La contrainte du ‘parcours minimal’ et les usages
des expressions à travers (de) et au travers (de)
La situation aux XVIe et XVIIe siècles*
Thomas Hoelbeek
Vrije Universiteit Brussel (VUB) – Université Libre de Bruxelles (ULB)
1. Introduction
En tant que trait intégré à la notion complexe de Guidage (Stosic 2002), la
contrainte du ‘parcours minimal’ caractérise les emplois où la préposition à
travers conserve un sens proche de sa signification originelle (latin transversus
‘oblique, transversal’)1, dans la mesure se trouve mise en relief la nécessité
que l’entité à localiser atteigne le côté opposé de l’entité de référence (dans la
terminologie de Vandeloise (1986), que j’adopte ici, l’entité à localiser est la
« Cible » et l’entité de référence le « Site »). Cette contrainte, qui est aussi à la
base de la sémantique du verbe traverser (cf. Sarda 1999), ne vaut selon Stosic
(2002 : 125) que de façon marginale pour la sémantique de à travers dans son
usage actuel.
Dans cette contribution, j’aborde la question d’un point de vue diachronique, en
confrontant l’approche de Stosic aux données fournies par un corpus datant des
XVIe et XVIIe siècles, et en incluant les occurrences pertinentes de la préposition
au travers (de), qui provient de la même souche latine que à travers.2 Mon
analyse montre que la contrainte du ‘parcours minimal’, contrairement à ce qui
semble être le cas dans la langue actuelle, permet de caractériser de nombreuses
attestations d’autrefois. On peut dès lors supposer qu’un processus de gram-
maticalisation a eu lieu. En effet, plus on s’approche du français moderne, moins
le trait sémantique directement issu de transversus s’avère saillant, ce qui
indique que son poids relatif a diminué avec le temps.
2 Thomas Hoelbeek
En portant attention à la sémantique et au fonctionnement des locutions spatiales
dérivées du mot travers à des stades de langue plus anciens (notamment le
moyen français et le français classique), ma démarche s’inscrit dans un projet
plus vaste qui a pour objectif de combler l’absence d’étude diachronique concer-
nant ces locutions. La période choisie couvre quatre siècles, à savoir du XVIe au
XIXe siècle (au moment de la création de mon corpus sur base de Frantext, cette
base de données ne contenait pas de données antérieures à 1500). Le présent
travail vise à présenter des résultats de la période 1500-1699.
2. Le concept fonctionnel de Guidage
2.1. Caractérisation générale
Stosic (2002 : 106) a essentiellement introduit la notion de Guidage pour la
substituer à la notion d’« obstacle ». Il démontre de façon convaincante que ce
dernier concept, quoique pertinent dans un certain nombre de cas, ne peut pas
s’appliquer à tous les usages spatiaux de à travers : des Sites comme le désert, la
plage, la plaine dénudée, les salles vides, etc. ne renferment aucun obstacle.
Au sens le finit Stosic, le Guidage correspond au contrôle latéral qui est
exercé sur la Cible par le Site. Stosic se fonde sur la ‘dynamique des forces’
Force Dynamics ») de Talmy (2000) afin de finir la Cible comme un
Agoniste qui exerce une force positive par rapport au Site, lequel joue le rôle
d’un Antagoniste et s’oppose par le biais d’une force passive de résistance.
Stosic affirme qu’en français moderne, la préposition à travers est utilisée
lorsque cette tension entre la force et la contre-force a lieu sur l’axe latéral. Cela
signifie que l’opposition frontale n’est pas un facteur déterminant et que ce qui
est nécessaire, c’est la présence et la saillance des deux pôles qui sont définis par
rapport à l’orientation latérale (Stosic 2002 : 104-106). La Figure (1) visualise la
notion de Guidage et l’idée que la force antagoniste est facultative3 :
Agoniste
Antagoniste
Force antagoniste facultative
Figure (1). La notion de Guidage et la force antagoniste facultative
Les usages des expressions à travers (de) et au travers (de) 3
2.2. Les différents traits du concept de Guidage
Stosic (2009 : 18) suggère de voir dans le concept de Guidage la combinaison de
différents traits sémantiques. Plus précisément, il s’agit des contraintes suivantes,
qui s’appliqueraient spécifiquement à l’usage moderne de à travers. Faute de
place, je n’entrerai pas dans les détails ici :
a) la dynamicité : selon Stosic, la locution à travers est intrinsèquement dyna-
mique, même si elle peut être utilisée dans des descriptions de situations
statiques, où un parcours fictif est présumé être sous-jacent ;
b) l’intériori : la trajectoire de la Cible doit être localisée entièrement ou
en partie — à l’intérieur de l’espace défini par le Site ;
c) l’unicité du site : à travers exprime une relation binaire entre deux entités ;
dans le cas d’une pluralité d’entités, la Cible les parcourt l’une après
l’autre, ou les entités sont envisagées comme formant un tout ;
d) l’opposition au mouvement : la contre-force n’arrive jamais à arrêter le
mouvement de la Cible, et comme mentionné plus haut, l’interaction ne se
situe pas obligatoirement sur l’axe frontal ;
e) l’orientation latérale : à travers exprime des situations le Site « effectue
le contrôle des mouvements de la cible selon l’axe latéral » (2009 : 22) ;
f) la focalisation sur le parcours du site : « le Site médian doit obligatoire-
ment être parcouru pour pouvoir servir de repère dans l’identification de la
trajectoire du déplacement de la cible » (2009 : 24) ;
g) et enfin le minimum de parcours : « plus le parcours est long et étendu, plus
le déplacement se prête à une description au moyen de à travers » (2009 :
23).
3. La contrainte du ‘parcours minimal’
Dans les emplois auxquels s’applique la contrainte du ‘parcours minimal’, la
notion de Guidage se voit affaiblie : ce qui est alors mis en évidence, c’est la
nécessité que la Cible atteigne le côté opposé du Site (Stosic 2002 : 124). Des
verbes tels que passer, foncer ou couper (dans le sens de « raccourcir un trajet »)
sont souvent utilisés dans ce genre de contextes. Les outils lexicographiques
semblent confirmer la présence de ce trait depuis l’ancien français (von Wartburg
1967 : « en passant de part en part, d’une extrémité à l’autre » ; Godefroy 1969
[1902] : « d’une extrémité à l’autre » ; Tobler et Lommatzsch 1976 : « quer
durch »).
Stosic remarque que « sans un minimum de parcours vis-à-vis de la surface du
site, l’emploi de à travers serait problématique » (2009 : 23) ; comme l’a remar-
4 Thomas Hoelbeek
qué Aurnague (2000 : 43) à propos de à travers, « [l]e contenu sémantique de
cette locution implique, en effet, que le déplacement de la cible ait une extension
significative au regard de la structure du site et de la disposition de ses fron-
tières ».
Concrétisons cette observation à l’aide de deux exemples et des figures qui les
visualisent. Le premier exemple (1) est caractérisé par la notion de Guidage, et la
figure (2) le visualise :
(1) À travers la chaine de montagnes, on apercevait parfois la silhouette de
la ville. (Stosic 2002 : 243)
point b (‘silhouette de la ville’)
Site (‘chaine de montagnes’)
point a (observateur ‘on’)
Figure (2). Visualisation de l’exemple (1) : Mouvement ‘normal’
pouvant être décrit par la notion de Guidage
Le deuxième exemple (2) est caractérisé par la contrainte du ‘parcours minimal’,
et visualisé par la figure (3) :
(2) Quand l’œil désœuvré plonge d’un balcon la nuit, à travers la rue, dans
une pièce éclairée dont on a oublié de clore les rideaux [...]. (Julien
Gracq, La Presqu’île, 1970)
Les usages des expressions à travers (de) et au travers (de) 5
côté b (de la rue)
Site (‘la rue’)
côté a (de la rue)
Figure (3). Visualisation de l’exemple (2) : Mouvement caractérisé
par la contrainte du ‘parcours minimal’
La contrainte du ‘parcours minimal’ rend donc compte de situations l’expres-
sion en cause décrit une relation qui est définie par rapport aux deux tés
opposés du Site. La locution à travers se rapproche ici du verbe traverser, dont
la mantique est basée sur la même contrainte (cf. Sarda 1999). Tout comme
pour ce verbe, la relation spatiale exprime le fait de passer d’un côté à l’autre du
Site, et les côtés en cause « dénotent des portions internes (des frontières-
régions) de l’entité-tout [le Site], ou bien des portions externes de part et d’autre
de l’entité-tout représentant une frontière » (Sarda 1999 : 172).
Selon Stosic (2002 : 125), cette contrainte ne vaut que de façon marginale pour
la sémantique de à travers dans son usage actuel. Mon hypothèse est que la
situation était différente autrefois, et que la contrainte en question permet de
caractériser de nombreuses attestations passées. En particulier, je vais montrer
dans ce qui suit qu’elle s’applique à un grand nombre d’usages datant des XVIe et
XVIIe siècles.
4. Le corpus
La présente contribution repose sur l’analyse d’un corpus d’occurrences prove-
nant de Frantext. En sélectionnant tous les ouvrages datant des XVIe et XVIIe
siècles, j’ai obtenu un total de 1.151 occurrences de à travers (de) et au travers
(de) (la préposition de se combinait plus librement avec à travers et au travers
dans le passé). Il s’agit surtout d’usages prépositionnels, avec une minorité
d’usages adverbiaux que j’inclus dans mon enquête parce que je pars de l’idée
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