l’imitation n’est pas une « conduite raisonnable et délibérée », mais plutôt un « réflexe
automatique », relevant de ce qu’il appelle la « singerie machinale ». Or, c’est justement cette
supposée « conduite raisonnable » que Tarde s’évertue à démolir, lui qui reprochait à
Durkheim d’être « enclin à juger l’histoire en neptunien, non en vulcanien » et de négliger l’«
irrationnel » et la « face grimaçante du fond des choses ». Rien d’étonnant dès lors à ce que
Tarde ait souligné le caractère paradoxal de l’imitation dans les sociétés occidentales dans
lesquelles « le progrès de la civilisation a pour effet de rendre l’asservissement à l’imitation
de plus en plus personnel et rationnel en même temps ».
D’ailleurs, dans sa recherche des lois de l’imitation, Tarde établit une distinction entre les
causes logiques – relevant de l’utilité des faits imités – et les causes extra-logiques, tributaires
de facteurs tels que le prestige et le charisme des individus et des groupes qui servent de
modèle. Que l’imitation puisse relever de facteurs qui échappent à toute raison logique,
notamment en termes d’utilité, est un aspect qui retiendra, de façon contrastée, l’attention de
Durkheim et de Boas dans les années 1894-1895. Alors que le sociologue français s’insurge
contre l’explication des faits sociaux par « des causes simplement mécaniques, inintelligibles,
et étrangères à toute finalité » (Durkheim, « L’état actuel des études sociologiques en France
»), Franz Boas envisage l’imitation tant d’actions utiles que d’actions qui échappent à toute
raison logique, toutes les deux également présentes à la fois chez l’homme « civilisé » et chez
l’homme « primitif », comme l’exemple même de l’existence de processus mentaux
identiques chez tous les hommes (…).
3/ Tarde : droit et sociologie.
(Source : Laurence SAQUER, « Variations sur la grammaire
différentielle de Gabriel Tarde », Revue SOCIETES, n°96, 2007.
1890 voit la parution de deux ouvrages de Gabriel Tarde : La philosophie pénale d’une part,
Les lois de l’imitation d’autre part. Ces deux volumes ont connu une carrière bien différente et
un parcours qui traduit l’intérêt ambivalent qu’a suscité la réflexion tardienne. La philosophie
pénale fera connaître Tarde aux juristes et Les lois de l’imitation aux sociologues.
La philosophie pénale est à proprement parler un ouvrage juridique qui combine une analyse
d’éléments de procédure pénale avec une réflexion générale du droit dans une perspective
historique. Traitant de « L’École positiviste », de la « Théorie de la responsabilité », du «
Criminel », ou bien de la « Peine de mort » sous le chapeau latent de la question de la
responsabilité et de l’irresponsabilité, Tarde rassemble dans cet ouvrage un ensemble de
considérations qui l’inscriront, dans une certaine mesure, dans le cadre de la doctrine pénale
et plus précisément dans celui de la criminologie, au sein duquel son « rôle a été décisif ».
Les lois de l’imitation est un ouvrage qui se veut « étude sociologique » et connaît un succès
vibrant lors de sa parution. A. Bertrand, commentateur contemporain de Tarde, qualifiera cet
ouvrage comme étant l’« une des plus originales et des plus brillantes études de psychologie
sociale et même de psychologie générale qui aient paru depuis longtemps ». Pourtant,
l’ensemble des recensions qui en sont faites ou les commentaires qu’il inspire suggèrent une
meilleure détermination de la notion d’imitation, suggestions et critiques auxquelles Tarde
répondra, dans la deuxième édition de l’ouvrage, qu’il ne suffit pas de considérer l’imitation
comme une mécanique bornée et répétitive mais qu’il faut lui accorder la souplesse des objets
qu’elle encadre et fait se déployer comme la souplesse et la disponibilité des vecteurs, canaux,
plateaux qui l’enclenchent ou la rendent possible. Ainsi considérée, Tarde entend « par
imitation toute empreinte de photographie inter-spirituelle, pour ainsi dire qu’elle soit voulue
ou non, passive ou active ».