & Young, 2004 : 7) : Our 100,000 people in 140 countries encompass the diversity of local cultures and business environments throughout the world, but we all subscribe to values that are the foundation of Ernst & Young En observant les pratiques développées par Ernst & Young pour gérer ses connaissances, on constate que plusieurs formes de standardisation à l’échelle mondiale sont à l’œuvre. Les outils et méthodes, les formations, mais aussi la culture du partage des connaissances sont autant d’éléments qu’elle homogénéise ou tente d’homogénéiser pour tout ou partie à travers son réseau. Les formes de standardisation décrites précédemment semblent s’apparenter aux mécanismes de coordination par standardisation décrits par Mintzberg (1990). Ce dernier définit quatre types de mécanisme de coordination par standardisation : ⊇ La standardisation des procédés lorsque la coordination du travail est assurée par l’imposition de normes et de standards qui en guident la réalisation ; ⊇ La standardisation des résultats qui se traduit par la mise en place de mesure d’évaluation de la performance standardisée ou de spécifications précises de la production; ⊇ La standardisation des qualifications et du savoir qui se manifeste par l’acquisition pour les employés d’habiletés et de connaissances spécifiques, habituellement avant qu’ils ne commencent le travail ; 86 ⊇ La standardisation des normes. Rattachées à la notion de culture organisationnelle, les normes s’imposent à la globalité de l’organisation pour dicter les comportements. Parmi ces quatre mécanismes, au moins trois semblent à l’œuvre chez Ernst & Young : ⊇ La standardisation des procédés, à travers l’usage de méthodes, d’outils et de canevas communs. ⊇ La standardisation des qualifications et du savoir, par l’intermédiaire d’un système de formation globalisé. ⊇ La standardisation des normes, et notamment celles relatives à la gestion des connaissances grâce au rôle des CKO, rôle qui consiste à faire rentrer le partage des connaissances dans la culture Ernst & Young. À la lumière des mécanismes décrits par Mintzberg (1990), une des réponses d’Ernst & Young au défi de l’interculturalité en gestion des connaissances semble être, partiellement tout au moins, l’usage à l’échelle globale de mécanismes de coordination par standardisation. Ces derniers offrent aux collaborateurs d’Ernst & Young un socle commun, un contexte partagé afin d’atténuer la portée des obstacles de l’interculturalité. Toutefois, si ces mécanismes sont d’intérêts pour la problématique interculturelle en gestion des connaissances, précisons qu’ils s’inscrivent dans une stratégie plus globale de la firme. Nous avions vu très tôt (§ 2.1.2.1.3) l’importance de cette notion de contexte partagé avec l’exemple de Santé Canada (sur la compréhension d’une procédure chirurgicale). La capacité à tirer des connaissances depuis des informations dépend des connaissances préalables que le récepteur a en commun avec l’émetteur. Ces connaissances communes constituent un contexte partagé. Et plus large sera ce contexte partagé, plus grande sera la capacité à accéder au degré des connaissances. 4.2.2.2. Des connaissances codifiées La gestion des connaissances vise à exploiter au mieux les ressources immatérielles que sont les connaissances en gérant leur acquisition, leur identification, leur diffusion et leur utilisation. Dans sa dimension de diffusion, la gestion des connaissances implique donc un processus de communication des connaissances qui peut s’effectuer de manière intermédiée via des documents codifiés (people-to-documents) ou de manière directe d’individu à individu (person-to-person) (Hansen et al., 1999). Le choix d’une stratégie de gestion des connaissances orientée codification ou personnalisation aura donc un impact sur les relations humaines nécessaires à la diffusion des connaissances dans l’organisation, tant dans leur intensité que dans leur quantité. 87 Or, en contexte interculturel, outre la question des langues, la problématique de la communication nous avait conduit à identifier des défis au niveau des relations humaines. En effet, nous avons considéré (§ 3) qu’une des manifestations des différences culturelles se situait dans des conceptions différentes des relations humaines, et des modes d’interaction et de communication hétérogènes. Des différences culturelles qui peuvent engendrer des heurts et des incompréhensions constituant des freins au partage des connaissances. En effet, l’apport des travaux d’Hofstede (1983, 1991) nous a permis d’envisager que l’interaction entre des individus n’ayant pas la même notion du rapport au groupe (degré d’individualisme), de la distance hiérarchique, ou encore de la division des rôles (degré de masculinité) serait plus complexe (§ 3.2.1). De même, à l’aide du concept de communication non verbale (Hall et Hall, 1990) nous avions pu suggérer que des différences dans les degrés de référence au contexte ou dans la perception du temps rendraient la relation humaine plus ardue, affectant par ricochet le partage des connaissances (§ 3.2.2). Ernst & Young se positionne dans une stratégie de gestion des connaissances orientée personnes-à-documents (people-to-documents) (Werr et Stjernberg, 2003) où les PowerPacks, « conteneurs de connaissances » codifiées, occupent une place centrale. Cette approche réduit considérablement les contacts directs nécessaires entre personnes comme le reconnaît Ralph Poole : « This approach allows many people to search for and retrieve codified knowledge without having to contact the person who originally developed it ». (Hansen et al., 1999 : 108). Ainsi, en privilégiant cette approche de diffusion de connaissances codifiées, Ernst & Young s’épargne en partie les complexités liées aux relations humaines interculturelles et peut tirer profit de la taille de son réseau de plus de 100 000 collaborateurs. Cependant, si cette approche conduit à éviter et/ou limiter les interactions (interculturelles comprises) au sein de la firme, cette dernière ne profite peut-être pas pleinement en termes de créativité de sa richesse multiculturelle. Toutefois, ce choix est malgré tout cohérent avec sa stratégie générale orientée sur l’efficacité et non la créativité (Werr et Stjernberg, 2003). En résumé, standardisation et codification semblent être deux des pratiques qui permettent à Ernst & Young de faire face aux défis de l’interculturalité en gestion des connaissances. Ces deux approches ne sont pas mises en œuvre expressément pour répondre à ces défis, elles s’inscrivent dans le cadre d’une stratégie générale et globale de la firme et de son positionnement concurrentiel. Toutefois, dans les faits, il semble que l’on puisse dire qu’elles permettent de limiter les effets des barrières interculturelles. Ainsi, loin d’annihiler les obstacles de l’interculturalité, le but d’Ernst & Young est de les contourner afin de tirer profit de sa diversité culturelle et de la taille de son réseau sans pour autant pâtir des barrières occasionnées en termes de compréhension mutuelle par cette diversité. 88 5. Conclusions Dans le cadre de cet essai, nous avons tenté de mettre en lumière les défis de la gestion des connaissances en contexte interculturel. Nous avons cherché à comprendre en quoi les défis inhérents à la gestion des connaissances (§ 2) seraient rendus plus complexes conjugués aux défis de l’interculturalité (§ 3). À l’aide de la littérature sur la gestion des connaissances, le management interculturel, et d’autres disciplines pertinentes telles la linguistique, nous avons construit des propositions concernant les facteurs de cette complexité. Puis nous avons essayé de compléter notre propos à l’aide du cas de la firme Ernst & Young, firme de dimension internationale et œuvrant dans un secteur à forte intensité en connaissances (§ 4). 5.1. Synthèse Nous avons vu que les pratiques de gestion des connaissances sont en constante diffusion dans les organisations et cette présence croissante s’inscrit dans une évolution vers l’économie de la connaissance. La connaissance est une faculté capable de donner du sens aux observations et aux informations, et de générer de nouvelles connaissances qui sont elles-mêmes des éléments mobilisables dans la prise de décisions. Et la gestion des connaissances est un processus multidisciplinaire qui vise à exploiter au mieux ces ressources immatérielles que sont les connaissances en gérant leur acquisition, leur identification, leur diffusion et leur utilisation. Ces connaissances peuvent être explicites ou tacites. Les premières présentent des défis quant à leur collecte et leur accessibilité en s’assurant notamment que ces connaissances codifiées le soient dans un code commun à ses destinataires potentiels, ou compréhensible pour ces derniers. Les secondes impliquent un partage qui ne saurait s’opérer qu’à travers la mise en relation des individus. Il s’agit donc de savoir « qui sait quoi » et de permettre et faciliter une interaction entre les individus idoines. Une interaction a priori plus ardue dans un cadre interculturel eu égard aux barrières de la langue et plus largement encore à la question de la rencontre des cultures. En effet, un climat de confiance et de collaboration peut être plus difficile à instaurer entre des individus de cultures différentes. Le partage des connaissances sous leur forme tacite ou explicite semble donc plus complexe en contexte interculturel, tout comme la création de connaissances lorsqu’on la conçoit dans le cadre de la théorie de Nonaka et Takeuchi (1997). En effet, les différents modes de conversion des connaissances sont affectés par les barrières de langues ou encore lors des interactions humaines interculturelles. 89 De plus, outre les conditions dans lesquelles se déroulent partage et création des connaissances, l’identification des connaissances à partager au sein de l’organisation constitue aussi un défi pour la gestion des connaissances. Celui de reconnaître ce qui peut et/ou doit être partagé et entre qui. Par ailleurs, si l’on se repositionne dans le cadre de l’économie de la connaissance, et que l’accès à des connaissances d’origines multiculturelles influe positivement sur la capacité à innover alors le défi de la gestion des connaissances en contexte interculturel va au-delà de la simple protection contre les obstacles au partage et à la création de connaissances liés aux différences culturelles. Il s’agit dès lors de tirer profit d’un tel environnement propice à la création de nouvelles connaissances. La gestion des connaissances pose ainsi un certain nombre de défis que l’on peut penser renforcés par le contexte interculturel qui lui même vient ajouter ses propres défis. C’est du jumelage de ces derniers que naît la complexité du tout ainsi formé : la gestion des connaissances en milieu interculturel. Deux principaux types d’obstacles liés aux contextes interculturels ont été identifiés : les barrières linguistiques, et les différences de comportement et de conception des relations humaines. L’obstacle linguistique concerne essentiellement deux dimensions de la gestion des connaissances. D’une part la diffusion des connaissances est affectée lorsque la langue d’origine n’est pas connue de tous dans l’organisation. D’autre part l’absorption des connaissances peut aussi être affectée par l’imperfection des traductions (qu’elles soient réalisées par un tiers ou par le récepteur), cela à cause de l’absence de référents communs. Toutefois, si l’exposition d’un savoir codifié à un nouveau contexte culturel peut lui faire perdre une partie de son sens original, on peut envisager, inversement, que son exposition à un contexte nouveau permette de générer de nouvelles connaissances. Sur la base des travaux d’Hofstede (1983, 1991) et Hall et Hall (1990), nous avons pu envisager plusieurs facteurs pouvant affecter la gestion des connaissances lorsqu’elle est exercée en contexte interculturel. Nous avons vu que les sources de motivation et les attentes vis-à-vis de la gestion des connaissances sont susceptibles d’être distinctes, voire contradictoires d’une culture à l’autre. De plus, les divergences dans la conception des relations humaines (notamment sur les degrés d’individualisme, de distance hiérarchique, ou encore de masculinité) peuvent influencer la qualité des interactions en engendrant des incompréhensions, voire des heurts nuisibles au nécessaire climat de confiance. Enfin, l’utilisation de modes de communication non verbale différents (avec une référence au contexte plus ou moins forte) est aussi un facteur affectant la qualité des échanges (à cause de messages trop ou pas assez riches en détails) et des relations humaines. Ainsi, la réflexion menée nous a conduit à penser que les contextes interculturels peuvent être sources de complexités de diverses natures pour la gestion des connaissances au sein des organisations. Et que les défis de la gestion des connaissances s’en trouvaient probablement renforcés, tant par des facteurs visibles et directement préhensibles, tels la 90 langue, que par des éléments moins visibles de prime abord comme la communication nonverbale, ou la « programmation mentale ». Ces complexités sont le fruit de l’accumulation de détails ou de barrières plus sérieuses (comme la langue), mais semblent pouvoir se traduire tant par des obstacles (difficulté de communication, difficulté à transposer des connaissances et des pratiques dans une autre culture,…) que par des avantages (création et accès à de nouvelles connaissances, …). Et pour tirer profit des opportunités de ce contexte, cela suppose admettre cette interculturalité en tant que telle et encourager l'interaction entre les cultures, les échanges et la communication. L’organisation et ses membres doivent pour cela reconnaître et accepter la réciprocité des cultures. Enfin, après cette première analyse théorique où nous avons combiné les défis de la gestion des connaissances (§ 2) et de l’interculturalité (§ 3), nous avons tenté de compléter notre propos à l’aide d’un cas, celui d’une firme de dimension internationale et œuvrant dans un secteur à forte intensité en connaissances, Ernst & Young. Nous y avons vu que standardisation et codification semblent être deux des pratiques qui permettent à cette firme de faire face aux défis de l’interculturalité en gestion des connaissances. Ces deux approches n’y sont pas mises en œuvre expressément pour répondre à ces défis car elles s’inscrivent dans le cadre d’une stratégie générale et globale de la firme et de son positionnement concurrentiel. Toutefois, dans les faits, il semble que l’on puisse dire qu’elles permettent de limiter les effets des barrières interculturelles en créant un contexte commun à tous les collaborateurs à travers des procédés, des normes et des qualifications standardisés. Ainsi, loin d’annihiler les obstacles de l’interculturalité, le but d’Ernst & Young est de les contourner afin de tirer certains profits de sa diversité culturelle et de la taille de son réseau sans pour autant pâtir des barrières que cette diversité occasionne en termes de dialogue interculturel. 5.2. Limites de l’étude Notons que cette étude ne nous a pas conduits à tirer de conclusions généralisables. D’une part, l’étude de cas à travers des sources secondaires n’a pas permis de vérifier directement et de manière concrète la proposition selon laquelle la gestion des connaissances est plus complexe en contexte interculturel, ni les facteurs de cette complexité que nous avions avancés. D’autre part, l’étude d’un cas unique n’est pas suffisante. Seule l’étude d’autres cas, d’autres organisations opérant dans des secteurs d’activités distincts, et au sein de contextes interculturels différents permettra d’envisager des conclusions extensibles. Enfin, le sujet a probablement été trop peu circonscrit pour permettre un examen approfondi de chacune des dimensions de complexité envisagées, ou des conséquences des différents degrés de distance culturelle. 91 5.3. Ouvertures Ainsi, cet essai appelle à d’autres recherches qui apporteront des éclairages plus poussés sur des phénomènes spécifiques de l’interculturalité en gestion des connaissances. Il pourra être intéressant d’isoler d’une part des contextes interculturels spécifiques, et d’autre part des dimensions particulières de l’interculturalité. Il s’agirait de distinguer les contextes interculturels en fonction du nombre de cultures impliquées et de leur distance relative. En effet, comme nous l’avions envisagé à l’aide des travaux d’Huntington (§ 3.1.1.1), les complexités devraient être plus grandes lorsque les interactions concernent des cultures très distantes. On peut en effet suggérer que la complexité sera plus grande lorsque le contexte culturel croise, par exemple, les cultures japonaise, polonaise et mexicaine plutôt que les cultures française, espagnole et italienne. Aussi, parmi les différents facteurs de complexité envisagés, de nouvelles recherches pourraient s’intéresser spécifiquement à chacun d’entre eux. Cela impliquerait par exemple des recherches sur la gestion des connaissances multilingues. En effet, à ce jour (juillet 2006), la base de données ABI/Inform Global ne recense aucun article lorsqu’une recherche est sollicitée sur l’expression « multilingual knowledge management » à l’aide de Proquest (recherche limitée aux revues académiques et dans les champs « notice et résumé »). Il s’agit pourtant d’un thème qui pourrait probablement représenter un intérêt particulier pour des pays multilingues comme le Canada ou pour toute organisation largement implantée à l’échelle mondiale, qu’il s’agisse de compagnies multinationales ou d’institutions telles la Banque Mondiale ou l’O.N.U. et ses multiples organismes. Dans un monde où les relations interculturelles vont croissantes, les théories d'uniformisation culturelle de la fin des années 1980, quelle que soit leur origine ou leur visée, semblent s’infirmer. Il en va ainsi des théories de l’anthropologue Claude Levi-Strauss sur l’évolution vers la monoculture mondiale ou de celles à caractère très politique de Francis Fukuyama sur la fin de l’Histoire avec le consensus sur les valeurs occidentales. À l’heure de l’économie de la connaissance il y a donc tout un champ de nouvelles recherches à explorer sur les différentes dimensions interculturelles de la gestion des connaissances si l’on veut relever le défi d’une interculturalité fructueuse. 92 6. Bibliographie Abecassis-Moedas, C., Ben Mahmoud-Jouini, S., & Paris, T. (2004). Savoirs d’interaction et recomposition des filières de conception, Revue Française de Gestion, 30 (149), 69-84 Anonyme (2000). The expert's opinion: Becoming knowledge-powered: Planning the transformation. Information Resources Management Journal, 13 (1), 54-61 Argyris, C., & Schön, D.A., (2002). Apprentissage organisationnel, théorie, méthode et pratique. Paris : De Boeck Université Arrow, K. (1962). 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Recherche sur la base de données Proquest http://proquest.umi.com/pqdweb Recherche effectuée sur la base de données Proquest. Synthèse des résultats obtenus. Mots-clés recherchés sur notice et résumé Articles dans revues avec comité de lecture "Ernst & Young" AND "Knowledge management" 6 "Ernst & Young" AND "Cross-cultural management" 0 "Ernst & Young" AND "intercultural management" 0 "Ernst & Young" AND "multilingual" 0 "Ernst & Young" AND "Knowledge sharing" 2 Recherche effectuée le 2 février 2006 104 Articles parus dans des journaux avec comité de lecture Mots-clés recherchés sur notice et résumé "Ernst & Young" AND "Knowledge management" Articles Duane Sharp (2003). Knowledge management today: Challenges and opportunities. Information Systems Management, 20(2), 32-37. Louisa Wah (1999a). Behind the buzz. Management Review, 88(4), 16-19 Louisa Wah (1999b). Making knowledge stick. Management Review, 88(5), 24-25 Andreas Werr, Torbjorn Stjernberg. (2003). Exploring management consulting firms as knowledge systems. Organization Studies, 24(6), 881 Hsiangchu Lai, Tsai-Hsin Chu. (2002). Knowledge management: A review of industrial cases. The Journal of Computer Information Systems: Special Issue, 42(5), 26-39 Anonyme (2000)The expert's opinion: Becoming knowledge-powered: Planning the transformation. Information Resources Management Journal, 13(1), 54-61 "Ernst & Young" AND "Knowledge sharing" Louisa Wah (1999). Making knowledge stick. Management Review, 88(5), 24-25+ Louisa Wah (1999). Behind the buzz. Management Review, 88(4), 16-19 "Ernst & Young" AND "Cross-cultural management" Aucun résultat "Ernst & Young" AND "intercultural management" Aucun résultat "Ernst & Young" AND "multilingual" Aucun résultat Si on tient compte des redondances, un total de 6 articles parus dans des revues avec comité de lecture correspondent à nos critères. Afin de compléter ces résultats, nous avons étendu la recherche des mots-clés à l’intégralité du texte des articles. Les occurrences trouvées ont fait l’objet d’une recherche sur l’expression « Ernst & Young » dans le texte des documents et d’une lecture de leur résumé pour vérifier leur pertinence dans le cadre de notre étude. 105 Mots-clés recherchés sur texte du document Articles dans revues avec comité de lecture "Ernst & Young" AND "Knowledge management" 259 "Ernst & Young" AND "Cross-cultural management" 7 "Ernst & Young" AND "intercultural management" 0 "Ernst & Young" AND "multilingual" 25 "Ernst & Young" AND "Knowledge sharing" 152 Recherche effectuée le 28 mars 2006 Deux articles ont retenus notre attention pour les informations qu’ils contiennent sur les approches stratégiques d’Ernst & Young vis-à-vis de la gestion des connaissances : Mots-clés recherchés sur notice et texte du document "Ernst & Young" AND "Knowledge management" Articles Dutton, G, (1999). Building a global brain. Management Review, 88(5), 34-38 Hansen, M.T., Nohria, N., Tierney, T., (1999). What's your strategy for managing knowledge? Harvard Business Review, 77(2), 106-126 Recherche sur la banque d’étude de cas de Monash University http://www.monash.edu.au/casestudies Recherche effectuée sur la banque d’étude de cas de Monash University. Synthèse des résultats obtenus Mots-clés recherchés "Ernst & Young" "Knowledge management" Document Davenport, T.H. (1997). Knowledge Management at Ernst & Young. Case Study Recherche effectuée le 28 mars 2006 106 Site web de la firme Ernst & Young Nous avons utilisé les rapports annuels (Global Review) 2004 et 2005 qui sont disponibles au : http://www.ey.com/GLOBAL/content.nsf/International/EY_Global_Review_2005-home (Global Review 2005) http://www.ey.com/global/content.nsf/International/Ernst_&_Young_Global_Review_200 4_Overview (Global Review 2004) Nous avons complété notre recherche en consultant les pages de présentation de la firme et celles dédiées à la gestion des connaissances sur le site web d’Ernst & Young et ses souscomposantes par pays et régions (Accessible au : http://www.ey.com). 107