OD ON
LES BIBLIOTHÈQUES DE L'ODÉON
CONRAD M'A OUVERT
DEUX MONDES
Lettre No17
Odéon-Théâtre de l’Europe décembre 2015
ESCHYLE / ROMEO CASTELLUCCI
ORESTIE (une comédie organique ?)
LA VIOLENCE
MISE À NU
CARLO COLLODI / JOËL POMMERAT
PINOCCHIO
ÉLOGE D'UN PETIT
MENTEUR
2 3
sommaire
p. 2 à 5
ORESTIE
(une comédie organique?)
Eschyle / Romeo Castellucci
LA VIOLENCE MISE À NU
RETOURNER AU CORPS
p. 6 et 7
PINOCCHIO
Carlo Collodi / Joël Pommerat
TOUTE LA LUMIÈRE SUR PINOCCHIO
ÉLOGE D'UN PETIT MENTEUR
p. I à IV
LES BIBLIOTHÈQUES
DE L’ODÉON
"CONRAD M'A OUVERT DEUX
MONDES" PAR MATHIAS ÉNARD
BOURDIEU,
LA SOCIOLOGIE DE HAUTE LUTTE
DIRE LA HONTE EN SEPT MOTS
p. 8 et 9
UNE SCÉNOGRAPHE
SUR LE GRIL
BERTHIER FAIT PEAU NEUVE
p. 10
AVANTAGES ABONNÉS
Invitations et tarifs préférentiels
p. 11
ACHETER ET RÉSERVER
SES PLACES
p. 12
LE COUPE-PAPIER À L'ODÉON
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Orestie 3

ORESTIE (UNE COMÉDIE ORGANIQUE?)
CASTELLUCCI,
LA VIOLENCE
MISE À NU
Le metteur en scène poursuit son compagnonnage avec le Théâtre de l'Odéon en se replongeant,
vingt ans après sa création, dans la vertigineuse œuvre d'Eschyle. Un spectacle brûlant et spectral
pour clôturer le «Portrait» que lui consacre le Festival d'Automne à Paris.
Cette mise en scène émerge –sans en
sortir– de la boue de l'oubli dans lequel
ont été plongées les puissances qui
frappent encore, à chaque lecture de
L'Orestie, les cordes les plus profondes
de l'être. […] Non, ce qui me fouette,
ce ne sont pas les mots, ce n'est pas
la vertigineuse poésie d'Eschyle. Ce
qui m'émeut, c'est la fable nue, les
événements contenus dans L'Orestie,
qui viennent ôter et créer des vides.
Il n'y aura donc pas de reconstruc-
tion philologique du «véritable» esprit
de la tragédie, ni même de restitu-
tion contemporaine de sa significa-
tion. Il ne s'agit pas ici de résoudre la
«question tragique», même si l'on sou-
met ici la tragédie à des interroga-
tions nouvelles, quand ce n'est pas à
de brûlantes investigations. La mise en
scène sera cette tentative qui déclare
sa propre mégalomanie : redoubler le
tragique pour le décharger dans le phy-
sique; elle sera un instrument de pci-
pitation linguistique : plus nombreuses
seront les chutes, plus grandes seront
nos garanties d'efcacité vis-à-vis de
la scène. Mais l'effet produit ne sera
pas celui d'une pantomime magma-
tique: la structure exacte de la fable
restera de toute façon reconnaissable,
telle qu'Eschyle l'a dessinée. Les mots
du poète seront eux aussi entendus,
mais dans une perspective qui ne les
place plus au premier plan.
Trois éléments m'ont attiré vers
L'Orestie d'Eschyle. Avant tout, la
violence inaccoutumée qui s'y
exprime –remplaçant quelque pensée,
religion ou logos que ce soit – dans
sa forme extrême et apodictique.
Ensuite, la magnificence terrienne de
Clytemnestre, dont le ventre souffre
une inexplicable offense. Enfin, la
forme complexe de la faute d'Oreste,
si surchargée de beauté et de malheur.
La matre essentielle de cette trilogie
est la violence, prise dans son cercle et
au sommet de sa virulence. Toutes les
limites sont dépassées, d'autant plus
que tout se joue au sein d'une famille.
L'efficacité du texte lui-même vacille,
paradoxalement, devant la répétition
obsessionnelle de la violence qui rem-
plit toutes choses d'elle-même, comme
d'une substance. La parole poétique
n'est qu'une pâle figurante qui s'éva-
nouit devant le cri du singe, devant
la langue écorchée, l'éructation de la
gorge tranchée –autrement dit, devant
la réalité ontologique de la violence
qui, pareille à un suc vénéneux, enva-
hit toutes choses. […]
Le moteur indifférencié qui met tout en
mouvement, c'est la violence: non pas
la poésie violente, non pas une violence
poétique, mais une violence muette
et sordide qui agit pour son propre
compte. Le langage poétique, les situa-
tions dramatiques viennent ensuite; ce
ne sont là que des inventions dont la vio-
lence s'est dotée. Qu'on ne voie pas là
son apologie. Il s'agit –au-delà de toute
certitude rhétorique sur la tragédie qui
ne distingue en son centre que la seule
poésie– d'adresser à la tragédie une
interrogation en partant de ce qu'elle
voudrait camoufler sous les jupes de
l'ambiguï. Mais «la tragédie est l'équi-
libre d'une balance qui n'est pas celle
de la justice, mais de la violence», selon
l'anthropologue René Girard. […]
La sne se psente comme un vieux
plateau de cinéma tombé dans l'oubli
et qu'envahit la poussière. Les person-
nages de cette Orestie vont et viennent
comme des spectres, répétant avec
l'obstination de l'épuisement des
scènes que plus personne ne tourne.
Mais la représentation, comme par
autocombustion, éclate en excès, en
coups sensoriels, en visions suprêmes,
pour ensuite se refermer derrière la vitre
d'un quelconque peep-show souterrain.
C'est comme une représentation jouée
par les morts et que les caméras, aban-
données, ne captent plus. C'est, en fin de
compte, une représentation qui ne veut
pas se voir. Toute la vieille scénographie
est parcourue par des conduites et des
tubes d'oxygène. C'est un système,
aussi complexe qu'archque, de gaines
et d'embouts respiratoires pendus à
des tubes qui distribuent aux acteurs
de l'air, de l'eau chaude et des sérums
physiologiques. La scénographie du
plateau suggère une atmospre de
sanatorium qui sent le médicament, la
moisissure, le pansement, dans une
obscurité brune et poussiéreuse, une
odeur de sauna pour dames. Le palais
des Atrides devient le lieu d'accueil
d'une blessure destinée à ne jamais se
refermer. Par effroi, par nécessité, elle
oppose une cure au pourrissement de la
matière dramaturgique qui retombe sur
elle. La caméra qui tourne sans bobine
ne signifie pas autre chose: le regard,
circulaire et aliéné, revient toujours à la
même scène de ce studio aporétique.
En arrière-fond, d'avilissantes rumeurs
–d'inopportunes colonnes sonores. Des
lumières souterraines et sordides qui
«surprennent» des éclairs d'action. Du
fumier, des flaques d'huile, des précipi-
tations de cendres: le foyer du cinéma
Eschyle. Paillettes et singes. Poumons et
lapins en plâtre. Ampoules qui explosent,
cuir. Jabberwocky de Lewis Carroll et
femmes obèses. Poussière rouge et
Wagner distordu. Loques en charpie et
pleurnichements de peau trempée.
Asinus mysteria vehens.
Que la tragédie se fasse donc ânesse,
porteuse de mystères.
Texte inédit de Romeo Castellucci,
mai 1994 (traduit de l'italien par
Daniel Loayza)
La parole
poétique n'est
qu'une pâle
figurante
qui s'évanouit
devant le cri
du singe.
La
représentation
éclate en excès,
en coups
sensoriels…
© Luca del Pia © Luca del Pia (détail)
4 5
2 – 20 décembre
Théâtre de l’Odéon 6e
ORESTIE
( une comédie
organique ? )
d’après Eschyle
de Romeo Castellucci
musique
Scott Gibbons
collaboration à la lumière
Marco Giusti
automatisations
Giovanna Amoroso
& Istvan Zimmermann
direction de la construction décors
Massimiliano Scuto
& Massimiliano Peyrone
avec
Simone Toni
NicoNote
Marika Pugliatti
Georgios Tsiantoulas
Loris Comandini
Marcus Fassl
Antoine Marchand
Carla Giacchella
Giuseppe Farruggia
durée estimée 2h30
production déléguée
Socìetas Raffaello Sanzio
coproduction Odéon-Théâtre de
l’Europe, Festival dAutomne à Paris,
MC2: Maison de la Culture de Grenoble,
lestins – Théâtre de Lyon, Théâtre
Nouvelle Génération – Centre
dramatique national de Lyon, La rose
des vents– Scène nationale Lille
Métropole à Villeneuve d’Ascq,
Le Maillon – Théâtre de Strasbourg /
Scène européenne, Romaeuropa
Festival, TNT – Tâtre national de
Toulouse Midi-Pyrénées ; Théâtre
Garonne – scène européenne – Toulouse
avec le Festival d’Automne à Paris
certaines scènes de ce spectacle peuvent
heurter la sensibilité des plus jeunes, il est
conseillé aux moins de 16 ans
La trilogie en trois langues
CORIFEO
Mio re, mio re,
come ti piango
dal fondo del cuore fedele !
Quali parole ti dico ?
Giace il tuo corpo in questo tessuto di ragno.
Ignominiosa morte ha preso il tuo respiro.
Ahi, ahimé ! Ingannevole colpo mortale,
mano di donna ti vinse :
della tua donna, armata di scure a due tagli.
Claudia Paola Castellucci et Romeo Castellucci :
Orestea (una tragedia organica ?)









Eschyle :
Agamemnon
, vv. 1489 ss.
LE CORYPHÉE
Ô mon roi, mon roi,
comment puis-je te pleurer ?
Que peut dire mon cœur d'ami ?
Pris dans la toile de l'araignée,
tu expires dans cette agonie sacrilège.
Ô malheur, malheur - cette couche ignoble
où tu gis, dompté par une mort perfide
sous les coups à double tranchant de ton
épouse.
Eschyle :
L' O r e s t i e
, tr. fr. D. Loayza, Flammarion, coll. GF, 2001
RETOURNER AU CORPS
DE L'ORESTIE
Castellucci voulait réveiller la puissance d'un texte «anesthésié». Son adaptation de la
trilogie d'Eschyle creuse sa matière première, travaille tour à tour la force des mots et
celle des images pour un théâtre de sensations où Bacon n'est jamais loin…
«J'implore des dieux la fin de la souf-
france...» Une voix, brisée par les para-
sites et l'émotion, lance son appel au
ciel, couverte par le sifflement de
chasseurs-bombardiers passant au-
dessus d'une scène cubique, noire,
black box qui tient du ring, du cirque,
de la chambre de torture et de la tente
camouflée. Des rafales de mitraillettes
éclatent. Le bruit sourd d'explosions,
régulières comme les battements
d'un cœur, scande le premier volet
d'Orestea (una commedia organica ?)
de la Socìetas Raffaello Sanzio.
Romeo Castellucci, metteur en scène
d'Orestea (una commedia organica ?),
Paolo Guidi et leurs sœurs Claudia
et Chiara étaient à peine âgés de 20
ans, en 1981, quand ils ont fondé la
Socìetas Raffaello Sanzio. Ils ont
associé le mot latin societas, qui
évoque une société industrielle quel-
conque, au nom du peintre Raphaël
pour un faisceau de raisons : «La
forme parfaite, le nom du plus grand
des paquebots italiens et notre hos-
tilité aux dénominations américaines
à la mode à l'époque.» Ils mènent un
travail patient de «pédagogie ren-
vere» auprès d'enfants et d'ado-
lescents. Une clef de leur travail est
: «Notre travail a une relation avec
l'enfant. Étymologiquement, l'infans
est celui qui ne parle pas, comme
dans la deuxième partie d'Orestea
(una commedia organica ?).»
Le corype est un homme-lapin-
blanc, le lapin d'Alice aux pays des
merveilles, cagoulé. Suivi d'une por-
tée de lapereaux en plâtre dangereu-
sement explosifs. Pourquoi Alice ?
Parce qu'Alice est la sœur en sacri-
fice d'Iphigénie. Égisthe (sorti d'une
backroom fesses à l'air) va tenter de
faire parler l'homme-lapin. Chocs et
électrochocs. Paroles mécaniques.
Agamemnon peut entrer en sne,
jovial et tourbillonnant. Romeo
Castellucci a confié ce rôle à Loris, un
trisomique. «Ce n'est pas pour pro-
voquer. C'est le texte qui est provo-
cant. J'ai choisi Loris parce qu'il est un
monarque : il est hors de toute discus-
sion. Et parce qu'il est innocent.» Le
metteur en scène estime que le texte
a été «anesthésié». «Il faut le creuser
pour en faire ressurgir les forces pro-
fondes. Retourner au corps et non pas
à l'antique, tout en étant rigoureux sur
le fond, sur les sources. Redécou-
vrir une communication élémentaire,
non pas intellectuelle, mais qui passe
directement par le système nerveux,
par les sensations, et redonne au
théâtre sa force et sa spécificité.» Le
texte, pris à la lettre, est ouvert aux
associations d'idées pour «en faire
sortir des figures, des visions». Si
Clytemnestre et Cassandre sont
obèses, «c'est parce que les femmes
sent sur le drame». Lorsque
Clytemnestre, en tutu, tient délica-
tement dans ses mains épaisses les
petits chaussons de son fils et crie son
nom d'une voix aiguë, cela sonne juste,
à pleurer.
La Socìetas joue avec les mots, avec
leur étymologie, avec leur histoire,
avec les images qu'ils suscitent. Les
arts plastiques infiltrent, débordent
parfois Orestea (una commedia
organica ?). La tragédie est soumise
à la primauté de l'œil. Un œil éclec-
tique, contemporain. Engageant dans
le tableau vivant. Avec un goût de la
citation dont l'excès paraît venir à
l'encontre des principes proclamés
par le metteur en scène, comme
lorsqu'il fait éclairer à plusieurs
reprises la scène par la lampe du
Guernica de Picasso. Plus dis-
cret (parce que ready-made) est le
recours à une roue de bicyclette de
plus en plus petite, inscrivant, via
Duchamp, le rétrécissement des
destins.
Si un nom, un seul, devait apparaître à
l'affiche de cette Orestea (una commedia
organica ?), à l'égal de celui d'Eschyle, ce
serait celui de Francis Bacon, dont on se
souvient qu'il est l'auteur d'un triptyque
inspiré par la tragédie. Nombre de scènes,
jusqu'au tremblement généralisé du pla-
teau à la fin des Choéphores, lorsque le
monde vient à se dérober sous les pieds
des acteurs, sont «baconiennes». À aucun
moment, il ne s'agit d'illustrer ses pein-
tures. Plutôt de leur enlever leurs cadres
dorés et leurs vitres inviolables. Romeo
Castellucci peut alors citer directement
le peintre : une chaise de bureau ne cesse
de tourner sur elle-même ; quatre singes
figurent les Érinyes ; une charogne de
chèvre au centre de l'espace redonne
souffle à Agamemnon !
Dans la seconde partie, presque muette,
blanc sur blanc, qui regroupe Les
Choéphores et Les Euménides, le met-
teur en sne peint d'après le nu. Ses
corps talqués renvoient à Carrare. Le
blanc habille et désamorce toute ten-
tation de voyeurisme. Entre obésité et
anorexie, des silhouettes indésirables
s'affrontent. De loin. D'invraisemblables
machines les menacent, les soutiennent.
Les héros sont sous assistance respira-
toire. Ils touchent à l'art corporel dans
sa version dure, celle des actionnistes
viennois, mais dans une forme scénique
mie, presque apaie. Répétition de
lents simulacres. Pas de sang, du ver-
millon en pluie.
Extrait de Ces années Castellucci,
de Jean-Louis Perrier, éd. Les Solitaires
Intempestifs, 2014, pp. 23-26
(texte d'abord paru dans Le Monde
du 8juillet 1997)
La tragédie
est soumise
à la primauté
de l'œil. Un
œil éclectique,
contemporain.
© Socìetas Raffaello Sanzio
© Socìetas Raffaello Sanzio (détail)
6 7
LES
BIBLIOTQUES
décembre 2015
OD ON
Portrait de Joseph Conrad par Jeanne Detallante
© Costume3pièces.com
JOËL POMMERAT / ENTRETIEN AVEC ÉRIC SOYER
TOUTE LA LUMIÈRE
SUR PINOCCHIO
Depuis près de vingt ans, Éric Soyer conçoit les scénographies et éclairages sophistiqués
des spectacles de Joël Pommerat. À l'occasion de cette reprise, il évoque, pour La Lettre,
leur complicité et leur travail de création autour du personnage imaginé par Carlo Collodi.
Quand vous êtes-vous rencontrés, vous
et Joël Pommerat ?
J'ai connu Joël il y a une petite vingtaine
d'années. C'était au Théâtre de la Main
d'Or. Il y psentait ses premiers travaux,
d'abord Les Événements, sur lequel
je n'ai pas travaillé, puis Pôles. J'ai
commencé avec lui sur Treize étroites
têtes, créé aux Fédérés, à Montluçon.
Depuis, il y a eu dix-huit spectacles et
deux opéras tirés de ses pièces.
Comment avez-vous abordé ce projet
Pinocchio ?
Eh bien, tout simplement, Joël est venu
me voir un jour et m'a dit: «On va faire
Pinocchio.» J'ai lu le livre de Collodi,
et je dois dire que j'ai été surpris. J'ai
découvert un roman d'aventures, avec
des tas d'épisodes, des quantités de
lieux… À partir de ce texte, il fallait
qu'on se fixe des rendez-vous à traiter
dans la narration. Des rendez-vous,
c'est-à-dire les points sur lesquels
on va se retrouver pour les traiter
ensemble et, à partir de là, inventer
le spectacle. Joël distribue des axes
de recherche communs à chacun des
protagonistes du staff artistique. Je
travaille sur la lumière et les espaces,
et au son, il y a Fraois Leymarie,
qui conçoit, Antonin Leymarie, qui
compose, et Grégoire Leymarie, qui
diffuse et mixe les sources en jeu.
On définit un dispositif lumineux et
sonore, des matières et, à travers des
improvisations plus ou moins orientées
avec les comédiens en costumes, la
grammaire du spectacle commence
à se mettre en place. Les comédiens
nourrissent profondément son écriture.
On savait qu'il serait question du
passage de l'inanimé à l'animé. Alors,
comment on commence ? Avec une
marionnette, pour passer ensuite à
l'humain ? Ou avec l'humain dès le
but ? Autre rendez-vous: la baleine.
Comment est-ce qu'on s'y prend pour
faire ressentir l'isolement au milieu de
la mer ? Et pour montrer l'intérieur de
la baleine ? Même chose pour la fée,
qui est évidemment un personnage-
clef. Même chose pour le nez… Donc,
à ce stade du travail, on a retenu des
éléments de Collodi, des tmes, mais
sans essayer d'établir un découpage
précis et trop contraignant.
Cette élaboration progressive et
collective demande aux comédiens
une très grande souplesse
Évidemment. Une grande souplesse de
la mémoire et une grande capacité de
proposition. Eux aussi sont pris dans cet
entonnoir, où on commence très large
et où on définit de plus en plus à mesure
qu'on avance. Comme chaque membre
de l'équipe de création, ils alimentent
le processus et sont alimentés en
retour. Il faut qu'ils absorbent peu à
peu la structure, tout en étant prêts
à faire les ajustements et les coupes
nécessaires… Ils doivent à la fois
moriser et oublier. Mais c'est aussi
cela qui fait la justesse des spectacles.
Jusqu'à très tard, on laisse des portes
ouvertes. On préserve des possibles,
sans chercher à faire une belle image.
Des idées entrent en collision, et,
finalement, nous découvrons nous-
mes quelque chose. Joël dit souvent
qu'il cherche l'image juste. Celle qui
recrée une réalité, qui va faire passer
un peu de réel reconstruit.
Comment attaquez-vous le travail des
lumières ?
Avec Joël, on se parle en termes
d'atmosphères, d'ambiances, de
lieux, d'époques. Pour Cendrillon,
il voyait quelque chose de plutôt
contemporain, tournant autour du
verre, de la transparence. Pour
Pinocchio, par contre, il fallait un
climat un peu suranné, au sens d'une
mémoire populaire ancienne, mais qui
ne soit pas totalement localisable : un
univers des anes 50 ou 60, un peu
fellinien, un peu forain. On s'est dès
le début concentré sur le cirque, les
roulottes… Et donc, sur certains types
de personnages. Comme celui qu'on
appelait le bateleur, un être étrange,
grimé en blanc, torse nu, les yeux
cernés de noir. Une espèce d'allégorie
du clown blanc, qui serait aussi un
forain ou un phénomène de foire. Un
individu étrange, un peu inquiétant.
Pour Pinocchio, il intervient dès le
démarrage du spectacle.
Et vos éclairages se construisent en
me temps que ces recherches ?
En fait, la lumre arrive très tôt et
très tard. Longtemps avant le premier
rendez-vous au plateau, je suis al
visiter des fabricants de matériel
d'éclairage spécialisés dans les fêtes
foraines. J'ai rassemblé des images,
j'ai cherché différents grains de lumière.
Le premier travail consiste toujours
à réunir un ensemble d'ingrédients,
d'objets à fabriquer. Ils sont nécessaires
pour les phases de recherche snique.
C'est aussi un denos premiers sujets de
discussion avec Joël. Ses spectacles
sont dépouillés, mais il y a souvent
une multiplicité d'accessoires au
plateau. Dans Pinocchio, la tournette
de la chanteuse en est un.

6 Pinocchio
© Élisabeth Carecchio
8 9
VU PAR MATHIAS ÉNARD
«CONRAD M'A OUVERT
DEUX MONDES»
Initié dès l'adolescence à la littérature et aux voyages par
Joseph Conrad, l'auteur de Zone et de Boussole partagera
sur la scène de l'Odéon son goût pour l'écrivain britannique.
Quelles nouvelles de votre Conrad,
Mathias Énard, depuis que vous êtes
venu nous en parler à l'Odéon, au salon
Roger Blin, en novembre 2012?
Depuis 2012, mon Conrad, comme
vous dites, mon cher Conrad n'avait
pas beaucoup de raisons de changer,
puisqu'il est l'un de mes auteurs de
chevet depuis l'adolescence. J'ai juste
ajouté un détail à son portrait. Derniè-
rement, j'ai eu l'occasion de passer à
Marseille. J'en ai profité pour aller voir
la maison qu'il a habitée à son arrivée,
alors qu'il n'était encore qu'un tout
jeune marin de dix-sept ans. C'est dans
une petite rue tout près du port, dans
un quartier qui n'a pas souffert de la
guerre. J'ai trouvé amusant d'imaginer
que celui qui s'appelait encore Józef
Teodor Konrad Korzeniowski aurait
pu opter pour la marine française et
choisir de devenir un auteur français...
Pourtant, il est tellement britannique.
Aussi britannique que Stevenson, né
à Édimbourg, ou que Kipling, né à
Bombay. Et en même temps, il vient
d'ailleurs, de très loin. Mais on ne peut
pas présager des destins. Un mousse
polonais est devenu un grand écri-
vain anglais, mais auparavant, il aura
été Marseillais d'adoption, il parlait le
français depuis l'enfance, et il aura
navigué quatre ans sous pavillon de
la République. Tout est toujours pos-
sible dans une vie.
Pourquoi Conrad vous est-il si cher?
Au cœur des ténèbres a été un de
mes premiers chocs de lecteur. Je
lisais pour voyager, pour échap-
per à ma chambre, et Conrad m'a
ouvert deux mondes en un. Le pre-
mier, c'est celui qu'on appelle le vaste
monde. De ce point de vue, Conrad
a été pour moi ce que Fenimore
Cooper a peut-être été pour lui. Avec
ses récits maritimes, il m'offrait l'im-
mensité. Je suis entré dans Conrad
par la voie de la mer, et ses premiers
romans m'ont fasciné. Mais en même
temps, il me faisait pénétrer dans le
monde de l'écriture. Plus tard, j'ai lu
ses œuvres «terrestres», qui m'ont
passionné sur un autre plan, pour la
maîtrise spectaculaire de l'art narra-
tif dont elles témoignent. Il y a chez
lui une science très mtrisée de l'el-
lipse, du non-dit, des descriptions
brèves extraordinairement efficaces,
du détail significatif... J'admire aussi
sa capacité à décrire des milieux très
différents. Il y a dans ses romans une
diversité humaine assez stupéfiante.
L'Agent secret, par exemple, propose
des ambiances très inattendues, très
loin de ce qu'on attendrait superciel-
lement de Conrad. Il y décrit Genève
avec une ironie et un sens satirique
réjouissants. Son humour est une
arme d'autant plus puissante qu'il
n'est jamais désopilant. Ses sar-
casmes ont l'intelligence précise d'un
acte chirurgical.
Votre écriture, comme celle de Conrad,
se nourrit d'un rapport entre écriture
et voyage, ou entre écriture et fran-
chissement des frontières, à commen-
cer par celles du mal. Je me trompe?
Merci! Mais le monde de Conrad me
semble beaucoup plus vaste que le
mien. Il a mis à profit une pax britannica,
ou peut-être coloniale, pour explorer
un empire mondial. Il a visité aussi
bien des territoires français qu'une
Amérique du Sud en pleine mutation.
Et il a vérifié au passage que le temps
des grands élans, des grandes décou-
vertes, était fini. L'une de ses grandes
intuitions est que le monde est désor-
mais fermé. Je sens toujours chez lui
ce qu'on pourrait appeler l'échec de
l'inconnu. Vu de loin ou de haut, le
voyage conradien débouche souvent
sur une déception ou une amertume.
Conrad est né en 1857, l'ane des
Fleurs du mal. Lui aussi a voulu aller
«au fond de l'inconnu pour trouver du
nouveau», mais comme Baudelaire, il
en est revenu. Il en rapporte un nou-
veau regard, une sorte de désenchan-
tement qui subvertit «l'inconnu». La
mer n'est jamais chez lui un grand pay-
sage rêvé, une occasion de déployer
des fastes lyriques. Elle est un lieu
d'affrontement, une frontière en soi,
une «ligne d'ombre» à franchir – pas du
tout un ément plastique pour peintre
ou pour poète, mais une zone neutre,
révélatrice, par laquelle vérifier ce que
l'on est.
Est-ce que ce post-romantisme désen
-
chanté de Conrad explique l'acuité du
«nouveau regard» qu'il porte sur la vio-
lence du monde?
Conrad, au cœur de Au cœur des
ténèbres, fait dire à Kurtz un seul
mot répété: «L'horreur. L'horreur». Et
Marlow, le narrateur, nous rapporte
cette parole. Marlow et Kurtz sont
aussi indissociables qu'un prophète
et son témoin – le second porte en
quelque sorte l'horrible évangile
inversé du premier. Et ce message
qu'il nous rapporte, cette «horreur»,
sont indicibles. La vérité du néant,
Marlow nous la laisse entrevoir dans
ses effets – têtes coupées, corps muti-
s – plus qu'il ne la formule. Comment
dire cela, quelle forme face au nihi-
lisme? Conrad est l'un des premiers
à voir le défi que «l'horreur» jette à la
langue. Aujourd'hui, en ce début d'un
siècle qui semble vouloir encore battre
des records en la matière, on pourrait
croire que son œuvre en est affaiblie.
Je crois exactement le contraire. Il est
un modèle de lucidité, un homme de
son temps et du nôtre. Ce n'est pas un
hasard si on continue à le lire autant
aujourd'hui.
Propos recueillis par Daniel Loayza
Paris, septembre 2015
II Les Bibliothèques de l'Odéon
Grande salle
EXILS
présenté par Paula Jacques
Joseph Conrad
vu par Mathias Énard
textes lus par Jean-Damien Barbin
lundi 14 décembre / 20h
Mathias Énard
est romancier. Grand admirateur de
Conrad, il a commenté Au cœur des
ténèbres dans le cadre d’une série associant
un écrivain contemporain à un classique GF
(Flammarion, 2012). Dernier roman paru:
Boussole (Actes Sud, 2015).
PIERRE BOURDIEU,
LA SOCIOLOGIE DE HAUTE LUTTE
À l'occasion de la sortie au Seuil du premier volume de Sociologie générale - Cours au
Collège de France 1982-1984, Patrick Champagne et Julien Duval se penchent sur le
sociologue du déterminisme social, exégète critique des privilèges de classe.
Se souvenir de Pierre Bourdieu, c’est
d’abord se rappeler une allure phy-
sique et un maintien du corps qui
n’étaient quà lui et en disaient long
sur son rapport au monde et sur sa
pensée. C’était par exemple un plis-
sement des yeux tout ensemble mali-
cieux et amical, où perçait une pointe
de moquerie préventive. C’était une
inflexion de la voix tour à tour inquiète
et assue, où laccent de son Béarn
natal était soigneusement camouflé
(ce qu’il se reprochait parfois). C’était
toute une impatience des mains et des
doigts qui pointait, la belle voix aidant,
les idées fortes et les concepts auda-
cieux –Bourdieu aimant à ajouter que
l’analyse, pour être sérieuse, pourrait
demander des heures et des heures.
Or, dans la torie du sociologue, l’in-
corporation de traits sociaux hérités
par l’individu était un point crucial. Et,
pour qui avait le bonheur de l’appro-
cher et savait un peu décoder, il y avait
matière à traduire le Bourdieu phy-
sique en Bourdieu psychique. Ainsi de
son sens du travail et de la lutte («la
sociologie est un sport de comba).
Ainsi des origines modestes expri-
es dans une manière de timidi
comme dans le souci généreux des
dominés de toute esce. De quelques
mots adressés à ces derniers, travail-
leurs, jeunes ou femmes, il aimait à
donner le conseil d’analyser leur situa-
tion pour ne pas se laisser avoir.
Et pourtant ce Pierre Bourdieu sédui-
sant et séducteur était loin d‘être ai
de tous –dans les milieux bien dotés
tout au moins. Sa pene bien sou-
vent irritait. Ses moles explicatifs
participant d’une théorie puissante
étaient jugés trop massifs et quelque
peu arrogants. Cest que sa sociolo-
gie critique était impitoyable pour ceux
qui abusaient de leur pouvoir et de leur
position. Débusquant chez eux l’im-
posture, il pourfendait sans relâche les
«intellectuels médiatiques» ou ceux
qui, dans l’université, perpétuaient un
savoir tout scolastique. De là, envers
lui, des haines souvent violentes et qui
pouvaient même entraîner avec elles
les victimes de l’imposture régnante.
Des étudiants, par exemple, ou cer-
tains journalistes ou encore un public
plus large se cabraient lorsqu’on leur
exposait une théorie qui mettait tout
l’accent sur lorigine de classe ou sur
l’histoire familiale comme facteurs
déterminants des existences.
s ses premiers ouvrages, Bourdieu
parla ainsi de reproductionsociale et
des avantages accordés aux «héri-
tiers». Ce qui renvoyait les moins dotés
à un destin comme écrit par avance. Et,
cependant, Bourdieu ne niera jamais
l’existence effective d’une «marge de
liberté». Voyons-le écrire dans ses
admirables Méditations pascaliennes:
«La dépendance de toute action sym-
bolique efficace à l’égard des disposi-
tions préexistantes se rappelle encore
dans les discours ou les actions de
subversion qui, comme les provoca-
tions et toutes les formes de rupture
iconoclaste, ont pour fonction et en
tout cas pour effet d’attester en pra-
tique qu’il est possible de transgresser
les limites imposées et en particulier
les plus inflexibles, celles qui sont ins-
crites dans les cerveaux.» (Seuil, coll.
Liber, 1997, p. 279). Invitation à chacun
de nous d’y aller de sa rupture avec
l’ordre au terme d’une analyse critique
résolue.
De formation philosophique, Pierre
Bourdieu a refondé la sociologie
dans l’urgence et l’a fait depuis une
observation de la société algérienne. Il
s’est ainsi progressivement doté d’un
équipement qui associait étroitement
théorie et pratique et aima parler par la
suite de la «boîte à outils» qu’il mettait
à la disposition de quiconque accep-
tait de faire de la science sociale une
arme d’interptation et de lutte. Avec
Bourdieu, nous nous sommes donc
mis à raisonner en termes de champ,
d’habitus, de capital social et de capi-
tal symbolique ou encore de disposi-
tion et de distinction, d’autonomie et
de jeu. En particulier, il nous a appris
à ne plus percevoir l’art ou la littéra-
ture comme pratiques désincarnées
de cation pure mais en tant qu’es-
paces de concurrence en vue de la
tention d’un pouvoir et de l’imposi-
tion dun goût.
Dans cette ligne, Pierre Bourdieu
s’est aventuré sur le terrain politique
mais avec précaution. «Une révolution
rae, disait-il aux étudiants de68, se
paye très cher.» Mais il na pas cessé
d’appeler de ses vœux la venue d’une
«gauche de gauche», d’une gauche
combattant en tout domaine l’inégale
partition des biens et avantages
ou refusant ces «classements», qui
sont en eux-mêmes des abus de pou-
voir. C’est l’immense leçon que nous
laisse ce penseur de la radicalité que
fut l’auteur de La Distinction ou de La
Domination masculine.
Jacques Dubois
Paris, septembre 2015
Jacques Dubois
est docteur en Philosophie et Lettres
de l’Université de Liège, professeur de
littérature française et spécialisé dans la
sociologie du champ littéraire.
Auteur entre autres de Pour Albertine.
Proust et le sens du social (Seuil, 1997).
Salon Roger Blin
PENSER ; PASSÉ, PRÉSENT
animé par Catherine Portevin
Pierre Bourdieu
une introduction à la sociologie générale
avec Patrick Champagne & Julien Duval
Jeudi 10 décembre / 18h
Les Bibliothèques de l'Odéon III
couverture de
Victory de Joseph Conrad,
Random House Publisher, 1915
Djan Seylan, un arrêt de bus dans le
quartier de Taksim à Istanbul (Turquie),
1989 (détail) © Djan Seylan / adoc-photos
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