12 | Migros Magazine 45, 3 novembre 2008 Okdoc, le site qui fâche les toubibs Lancée en mai dernier, la plate-forme d’évaluation des médecins suisses a récolté plus de 500 plaintes. Survivra-t-elle à cette levée de boucliers des professionnels? I l existe bien des sites internet pour noter les restaurants et les hôtels, pourquoi ne pourrait-on pas procéder de même avec les médecins?» s’interroge Patrick Ducret, responsable de okdoc, la plate-forme suisse d’évaluation des professionnels de la santé. Le lancement de son site en mai dernier a suscité un véritable tollé. «Nous avons reçu plus de 500 plaintes, émanant principalement de praticiens vaudois», explique-t-il. Une levée de boucliers qui a eu des conséquences, puisque okdoc a déjà entrepris de sérieuses modifications. Alors que les Etats-Unis décrochent la palme en matière de sites d’évaluation – du toubib aux voisins, en passant par les profs et les ex-petits amis, tout le monde en prend pour son grade sur le Net américain – l’Europe voit d’un mauvais œil l’arrivée d’une telle tendance. Note2bib, le cousin français de okdoc, n’a pas fait de vieux os. Quelques mois après son lancement, il s’est vu contraint, sous décision judiciaire, de supprimer toutes ses données. En Suisse, tant okdoc.ch que son équivalent pour les profes- seurs d’université (www.meinprof. ch, disponible pour l’instant uniquement en allemand) ont fait grincer des dents. Petit rappel du fonctionnement: les patients cherchent le nom de leur médecin sur une base de données. Ils peuvent ensuite noter ses prestations, comme la clarté des informations transmises, le succès du traitement, l’administration, l’emplacement du cabinet... et le choix des journaux dans la salle d’attente. Tout le monde y trouve son compte? Libre aux utilisateurs d’ajouter également une remarque, positive ou négative, pour compléter le tableau. Le but de l’exercice: permettre à tout un chacun de se renseigner sur un praticien avant de fixer un premier rendez-vous. «Les médecins y trouvent également leur compte, précise Patrick Ducret. En fonction des critiques formulées, ils peuvent améliorer la qualité de leurs services.» Jusqu’à ce jour, 3805 évaluations et 1679 commentaires ont été déposés sur le site (lire encadré). «Je n’ai pas de problème fonda- mental face à ce genre de site, assure Jacques de Haller, président de la Fédération des médecins suisses (FMH). Les médecins n’ont rien à cacher. Par ailleurs, la société actuelle exige la transparence. Mes confrères, peu habitués à être jugés, doivent se faire une raison. Mais il est nécessaire que le mode d’évaluation soit cadré, tant au niveau légal qu’éthique. Or, il me semble que okdoc manque de sérieux.» Les principaux chefs d’accusation? Premier sur la liste: l’anonymat accordé aux patients... pour autant qu’il s’agisse bien d’eux! «N’importe qui peut laisser un commentaire sans même connaître le médecin», relève Jacques de Haller. A noter que les docteurs X ou Y peuvent aussi inciter leurs amis à les encenser sur okdoc, histoire de se faire un peu de publicité... «Nous souhaitions créer un outil simple et rapide à utiliser, se défend Patrick Ducret. Si nous avions introduit une procédure d’identification, par exemple une carte – style bancaire – à envoyer au domicile du patient, la démarche aurait été beaucoup plus compliquée.» Patrick Ducret, responsable du site, a dû faire face à de nombreuses critiques. Egalement au banc des accusés, le manque d’exactitude des données. «En ce qui me concerne, s’amuse Jacques de Haller, j’ai été très bien noté, alors que j’ai fermé mon cabinet il y a plus de quatre ans!» Un utilisateur du forum de discussion atoute.org, axé sur le monde médical, signale même la présence sur okdoc de médecins «morts et enterrés depuis plu- récit MÉDECINE | 13 «C’est de la délation!» Bertrand Buchs, rhumatologue à Genève, 8 évaluations, moyenne: 4,1 Bertrand Buchs: «Les critiques anonymes ne servent à rien.» sieurs années». Commentaire auquel Patrick Ducret a pris la peine de répondre: «Malheureusement, la constitution d’une base d’adresses est un projet délicat. Des erreurs sont inévitables.» Une mention spéciale sur le site invite d’ailleurs les utilisateurs à signaler les éventuelles inexactitudes. Le problème du droit de réponse a lui aussi été résolu: les médecins peuvent maintenant se défendre face aux attaques de leurs patients, en laissant eux aussi un commentaire. Les critères d’évaluation sont également sous le feu des critiques. Peut-on vraiment mettre sur le même plan la capacité d’un LIRE LA SUITE EN PAGE 14 «J’aime bien qu’on me critique. Même si c’est déstabilisant de s’entendre dire que j’ai fait tout faux. Je ne suis pas parfait, et c’est ainsi qu’on avance. Mais ces critiques anonymes sont de la délation et n’apportent rien! Il faudrait qu’elles soient signées, et transmises au médecin concerné. Dans sa forme actuelle, ce site n’a aucun intérêt: seuls les gens mécontents vont y mettre des notes. Ce n’est pas sur ce site que j’irais voir si je dois changer ma manière de travailler. De toute façon, on se rend vite compte, comme médecin, que si on ne travaille pas bien, les patients s’en vont ailleurs. Dans mon cabinet, il n’y a eu aucune différence de fréquentation.» 14 | Migros Magazine 45, 3 novembre 2008 médecin à prescrire un médicament adéquat et l’accès à son cabinet? «Les trois catégories – accueil/équipe, administration et médecin – sont clairement délimitées, assure Patrick Ducret. Et puis, okdoc n’entend pas donner de résultats scientifiques ni se substituer à une enquête de satisfaction.» Mais certains critères ne s’appliquent pas à chaque spécialité: comment un dentiste peut-il être noté sur la prescription d’une IRM, ou un gynécologue sur la proposition d’un médicament générique? Des jugements partiels Répartition des évaluations par tranche d’âge - de 18 19-26 27-40 41-50 61-70 + de 70 ans 1279 966 627 388 341 105 Une épineuse question est en outre soulevée: jusqu’à quel point pouvons-nous juger des compétences d’un médecin? «Bien entendu, le degré de satisfaction des patients est important, admet Jacques de Haller. Mais il ne peut en aucun cas constituer le seul critère.» Le Dr Bertrand Kiefer, rédacteur en chef de la Revue médicale suisse, va même plus loin dans ce raisonnement en écrivant dans son journal: «Arrêtons de former les médecins en quinze ans, de 51-60 99 Mardi dernier, le site comptait 3805 évaluations, postées en grande majorité par des patients âgés de 27 à 40 ans. leur instiller mille subtilités humaines et scientifiques. Arrêtons tout cela et faisons court: il suffit d’être gentil. D’obéir aux patients. De faire comme tous les populis- mes: flatter l’opinion publique (pour les médecins, individuelle), ne jamais la contrarier.» Enfin, le monde médical craint que okdoc ne devienne une plate- Publicité Cliquez, partez! Vos vacances vous attendent. Laissez le train-train quotidien derrière vous: ebookers.ch, le leader suisse des agences de voyages sur Internet, vous propose les meilleures offres de voyage en un coup d’œil. Réservez dès à présent 24 heures sur 24 vos billets d’avion, hôtels, voitures de location et séjours week-end à prix bas garantis. Cliquez et vous verrez. reportage Le Dr Eric Berrut ne se laisse pas toucher par les évaluations laissées sur le site. forme permettant aux patients de se défouler. «Je sais très bien quelle est la personne qui m’a mal notée, assure une doctoresse genevoise, qui préfère garder l’anonymat. Elle m’a accusée de ne pas avoir diagnostiqué une otite qui ne s’est déclarée que dix jours après.» Certains patients, en procès avec leur médecin, en profitent également pour exposer leur façon de penser. Conscient des défauts de son site, Patrick Ducret reconnaît qu’il est difficile d’éviter la dérive sur internet. «C’est pourquoi nous avons mis en place un certain nombre de barrières, explique-t-il. Un modérateur est chargé d’éliminer les messages contenant des injures ou témoignant d’un acharnement gratuit. Mais il n’est pas toujours évident de faire la part des choses: où se termine la liberté d’expression et où commence la dérive?» Une note préventive signale en outre sur la page d’accueil du site que «le ressenti du patient face à la qualité des soins dont il a été l’objet est très subjectif». Malgré ces précautions, les plaintes émises par les médecins «On ne peut pas être parfait dans tous les détails» Eric Berrut, neurologue à Monthey 4 évaluations, moyenne: 3,8 «Honnêtement, ces mauvaises notes me touchent peu. Avoir des 6 partout est stupide, car on ne peut pas être parfait dans tous les détails. Mais n’avoir que des 1 est aussi peu objectif, car on n’est jamais mauvais partout. Bien sûr que pour l’amour-propre c’est plus agréable d’avoir des 6... Que l’on puisse se renseigner sur un médecin est bien, que les patients puissent l’exprimer aussi. S’ils craignent des «représailles» des professionnels, on pourrait faire en sorte que le modérateur du site connaisse l’identité des gens qui réagissent, sans la divulguer. Cela permettrait de nuancer leur point de vue. Le but du site n’est ni d’encenser ni de vomir sur le corps médical mais de renseigner, le plus objectivement possible. Certaines spécialités, dont la neurologie, sont plus exposées que d’autres à la critique, dans la mesure où, par exemple, les neurologues sont appelés à se prononcer sur l’aptitude à conduire. Nous devons donc parfois «retirer le permis» à un épileptique ou à un patient présentant une démence. Nous leur expliquons qu’il s’agit d’appliquer une loi et, en général, le patient le comprend, mais pas toujours; il risque alors de chercher un exutoire, comme okdoc, pour passer sa mauvaise humeur. La plupart du temps, je ne vois les patients qu’une seule fois, à la demande de leur médecin de famille, pour un avis. Il n’y a donc pas de relation privilégiée; je peux comprendre que le patient se sente frustré. Je crois que ce site contribue à augmenter la pression sur le corps médical, déjà amorcée par les assureurs. Cette pression est énorme et beaucoup de médecins cessent ou réduisent leur activité dans la région, le métier ne correspondant plus à la mission qu’ils s’étaient donnée au départ.» MÉDECINE | 15 suisses ont trouvé écho auprès du préposé fédéral à la protection des données et à la transparence. En juin dernier, après examen du dossier, il a rendu son verdict en recommandant à okdoc de supprimer son site et de détruire les évaluations enregistrées jusqu’à présent. L’argument de Patrick Ducret, à savoir l’intérêt public prépondérant, n’a pas été retenu. «Si okdoc entend continuer à offrir cette prestation d’évaluation des médecins, elle devra obtenir le consentement de chaque praticien concerné.» Une solution intermédiaire Okdoc ne subira toutefois pas le même sort que note2bib. Championne du compromis, la Suisse a d’ores et déjà trouvé une solution intermédiaire. «Nous sommes en train de lancer une nouvelle formule, annonce Patrick Ducret. Les évaluations et les commentaires négatifs ne seront désormais plus affichés sur internet. Okdoc devient donc un site de recommandation. En outre, les internautes seront bientôt obligés de devenir membres du site avant de pouvoir évaluer les médecins. Ces mesures permettront d’éviter les dérives.» Un projet sur lequel la société travaille d’entente avec le préposé fédéral. «Si nous trouvons une solution respectueuse de la sphère privée, le site pourra servir d’exemple pour d’autres platesformes d’évaluation du même genre», affirme même Daniel Menna, porte-parole du préposé. A long terme, Patrick Ducret espère bien transformer okdoc en plate-forme d’échange entre médecins et patients. «On peut même imaginer que les critiques négatives parviendraient uniquement aux médecins concernés. Les médecins pourraient en tirer profit. Qui sait, okdoc deviendra peut-être un label: comme il s’agira d’un site de recommandation, les médecins auront tout intérêt à y figurer!» Dossier réalisé par Mélanie Haab et Tania Araman Photos Emmanuelle Bayart Internet: www.okdoc.ch