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GAZETTE DU PALAIS - mArdi 26 juillet 2016 - NO 28 13
Daesh a su se doter d’un service multimédia, au sein
duquel, Al Hayat Media, vise plus particulièrement une
audience occidentale. Les vidéos de propagande peuvent
être librement téléchargées à partir de Youtube. On ydé-
crit une société d’abondance, lieu de réalisation de tous
les fantasmes, où, en tant que combattant, il est possible
de les vivre pleinement. Cette forme d’embrigadement
sectaire a pour but d’amener ces jeunes à renier ce qui
les entoure afin de les isoler et de les placer sous l’em-
prise d’un discours «radical». Àpartir d’une approche
totalement dévoyée de la religion, l’individu se trouve du
même coup détaché de tout héritage culturel et de tout
environnement familial ou social. Il s’agit d’un «proces-
sus de compartimentage émotionnel progressif », où
«les émotions sont partagées entre les nouveaux frères
et sœurs, avec lesquels un lien très fort s’installe» et «les
liens émotionnels avec la famille et surtout la mère sont
coupés» (8).
Enfin, la «radicalisation» de jeunes gens se dessine sou-
vent en creux de phénomènes de délinquance, qui peuvent
prendre plusieurs visages: délinquance initiatique (par la
découverte d’un certain goût de la transgression), délin-
quance d’exclusion (impliquant un public issu de quartiers
sensibles ou de milieux les plus défavorisés) et délin-
quance pathologique (par les difficultés individuelles et
souvent familiales). Le profil d’Amir s’inscrit parfaitement
dans ce paradigme. L’adolescent n’a pour ainsi dire reçu
aucune éducation religieuse. Sa mère se définit comme
«agnostique». Son père, musulman «pratiquant peu
assidu», regrette de ne pas avoir su inculquer à son fils
les préceptes de l’islam, et ne pas avoir su lui donner les
repères nécessaires pour éviter qu’il ne s’égare. C’est
ce que s’attache à relever chaque adulte (juge, avocat et
parents) durant l’audience.
Déscolarisé depuis l’âge de 14ans, sans véritable pers-
pective d’avenir, Amir est un adolescent «perdu» qui
passe ses journées et ses nuits enfermé dans sa chambre
sur les réseaux sociaux… Ses parents ont divorcé alors
qu’il n’avait que dixans. La séparation s’est faite dans un
contexte si conflictuel qu’il a peu à peu perdu tout contact
avec son père. Il le retrouve le jour de l’audience après
deux ans d’absence.
Quel positionnement pour le juge? Pour le juge, il paraît
difficile d’appréhender un tel phénomène en éludant tota-
lement les considérations de type théologique. Certes, le
terrorisme réduit son approche de la religion à sa superfi-
cie la plus caricaturale, et la connaissance du fait religieux
par les jeunes radicalisés frise très souvent le néant (9).
Il suffit pour s’en convaincre d’analyser le corpus idéo-
logique des groupes terroristes pour se rendre compte
de l’indigence intellectuelle qui les anime. Pour autant,
ces entreprises criminelles sont bien perpétrées au nom
(8) Leman J., « L’évolution vers un djihadisme militant militaire », JDJ 2016,
nos351 et352, p.17.
(9) C’est cette absence de références religieuses solides et ancrées qui en fait d’ailleurs
des proies d’autant plus vulnérables. Pourtant, selon certains hadiths authen-
tiques rapportés des paroles du prophète de l’islam, les ancêtres d’Al Qaida et
de Daesh (dénommés les «Khârijites») sont décrits en ces termes: « ils sont les
pires créatures », « ils appellent au livre d’Allah (le Coran) alors qu’ils n’ont rien
à voir avec le livre d’Allah ».
d’une instrumentalisation de la «foi» dans la mesure où
elles empruntent à l’Islam certains de ses codes et de ses
références.
C’est pourquoi, il est important de faire la part des choses
et se garder d’assimiler ou de confondre la pratique d’un
culte ou l’exercice de la liberté religieuse avec les dé-
rives sectaires ou les entreprises terroristes. Ainsi, une
approche «fondamentaliste» de la religion n’est pas en
soi répréhensible dès lors qu’elle est inscrite dans une
perspective non violente… S’il peut parfois interroger le
principe de laïcité, l’Islam dit «traditionnel» (10), c’est-
à-dire l’application littérale des textes religieux, n’est
constitutif d’aucune infraction pénale.
Le juge des enfants doit donc composer avec toute la
diversité du fait religieux (11), et appréhender pleinement
les convictions religieuses des justiciables dans sa déci-
sion (12). Il peut difficilement s’extraire d’une approche
culturaliste, si la pratique d’un culte s’inscrit dans le cadre
d’un exercice de la liberté religieuse respectueux de la
loi (13). Certes, dans la conception française, la religion re-
lève de la sphère privée, et l’État et ses institutions doivent
affirmer leur indépendance et leur neutralité à l’égard de
la religion. Pour autant, la liberté religieuse ne se limite
pas à la liberté de croire ou de ne pas croire, elle implique
aussi une certaine extériorisation, qu’il s’agisse de l’exer-
cice du culte ou tout simplement de l’expression d’une
croyance religieuse. Nier ces éléments qui composent
l’identité de la personne reviendrait à rendre incertaine
l’efficacité de la décision (14).
“ Le juge doit s’évertuer à qualifier
l’engagement spirituel du jeune”
Évidemment, en tant qu’autorité étatique et représentant
du peuple français, le juge doit aussi être en capacité de
positionner son action dans une approche universaliste, au
besoin, en rappelant que les règles sont les mêmes pour
tous et que la loi est d’application générale. Le juge doit
ainsi veiller à ce que l’adhésion à des normes religieuses
par la cellule familiale ou l’un de ses membres n’ait pas
pour effet de marginaliser l’enfant de la société, ni de le
menacer dans sa sécurité, sa santé et sa moralité, son
éducation et son développement.
La problématique est toute autre en présence d’un mineur
qui se réclame de l’islam «radical», ou dont le mode de
vie laisse à penser qu’il yadhère. Il n’est alors plus ques-
tion de liberté religieuse, mais d’instrumentalisation de la
(10) V. not. Seyyed Hossein Nasr, L’islam traditionnel face au monde moderne, Ed.
L’Age d’Homme, 1993.
(11) Wurtz C., Le juge des enfants face à la diversité culturelle, Mémoire, H. Fulchi-
ron (dir.), Lyon 3, 2016.
(12) L’article1200 du Code de procédure civile précise, à cet égard, que «dans
l’application de l’assistance éducative, il doit être tenu compte des convictions
religieuses ou philosophiques du mineur et de sa famille» (CPC, art.1200).
(13) Delmas C., «Du rejet de tout préjugé dans l’appréciation de l’intérêt de l’en-
fant en matièred’éducation religieuse», Dr. fam. n° 3, 2016, comm. 51.
(14) SultanC., Je ne parlerai qu’à ma juge. Voyage au cœur de la justice des enfants,
2013, Seuil : «Il arrive que la méconnaissance réciproque entre les références
de l’institution judiciaire et les conceptions culturelles d’une famille soit si
profonde qu’elle empêche toute action efficace et conduise au blocage ou au
conflit».