Éditorial
Éditorial
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La Lettre du Sénologue - n° 34 - octobre-novembre-décembre 2006
les nourrissons et les femmes ne détestent pas les laisser faire. Cette
stimulation peut favoriser un écoulement différé, qui apparaît le
lendemain ou quelques jours après. Il faut donc savoir, si besoin, oser
quelquefois cette question : “Est-ce que votre mari tète ?” Chacun
choisira la formulation qui convient. La femme rira ou rougira peut-
être mais répondra sans s’offusquer si l’entretien se déroule dans un
climat de confiance, de sérénité, de naturel.
Autre fait courant, lié lui aussi aux effets de la stimulation :
l’écoulement provoqué et entretenu par la patiente elle-même. Un
jour, par hasard, en appuyant sur son sein, une femme découvre
qu’il coule. Quoi de plus naturel que de vérifier le lendemain si cet
écoulement est toujours là ! Et aussi les jours qui suivent. Cela devient
même une habitude. Cette vérification régulière équivaut à une
bouche qui tète. Il existe une thérapeutique très simple et efficace :
conseiller à la patiente de ne plus rechercher l’écoulement.
Face à une femme qui consulte, quel est le premier geste clinique à
faire ? Examiner l’écoulement. C’est là que la difficulté commence.
Dans notre cursus à nous médecins, qui nous apprend à toucher ce
petit bout du sein des femmes ? Lequel petit bout a le sentiment fort
délicat, comme aimait à le dire – encore lui – Ambroise Paré. Qui
nous enseigne à faire sourdre une ou plusieurs gouttes, doucement,
sans faire mal ? Nul, jamais, ne nous montre comment pratiquer ce
geste ambigu, sans offenser la pudeur féminine ni occasionner une
gêne chez le médecin.
Apprendre à rechercher et provoquer un écoulement est un geste
fondamental. Sinon comment savoir s’il est bilatéral ou unilatéral,
unipore ou multipore ? La mauvaise technique – celle utilisée
habituellement – consiste à prendre le mamelon entre deux doigts et
presser : rien n’apparaîtra, rien ne coulera. Pourquoi ? En procédant
ainsi, on comprime les canaux excréteurs qui traversent le bout du
sein. Si l’on insiste, le geste n’aura pas plus de succès et risque de
provoquer une grimace de douleur. Et l’on conclut que l’écoulement
“n’est pas retrouvé à l’examen”… En réalité, ce n’est aucunement
le mamelon qu’il convient de saisir entre le pouce et l’index mais
l’aréole ! Ensuite, on étire cette zone vers soi en finissant par le
mamelon. “Comme une traite”, me direz-vous ? Oui, exactement,
c’est le même geste. Quand on maîtrise cette technique, l’écoulement
annoncé par la femme comme unilatéral et unipore devient très
souvent bilatéral et multipore. Facile pour quiconque sait le faire,
ce geste se révèle difficile pour qui ne le connaît pas et ne s’est pas
exercé. Si besoin, le plus simple est de demander à la patiente de
provoquer elle-même l’écoulement.
La couleur est-elle porteuse de sens ? Pour les patientes, oui, c’est un
élément important. Surtout si c’est rouge. “Docteur, c’est du sang
qui a coulé”. À l’observation, ce rouge peut être brun ou noirâtre,
facilement confondu avec du sang. Souvent, l’écoulement est jaune
et la patiente déclare : “Regardez, docteur, c’est sale, on dirait du
pus”. Il n’y a rien de sale dans le sein et le jaune n’est pas synonyme
d’infection. Inutile de recourir d’emblée aux antibiotiques. Une
infection du sein, faut-il le rappeler, a d’autres signes : douleur vive,
rougeur cutanée, induration et fièvre éventuelle. Quelquefois, c’est
franchement noir. Ce noir surprend toujours les femmes tant il est
contraire au blanc, celui du lait.
Pourquoi tant de couleurs différentes ? Jaune, brun, vert, turquoise,
eau de roche, rouge... noir. La coloration ne signifie rien, ne
renseigne point sur l’étiologie. La couleur traduit la composition
du liquide. Les sécrétions mammaires sont faites d’eau mélangée
à des lipides, des débris cellulaires sanguins ou épithéliaux, des
concrétions calcaires. Il y a aussi du glycogène, c’est marron;
des substances ferriques, c’est vert ou d’aspect rouillé. Quand
c’est blanc, la blancheur du lait, on dit alors galactorrhée. Plus
rarement, c’est rouge vif et c’est vraiment du sang. Ce sang peut
provenir des vaisseaux qui jouxtent les canaux excréteurs car leurs
parois sont perméables aux globules rouges.
Devant un écoulement, les interrogations ne concernent pas
que le sein. Comment est cette femme ? Équilibrée, heureuse,
épanouie ? Surmenée, stressée ? Dépressive, insomniaque ? Prend-
elle des anxiolytiques, des somnifères, des antidépresseurs ? Atarax
®
(hydroxyzine), Lexomil
®
(bromazépam), Stilnox
®
(zolpidem)… la
liste est longue. Leur usage est si répandu, si banalisé, qu’à la question
“Prenez-vous des médicaments ?”, les patientes répondent facilement
“non” puisqu’un tranquillisant, ce n’est pas un médicament. Tous ces
produits stimulent pourtant les seins et accentuent leur sécrétion.
Au fait, j’oubliais : “Le sein qui pleure”. Quid du psychologique ?
Pour bien des femmes, le sein est un baromètre de santé psychique.
Moins qu’aucune autre partie du corps, il n’échappe aux effets des
perturbations de la psyché. Chacun sait qu’une émotion un peu
vive peut provoquer un arrêt brutal de la lactation chez une mère
qui allaite. Alors pourquoi une femme malheureuse, stressée ou
dépressive, n’aurait-elle pas les seins qui pleurent ? Quand un sein
coule, ne serait-ce point des larmes ? Il y a bien le sein qui jouit,
pourquoi n’y aurait-il pas le sein qui pleure ? La formule est jolie. Et
puis, utile. Quand on ne trouve rien d’organique, la cause psychologique
est tellement pratique qu’il aurait fallu l’inventer si elle n’avait pas
existé. D’autant plus pratique que le psychologique est invisible,
impalpable, non mesurable et à la mode. En l’invoquant, personne
ne viendra nous contredire. Sauf peut-être les patientes, qui n’aiment
pas toujours les médecins qui répondent devant un symptôme bien
réel : “c’est psychologique”. Autre point quelquefois oublié : une femme
malheureuse pleure et prend facilement des tranquillisants qui, eux,
font couler les seins… Donc, cause psychologique ? Attention ! fragile,
à manier avec précaution…
Et la pathologie dans tout cela ? Et le cancer ? Justement, à ce sujet,
une question : combien de cancers sont-ils révélés uniquement
par un écoulement, sans autre signe clinique, sans anomalie à
l’imagerie ni à l’analyse cytologique ? Sur l’ensemble des seins
opérés pour écoulement, combien de cancers ? Je ne dis pas
combien de lésions – papillomes, dystrophie, ectasies, hyperplasie
épithéliale… et autres images sans aucun rapport avec le cancer –
je dis combien de cancers ? Ils sont bien rares. D’autre part, dans le
quotidien sénologique, l’écoulement n’est pas une raison fréquente
de consultation. Il vient très loin après les douleurs, la grosseur, la
mammographie de routine.
Quoi qu’il en soit, les femmes qui se découvrent un sein qui coule
s’alarment facilement. Elles attendent de nous de l’intérêt pour
leur symptôme, elles espèrent des réponses claires, fiables, utiles...
et si possible rassurantes, loin de la perplexité et des surveillances
indéfinies ou des gestes chirurgicaux proposés d’emblée, presque
en urgence.
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