SUR UNE CONJECTURE DE KATO ET KUZUMAKI
CONCERNANT LES HYPERSURFACES DE FANO
OLIVIER WITTENBERG
Résumé. Nous montrons que le corps Qpet les corps de nombres totalement
imaginaires vérifient la propriété C1
1conjecturée par Kato et Kuzumaki
en 1986. Autrement dit, si kest l’un de ces corps et fk[x0, . . . , xn] est
un polynôme homogène de degré d6n, tout élément de ks’écrit comme
produit de normes depuis des extensions finies de kdans lesquelles fadmet
un zéro non trivial. Nous établissons aussi la conjecture d’Ax sur les corps
pseudo-algébriquement clos parfaits pour les corps dont le groupe de Galois
absolu est un pro-p-groupe.
1. Introduction
La conjecture dont il est question dans le titre fut proposée en 1986 par Kato et
Kuzumaki [KK86] et porte sur les liens entre dimension cohomologique des corps,
K-théorie algébrique et hypersurfaces projectives de petit degré.
Voici son énoncé. Pour tout corps ket tout entier q>0, notons Kq(k) le
q-ème groupe de K-théorie de Milnor de k. Si Xest un k-schéma de type fini,
notons Nq(X/k) le sous-groupe de Kq(k) engendré par les images des applications
norme Nk(x)/k :Kq(k(x)) Kq(k) lorsque xparcourt l’ensemble des points fermés
de X(voir [Kat80, § 1.7] pour la construction des applications norme). Rappelons
quelques exemples classiques. Le groupe N0(X/k) est le sous-groupe de K0(k) = Z
engendré par l’indice de Xsur k. Si Xest une variété de Severi–Brauer, le groupe
N1(X/k)K1(k) = kest l’image de la norme réduite Nrd : Ak, Adésigne
l’algèbre centrale simple correspondant à X. Si Xest une quadrique projective,
le groupe N1(X/k) contient k2et le quotient coïncide avec l’image de la norme
spinorielle associée à une forme quadratique définissant X(conséquence du principe
de norme de Knebusch, cf. [Kne71], [Kne56, Satz A]). D’après un théorème de
Merkurjev et Suslin, un corps parfait kest de dimension cohomologique 62 si et
seulement si la norme réduite de toute algèbre centrale simple sur toute extension
finie de kest surjective (cf. [Ser94, Chapitre II, § 4.5]).
Soit i>0 un entier. Suivant [KK86], on dit que le corps kvérifie la propriété Cq
i
si pour toute extension finie k/k, tout entier n>1 et toute hypersurface XPn
k
de degré davec di6n, l’égalité Kq(k) = Nq(X/k) a lieu. En ces termes, la
conjecture avancée dans [KK86] est la suivante : quels que soient les entiers i, q >0
et le corps k, la propriété Cq
ivaut pour ksi et seulement si kest de dimension 6i+q.
La notion de dimension employée ici coïncide avec la dimension cohomologique si k
est parfait ; sans hypothèse sur k, la dimension majore la dimension cohomologique
(voir [KK86] pour la définition générale).
Date: 29 août 2013; révisé le 19 octobre 2014.
1
2 OLIVIER WITTENBERG
Des exemples de corps de caractéristique 0 et de dimension cohomologique ine
vérifiant pas la propriété C0
ifurent donnés par Merkurjev [Mer91] pour i= 2 puis
par Colliot-Thélène et Madore [CTM04] pour i= 1. Ainsi la conjecture de [KK86]
est-elle trop optimiste en toute généralité. Cependant, les contre-exemples connus
reposent tous sur le procédé de construction de grands corps par récurrence
transfinie développé par Merkurjev et Suslin (cf. [MS82, § 11.4]). La conjecture
de Kato et Kuzumaki pour les corps apparaissant naturellement en géométrie
algébrique et en arithmétique reste donc un problème ouvert.
L’un des corps les plus simples pour lesquels la conjecture n’est pas résolue est
le corps Qpdes nombres p-adiques, qui est de dimension cohomologique 2 mais
n’est pas C2au sens d’Artin et Lang (cf. [Ter66]). Il vérifie la propriété C2
0d’après
Bass et Tate (cf. [Mil71, Corollary A.15]). C’est une question ouverte de savoir
si Qpsatisfait la propriété C0
2. L’un des buts du présent article, atteint au § 5,
est de démontrer que Qpvérifie la propriété C1
1. Autrement dit, pour tout corps
p-adique k, tout entier n>1 et toute hypersurface XPn
kde degré d6n,
tout élément de ks’écrit comme produit de normes depuis des extensions finies
variables k/k telles que X(k)6=. Cette propriété concerne les hypersurfaces de
Fano. Nous montrons aussi que les corps de nombres totalement imaginaires sont
des corps C1
1et que les corps locaux supérieurs de dimension cohomologique det de
caractéristique résiduelle pvérifient la propriété Cd1
1« hors de p» (c’est-à-dire que
pour toute hypersurface XPn
kde degré 6n, le quotient Kd1(k)/Nd1(X/k)
est annulé par une puissance de p).
Tous ces énoncés, ainsi que la propriété C0
2pour les corps p-adiques, avaient été
établis par Kato et Kuzumaki dans [KK86] sous la restriction que les hypersurfaces
considérées sont de degré premier (et, dans le cas des corps de nombres totalement
imaginaires, sous la restriction supplémentaire qu’elles sont lisses). Les arguments
de [KK86] reposent sur des considérations élémentaires remarquables concernant les
polynômes homogènes et les extensions finies de corps locaux, et sur le théorème de
Chevalley–Warning. La méthode employée ici est différente. Notre point de départ
est la définition d’une variante de la propriété Cq
1étendue à tous les schémas propres
sur le corps considéré :
Définition. Soit q>0 un entier. Un corps kvérifie la propriété Cq
1forte si pour
toute extension finie k/k, tout k-schéma propre Xet tout faisceau cohérent E
sur X, la caractéristique d’Euler–Poincaré χ(X, E) = P(1)idimkHi(X, E)
annule le groupe abélien Kq(k)/Nq(X/k).
Cette définition en termes de caractéristiques d’Euler–Poincaré est directement
inspirée de [ELW], il est établi que le corps C((t)) vérifie la propriété C0
1forte et
que l’extension non ramifiée maximale d’un corps p-adique vérifie la propriété C0
1
forte hors de p.
Comme le quotient Kq(k)/Nq(X/k) est annulé par le degré sur kde tout point
fermé de X(cf. [GS06, Remark 7.3.1]), la condition apparaissant dans la définition
de la propriété Cq
1forte est triviale pour les faisceaux cohérents Esupportés en
dimension 0. Prenant à l’opposé pour Ele faisceau structural O, on constate que
la propriété Cq
1forte entraîne la propriété Cq
1puisque les hypersurfaces XPn
de degré d6nvérifient χ(X, O) = 1. Grâce à la souplesse laissée à la fois dans
le choix de Eet dans celui de X, la propriété Cq
1forte se prête bien mieux aux
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dévissages que la propriété Cq
1. C’est la flexibilité qui en résulte qui nous permettra
de généraliser les résultats de [KK86] portant sur Cq
1.
Le plan du texte est le suivant. Au § 2, nous axiomatisons le principe de dévissage
sous-jacent à la démonstration de [ELW, Theorem 3.1]. Une première application
en est donnée au § 3 : nous y démontrons la conjecture d’Ax sur les corps pseudo-
algébriquement clos parfaits dans le cas où le groupe de Galois absolu du corps
considéré est un pro-p-groupe (la conjecture était précédemment connue pour les
corps de caractéristique 0, pour les corps contenant un corps algébriquement clos et
pour les corps de groupe de Galois absolu abélien). Nous démontrons aussi au § 3
que les corps finis vérifient la propriété C0
1forte ; cet énoncé servira par la suite de
substitut pour le théorème de Chevalley–Warning. Le § 4 est consacré à un théorème
de transition pour la propriété Cq
1forte. De ce théorème et de la propriété C0
1forte
pour les corps finis, il résulte que le corps Qpvérifie la propriété C1
1forte hors de p.
Le § 5 contient les raffinements géométriques nécessaires à la démonstration de la
propriété C1
1en ppour Qp. Au § 6 nous établissons, à l’aide des résultats des § 4
et 5 et d’un théorème de Kato et Saito, la propriété C1
1pour les corps de nombres
totalement imaginaires. Enfin, le § 7 contient quelques compléments, remarques et
questions ouvertes, y compris notamment une solution au problème [KK86, § 5,
Problem 1], dans le cas i= 1, pour les corps hilbertiens.
Remerciements. Une partie des idées qui interviennent dans la preuve de la
conjecture C1
1pour les corps p-adiques ont pour origine l’article [ELW], écrit
en commun avec Hélène Esnault et Marc Levine et qui concernait l’indice des
variétés sur le corps des fractions d’un anneau de valuation discrète hensélien à
corps résiduel algébriquement clos. Je leur suis reconnaissant pour les échanges
que nous avons eus lors de cette collaboration. Je remercie d’autre part Hélène
Esnault de ses encouragements amicaux et de nos discussions sur la conjecture C0
2
pour les corps p-adiques, Philippe Gille de ses réponses à mes questions sur
les groupes de normes d’espaces homogènes de groupes linéaires, Olivier Benoist
d’utiles discussions concernant le § 7.2, Dan Abramovich de ses explications sur le
lemme 7.5 et les rapporteurs de leur lecture très attentive.
Conventions. Si Xest un schéma de type fini sur un corps k, l’indice de Xsur k
est le pgcd des degrés des points fermés de X. La notation Kq(k) désigne le q-ème
groupe de K-théorie de Milnor (cf. [Mil70], [GS06, Chapter 7]) et Nq(X/k)Kq(k)
le q-ème groupe de normes de Xsur k, c’est-à-dire le plus petit sous-groupe
de Kq(k) contenant Nk(x)/k(Kq(k(x))) pour tout point fermé xde X. Rappelons
que K0(k) = Zet K1(k) = k. Si Xn’est pas vide, l’indice de Xsur kest l’ordre
du quotient K0(k)/N0(X/k).
2. Principe de dévissage
La proposition 2.1 ci-dessous replace dans un cadre général les arguments de
dévissage employés dans [ELW]. Nous nous en servirons à de nombreuses reprises
dans les § 3 à 7.
Proposition 2.1. Soit kun corps. Soit Pune propriété des k-schémas propres.
Supposons donné, pour chaque k-schéma propre X, un entier nXZ. Supposons
les trois conditions suivantes satisfaites :
(1) Pour tout morphisme de k-schémas propres YX, l’entier nXdivise nY.
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(2) Pour tout k-schéma propre Xvérifiant P, l’entier nXdivise χ(X, OX).
(3) Pour tout k-schéma propre et intègre X, il existe un k-schéma propre Y
vérifiant Pet un k-morphisme f:YXtel que les entiers χ(Yη,OYη)
et nXsoient premiers entre eux, où Yηdésigne la fibre générique de f.
Alors pour tout k-schéma propre Xet tout faisceau cohérent Esur X, l’entier nX
divise χ(X, E).
Démonstration. Procédons par récurrence sur la dimension du schéma Xapparais-
sant dans la conclusion de la proposition. La conclusion étant satisfaite pour Xvide,
on peut la supposer satisfaite par tout k-schéma propre de dimension <dim(X).
Par ailleurs, comme le groupe de Grothendieck G0(X) des faisceaux cohérents sur X
est engendré par les classes des faisceaux OZlorsque Zparcourt l’ensemble des sous-
schémas fermés intègres de X(cf. [BS58, § 8, Lemme 17], [Ber71, Proposition 1.1]),
il suffit de montrer que nXdivise χ(Z, OZ) pour tout tel Z. Quitte à remplacer X
par Z, on peut, grâce à la propriété (1) appliquée à l’inclusion de Zdans X, supposer
que Xest intègre et que E=OX. Soit alors f:YXdonné par la propriété (3).
Tout faisceau cohérent sur un schéma noethérien réduit étant génériquement libre,
il existe un ouvert dense UXtel que la restriction de RqfOYàUsoit libre pour
tout q>0. Notons i:C ֒Xl’inclusion du sous-schéma fermé réduit C=X\U.
D’après la suite exacte de localisation pour le groupe G0(X), il existe un faisceau
cohérent virtuel Fsur Ctel que
X
q>0
(1)q[RqfOY] = χ(Yη,OYη)[OX] + [iF],(2.1)
où les crochets désignent les classes dans G0(X) (cf. [BS58, § 8, Proposition 7]).
Il s’ensuit que
χ(Y, OY) = χ(Yη,OYη)χ(X, OX) + χ(C, F )(2.2)
(loc. cit., § 5d). L’entier nYdivise χ(Y, OY) d’après (2), l’entier nCdivise χ(C, F )
par hypothèse de récurrence ; enfin, l’entier nXdivise nYet nCd’après (1).
Comme nXet χ(Yη,OYη) sont premiers entre eux, on conclut ainsi de (2.2) que nX
divise χ(X, OX).
Remarques 2.2.(i) Dans toutes les situations où nous appliquerons la proposi-
tion 2.1, le morphisme f:YXde la propriété (3) sera génériquement fini et
dominant. Pour un tel morphisme, on a χ(Yη,OYη) = deg(f).
(ii) Si l’on sait seulement que les propriétés (1) à (3) sont satisfaites pour les
schémas Xde dimension 6d, où dest un entier fixé, la preuve ci-dessus assure
tout de même la validité de la conclusion de la proposition 2.1 pour les k-schémas
propres Xde dimension 6d.
Exemple 2.3.Soit Run anneau de valuation discrète hensélien excellent, de corps
des fractions K, de corps résiduel algébriquement clos. Soit un nombre premier
inversible dans R. Si Xest un K-schéma propre, notons nXla plus grande puissance
de divisant l’indice de Xsur Ksi Xest non vide, ou 0 sinon, et disons que X
possède la propriété P s’il existe un R-schéma régulier, propre et plat de fibre
générique isomorphe à X. La propriété (1) est évidente, la propriété (3) est satisfaite
d’après un théorème de Gabber et de Jong [Ill08, Theorem 1.4] et la propriété (2)
est [ELW, Theorem 2.1]. La proposition 2.1 permet donc de retrouver [ELW,
Theorem 3.1].
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3. Une application à la conjecture d’Ax
Rappelons qu’un corps kest pseudo-algébriquement clos si tout k-schéma de
type fini géométriquement intègre possède un point rationnel (cf. [Ax68], [FJ08]).
D’après une conjecture d’Ax, tout corps pseudo-algébriquement clos parfait devrait
être C1au sens de [Lan52]. Cette conjecture est démontrée pour les corps de
caractéristique 0 (Kollár [Kol07]), pour les corps contenant un corps algébriquement
clos (Denef–Jarden–Lewis [DJL83]) et pour les corps dont le groupe de Galois absolu
est abélien (Ax [Ax68, Theorem D]). Nous allons voir qu’une simple application du
principe de dévissage du § 2 permet d’établir la conjecture d’Ax pour les corps dont
le groupe de Galois absolu est un pro-p-groupe (non nécessairement abélien).
Théorème 3.1. Soit pun nombre premier. Soit kun corps dont le groupe de Galois
absolu soit un pro-p-groupe. Si XPn
kest une hypersurface de degré d6n, il existe
un fermé WXométriquement irréductible sur k.
Corollaire 3.2. Soit pun nombre premier. Tout corps pseudo-algébriquement clos
parfait dont le groupe de Galois absolu est un pro-p-groupe est un corps C1.
Nous allons déduire le théorème 3.1 de la proposition suivante. Si kest un corps
et Wun k-schéma intègre, notons kWla fermeture algébrique de kdans k(W).
Si Xest un k-schéma de type fini, notons iXle pgcd des degrés [kW:k] lorsque W
parcourt l’ensemble des sous-schémas fermés intègres de X.
Proposition 3.3. Pour tout corps k, tout schéma Xpropre sur ket tout faisceau
cohérent Esur X, l’entier iXdivise χ(X, E).
Démonstration. Fixons le corps k. Si Xest un k-schéma propre, posons nX=iX
et notons P la propriété, pour X, d’être irréductible et normal. La propriété (1)
de la proposition 2.1 est évidente. La propriété (3) l’est aussi : prendre pour fle
morphisme de normalisation. Considérons la propriété (2). Soit Xun k-schéma
propre, irréductible et normal. Comme le k-schéma Xest normal, il possède
naturellement une structure de kX-schéma. La formule
dimk(V) = [kX:k] dimkX(V),(3.1)
valable pour tout kX-espace vectoriel Vde dimension finie, entraîne que [kX:k]
divise χ(X, OX). Par conséquent iXdivise bien χ(X, OX). La proposition 2.1
permet de conclure.
Démonstration du théorème 3.1. Soit kun corps. Soit XPn
kune hypersurface
de degré d6n. Une telle hypersurface vérifie χ(X, OX) = 1. Il existe donc, d’après
la proposition 3.3, un fermé irréductible WXtel que le degré de l’extension
finie kW/k soit premier à p. Si le groupe de Galois absolu de kest un pro-p-groupe,
l’extension kW/k est alors purement inséparable ; de façon équivalente, le fermé W
est géométriquement irréductible sur k(cf. [Gro65, Proposition 4.5.9]).
Corollaire 3.4. Soit kun corps pseudo-algébriquement clos parfait. Toute hyper-
surface XPn
kde degré d6nest d’indice 1.
Démonstration. Soit pun nombre premier. Notons ¯
kune clôture algébrique de k.
D’après le corollaire 3.2 appliqué au sous-corps de ¯
kfixe par un p-groupe de Sylow
de Gal(¯
k/k), l’hypersurface Xacquiert un point rationnel après une extension des
scalaires de degré premier à p. Par conséquent, l’indice de Xest premier à p.
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