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Jacques FRANÇOIS
Université de Caen & LaTTiCe (ENS-Paris 3)
jfrancois@interlingua.fr / www.interlingua.fr
ENTRE prévenance ET prévention :
L’ITINÉRAIRE
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SÉMANTAXIQUE DU VERBE prévenir
SOUS L’ANCIEN RÉGIME
1. Prévenir AUJOURD’HUI
Dites-moi la première phrase qui vous vient à l’esprit, contenant le verbe prévenir ! La grande
majorité des francophones répondront quelque chose comme :
(1) Préviens-moi de ton arrivée !
(2) Bernard m’a prévenue qu’il aurait un peu de retard.
En (1) aussi bien qu’en (2) prévenir est remplaçable par avertir ou informer. Ce sens ‘informatif’
de prévenir est assurément celui que les jeunes locuteurs apprennent en premier et qui leur
semble couvrir tous les emplois du verbe, à tel point qu’ils seront perplexes devant (3) :
(3) Mieux vaut prévenir que guérir.
L’énoncé proverbial (3) signifierait-il qu’en cas de maladie d’un proche, il vaut mieux prévenir un
médecin plutôt que de chercher à le guérir soi-même ? Qu’on puisse prévenir quelque chose et
non quelqu’un leur paraît très curieux. Et si on leur parle d’un traitement préventif par
opposition à un traitement curatif et qu’ils ont déjà rencontré l’adj. incurable, ils auront peut-
être l’intuition que le second s’applique une fois la maladie déclarée et le premier avant sa
manifestation, donc en devançant cette manifestation.
Un coup d’œil au classement des synonymes de prévenir selon le Dictionnaire Électronique des
Synonymes du CRISCO (www.crisco.unicaen.fr) confirme que, sur ses dix premiers
2
synonymes,
six, dont les trois premiers, concernent le sens informatif (avertir, informer, annoncer, aviser,
alerter, instruire) et les quatre autres un sens ‘confrontatif’ (devancer, éviter, détourner, parer)
[cf. Tableau 1].
1
La notion de « parcours sémantique » ayant été abondamment employée en synchronie par les linguistes opérant
dans le cadre de la Théorie des Opérations Énonciatives et Prédicatives (cf. Franckel & Lebaud 1990 ; Camus & de
Voguë, dir. 2004), j’opte pour « itinéraire » comme champ de variation diachronique, équivalent à la dimension
syntaxique près – à la notion de « changement sémantique » chez Darmesteter (1887).
2
Les synonymes figurent dans des cliques de synonymes’ qui constituent des points dans l’espace sémantique du
verbe examiné. Les premiers synonymes sont eux qui figurent dans le plus grand nombre de cliques (cf. Morel &
François 2015).
2
30 synonymes
admonester, alerter, aller au-devant, annoncer, anticiper, avertir,
aviser, conjurer, crier, détourner, devancer, dire, donner avis,
empêcher, escompter, éviter, faire savoir, gagner de vitesse,
influencer, informer, instruire, mettre au courant, mettre en
garde, obvier, parer, pousser, précéder, préoccuper, préserver,
tourner
4 antonymes
exciter, provoquer, se taire, tarder
Classement des premiers synonymes
avertir
informer
annoncer
éviter
aviser
détourner
parer
alerter
instruire
Tableau 1 : Inventaire des synonymes et antonymes du verbe prévenir (D.E.S., CRISCO)
Et l’espace sémantique du verbe présente un agrégat primaire de synonymes autour d’avertir et
un agrégat secondaire autour d’éviter, le synonyme devancer établissant un troisième pôle à lui
seul, reliant indirectement éviter et précéder [cf. Figure 1]
agrégat
principal de
synonymes
agrégat secondaire
de synonymes
Figure 1 : Espace sémantique du v. prévenir (sur le plan 1x2)
Mais si l’on y regarde de plus près, on reste perplexe devant la proximité supposée entre
annoncer et précéder. Cette proximité se fonde sur une clique {annoncer, précéder, prévenir} qui
a un caractère hétérogène (et génère un lien sémantique artificiel). En effet, annoncer et
précéder sont synonymes de prévenir respectivement dans des énoncés tel que (4) et (5) :
(4) On m’a annoncé | prévenu de votre venue.
(5) Marie a précédé | prévenu ma question.
Et par ailleurs annoncer et précéder sont synonymes (à une nuance près, celle de la relation à un
observateur, précéder véhiculant, dans la terminologie de la sémiotique, le caractère d’un indice
et annoncer celui d’un signal) dans un énoncé tel que (6), où prévenir est exclu :
(6) Ces gros nuages noirs annoncent | précèdent un bel orage.
3
De même la proximité supposée entre aviser et parer résulte de la clique hétérogène {aviser,
parer, prévenir}. D’un côté prévenir est synonyme d’aviser dans le sens informatif, synonyme de
parer dans le sens ‘confrontatif’ et de son côté parer exprime une spécification d’aviser dans la
construction transitive indirecte aviser à (SYN : penser à s’occuper de).
On est donc en fait en présence de deux fausses liaisons sémantiques qui relient artificiellement
les deux sens informatif dominant et ‘confrontatif’ secondaire (incluant devancer et précéder).
En français actuel, il n’y a donc plus de verbe prévenir polysémique, mais seulement deux verbes
prévenir en relation d’homonymie et figurant dans des constructions distinctes, d’un côté qn
prévient qn de qc|que P, de l’autre qn|qc prévient qc.
Mais revenons à l’adjectif dérivé préventif : il est apparenté morphosémantiquement au
substantif la prévention. Un autre adjectif est issu du participe présent : prévenant, source du
substantif la prévenance. Et du participe passé est issu dans la langue juridique le substantif le
prévenu. La prévention d’une maladie est la nominalisation de prévenir une maladie et la
prévenance (à l’égard de qn) est celle d’être prévenant l’égard de qn), expression adjectivale
elle-même issue de la variante ‘devancer’ du sens confrontatif de prévenir (je préviens les désirs
de X, donc je suis prévenant à l’égard de X ou j’entoure X de prévenances).
Le tableau 2 fournit les définitions et cooccurrences majeures du n.f. prévenance et son
étymologie d’après le TLF. Les définitions d’ANTIDOTE comportent les constituants ‘X va au
devant des sirs de Y’, ‘X veut faire plaisir à Y’, valeurs que confirment les cooccurrents
délicate /douce ~ et celle du TLF ‘manière obligeante’
ANTIDOTE TLF
Fait d’aller au-devant des désirs de
quelqu’un, de vouloir faire plaisir à
quelqu’un. Avoir de la prévenance.
Faire preuve de prévenance à
l’égard de quelqu’un, pour
quelqu’un.
Action, parole par laquelle on va
au-devant des désirs de quelqu’un,
on veut faire plaisir à
quelqu’un. Être plein de
prévenances et d’égards pour
quelqu’un. Entourer quelqu’un de
prévenances.
1732 « manière obligeante d'aller au-
devant de ce qui peut plaire à quelqu'un »
(Mercure de France,déc., 1
er
vol., p. 2531
ds Trév. 1752 : Vous ne trouvez que
des prévenances qui ne vous laissent pas
un moment le plaisir de désirer).
Dér. de prévenant* au sens 2; suff. -ance*.
On note également chez L
EMAIRE DE
B
ELGES
(Chronique annale ds Œuvres, éd.
J. Stecher, t. 4, p. 491), le subst.
prevenance, au sens de « action de
devancer » (dér. de prévenir* au sens de «
devancer »).
Tableau 2 : Définitions, cooccurence et étymologie du substantif prévenance
Le tableau 3 présente les données correspondantes pour le n.f. prévention. Trois points sont à en
retenir :
a) Toutes les coocurrences mentionnées s’applique à prévention au singulier et concernent
l’ « ensemble des mesures que l’on prend pour prévenir un risque, un danger, un mal ».
b) Cependant la seconde définition « Opinion favorable ou défavorable antérieure à tout
examen » concerne les préventions, et les deux substantifs au pluriel forment une paire
antonymique : si avoir des prévenances à l’égard de | pour qn implique une attitude
‘obligeante’, avoir des préventions à l’égard de | contre qn implique inversement une
attitude désobligeante.
4
c) Le TLF définit curieusement la source latine n.f. praeventio : « action de prévenir en
avertissant » (précision absente de l’article praeventio du Gaffiot), suggérant ainsi que
l’évolution moderne du sens du v. prévenir comme synonyme d’avertir était déjà en
germe dès son origine et ne demandait qu’à s’épanouir.
ANTIDOTE TLF
Ensemble des mesures
que l’on prend pour
prévenir un risque, un
danger, un mal. Prévention
routière. La prévention des
accidents de la route.
Prévention médicale.
Prévention des incendies.
•Organisme chargé
d’appliquer ces
mesures.
Opinion favorable ou
défavorable antérieure à
tout examen. Avoir des
préventions contre
quelqu’un.
[Soutenu] Accusation.
[DROIT] Situation d’un
prévenu.
Empr. au b.
lat. praeventio «action
de devancer, action de
prévenir en avertissant»
(B
LAISE
Lat. chrét.), dér. du
lat. class. praeventum,
supin de praevenire,
v. prévenir.
Tableau 3 : Définitions, cooccurence et étymologie du substantif prévention
2. LE TEMPS DES PRÉVENTIONS COURTISANES : prévenir qn contre | sur | en faveur de
qn/qc
Si j’ai longuement insisté sur les relations de sens entre prévenir, préventif, prévenant, le
prévenu, les prévenances et les préventions, c’est en raison de la présence passagère aux 17
e
et
18
e
siècles des constructions
qn :x prévient qn :y contre qn :z
et inversement
qn :x prévient qn :y pour | en faveur de qn :z
(ainsi que la formulation neutre qn :x prévient qn :y sur qn|qc :z ). Cette époque est celle de
l’affermissement de la monarchie absolue jusqu’à son apocalypse entre 1789 et 1793.
Mon hypothèse est que ce recouvrement chronologique n’est pas le fait du hasard et que la
progression puis la stabilisation et enfin l’extinction de ces deux constructions, attestée par
l’analyse de la base FRANTEXT entre 1600 et 1850 (cf. plus bas), sont liées au poids croissant puis
décroissant des mœurs de la cour des monarques de France dans la littérature mondaine de
l’époque.
5
2.1. Attestations lexicographiques
Le TLF fournit dans la partie lexicographique de l’article prévenir les trois citations suivantes
relativement tardives (rubrique C) :
(7) Je vois trop, seigneur, reprit Armoflède, qu'on vous a prévenu contre moi (G
ENLIS
, Chev. Cygne,
t.1, 1795, p.259).
(8) Mosca (...) avait (...) un air simple et gai qui prévenait en sa faveur (S
TENDHAL
, Chartreuse, 1839,
p.90).
(9) Je parlais à mon ami de l'impression que m'avait causée l'aspect inattendu d'Abdul-Medjid (...) Ce
visage pâle, effilé (..) m'avait prévenu favorablement pour lui (N
ERVAL
, Voy. Orient, t.3, 1851,
p.15).
Et la partie historique et étymologique ajoute (rubrique B2) :
a) av. 1662 être prevenu de «être sous l'influence d'un sentiment, d'une pensée... de telle sorte que l'on
est privé de tout sens critique» (P
ASCAL
, Pensées, § 21, éd. L. Lafuma, 1963, p.502);
b) 1675 prévenir en faveur de (V
ILLEDIEU
, Les Désordres de l'amour, p.205).
suggèrant ainsi que quiconque (‘x’) prévient qn:y en faveur de qn:z, exerce sur ‘y’ une influence
psychologique qui lui impose un jugement favorable à ‘z’, « privé de sens critique ».
Ces constructions ne figurent pas dans l’article prévenir de Robert Martin dans le Dictionnaire du
Moyen Français pas plus que dans le Trésor de la Langue Françoise de Nicot (1610). La première
mention dans les dictionnaires de l’époque figure dans la troisième définition de prévenir fournie
par le Dictionnaire universel d’Antoine Furetière (1690) :
P
REVENIR
, signifie aussi, Preoccuper l’esprit, luy donner les premieres impressions. Un opiniâtr [sic]
qui est prevenu en faveur de quelqu’un est un Juge dangereux, Les devots sont sujets à se laisser
prevenir.
La 1
ère
édition du Dictionnaire de l’Académie (1694) lui emboîte le pas avec la mention :
Prevenir, signifie aussi, Préoccuper l'esprit de quelqu'un. Il a prevenu ses Juges, l'esprit de ses Juges.
ils se sont laissé prevenir. je suis bien aise que quelqu'un le previenne en ma faveur avant que je
luy parle. Il est aussi quelquefois neutre pass. en ce sens. Vous vous prevenez aisément. c'est
l'homme du monde qui se previent le moins, qui se previent le plus.
Il est à noter que sa 5
e
édition (1798) introduit l’emploi informatif du verbe, sans chercher
toutefois à expliquer l’émergence de ce nouvel emploi :
On dit, Prévenir quelqu'un de quelque chose, sur quelque chose, pour dire, L'en instruire, l'en avertir
par avance. Il m'a fait prévenir de son arrivée. Je l'ai prévenu sur les piéges qu'on vouloit lui tendre.
Je vous préviens que vous aurez demain une visite qui vous surprendra. On vous en avoit prévenu.
Emile Littré fournit dans la rubrique 7 « faire naître d’avance dans l’esprit des sentiments
favorables ou défavorables » de l’article prévenir de son dictionnaire (1872) douze citations dont
deux en cooccurence avec en DetPoss faveur et une avec favorablement (et curieusement aucune
avec contre). En outre sa rubrique 10 « Concevoir par avance des sentiments favorables ou
défavorables » fournit trois citations de ces constructions en diathèse réfléchie :
(10) J.J. ROUSS., Hél. I, 46: Tu as du penchant à te prévenir pour ou contre les gens
(11) FÉN., Confess. VIII: Duclos, doué de trop grands talents pour ne pas aimer ceux qui en avaient,
s'était prévenu pour moi, m'avait invité à l'aller voir
(12) BOISSY, Français à Lond. sc. 19: C'est ainsi que les hommes se préviennent les uns contre les
autres sans se connaître
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