Le néerlandais ou l`étonnant relief des Plats Pays

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Le néerlandais ou l'étonnant relief des Plats Pays
Les 150 ans du grand dictionnaire Van Dale ont été célébrés en 2014.
Ce sesquicentenaire m’offre un beau prétexte pour évoquer quelques curiosités du néerlandais avec un
regard de francophone. Un regard qui sera souvent étonné.
Un vocabulaire expressif
Le néerlandophone qualifie de tijdrovend ("voleur de temps") un travail très prenant; il souhaitera
avoir le plus vite possible derrière lui, achter de rug ("derrière le dos") ce boulot qu'il s'est mis sur le
dos, op de hals gehaald ("attiré sur le cou"). Il importe qu’il puisse het hoofd bieden, offrir la tête"
face à l'adversité, y tenir tête ou faire front – cf. l’alleman die Stirn bieten., offrir son front.
Il peut prêter une saveur de friandise au temps qu'il fait (het is lekker fris) et même à son sommeil (ik
heb lekker geslapen), ce qui n’a rien d’étonnant s’il considère que ce repos lui est aussi nécessaire que
le pain : c’est son "broodnodige rust".
Il semble mettre du sentiment dans l’évaluation d’une quantité : maar liefst (suivi d’un nombre),
emphase que nous rendons par exemple par "la bagatelle de" ou "atteignant allègrement ".
Question de degré également dans vreemd genoeg, "assez étrange(ment)" : un "assez" qui, en français,
est "de trop".
Un onweer est bien un ‘non-temps’ comme dans nos intempéries, mais il se réduit à l’orage ; quant au
mot onkruid , il semble disqualifier les mauvaises herbes comme non-herbes.
La parenté est "frappante" entre slaan (frapper) et slagen, (réussir). Si le premier fait mal, le second
pourrait se traduire par "réaliser un beau coup"!
Il est plus logique de souhaiter à une personne en deuil veel sterkte que du "courage", car celui-ci ne
dépend que de sa volonté.
Admirez la densité de verwerken, traduisant le cheminement psychologique de la personne qui
surmonte une épreuve, qui fait son "travail" de deuil.
Le verbe ontzenuwen, dérivé de zenuw (nerf), est difficile à rendre en français. Le dentiste "dévitalise"
une dent. Au sens intellectuel, on pensera plutôt à "neutraliser", "rendre ineffectif", "désamorcer" ou
même "dénerver", et plus rarement à "exténuer", employé par Roland Barthes dans un contexte
linguistique.
Pratiquer (beoefenen) une langue est une belle "occupation" puisqu'on peut la bezigen.
Autant d’exemples qui "sortent du lot", die uitsteken (avec la particule accentuée comme 'en saillie'),
et auxquels, passant du sens physique au mental, on attribuera la cote d’excellent, autrement dit
uitstekend (cette fois avec accent sur -ste-).
Genre et nombre insolites
Le francophone n’est pas peu surpris qu‘un dictionnaire (genre neutre ou het - het woordenboek)
devienne masculin quand il est mentionné nommément: de Grote Van Dale.
Dans la tournure zo'n opmerkingen (ce genre de remarque), on passe allègrement du singulier (n pour
een) au pluriel.
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Si chacun sait que de enkeling est "l'individu", le même mot précédé de een induit les francophones en
erreur. Ce qu'il faut retenir, c'est que, à moins que één porte le double accent marquant l'unité
arithmétique, een enkeling signifie "l'un ou l'autre individu" ou "d’aucuns“ – et een enkele keer "l‘une
ou l’autre fois".
Contraires, mais pas opposés
Les néerlandophones.voient certaines choses à l’inverse de nous.
Cela ne se limite pas au classique te koop (littéralement "à acheter" pour "à vendre").
S'ils ont égaré qqch, cet objet est zoek (à "chercher"). Mais s'il s'agit de pain "perdu", ils l'appellent
"gagné", gewonnen brood.
Les ontwrichte gezinnen (familles "désarticulées") correspondent à nos familles "monoparentales" ou
"recomposées". Ils voient dans le danger de mort (comme les Allemands) un levensgevaar ou péril
pour la vie. Dans leur esprit, les problèmes d’impuissance deviennent potentieproblemen. Si ces
problèmes ou d'autres ne les empêchent pas de dormir, ils diront " ik zal er niet wakker van liggen", "je
n'en resterai pas éveillé".
Notons encore que evenzeer, "autant", a son pendant négatif, evenmin, que nous devons traduire par
"pas davantage" ou "pas non plus".
Un vocabulaire, avouons-le, difficile à égaler ou evenaren - verbe qui évoque bizarrement une autre
ligne de partage, l'équateur ou evenaar.
Condensés
Notons dans cette rubrique de belles formations verbales : inschepen ("monter à bord" d'une
embarcation), opschroeven, dérivé de schroef, vis pour "relever la barre", terugschroeven pour
"(res)serrer la "vis", dwarsbomen (contrecarrer, littéralement " mettre une barrière en travers de ");
kleinkrijgen (mettre en boîte, littéralement "rendre petit"); kortwieken (couper les ailes à), ijsberen
(tourner comme un ours - polaire - en cage).
Autres images:
- niesbui, cascade d’éternuements qui a effectivement tout de l’averse;
- pleeboy (ou -girl) adaptations coquines de l'anglais pour désigner le porte-rouleaux aux toilettes
("plee");
- les maatjes du poissonnier, qui ne sont autres que des maagdjes ou petites vierges ;
- le signe ♯ sur un clavier de téléphone, pauvrement appelé « carré » en français, porte en néerlandais
l’appellation plus représentative de hekje (petit grillage);
- jolie métaphore animalière pour l’arobase @ :apenstaartje, "petite queue de singe".
Autant de manières éloquentes de ‘ramasser’ une idée.
A chaque fois, une trouvaille - een vondst, comme le dit ce substantif bref, percutant, qui vaut bien
qu’on l’orne d’une finale d’adjectif au superlatif.
Terminologie grammaticale
La grammaire: en néerlandais grammatica ou spraakkunst – tout un art, là où on attendrait
éventuellement spraakkunde
La terminologie utilisée en grammaire néerlandaise pour les temps du verbe mérite que l’on s’y arrête.
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La terminologie française ‘présent’ / ‘passé composé’ fait insuffisamment le rapprochement entre une
action en cours (p. ex. « je comprends ») et la même action une fois accomplie (« j’ai compris »),
action passée, certes, mais dont on constate le résultat présent.
Le néerlandais est plus clair : il appelle l’indicatif présent onvoltooid tegenwoordige tijd (littéralement
"temps présent inachevé") et le passé composé voltooid tegenwoordige tijd ("temps présent achevé").
On notera que le russe distingue d’entrée de jeu l’action inaccomplie et son achèvement en
partant de deux infinitifs différents (un imperfectif et un perfectif). Dans notre exemple, "je
comprends" est le présent de "comprendre" et "j’ai compris" le présent de "avoir compris".
L’arabe fait de même avec l’inaccompli et l’accompli.
La terminologie des temps passés obéit au même schéma.
Le problème que nous pose à nous, francophones, le passé des verbes est que le néerlandais, comme
les autres langues germaniques, utilise le ‘prétérit’ à la fois pour notre imparfait et notre passé simple
ou ‘défini’, autrement dit pour un passé qui s’étale dans la durée et pour un moment du passé.
Un bon point encore en marge de la grammaire: les tirets qui encadrent et isolent une partie d'un
exposé pour la mettre 'en valeur' portent en néerlandais un nom très explicite.: gedachtestrepen, tirets
marquant un 'arrêt-réflexion'.
Orthographe
Une des plus régentées et réformées, elle a subi et subit encore de constantes remises à jour,
régulièrement publiées dans le "Groen Boekje" ou "Petit Livre vert".
Elle offre du (très) bon et du moins bon.
Accents écrits:
- remarquable distinction entre een [ə] et één [e :];
- dommage que disparaisse le double accent de vóór (avant) le différenciant de voor (pour, devant);
- j'aime beaucoup la manière dont le nl. met un substantif en évidence en accentuant l'article: de
specialist bij uitstek, le spécialiste par excellence, devient dé specialist; que nous ne pouvons rendre
que par un LE aux majuscules assez ostentatoires.
Majuscules:
- nous avons appris que le nom ou l’adjectif désignant une langue en néerlandais commence par une
majuscule, mais pas les composés :" hij spreekt Frans", mais "hij is franstalig" ou "franssprekend".
Aujourd’hui, la majuscule est de mise partout ;
- dans la particule van (séparée) au début des noms de famille, le v s’écrit en minuscule lorsqu’on fait
précéder le nom du prénom : de heer Van Hecke, mais Frank van Hecke.
La réforme de l’orthographe néerlandaise présente de ci de là de surprenantes facettes sur lesquelles
les explications circonstanciées que me donne une spécialiste flamande après la parution du dernier
aménagement du "Livre vert" en 2005 ne parviennent pas à me satisfaire entièrement.
L’harmonisation entraîne notamment une application obstinée des règles du néerlandais aux emprunts
lorsqu’il s’agit :
- de diviser en syllabes (coupure des mots en fin de ligne) à l’encontre des règles de la langue
d’origine ; cela donne bouil-lon (en principe non sécable en français), champig-non au lieu de champignon, bow-ling au lieu de bowl-ing ;
- de mettre au pluriel certains emprunts au français: de pince-nez devient au pl pince-nezs, et het litsjumeaux, considéré comme une unité, donne au pl lits-jumeauxs ;
- de former les dérivés de mots français: carrière donne carrièrist au lieu de carriérist(e) ;
- d’accorder les verbes anglais modernes de l’informatique : gedeletet !
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Dans le nl. open monumentendag, journée du patrimoine, ce qui est ouvert, quoi que puisse laisser
croire la séparation des mots, ce n'est pas la journée, mais les monuments.
Et morning-afterpil, en accolant les deux derniers éléments de l'anglais morning-after pill, ressemble
furieusement à une "afterpil" du matin plutôt qu’à une pilule du lendemain.
Prononciation
Voyelles
Attention à grof décliné en grove : le o doit rester [ɔ] comme dans la syllabe ‘ouverte’ de grof, de sorte
que l’on prononce comme s’il était écrit "grovve".
Consonnes
Le bon élève francophone aura certainement retenu de son cours de néerlandais la règle de
l’assimilation des consonnes regroupées dans 't kofschip ou dans Franklin prend son thé chaud:
l’assimilation, appelée en sanscrit 'sandhi',est tantôt progressive - une de ces consonnes entraîne
l'assourdissement d'une sonore telle que g, v, z qui suit - , tantôt régressive devant une sonore
occlusive b ou d; exemples du premier cas : ik zit > iksit, het valt mee > hetfaltmee ; second cas : ik
ben > igben, het dak > heddak.
Il ne faut donc pas être surpris d’entendre prononcer PSV péessfé, ni BHV béhachfé , beaux exemples
de sandhi.
Quand le néerlandais fait école
Le mot apartheid doit sa notoriété mondiale aux problèmes raciaux qui ont agité l’Afrique du Sud.
Kern, en politique belge, n’a plus besoin d’être traduit par "conseil de cabinet restreint".
Un autre concept néerlandais très inventif s’est imposé dans les établissements belges, y compris
francophones et germanophones, hébergeant des personnes handicapées: snoezelen, contraction de
snuffelen et doezelen, autrement dit "renifler" et "somnoler", traduisant bien la notion de bienfaisante
torpeur.
Épilogue en forme d’éloge
Vous conviendrez que les coups de cœur du francophone face à la langue néerlandaise l’emportent
largement sur les critiques négatives.
Au néerlandophone qui, malgré tout, se sentirait tekortgedaan (brimé ou frustré), je pourrais toujours,
usant d’un raccourci de versieren (orner), lancer un ironique het zou je sieren ! À moins (tenzij pour
"het en zij") que je laisse tomber, que je choisisse d'annuler - ongedaan maken, et de tout reprendre à
zéro - overdoen, en ne m'abstenant que si c'est peine perdue - onbegonnen werk.
Et, si mes remarques étaient vraiment mal reçues, je blêmirais ou tout au moins je "déteindrais" - ik
zou ervan verschieten.
Le plus navrant serait que je me voie "remercier", afdanken ou, pour employer un synonyme moderne
cinglant comme un "contre-accueil", uitbonjouren .
Mais l’envie d’améliorer mes connaissances jamais ne faiblira. Je m'inscrirai dans une bibliothèque
flamande. Presque autant fleur bleue qu'amoureux des mots, j'imagine à l'avance le ravissement que
j'éprouverai à être servi par une bibliothecaresse. Mais je n’irai pas jusqu’à vrijen avec elle ; car il n’y
a pas qu’avec le langage que l’on ne peut prendre des libertés !
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