Jamel Ghanouchi Hercule au palace Roman policier 2 2 1 Il était exactement quatorze heures dix-sept minutes à sa montre lorsque le téléphone sur le bureau du commissaire Roger Auster sonna. Il rangeait des papiers posés en vrac sur la table en bois de chêne, était assez affairé pour une fois. Un désordre monstre y régnait encore et il n’avait pas terminé la tâche de rangement. Il prit le combiné d’un air distrait. – Commissaire Auster, j’écoute, dit-il de sa voix de stentor. – C’est l’inspecteur Maurice Georges, commissaire, j’appelle de l’hôtel Concordia… Je suis à la réception. La voix de l’inspecteur, d’habitude très posée, trahissait une grande nervosité. Il s’était passé quelque chose de grave, se dit Auster qui flaira une affaire passionnante. – Commissaire, pouvez-vous passer à l’hôtel Concordia tout de suite ? 2 3 Étrange entrée en matière qui tranchait avec la voie officielle habituellement suivie. Le commissaire Auster faisait partie de la criminelle, on ne le dérangeait que pour de hauts faits d’armes. Pourquoi n’avait-on pas chargé le quai des orfèvres de le contacter comme à l’accoutumée ? Que s’était-il passé au Concordia ? Auster s’en ouvrit à son interlocuteur. – C’est-à-dire, commissaire, que c’est très spécial… – Voulez-vous vous expliquer, inspecteur ? – Le mieux serait que vous veniez ici, je ne peux en dire plus. Il y a une foule, comment dire ? Pour le moins intimidant ici… Je ne peux vous en dire plus, je ne suis pas seul. Roger Auster se leva difficilement de son fauteuil, après avoir raccroché. Les paroles du médecin consulté la veille sonnaient encore à ses oreilles. Il fallait qu’il perde du poids. Il faut dire que Roger Auster était un géant de plus de deux mètres pesant deux quintaux, son obésité était la première chose que l’on remarquait en lui avant cette lueur d’intelligence vive qui brillait comme un phare dans ses yeux gris. Sa carrure exceptionnelle lui avait valu d’être surnommé Hercule par les collègues qui ne le connaissaient pas et Socrate par ceux qui, comme l’inspecteur Georges, avaient l’habitude de le côtoyer et de travailler avec lui. Auster n’utilisait pas les voitures de fonction, car aucune n’était taillée à sa mesure, il utilisait exclusivement son véhicule personnel partout où il allait. Celui-ci était une Mercedes datant de la guerre qu’il n’avait jamais 42 pris la peine de changer contre une auto plus récente parce que Auster était un conservateur, mais aussi parce qu’aucune voiture à la portée d’un salaire de commissaire ne convenait mieux que cette Mercedes. Une pluie fine et insistante tombait sur Paris depuis quelques jours en ce mois d’octobre. Quel pouvait bien être l’objet de l’appel qu’il venait de recevoir ? Le Concordia avait-il été le théâtre d’un meurtre ? Autant qu’il sache, ce grand hôtel de la place de l’Opéra était l’un des plus réputés de la capitale française. Auster eut une réminiscence et ses yeux s’allumèrent tout d’un coup. N’y avait-il pas un congrès international de philosophie au Concordia en ce moment ? Il se souvint que le gratin des philosophes que comptait la planète avait été convié à cet événement. Mais de quoi pouvaitil donc s’agir ? S’agissait-il vraiment, comme il le supposait, d’un crime qui avait eu lieu par hasard au cours de ce rassemblement exceptionnel des plus grands philosophes ? La curiosité d’Auster se réveilla de plus belle. Il essaya de mettre un peu d’ordre dans ses pensées agitées. Sa passion de la philosophie remontait à l’époque de sa terminale. Il se souvint d’avoir eu son bac très facilement et d’avoir eu l’honneur d’une hypokhâgne et d’une khâgne dans un des plus grands lycées parisiens, Henri IV, avant de s’orienter vers Saint-Cyr. Il en était sorti dans les cinq premiers. Il avait ensuite soutenu une thèse de troisième cycle en philosophie qui lui avait valu une bonne promotion et sa carrière d’enquêteur en 2 5 parallèle avait été prometteuse. Il avait résolu quelques affaires grâce à sa connaissance profonde de la nature humaine que lui avait permise sa passion. Son mariage, la naissance de sa fille et le décès simultané de sa chère épouse Marie étaient survenus peu après. Il avait alors sombré corps et âme dans une profonde dépression dont le fringuant athlète qu’il était en était sorti avec plus de quatre-vingt kilos d’excédent de poids. Mais on le disait très aguerri par l’épreuve, rien ne pouvait abattre ce géant. Il avait alors développé un intérêt exclusif pour la philosophie, il était même l’auteur de deux ouvrages spécialisés de philosophie appliquée pour les criminologues qui faisaient autorité. L’inspecteur Maurice Georges partageait ses goûts et, même s’il ne pouvait se targuer d’être aussi savant que lui, il avait son mot à dire. La haute silhouette du Concordia émergea au tournant de l’avenue de l’Opéra. Celui-ci était à peine plus haut que le palace. Les deux bâtiments étaient très ressemblants, même s’ils n’avaient pas été conçus par le même Tony Garnier, mais par des homonymes aux styles antinomiques. Le Concordia était une exception dans l’œuvre du moderniste Tony Garnier. Auster rangea sa Mercedes devant le palace et l’inspecteur sortit aussitôt par la porte à tambour du luxueux hôtel, comme s’il surveillait la rue. Il semblait soulagé à la vue du commissaire. – Vous voilà enfin, commissaire, je ne sais plus comment contenir cette foule de philosophes 62 curieux… On dirait des tigres en cage. On leur a demandé de ne pas quitter les lieux, mais ils n’en ont jamais eu l’intention. – De quoi s’agit-il ? Si vous commenciez par le début ? – Il y a peut-être eu un meurtre, commissaire, peut-être car on n’en est pas sûr… – Comment ça ? – Comme vous devez peut-être vous en douter, il s’agit soit d’un meurtre banal, si l’on exclut qu’il a eu lieu au Concordia en plein milieu du congrès… Auster encouragea l’inspecteur à poursuivre d’un mouvement de la tête. – Oui, soit quelqu’un a poussé un agent du service de nettoyage du haut de la salle de conférence, en plein débat… Soit, il s’agit d’un accident ou d’un suicide. Les seuls témoins sont les philosophes et leurs paroles divergentes. Je crois avoir pu comprendre certaines choses de ce qu’ils disent. Leur doctrine est pour beaucoup dans leur témoignage et est souvent très concordante avec celui-ci. Mais, venez voir les lieux ! Et interrogez-les vous-mêmes, certains d’entre eux évoquent explicitement un deuxième homme à l’origine de la mort tandis que pour d’autres, il ne s’agit là que d’une hypothèse… Il y en a même pour qui ce n’est ni un meurtre ni un accident. Le problème est que les témoignages se recoupent, seules les interprétations sont différentes. Nous devons déterminer dans quelle catégorie ranger cette mort. 2 7 Sans compter qu’il peut s’agir d’un suicide, mais la victime n’avait aucune raison de se suicider selon ses proches… Nous aurions écarté cette possibilité si certains des témoins ne l’avaient avancé comme hautement probable. Auster et Georges entrèrent dans le fastueux palace. Le directeur vint à leur rencontre. – Bonsoir, commissaire, par ici, s’il vous plaît, ditil, en les éloignant délibérément du hall où des dizaines de personnages, en majorité des hommes, semblaient les observer avec curiosité. Auster crut reconnaître Sartre et de Beauvoir, ainsi que Wittgenstein, dans une foule de grosses têtes échevelées ou chauves… Le directeur les fit entrer dans son bureau, mais Auster demanda à voir le lieu du drame, il ne voulait pas bavarder. Autant résoudre cette énigme au plus vite. Pendant qu’ils se dirigeaient avec le directeur vers la salle de conférence, Auster questionna Antoine Ramsay, le directeur. – Y a-t-il d’autres témoins à part les congressistes ? – Non. Mais à mon avis, c’est un accident, commissaire, aucun membre du personnel ne se trouvait sur les lieux. – Même en tant que témoin ? – Même en tant que tel. L’inspecteur intervint. – Ce n’est pas ce que disent les augustes savants. Beaucoup d’entre eux sont catégoriques, ils ont 82 nettement vu un deuxième homme pousser la victime… Pour l’un d’eux, il s’agit même d’un animal, un chat… – Par où le criminel s’est-il enfui selon eux ? demanda Auster. – Le mort se trouvait sur une corniche qui donne sur une fenêtre ouverte sur le toit. Il est très facile d’entrer et sortir par là. – Vous avez jeté un œil sur les immeubles voisins ? – Oui. Impossible de conclure que quelqu’un se trouvait là avec la victime. Un deuxième groupe de témoins affirme que la fenêtre était fermée de l’intérieur et que l’employé l’a ouverte lui-même quelques secondes avant de chuter. Personne ne pouvait intervenir en si peu de temps. Ils arrivèrent au seuil de la grande salle et des policiers en faction, ainsi que quelques membres de la police technique, se tinrent prêts à faire un premier rapport. Il s’avéra bien vite, d’ailleurs, que l’inspecteur avait raison. Il était impossible de conclure. Il pouvait aussi bien s’agir d’un accident, d’un suicide que d’un meurtre. Tout dépendait des témoins. Ceux-ci étaient pourtant des personnes douées d’une intelligence hors norme. Où le bât blessait-il ? L’inspecteur Georges regarda Auster comme pour lui dire: vous verrez ! Mais Roger Auster était d’une toute envergure que Georges, il ne s’en laissait pas conter fleurette. C’était l’un des enquêteurs les plus perspicaces de la police judiciaire. N’était-ce pas la raison de sa présence en ces lieux ? 2 9