366 Volume 26, Issue 4, Fall 2016 • CanadIan onCology nursIng Journal
reVue CanadIenne de soIns InFIrmIers en onCologIe
FEATURES/RUbRiqUES
rÉFleXiONs PersONNelles
De l’autre côté du miroir: une expérience personnelle
par Tracey Moatt
D’un hochement de tête, le médecin
me salue en quittant la salle d’exa-
men, fermant prestement la porte derrière
lui, laissant le cliquetis du loquet envahir
la pièce aux teintes pastel. Cette porte a
l’étrange don de transformer des vies en
un instant : on y entre simple personne
venue en consultation et on en ressort avec
le cancer en fardeau. Assise en silence, j’at-
tends tandis que Jane, une femme d’âge
moyen, se débat dans un ot de pensées
et d’émotions tues. J’hésite un peu, puis
j’avance mon tabouret vers elle dans l’es-
poir de combler un vide. Je ressens par-
faitement la vive inquiétude de Jane alors
que mes doigts jouent nerveusement avec
mon stylo à bille. Je sais qu’elle a besoin
d’entendre qu’elle n’est pas seule. Jane me
regarde, la peur dans les yeux, puis mur-
mure d’une voix empreinte de désespoir:
«Que feriez-vous, vous ?»
Lorsque j’ai commencé comme inr-
mière de recherche en essais cliniques
sur les mélanomes, j’ai lancé en blague
à mes collègues que j’étais la cible par-
faite pour un mélanome: cheveux roux,
yeux bleus, teint clair, nombreux grains
de beauté et vulnérabilité aux coups de
soleil. Mais j’étais jeune et en santé, et
l’idée de sourir d’un cancer de la peau
ne m’avait en fait jamais traversé l’es-
prit. Jamais, jusqu’à ce que l’analgésie
de la biopsie commence à se dissiper.
D’aussi loin que je me souvienne, j’ai
toujours eu un grain de beauté foncé au
milieu de la poitrine, juste en dessous
du soutien-gorge. Après avoir étudié le
mélanome et appris que j’étais une candi-
date à risque, j’avais décidé de faire analy-
ser ce grain de beauté. Après tout, mieux
valait avoir une petite cicatrice de biopsie
qu’un mélanome, non?
Par malheur, ce sont les deux qui m’at-
tendaient nalement. « Je suis désolé,
c’est un mélanome» – le verdict m’arrêta
net. Mes pensées s’embrouillèrent tan-
dis que je fondais en larmes. Comment
pourrais-je dire à mon père que j’avais un
mélanome, avec Maman morte elle-même
d’un cancer du sein neuf ans plus tôt?
Mon expérience du mélanome se
noie dans un tourbillon rapide qui me
laissa peu de temps pour rééchir.
Moins d’une semaine après le diagnos-
tic, je me suis retrouvée couchée sur le
canapé d’une amie, ma poitrine barrée
de points de suture. L’anesthésie s’estom-
pait graduellement et je tentais de me
convaincre que j’avais là un déguisement
d’Halloween à tout casser.
L’attente de l’analyse post-chirurgie
me parut une éternité. Les résultats arri-
vèrent néanmoins après quelques jours
seulement. J’avais de la chance: le can-
cer avait été détecté à un stade précoce.
Je restai malgré tout emprisonnée dans
mes pensées, arrivant dicilement à me
concentrer sur quoi que ce soit d’autre.
Je me voyais subir le même sort que ma
mère : recevoir un diagnostic de can-
cer dans la eur de l’âge pour mourir
quelques années plus tard. Je croyais que
son destin serait bientôt aussi le mien.
La crainte que le cancer n’avait pas
ni d’en découdre avec moi m’envahit
rapidement, si bien que je me s enlever
un grain de beauté après l’autre. Encore
aujourd’hui, je trouve dicile de com-
prendre comment une partie de moi a pu
être cancéreuse. Ce grain de beauté qui
m’avait toujours paru là avait déjoué mon
système de défense et trahi mon corps,
tel un espion sournois inltrant les lignes
ennemies. Pas même l’œil avisé de mon
dermatologue n’avait détecté le danger.
Retourner au travail fut terrible. Les
résultats des biopsies de mes patients
me faisaient tracer des parallèles avec les
miens et broyer du noir. Je détectais à tout
instant des rappels de ma propre mortalité.
Quatre ans plus tard, le cancer n’est
jamais revenu, et j’ai enn réussi à accep-
ter d’avoir eu ce diagnostic. J’ai repris les
essais cliniques sur le mélanome avec un
regard nouveau et une expérience directe
avec la maladie, ce qui me permet d’agir
dans le réel intérêt des patients. Une puis-
sante motivation me pousse à veiller à ce
qu’ils reçoivent tous les soins auxquels
ils ont droit, puisque je sais quels soins je
voudrais moi-même recevoir si le besoin
se présentait dans le futur. De savoir que la
vie, fragile, peut basculer en un instant, est
pour moi source d’inspiration.
« Jane, je comprends que vous ayez
peur et feriez à peu près n’importe quoi
pour combattre ce cancer. Vous devrez
rééchir à ce qui est bon pour vous »,
commençai-je à expliquer d’un ton rassu-
rant. « Le mélanome est un cancer de la
peau agressif. Jusqu’à tout récemment,
les traitements étaient peu nombreux, et
les résultats, plutôt faibles. Mais plusieurs
choix de traitement existent aujourd’hui et
leurs chances de succès sont meilleures
que jamais.»
«Je suis vraiment désolée, Jane, de ne
pas avoir les réponses aux questions qui
doivent se bousculer dans votre tête »,
ajoutai-je en déposant doucement ma
main sur la sienne. «J’aimerais vraiment
pouvoir y répondre.» J’ai ensuite conseillé
à Jane de rééchir aux risques qu’elle était
disposée à prendre en lui recommandant
vivement de considérer sa situation.
Mon message est simple et j’insiste
pour qu’il soit entendu. «Jane, il ne faut
pas que vous vous sentiez obligée d’ac-
cepter un traitement parce que je suis
assise ici avec vous après qu’on vous ait
présenté quelques options de traitement.
Vous devez choisir ce qui vous semble
être la bonne chose à faire pour VOUS.»
Notre société nous pousse à vouloir com-
battre et vaincre le cancer; il est rare que
les patients soient invités à prendre du
recul pour se pencher vraiment sur leurs
priorités à eux.
«Que feriez-vous, vous?» Les con-
dences qui suivent cette question ne
peuvent être révélées, mais je peux assu-
rer que je compte soutenir Jane à chaque
étape de son processus décisionnel en
m’assurant qu’elle dispose de toute l’in-
formation nécessaire pour prendre une
décision éclairée.
Au suJet De l’Auteure
Tracey Moatt, inf.aut., B.Sc.
Inf., M.Sc.S.(c), CCRP, Centre de
cancérologie Princess Margaret,
Réseau universitaire de santé(UHN),
610 University Avenue, Toronto, ON,
M5G 2M9
416-946-2000