FEATURES/Rubriques RÉFLEXIONS PERSONNELLES De l’autre côté du miroir : une expérience personnelle par Tracey Moffatt D ’un hochement de tête, le médecin me salue en quittant la salle d’examen, fermant prestement la porte derrière lui, laissant le cliquetis du loquet envahir la pièce aux teintes pastel. Cette porte a l’étrange don de transformer des vies en un instant : on y entre simple personne venue en consultation et on en ressort avec le cancer en fardeau. Assise en silence, j’attends tandis que Jane, une femme d’âge moyen, se débat dans un flot de pensées et d’émotions tues. J’hésite un peu, puis j’avance mon tabouret vers elle dans l’espoir de combler un vide. Je ressens parfaitement la vive inquiétude de Jane alors que mes doigts jouent nerveusement avec mon stylo à bille. Je sais qu’elle a besoin d’entendre qu’elle n’est pas seule. Jane me regarde, la peur dans les yeux, puis murmure d’une voix empreinte de désespoir : « Que feriez-vous, vous ? » Lorsque j’ai commencé comme infirmière de recherche en essais cliniques sur les mélanomes, j’ai lancé en blague à mes collègues que j’étais la cible parfaite pour un mélanome : cheveux roux, yeux bleus, teint clair, nombreux grains de beauté et vulnérabilité aux coups de soleil. Mais j’étais jeune et en santé, et l’idée de souffrir d’un cancer de la peau ne m’avait en fait jamais traversé l’esprit. Jamais, jusqu’à ce que l’analgésie de la biopsie commence à se dissiper. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours eu un grain de beauté foncé au milieu de la poitrine, juste en dessous du soutien-gorge. Après avoir étudié le mélanome et appris que j’étais une candidate à risque, j’avais décidé de faire analyser ce grain de beauté. Après tout, mieux valait avoir une petite cicatrice de biopsie qu’un mélanome, non? AU SUJET DE L’AUTEURE Tracey Moffatt, inf. aut., B.Sc. Inf., M.Sc.S.(c), CCRP, Centre de cancérologie Princess Margaret, Réseau universitaire de santé (UHN), 610 University Avenue, Toronto, ON, M5G 2M9 416-946-2000 [email protected] 366 Par malheur, ce sont les deux qui m’attendaient finalement. « Je suis désolé, c’est un mélanome » – le verdict m’arrêta net. Mes pensées s’embrouillèrent tandis que je fondais en larmes. Comment pourrais-je dire à mon père que j’avais un mélanome, avec Maman morte elle-même d’un cancer du sein neuf ans plus tôt? Mon expérience du mélanome se noie dans un tourbillon rapide qui me laissa peu de temps pour réfléchir. Moins d’une semaine après le diagnostic, je me suis retrouvée couchée sur le canapé d’une amie, ma poitrine barrée de points de suture. L’anesthésie s’estompait graduellement et je tentais de me convaincre que j’avais là un déguisement d’Halloween à tout casser. L’attente de l’analyse post-chirurgie me parut une éternité. Les résultats arrivèrent néanmoins après quelques jours seulement. J’avais de la chance : le cancer avait été détecté à un stade précoce. Je restai malgré tout emprisonnée dans mes pensées, arrivant difficilement à me concentrer sur quoi que ce soit d’autre. Je me voyais subir le même sort que ma mère : recevoir un diagnostic de cancer dans la fleur de l’âge pour mourir quelques années plus tard. Je croyais que son destin serait bientôt aussi le mien. La crainte que le cancer n’avait pas fini d’en découdre avec moi m’envahit rapidement, si bien que je me fis enlever un grain de beauté après l’autre. Encore aujourd’hui, je trouve difficile de comprendre comment une partie de moi a pu être cancéreuse. Ce grain de beauté qui m’avait toujours paru là avait déjoué mon système de défense et trahi mon corps, tel un espion sournois infiltrant les lignes ennemies. Pas même l’œil avisé de mon dermatologue n’avait détecté le danger. Retourner au travail fut terrible. Les résultats des biopsies de mes patients me faisaient tracer des parallèles avec les miens et broyer du noir. Je détectais à tout instant des rappels de ma propre mortalité. Quatre ans plus tard, le cancer n’est jamais revenu, et j’ai enfin réussi à accepter d’avoir eu ce diagnostic. J’ai repris les essais cliniques sur le mélanome avec un regard nouveau et une expérience directe avec la maladie, ce qui me permet d’agir dans le réel intérêt des patients. Une puissante motivation me pousse à veiller à ce qu’ils reçoivent tous les soins auxquels ils ont droit, puisque je sais quels soins je voudrais moi-même recevoir si le besoin se présentait dans le futur. De savoir que la vie, fragile, peut basculer en un instant, est pour moi source d’inspiration. « Jane, je comprends que vous ayez peur et feriez à peu près n’importe quoi pour combattre ce cancer. Vous devrez réfléchir à ce qui est bon pour vous », commençai-je à expliquer d’un ton rassurant. « Le mélanome est un cancer de la peau agressif. Jusqu’à tout récemment, les traitements étaient peu nombreux, et les résultats, plutôt faibles. Mais plusieurs choix de traitement existent aujourd’hui et leurs chances de succès sont meilleures que jamais. » « Je suis vraiment désolée, Jane, de ne pas avoir les réponses aux questions qui doivent se bousculer dans votre tête », ajoutai-je en déposant doucement ma main sur la sienne. « J’aimerais vraiment pouvoir y répondre. » J’ai ensuite conseillé à Jane de réfléchir aux risques qu’elle était disposée à prendre en lui recommandant vivement de considérer sa situation. Mon message est simple et j’insiste pour qu’il soit entendu. « Jane, il ne faut pas que vous vous sentiez obligée d’accepter un traitement parce que je suis assise ici avec vous après qu’on vous ait présenté quelques options de traitement. Vous devez choisir ce qui vous semble être la bonne chose à faire pour VOUS. » Notre société nous pousse à vouloir combattre et vaincre le cancer; il est rare que les patients soient invités à prendre du recul pour se pencher vraiment sur leurs priorités à eux. « Que feriez-vous, vous? » Les confidences qui suivent cette question ne peuvent être révélées, mais je peux assurer que je compte soutenir Jane à chaque étape de son processus décisionnel en m’assurant qu’elle dispose de toute l’information nécessaire pour prendre une décision éclairée. Volume 26, Issue 4, Fall 2016 • Canadian Oncology Nursing Journal Revue canadienne de soins infirmiers en oncologie