Hercule au palace

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Jamel Ghanouchi
Hercule au palace
Roman policier
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Il était exactement quatorze heures dix-sept
minutes à sa montre lorsque le téléphone sur le
bureau du commissaire Roger Auster sonna. Il
rangeait des papiers posés en vrac sur la table en bois
de chêne, était assez affairé pour une fois. Un
désordre monstre y régnait encore et il n’avait pas
terminé la tâche de rangement. Il prit le combiné d’un
air distrait.
– Commissaire Auster, j’écoute, dit-il de sa voix de
stentor.
– C’est l’inspecteur Maurice Georges, commissaire,
j’appelle de l’hôtel Concordia… Je suis à la réception.
La voix de l’inspecteur, d’habitude très posée,
trahissait une grande nervosité. Il s’était passé quelque
chose de grave, se dit Auster qui flaira une affaire
passionnante.
– Commissaire, pouvez-vous passer à l’hôtel
Concordia tout de suite ?
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Étrange entrée en matière qui tranchait avec la voie
officielle habituellement suivie. Le commissaire
Auster faisait partie de la criminelle, on ne le
dérangeait que pour de hauts faits d’armes. Pourquoi
n’avait-on pas chargé le quai des orfèvres de le
contacter comme à l’accoutumée ? Que s’était-il passé
au Concordia ? Auster s’en ouvrit à son interlocuteur.
– C’est-à-dire, commissaire, que c’est très spécial…
– Voulez-vous vous expliquer, inspecteur ?
– Le mieux serait que vous veniez ici, je ne peux en
dire plus. Il y a une foule, comment dire ? Pour le
moins intimidant ici… Je ne peux vous en dire plus, je
ne suis pas seul.
Roger Auster se leva difficilement de son fauteuil,
après avoir raccroché. Les paroles du médecin consulté
la veille sonnaient encore à ses oreilles. Il fallait qu’il
perde du poids. Il faut dire que Roger Auster était un
géant de plus de deux mètres pesant deux quintaux,
son obésité était la première chose que l’on remarquait
en lui avant cette lueur d’intelligence vive qui brillait
comme un phare dans ses yeux gris. Sa carrure
exceptionnelle lui avait valu d’être surnommé Hercule
par les collègues qui ne le connaissaient pas et Socrate
par ceux qui, comme l’inspecteur Georges, avaient
l’habitude de le côtoyer et de travailler avec lui. Auster
n’utilisait pas les voitures de fonction, car aucune
n’était taillée à sa mesure, il utilisait exclusivement son
véhicule personnel partout où il allait. Celui-ci était
une Mercedes datant de la guerre qu’il n’avait jamais
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pris la peine de changer contre une auto plus récente
parce que Auster était un conservateur, mais aussi
parce qu’aucune voiture à la portée d’un salaire de
commissaire ne convenait mieux que cette Mercedes.
Une pluie fine et insistante tombait sur Paris depuis
quelques jours en ce mois d’octobre. Quel pouvait bien
être l’objet de l’appel qu’il venait de recevoir ? Le
Concordia avait-il été le théâtre d’un meurtre ? Autant
qu’il sache, ce grand hôtel de la place de l’Opéra était
l’un des plus réputés de la capitale française. Auster eut
une réminiscence et ses yeux s’allumèrent tout d’un
coup. N’y avait-il pas un congrès international de
philosophie au Concordia en ce moment ? Il se souvint
que le gratin des philosophes que comptait la planète
avait été convié à cet événement. Mais de quoi pouvaitil donc s’agir ? S’agissait-il vraiment, comme il le
supposait, d’un crime qui avait eu lieu par hasard au
cours de ce rassemblement exceptionnel des plus
grands philosophes ? La curiosité d’Auster se réveilla
de plus belle. Il essaya de mettre un peu d’ordre dans
ses pensées agitées. Sa passion de la philosophie
remontait à l’époque de sa terminale. Il se souvint
d’avoir eu son bac très facilement et d’avoir eu
l’honneur d’une hypokhâgne et d’une khâgne dans un
des plus grands lycées parisiens, Henri IV, avant de
s’orienter vers Saint-Cyr. Il en était sorti dans les cinq
premiers. Il avait ensuite soutenu une thèse de
troisième cycle en philosophie qui lui avait valu une
bonne promotion et sa carrière d’enquêteur en
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parallèle avait été prometteuse. Il avait résolu quelques
affaires grâce à sa connaissance profonde de la nature
humaine que lui avait permise sa passion. Son mariage,
la naissance de sa fille et le décès simultané de sa chère
épouse Marie étaient survenus peu après. Il avait alors
sombré corps et âme dans une profonde dépression
dont le fringuant athlète qu’il était en était sorti avec
plus de quatre-vingt kilos d’excédent de poids. Mais on
le disait très aguerri par l’épreuve, rien ne pouvait
abattre ce géant. Il avait alors développé un intérêt
exclusif pour la philosophie, il était même l’auteur de
deux ouvrages spécialisés de philosophie appliquée
pour les criminologues qui faisaient autorité.
L’inspecteur Maurice Georges partageait ses goûts et,
même s’il ne pouvait se targuer d’être aussi savant que
lui, il avait son mot à dire.
La haute silhouette du Concordia émergea au
tournant de l’avenue de l’Opéra. Celui-ci était à peine
plus haut que le palace. Les deux bâtiments étaient
très ressemblants, même s’ils n’avaient pas été conçus
par le même Tony Garnier, mais par des homonymes
aux styles antinomiques. Le Concordia était une
exception dans l’œuvre du moderniste Tony Garnier.
Auster rangea sa Mercedes devant le palace et
l’inspecteur sortit aussitôt par la porte à tambour du
luxueux hôtel, comme s’il surveillait la rue. Il semblait
soulagé à la vue du commissaire.
– Vous voilà enfin, commissaire, je ne sais plus
comment contenir cette foule de philosophes
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curieux… On dirait des tigres en cage. On leur a
demandé de ne pas quitter les lieux, mais ils n’en ont
jamais eu l’intention.
– De quoi s’agit-il ? Si vous commenciez par le
début ?
– Il y a peut-être eu un meurtre, commissaire,
peut-être car on n’en est pas sûr…
– Comment ça ?
– Comme vous devez peut-être vous en douter, il
s’agit soit d’un meurtre banal, si l’on exclut qu’il a eu
lieu au Concordia en plein milieu du congrès…
Auster encouragea l’inspecteur à poursuivre d’un
mouvement de la tête.
– Oui, soit quelqu’un a poussé un agent du service
de nettoyage du haut de la salle de conférence, en
plein débat… Soit, il s’agit d’un accident ou d’un
suicide. Les seuls témoins sont les philosophes et leurs
paroles divergentes. Je crois avoir pu comprendre
certaines choses de ce qu’ils disent. Leur doctrine est
pour beaucoup dans leur témoignage et est souvent
très concordante avec celui-ci. Mais, venez voir les
lieux ! Et interrogez-les vous-mêmes, certains d’entre
eux évoquent explicitement un deuxième homme à
l’origine de la mort tandis que pour d’autres, il ne
s’agit là que d’une hypothèse… Il y en a même pour
qui ce n’est ni un meurtre ni un accident. Le problème
est que les témoignages se recoupent, seules les
interprétations sont différentes. Nous devons
déterminer dans quelle catégorie ranger cette mort.
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Sans compter qu’il peut s’agir d’un suicide, mais la
victime n’avait aucune raison de se suicider selon ses
proches… Nous aurions écarté cette possibilité si
certains des témoins ne l’avaient avancé comme
hautement probable.
Auster et Georges entrèrent dans le fastueux
palace. Le directeur vint à leur rencontre.
– Bonsoir, commissaire, par ici, s’il vous plaît, ditil, en les éloignant délibérément du hall où des
dizaines de personnages, en majorité des hommes,
semblaient les observer avec curiosité. Auster crut
reconnaître Sartre et de Beauvoir, ainsi que
Wittgenstein, dans une foule de grosses têtes
échevelées ou chauves…
Le directeur les fit entrer dans son bureau, mais
Auster demanda à voir le lieu du drame, il ne voulait
pas bavarder. Autant résoudre cette énigme au plus
vite. Pendant qu’ils se dirigeaient avec le directeur
vers la salle de conférence, Auster questionna Antoine
Ramsay, le directeur.
– Y a-t-il d’autres témoins à part les congressistes ?
– Non. Mais à mon avis, c’est un accident,
commissaire, aucun membre du personnel ne se
trouvait sur les lieux.
– Même en tant que témoin ?
– Même en tant que tel.
L’inspecteur intervint.
– Ce n’est pas ce que disent les augustes savants.
Beaucoup d’entre eux sont catégoriques, ils ont
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nettement vu un deuxième homme pousser la victime…
Pour l’un d’eux, il s’agit même d’un animal, un chat…
– Par où le criminel s’est-il enfui selon eux ?
demanda Auster.
– Le mort se trouvait sur une corniche qui donne
sur une fenêtre ouverte sur le toit. Il est très facile
d’entrer et sortir par là.
– Vous avez jeté un œil sur les immeubles voisins ?
– Oui. Impossible de conclure que quelqu’un se
trouvait là avec la victime. Un deuxième groupe de
témoins affirme que la fenêtre était fermée de
l’intérieur et que l’employé l’a ouverte lui-même
quelques secondes avant de chuter. Personne ne
pouvait intervenir en si peu de temps.
Ils arrivèrent au seuil de la grande salle et des
policiers en faction, ainsi que quelques membres de la
police technique, se tinrent prêts à faire un premier
rapport. Il s’avéra bien vite, d’ailleurs, que l’inspecteur
avait raison. Il était impossible de conclure. Il pouvait
aussi bien s’agir d’un accident, d’un suicide que d’un
meurtre. Tout dépendait des témoins. Ceux-ci étaient
pourtant des personnes douées d’une intelligence hors
norme. Où le bât blessait-il ? L’inspecteur Georges
regarda Auster comme pour lui dire: vous verrez !
Mais Roger Auster était d’une toute envergure que
Georges, il ne s’en laissait pas conter fleurette. C’était
l’un des enquêteurs les plus perspicaces de la police
judiciaire. N’était-ce pas la raison de sa présence en
ces lieux ?
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