Corps et âme Corps et âme
«Je suis féministe.» En réponse à cette
affirmation, on se prend souvent dans les
dents un petit «ah"! t’aimes pas les hommes"?»,
ou «t’as une jupe et t’es maquillée, je te
signale…», ou encore le fameux «mais
alors, tu t’épiles pas"?!». La féministe est
rabougrie, mal habillée (elle le fait vraiment
exprès), mal foutue (sinon elle coucherait
avec les mecs au lieu de les faire chier"!)
et, bien sûr, poilue. Du haut, du bas, de
partout"! Ça fait partie du package «fémi-
nisme»"! Mais d’où vient ce foutu cliché
de la féministe forcément velue"? Marie-
France Auzépy, coauteure d’Histoire du
poil"1, l’explique ainsi": «L’image que notre
société patriarcale donne de la femme jusque
dans les années 1970, c’est une “femme petite
fille”, lisse et sans poils, qui dit “merci” au
monsieur. C’est normal qu’on donne une image
inverse à la féministe. Elle, elle ne dit pas
merci.» La féministe –mauvaise femme"!–
refuse de se prêter à la comédie de la sou-
mission. Alors, l’imaginaire collectif
Vers 1750, un manuel érotique –L’Aube au printemps– classe
parmi «les choses dont il convient qu’elles soient de petite taille»":
«les poils de la fente», afin que les amants ne s’y empêtrent
pas. Ces poils-là, semble-t-il, sont prisés, car ils sont
rares": beaucoup de Japonaises portent des poils
pubiens naturellement longs et soyeux comme
des chevelures. Les prostituées se les peignent,
par coquetterie, mais prennent soin d’expurger
ceux qui entourent le pourtour immédiat de la
vulve, suivant la technique très prisée de l’abra-
sion (à l’aide de deux pierres entrechoquées
comme des pierres à silex) qui donne au poil
des extrémités douces.
La capilliculture
pubienne est cou-
rante au XVIIIesiècle.
Puis vient l’ère Meiji
(XIX
e
siècle), syno-
nyme de modernisation": le poil,
comme le sexe, est banni d’une
culture qui adopte le puritanisme
occidental en même temps que les
trains à vapeur et les chapeaux
melon. De nos jours encore, le cinéma
porno est censuré": les mosaïques qui
floutent les organes génitaux laissent
à peine dépasser quelques poils. Dans
la presse, en revanche, la censure a sauté":
en 1994, la revue Tenmei se met à publier
des photos de poils et, la police ne réagis-
sant pas, tous les autres magazines s’en-
gouffrent dans la brèche.
UN BRUN DE «PLUS PRODUIT»
Depuis la fin des années 1990, le poil excite toutes
les convoitises. Dans les boutiques pour
«maniaques», il n’est pas rare que des jeunes filles
vendent leur culotte avec, en plus produit, un brin
arraché à leur toison… Sacrifice délicat auquel
leshommes ne semblent pas pouvoir résister. Si
une femme se fait souffrir pour eux, comment
pourraient-ils douter de ses sentiments"? Le don
du poil est romantique.
La preuve": créées par la compagnie Juicy Honey, les «cartes
à ADN» sont des cartes à collectionner comportant –pressé
entre deux lamelles– un échantillon de cheveux appartenant
à une star du porno. «Ces cartes ont été baptisées “à ADN” parce
qu’il aurait été obscène d’utiliser le mot “hair”, qui, au Japon,
est synonyme de nudité.» Ko Sekimoto, responsable des
ventes à Juicy Honey, précise que les premières cartes
contenaient un cheveu de «pop-idole». Mais il s’est
avéré, très vite, que les clients étaient bien plus attirés
par l’idée de posséder un «souvenir» de stars du
porno": «Comme rien ne ressemble plus à un poil qu’un
cheveu, nos cartes ont eu
énormément de succès.
Sur le marché des col-
lectionneurs, cer-
taines se vendent
plus de 100"000yens.
DeS cArtEs à poils
AU JAPON, LE POIL, C’EST ÉROTIQUE. ET QU’EST-CE QUI RESSEMBLE
LE PLUS À UN POIL ? UN CHEVEU. ON PEUT DONC COLLECTIONNER LES POILS DE TÊTE
DE STARS DU X SOUS LA FORME DE “CARTES À ADN”.
PAR AGNÈS GIARD
“ S ur le plan
symbolique, les
cheveux sont des
objets de grande
valeur, car ils
incarnent la beauté
d’une femme ”
Ko Sekimoto, responsable
des ventes à Juicy Honey
Cela n’a rien à voir avec la génétique, bien sûr. Il ne
s’agit pas pour les acheteurs de manipuler des brins
d’ADN ni de cloner son actrice favorite… Il s’agit juste
de fétichisme. Sur le plan symbolique, les cheveux sont
des objets de grande valeur, car ils incarnent la beauté
d’une femme. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les
soldats japonais emportaient une mèche de leur épouse
ou un tressage de ses poils pubiens en guise de porte-
bonheur et pour garder le “lien” avec elle.»2
l’exclut du jeu de séduction tel qu’il est
socialement admis. Un constat plutôt
unanime": la blogueuse Klaire fait Grr"2 a
écrit Au poil"!"3, un petit ouvrage dans lequel
elle s’indigne avec drôlerie du diktat de
l’épilation. Pour elle, le cliché des fémi-
nistes à poils nous vient d’une vaste entre-
prise de discrédit des femmes militantes":
«Les antiféministes essaient depuis longtemps
de faire croire que les féministes veulent
prendre la place des mecs. D’où l’idée des
“féministes poilues”, qui voudraient ressembler
à des hommes.» Mais pourquoi a-t-on fait
des poils une caractéristique exclusivement
masculine"? «En fait, le poil, plus qu’un “truc
de mec”, c’est un truc sexuel, hormonal. Qu’est-
ce qui est à l’origine des poils"? La testostérone.
De quoi d’autre la testostérone est-elle res
-
ponsable"? Du désir sexuel féminin et masculin.
Partant de là, on peut se demander pourquoi
notre société a décidé que les poils, ces indices
de l’existence du désir, seraient des stigmates
à éradiquer à tout prix du corps des femmes.
La preuve qu’elles sont des êtres matures,
adultes et dotés de désir ferait-elle peur à
certains"? Nooon…» On le savait": c’est un
complot"!
Il n’empêche qu’aujourd’hui l’épilation
est bel et bien un enjeu politique": dans
une société où la peau lisse s’impose comme
la norme, s’afficher toute de poils vêtue,
ce n’est pas rien. Le Miel (Mouvement
international pour une écologie libidinale)
lutte depuis 2005 pour mettre un frein à
la frénésie antipoils": «L’épilation est un
comportement de soumission à une norme
sociale, et la plupart des femmes qui la pra-
tiquent n’ont aucunement conscience de cette
soumission.» De quelque côté qu’on soit,
c’est tout bénef"! Y a de quoi culpabiliser
pour celles qui enlèvent leurs poils, et pour
celles qui les gardent…2
1. Histoire du poil, de Marie-France Auzépy
et Joël Cornette. Éd. Belin, 2011.
2. Son blog : www.klaire.fr
3. Au poil !, de Klaire fait Grr. Éd. Jungle !, 2015.
Le FémiNisME,
ça craint velu!!
12 750tonnes
Poids de poils épilés chaque année en France.
PAR JULIETTE PLAGNET
1 800 à
7 400€
Somme à débourser pour se faire
implanter des poils de barbe.
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