RÉFLEXIONS SUR LA PAUVRETÉ
1- Ce n'est pas tant la richesse que le respect de la richesse qui est mauvais. Ce
respect est un des traits principaux de la mentalité capitaliste dans nos riches
pays occidentaux. De plus, il ne faut pas confondre l'amour de la richesse, qui
est avarice, et le respect de la richesse, notamment de l'argent son symbole,
qui est médiocrité irrémédiable de l'âme.
2- La vraie, ou mieux, la bonne richesse aime à se couvrir d'un manteau de
pauvreté. Non pour faire illusion ou se déguiser, car elle n'a pas honte
d'elle-même, mais pour n'être pas confondue avec la fausse ou mauvaise
richesse qui, elle, se drape toujours dans des vêtements somptueux. Cette
dernière aime à se faire admirer et elle ne tient comme valeur valeur sociale
que parce que tous ceux qui ont du respect pour l’argent y croient. Or ils sont
nombreux.
3- La première et fondamentale richesse est la nourriture. On se la met dans le
ventre. La première et fondamentale pauvreté par conséquent est la faim, et
l’un des plus grands crimes : abandonner quelqu'un sans possibilité de boire ni
de manger. Qu'il y ait de la famine quelque part, la conscience du bon riche en
est blessée. Celui-ci est un homme qui n'a pas étouffé son cœur, ce qui lui rend
la vie difficile, sinon pénible. Seul un mauvais riche est heureux avec sa
richesse.
4- On a trop vite fait de dire que les vraies richesses sont intérieures et
accessibles à tous. Ce n'est vrai qu’après que chacun a mangé à sa faim. Et
comme la faim ne met que quelques heures à revenir, il faut prévoir, se
prémunir, afin de pouvoir vivre en s’occupant d’autre chose. Après le corps
l'esprit : tel est le principe d'un sain spiritualisme. La dignité du second dépasse
sans conteste celle du premier, mais sans le premier le second s'effondre. C'est
pourquoi le spiritualisme ne fait bon ménage qu'avec la vertu de pauvreté,
sinon la pauvreté tout court. Quand un riche se prétend idéaliste et parle de la
dignité de l'esprit, cela est suspect. C'est une pensée qui se pense pour lui sans
effort, tout naturellement. Mais les pensées vraies sont toujours un peu
difficiles à exprimer, un peu blessantes même, tant pour celui qui parle que
pour celui qui entend. Elles exigent du courage. Elles impliquent de forcer un
peu contre la nature.
5- Deux pays, deux civilisations aussi éloignées l’une de l’autre que celles de
l'Inde et des États-Unis se rejoignent pourtant dans une sorte de respect pour
la richesse matérielle. En Inde, le grand mythe de la métempsychose fait croire
que l’argent et la réussite sociale prouvent la bonté d’une personne, conquise
dans des existences antérieures. L'inégalité des sorts, des fortunes, des
conditions de vie n'est pas perçue comme scandaleuse. Ce qui ne signifie pas
que la religion hindoue sanctifie la richesse ; au contraire, elle enseigne le
dépouillement. Mais ce dépouillement n'a pas pour but de relever le niveau de
vie des pauvres et d’instaurer un monde plus juste, il vise à permettre à l'âme
de mieux s'approcher du divin.
Aux États-Unis, la richesse est vue comme la récompense du travail, de
l'initiative, du courage, de l'économie, bref de la vertu. La réussite sociale, qui
ne va jamais sans richesse, mérite le respect et l'admiration. On suppose
qu'elle a été conquise et que le riche en est responsable. On croit, à tort, que
les chances de tous au départ sont égales. Ceux qui deviennent riches en ont
donc tout le crédit. Quant à ceux qui tombent ou qui croupissent au bas de
l’échelle sociale, il est naturel qu'on les regarde de haut, sinon qu'on les
méprise. Ici aussi des théories théologiques fournissent une justification. Elles
sont liées à la croyance que c'est la foi en Dieu seule qui sauve, non les rites,
les cérémonies ou les bonnes œuvres. Dans ce contexte, qu'un homme soit
riche ou pauvre n'a aucune importance. Et comme, en définitive, c'est ce
contexte mystique qui compte, on n'a pas à s'inquiéter des inégalités sociales
et de la mauvaise distribution des richesses. L'essentiel est le ciel et il s'ouvre
tant pour laisser entrer les pauvres que pour laisser entrer les riches, pourvu
qu’ils aient la foi et qu’ils aiment Dieu de tout leur cœur.
6- La distinction de l'être et de l'avoir n'est simple qu'en apparence, car il y a
un grand nombre de réalités dont la possession affecte notre être plus ou
moins profondément. Par exemple les idées, les croyances, la foi, l'espérance,
le succès, le cœur, l'expérience, le bonheur, etc., et bien sûr leur contraire.
Mais l'être ainsi affecté n'est pas une entité transcendante, c'est le Moi lui-
même comme sujet unique et particulier, comme vivant jouissant et souffrant,
se débattant au milieu des autres humains et des choses.
7- N'avoir rien à dire, voilà la pauvreté mentale. Une des plus grandes richesses
serait donc de pouvoir parler ? Oui, et parler d'autre chose que de soi, comme
font les vrais philosophes et les grands écrivains.
8- Jamais plus qu'aujourd'hui il n'a été aussi difficile de tracer une ligne entre
les riches et les pauvres. Il y a de nouvelles formes de pauvreté qui sont assez
problématiques. Par exemple, celle qui est affective (n'avoir ni amant ni amis)
est pire peut-être que celle qui est proprement matérielle. Ne pas avoir
d'espoir est aussi extrêmement grave. Comme d’avoir un esprit lent, peu
brillant, mal équipé. Que penser du manque de sécurité ? Avec l’aide de l’État
providence, ce grave malheur a presque disparu des classes pauvres, mais il
frappe de plus en plus les classes aisées. Exception faite de la nourriture, la
santé reste la principale richesse, avec l'instruction et la culture de l'esprit, qui
n’appartiennent plus seulement à l’élite de la société.
Si nous faisons le tour des diverses pauvretés, nous découvrons que la diffé-
rence entre les pauvres et les riches, chez les individus, est complètement
brouillée ; par contre, elle se retrouve plus grande que jamais parmi les États.
Dans les pays riches, le clivage entre riches et pauvres s'estompe ; dans les
pays pauvres, au contraire il s’accentue. Le plus pauvre est le pauvre du pays
pauvre. Mais il n'est pas facile de l'aider, et il n'est pas le seul qui ait besoin
d'être aidé : le pauvre du pays riche vit parfois dans une détresse plus grande.
9- La vie de chacun doit prendre l’allure d’une lutte contre la pauvreté. Elle
doit consister à faire des activités ou fabriquer des « objets » qui enrichissent
les autres. Rendre service à ses congénères, de préférence à ceux qui sont
pauvres, tel est le sens de la vie la meilleure. Non pas devenir riche soi-même,
sinon de cette richesse qui se partage aussitôt avec les autres et c'est le cas
seulement de la richesse spirituelle, c'est-à-dire de celle qui transforme l'être
même de la personne pour la rendre plus parfaitement humaine.
10- Le discours pauvre ou le discours « pur », entendons le discours « objectif
», dépourvu de tout préjugé, de toute implication du sujet comme être humain
situé, sexué, désirant, croyant, etc., est un mythe scientifique. Si quelqu'un
identifie ce discours-là à celui de la vérité, il ne pourra plus parler.
11- Il y a autant de formes de pauvre qu'il y a de formes de richesse.
Pourquoi en parle-t-on le plus souvent au singulier ? Celui qui n'aime pas le
brocoli ou les endives est un pauvre, comme celui qui n'aime pas Beethoven
ou Mozart. À une époque pas si lointaine, pour avoir accès à Beethoven ou à
Mozart il fallait être riche un peu d'argent. Plus maintenant. Tout comme pour
avoir droit à toutes les connaissances ! Ce n'est plus vrai, et cela représente
une révolution colossale dans l'histoire de l’humanité.
12- Avoir du temps est certainement une des plus grandes richesses de toutes,
mais le temps est effectivement comme l'argent : il faut qu'on l’échange
contre quelque chose ! Le temps pur et vide, c'est un supplice que d'en avoir
plus qu'on en souhaite pour dormir ou méditer. Cela s’appelle ennui et
constitue un véritable cancer de l’âme. Certains en meurent prématurément.
Là où l’ennui s'installe, le temps est dévoré, brulé.
Comme la quantité de temps dont nous disposons est limitée, cette situation a
souvent des conséquences tragiques. Elle conduit à l'une des plus funestes
pauvretés qui soient : l'impuissance de la volonté, l'aboulie, avec un affais-
sement des facultés créatrices. Que de riches en argent et en puissance sont
pauvres en temps, puisqu’ils avouent n’en avoir jamais assez pour en
consacrer un peu aux activités les plus nobles et les plus belles !
13- Quand la pauvreté touche la volonté et se manifeste comme impuissance,
elle est extrêmement mauvaise. Elle signifie incapacité à accomplir, à
entreprendre, à réaliser. Être obligé de vivre sans potentialités, avec des
lambeaux de rêves, avec des désirs anémiques, rien de tel pour éteindre
l'esprit, donc déshumaniser. Si l'impuissance n'était qu'impuissance, ce ne
serait pas si grave. Mais elle s’accompagne toujours d’amertume, de honte, de
culpabilité, de ressentiment. Elle cherche alors à se venger ou à se
dédommager, et elle peut nous rendre méchants.
14- Autrefois toutes les pauvretés se donnaient la main, et les pauvres étaient
de vrais pauvres. Tous les malheurs leur tombaient dessus. En plus, ils étaient
obligés de travailler durement et longuement, ou alors de chômer. La pauvreté
était une calamité. D'autre part, ceux qui étaient riches étaient riches. Ils
avaient tout et non seulement de l'argent, mais de l'éducation, du loisir, de la
santé, de la sécurité. Sans doute le bonhomme Marx a-t-il quelque chose à voir
-dedans, mais il a prévu exactement ce qui allait se passer en Occident : une
effroyable révolution communiste, dépossédant les riches, brisant toutes les
institutions, renversant toutes les hiérarchies, instaurant un ordre social
totalement nouveau. La prédiction était parfaitement juste et si elle ne s'est
réalisée que très imparfaitement, c'est parce qu'elle a été proférée et
entendue d’abord. Ceux qui devaient périr en furent avisés : ils trouvèrent le
moyen de la faire avorter.
15- Qui est capable de meubler convenablement son temps, et qui en possède
en abondance découvre que le temps, après la nourriture, est la plus précieuse
des richesses. Les Américains ont donc tort : le temps n'est pas de l'argent, il
est beaucoup plus et beaucoup mieux que l'argent. Il est l'existence même.
Être, c'est avoir du temps, et mourir, c'est le perdre tout d'un coup à jamais.
16- Les biens matériels nous libèrent du besoin, de l'angoisse, de la crainte de
l'avenir. Ils fournissent un point d'appui à nos puissances et souvent ils sont le
moyen indispensable à la réalisation de nos œuvres. Cependant, il ne faut
parler de richesse, dans ce contexte, que lorsque nous possédons plus de biens
matériels qu'il n'est nécessaire pour nous réaliser comme personne ; et de
pauvreté, que lorsque nous en possédons moins. Mais il existe différents
modes de réalisation, et certains ce sont les meilleurs peut-être ne
requièrent que très peu de biens matériels.
17- La richesse ne devient bonne ou ne se fait pardonner que par la libéralité.
Car elle est une faute, un péché, du point de vue d'une conscience morale
exigeante ou seulement chrétienne. S'il n'est pas absolument certain que « la
propriété, c’est le vol », selon la formule de Proudhon, il est néanmoins certain
que l'incertitude ici, chez un individu, croît à mesure que croît sa propriété et
que celle-ci excède manifestement ce que réclament ses besoins. Ce n'est
pas de prendre aux autres ce dont on a besoin, qui constitue un vol, c'est de
garder ce dont on n'a pas besoin, disait un père de l’Église.
18 - La pauvreté comme vertu, c'est l'ascétisme. Il n'y a pas de vertu moins
populaire que celle-là présentement. Même la chasteté fait meilleure figure.
Mais remarquons que la première est à l'instinct de puissance (Arès) ce que la
seconde est à l'instinct de jouissance (Éros), et qu'on ne peut guère en
pratiquer une sans être contraint de pratiquer l'autre. Ces deux vertus se
donnent la main et ne sont fermes qu'ensemble.
19- L'avarice et la prodigalité sont deux vices opposés à la vertu de pauvreté.
La première accumule les richesses en en faisant des symboles de puissance ;
la seconde les dilapide en tâchant de les transformer en objets de jouissance.
La pauvreté comme vertu se définit par le refus tant de la jouissance, Éros, que
de la puissance, Arès.
20- La richesse essentielle est la joie, qui est le « plaisir de l'âme », selon une
belle définition de Malebranche. Et celui qui manque de joie est un pauvre,
quelle que soit l'ampleur de sa fortune. La joie est le fruit purement spirituel
de l'amour. On ne le possède quproportion de son amour actif, rayonnant à
l'endroit des autres et du bien qu’on leur fait. Non du bien qu'on possède.
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