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VU PAR MATHIAS ÉNARD
«CONRAD M'A OUVERT
DEUX MONDES»
Initié dès l'adolescence à la littérature et aux voyages par
Joseph Conrad, l'auteur de Zone et de Boussole partagera
sur la scène de l'Odéon son goût pour l'écrivain britannique.
Quelles nouvelles de votre Conrad,
Mathias Énard, depuis que vous êtes
venu nous en parler à l'Odéon, au salon
Roger Blin, en novembre 2012?
Depuis 2012, mon Conrad, comme
vous dites, mon cher Conrad n'avait
pas beaucoup de raisons de changer,
puisqu'il est l'un de mes auteurs de
chevet depuis l'adolescence. J'ai juste
ajouté un détail à son portrait. Derniè-
rement, j'ai eu l'occasion de passer à
Marseille. J'en ai profité pour aller voir
la maison qu'il a habitée à son arrivée,
alors qu'il n'était encore qu'un tout
jeune marin de dix-sept ans. C'est dans
une petite rue tout près du port, dans
un quartier qui n'a pas souffert de la
guerre. J'ai trouvé amusant d'imaginer
que celui qui s'appelait encore Józef
Teodor Konrad Korzeniowski aurait
pu opter pour la marine française et
choisir de devenir un auteur français...
Pourtant, il est tellement britannique.
Aussi britannique que Stevenson, né
à Édimbourg, ou que Kipling, né à
Bombay. Et en même temps, il vient
d'ailleurs, de très loin. Mais on ne peut
pas présager des destins. Un mousse
polonais est devenu un grand écri-
vain anglais, mais auparavant, il aura
été Marseillais d'adoption, il parlait le
français depuis l'enfance, et il aura
navigué quatre ans sous pavillon de
la République. Tout est toujours pos-
sible dans une vie.
Pourquoi Conrad vous est-il si cher?
Au cœur des ténèbres a été un de
mes premiers chocs de lecteur. Je
lisais pour voyager, pour échap-
per à ma chambre, et Conrad m'a
ouvert deux mondes en un. Le pre-
mier, c'est celui qu'on appelle le vaste
monde. De ce point de vue, Conrad
a été pour moi ce que Fenimore
Cooper a peut-être été pour lui. Avec
ses récits maritimes, il m'offrait l'im-
mensité. Je suis entré dans Conrad
par la voie de la mer, et ses premiers
romans m'ont fasciné. Mais en même
temps, il me faisait pénétrer dans le
monde de l'écriture. Plus tard, j'ai lu
ses œuvres «terrestres», qui m'ont
passionné sur un autre plan, pour la
maîtrise spectaculaire de l'art narra-
tif dont elles témoignent. Il y a chez
lui une science très maîtrisée de l'el-
lipse, du non-dit, des descriptions
brèves extraordinairement efficaces,
du détail significatif... J'admire aussi
sa capacité à décrire des milieux très
différents. Il y a dans ses romans une
diversité humaine assez stupéfiante.
L'Agent secret, par exemple, propose
des ambiances très inattendues, très
loin de ce qu'on attendrait superficiel-
lement de Conrad. Il y décrit Genève
avec une ironie et un sens satirique
réjouissants. Son humour est une
arme d'autant plus puissante qu'il
n'est jamais désopilant. Ses sar-
casmes ont l'intelligence précise d'un
acte chirurgical.
Votre écriture, comme celle de Conrad,
se nourrit d'un rapport entre écriture
et voyage, ou entre écriture et fran-
chissement des frontières, à commen-
cer par celles du mal. Je me trompe?
Merci! Mais le monde de Conrad me
semble beaucoup plus vaste que le
mien. Il a mis à profit une pax britannica,
ou peut-être coloniale, pour explorer
un empire mondial. Il a visité aussi
bien des territoires français qu'une
Amérique du Sud en pleine mutation.
Et il a vérifié au passage que le temps
des grands élans, des grandes décou-
vertes, était fini. L'une de ses grandes
intuitions est que le monde est désor-
mais fermé. Je sens toujours chez lui
ce qu'on pourrait appeler l'échec de
l'inconnu. Vu de loin ou de haut, le
voyage conradien débouche souvent
sur une déception ou une amertume.
Conrad est né en 1857, l'année des
Fleurs du mal. Lui aussi a voulu aller
«au fond de l'inconnu pour trouver du
nouveau», mais comme Baudelaire, il
en est revenu. Il en rapporte un nou-
veau regard, une sorte de désenchan-
tement qui subvertit «l'inconnu». La
mer n'est jamais chez lui un grand pay-
sage rêvé, une occasion de déployer
des fastes lyriques. Elle est un lieu
d'affrontement, une frontière en soi,
une «ligne d'ombre» à franchir – pas du
tout un élément plastique pour peintre
ou pour poète, mais une zone neutre,
révélatrice, par laquelle vérifier ce que
l'on est.
Est-ce que ce post-romantisme désen
-
chanté de Conrad explique l'acuité du
«nouveau regard» qu'il porte sur la vio-
lence du monde?
Conrad, au cœur de Au cœur des
ténèbres, fait dire à Kurtz un seul
mot répété: «L'horreur. L'horreur». Et
Marlow, le narrateur, nous rapporte
cette parole. Marlow et Kurtz sont
aussi indissociables qu'un prophète
et son témoin – le second porte en
quelque sorte l'horrible évangile
inversé du premier. Et ce message
qu'il nous rapporte, cette «horreur»,
sont indicibles. La vérité du néant,
Marlow nous la laisse entrevoir dans
ses effets – têtes coupées, corps muti-
lés – plus qu'il ne la formule. Comment
dire cela, quelle forme face au nihi-
lisme? Conrad est l'un des premiers
à voir le défi que «l'horreur» jette à la
langue. Aujourd'hui, en ce début d'un
siècle qui semble vouloir encore battre
des records en la matière, on pourrait
croire que son œuvre en est affaiblie.
Je crois exactement le contraire. Il est
un modèle de lucidité, un homme de
son temps et du nôtre. Ce n'est pas un
hasard si on continue à le lire autant
aujourd'hui.
Propos recueillis par Daniel Loayza
Paris, septembre 2015
II Les Bibliothèques de l'Odéon
Grande salle
EXILS
présenté par Paula Jacques
Joseph Conrad
vu par Mathias Énard
textes lus par Jean-Damien Barbin
lundi 14 décembre / 20h
Mathias Énard
est romancier. Grand admirateur de
Conrad, il a commenté Au cœur des
ténèbres dans le cadre d’une série associant
un écrivain contemporain à un classique GF
(Flammarion, 2012). Dernier roman paru:
Boussole (Actes Sud, 2015).
PIERRE BOURDIEU,
LA SOCIOLOGIE DE HAUTE LUTTE
À l'occasion de la sortie au Seuil du premier volume de Sociologie générale - Cours au
Collège de France 1982-1984, Patrick Champagne et Julien Duval se penchent sur le
sociologue du déterminisme social, exégète critique des privilèges de classe.
Se souvenir de Pierre Bourdieu, c’est
d’abord se rappeler une allure phy-
sique et un maintien du corps qui
n’étaient qu’à lui et en disaient long
sur son rapport au monde et sur sa
pensée. C’était par exemple un plis-
sement des yeux tout ensemble mali-
cieux et amical, où perçait une pointe
de moquerie préventive. C’était une
inflexion de la voix tour à tour inquiète
et assurée, où l’accent de son Béarn
natal était soigneusement camouflé
(ce qu’il se reprochait parfois). C’était
toute une impatience des mains et des
doigts qui pointait, la belle voix aidant,
les idées fortes et les concepts auda-
cieux –Bourdieu aimant à ajouter que
l’analyse, pour être sérieuse, pourrait
demander des heures et des heures.
Or, dans la théorie du sociologue, l’in-
corporation de traits sociaux hérités
par l’individu était un point crucial. Et,
pour qui avait le bonheur de l’appro-
cher et savait un peu décoder, il y avait
matière à traduire le Bourdieu phy-
sique en Bourdieu psychique. Ainsi de
son sens du travail et de la lutte («la
sociologie est un sport de combat»).
Ainsi des origines modestes expri-
mées dans une manière de timidité
comme dans le souci généreux des
dominés de toute espèce. De quelques
mots adressés à ces derniers, travail-
leurs, jeunes ou femmes, il aimait à
donner le conseil d’analyser leur situa-
tion pour ne pas se laisser avoir.
Et pourtant ce Pierre Bourdieu sédui-
sant et séducteur était loin d‘être aimé
de tous –dans les milieux bien dotés
tout au moins. Sa pensée bien sou-
vent irritait. Ses modèles explicatifs
participant d’une théorie puissante
étaient jugés trop massifs et quelque
peu arrogants. C’est que sa sociolo-
gie critique était impitoyable pour ceux
qui abusaient de leur pouvoir et de leur
position. Débusquant chez eux l’im-
posture, il pourfendait sans relâche les
«intellectuels médiatiques» ou ceux
qui, dans l’université, perpétuaient un
savoir tout scolastique. De là, envers
lui, des haines souvent violentes et qui
pouvaient même entraîner avec elles
les victimes de l’imposture régnante.
Des étudiants, par exemple, ou cer-
tains journalistes ou encore un public
plus large se cabraient lorsqu’on leur
exposait une théorie qui mettait tout
l’accent sur l’origine de classe ou sur
l’histoire familiale comme facteurs
déterminants des existences.
Dès ses premiers ouvrages, Bourdieu
parla ainsi de reproductionsociale et
des avantages accordés aux «héri-
tiers». Ce qui renvoyait les moins dotés
à un destin comme écrit par avance. Et,
cependant, Bourdieu ne niera jamais
l’existence effective d’une «marge de
liberté». Voyons-le écrire dans ses
admirables Méditations pascaliennes:
«La dépendance de toute action sym-
bolique efficace à l’égard des disposi-
tions préexistantes se rappelle encore
dans les discours ou les actions de
subversion qui, comme les provoca-
tions et toutes les formes de rupture
iconoclaste, ont pour fonction et en
tout cas pour effet d’attester en pra-
tique qu’il est possible de transgresser
les limites imposées et en particulier
les plus inflexibles, celles qui sont ins-
crites dans les cerveaux.» (Seuil, coll.
Liber, 1997, p. 279). Invitation à chacun
de nous d’y aller de sa rupture avec
l’ordre au terme d’une analyse critique
résolue.
De formation philosophique, Pierre
Bourdieu a refondé la sociologie
dans l’urgence et l’a fait depuis une
observation de la société algérienne. Il
s’est ainsi progressivement doté d’un
équipement qui associait étroitement
théorie et pratique et aima parler par la
suite de la «boîte à outils» qu’il mettait
à la disposition de quiconque accep-
tait de faire de la science sociale une
arme d’interprétation et de lutte. Avec
Bourdieu, nous nous sommes donc
mis à raisonner en termes de champ,
d’habitus, de capital social et de capi-
tal symbolique ou encore de disposi-
tion et de distinction, d’autonomie et
de jeu. En particulier, il nous a appris
à ne plus percevoir l’art ou la littéra-
ture comme pratiques désincarnées
de création pure mais en tant qu’es-
paces de concurrence en vue de la
détention d’un pouvoir et de l’imposi-
tion d’un goût.
Dans cette ligne, Pierre Bourdieu
s’est aventuré sur le terrain politique
mais avec précaution. «Une révolution
ratée, disait-il aux étudiants de68, se
paye très cher.» Mais il n’a pas cessé
d’appeler de ses vœux la venue d’une
«gauche de gauche», d’une gauche
combattant en tout domaine l’inégale
répartition des biens et avantages
ou refusant ces «classements», qui
sont en eux-mêmes des abus de pou-
voir. C’est l’immense leçon que nous
laisse ce penseur de la radicalité que
fut l’auteur de La Distinction ou de La
Domination masculine.
Jacques Dubois
Paris, septembre 2015
Jacques Dubois
est docteur en Philosophie et Lettres
de l’Université de Liège, professeur de
littérature française et spécialisé dans la
sociologie du champ littéraire.
Auteur entre autres de Pour Albertine.
Proust et le sens du social (Seuil, 1997).
Salon Roger Blin
PENSER ; PASSÉ, PRÉSENT
animé par Catherine Portevin
Pierre Bourdieu
une introduction à la sociologie générale
avec Patrick Champagne & Julien Duval
Jeudi 10 décembre / 18h
Les Bibliothèques de l'Odéon III
couverture de
Victory de Joseph Conrad,
Random House Publisher, 1915
Djan Seylan, un arrêt de bus dans le
quartier de Taksim à Istanbul (Turquie),
1989 (détail) © Djan Seylan / adoc-photos