La psychiatrie, la justice et l`assassin : un jugement sous la loupe

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L’Information psychiatrique 2014 ; 90 : 239–41
ÉDITORIAL
La psychiatrie, la justice et l’assassin :
un jugement sous la loupe
Jean-Claude Pénochet
doi:10.1684/ipe.2014.1185
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 05/06/2017.
L
es magistrats du tribunal correctionnel d’Aix-en-Provence devraient rendre fin
mars 2014 le jugement du procès en appel de notre collègue le Dr Danièle
Canarelli.
L’affaire a suffisamment reçu d’échos médiatiques et inquiété la profession tout
entière pour qu’on s’en souvienne. Il nous reste tous en mémoire qu’à la suite du
meurtre perpétré à coups de hache le 9 mars 2004 sur la personne du compagnon
de sa grand-mère par un patient qu’elle prenait en charge depuis plusieurs années
et qui sera reconnu irresponsable pénalement de son crime, elle avait été déclarée
coupable en première instance du fait d’homicide involontaire et condamnée à un an
d’emprisonnement délictuel avec sursis.
La condamnation pénale du médecin intervenait après qu’en 2009 la Cour administrative d’appel de Marseille a indemnisé la famille en retenant dans la même affaire la
responsabilité pour faute de l’hôpital : le fonctionnement défectueux du service avait
été reconnu à l’origine de la fuite du patient de l’enceinte de l’établissement. Survenue au moment où le Dr Canarelli tentait de le réintégrer au cours d’une consultation
alors qu’il était placé en sortie d’essai d’hospitalisation d’office, le patient ne sera pas
retrouvé par la suite malgré le signalement et en dépit des visites qu’il faisait à sa mère et
de l’alerte à deux reprises des forces de l’ordre en raison de troubles du comportement.
C’est vingt jours plus tard qu’aura lieu l’homicide dans un contexte délirant.
L’ordonnance de renvoi extrêmement sévère du juge d’instruction s’appuyait fortement sur une unique expertise. Celle-ci fut néanmoins confrontée plus tard hors du
procès à l’avis de cliniciens experts ou non, et est surtout apparue comme un réquisitoire
tant elle apparaissait partielle sinon partiale. L’expert y exprimait clairement que le
patient n’avait pas reçu les soins adaptés à son état et estimait que le médecin « était
entré en résonnance avec le patient qui était en total déni par rapport à sa pathologie ».
En droite ligne, les juges de première instance reprochaient en définitive au médecin
de s’être « arc-bouté sur ses convictions » et d’avoir décidé, « quels qu’aient été les
événements et les alertes, de ne rien modifier à sa pratique en créant ou contribuant à
créer la situation qui a permis la réalisation du dommage ». Les « multiples errements »
qui étaient reprochés au Dr Canarelli tout au long des 28 pages du jugement qui tombe à
la page 29, étaient in fine « constitutifs de fautes caractérisées » au sens de l’article 121-3
alinéa 4 du code pénal.
Né de la loi Fauchon du 10 juillet 2000 destinée initialement à protéger les décideurs publics des recherches en responsabilité, cet article instaurait une dépénalisation
modérée en cas de faute non intentionnelle qui devait bénéficier à tout le monde. Il
en fut ainsi par exemple dans l’affaire catastrophique du décès de plusieurs enfants
survenus dans la rivière Drac, la directrice et l’institutrice mises en cause ayant été
finalement relaxées.
Pour le coup, les choses se sont renversées ici brutalement, en raison de la reconnaissance d’une faute caractérisée (ne pas avoir été capable de prévenir la fuite) ou de
plusieurs fautes caractérisées successives : entre les deux options, une réflexion sur le
jugement ne permet pas de trancher. On aboutit alors à une première : la condamnation au pénal d’un médecin pour homicide involontaire en raison d’une responsabilité
L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 90, N◦ 4 - AVRIL 2014
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Pour citer cet article : Pénochet JC. La psychiatrie, la justice et l’assassin : un jugement sous la loupe. L’Information psychiatrique 2014 ; 90 : 239-41
doi:10.1684/ipe.2014.1185
J.-C. Pénochet
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indirecte. Car s’il n’est pas exceptionnel que des médecins aient été condamnés au
pénal, c’était toujours antérieurement dans la situation d’un lien direct entre la faute et
le dommage.
La dénégation du président du tribunal correctionnel de Marseille, « on ne juge pas
ici la psychiatrie, ni les psychiatres. Il s’agit pour nous de savoir si, dans une situation
concrète, une faute caractérisée a été commise », n’était pas, c’est le moins qu’on
puisse dire, vraiment convaincante ni en mesure de rassurer le corps professionnel.
Les juges avaient pris la précaution de se prémunir contre la sempiternelle invocation
de l’absence de « risque zéro » en soulignant leur pleine connaissance du problème,
et avertissaient qu’ils étaient totalement conscients de la difficulté de l’exercice de la
profession.
À titre personnel, chacun sentait donc souffler le vent du boulet, au regard de la
difficulté de choix décisionnels à faire au quotidien qui imposent inéluctablement une
prise de risque. Chacun sentait du Canarelli en soi. Et collectivement, la discipline tout
entière pouvait vraiment s’inquiéter d’un retour contraint à l’institution asilaire.
Sans se pencher sur la robustesse du fond du jugement, l’éditorialiste du Monde qui
titrait « La psychiatre et l’assassin : un jugement courageux » saluait la bravoure des
juges tirant des balles dans les pieds des juges d’application des peines naviguant dans
le même bateau ivre des décisions à risques lourdes de conséquence.
Dans une réponse au journal, Denis Salas continuait à combattre la montée inquiétante de la pénalisation dans notre société contrastant avec la faiblesse de la régulation
déontologique ou disciplinaire. Il soulignait la complexité de la prise en charge de
l’humain et appelait à la collégialité des prises de décisions difficiles. Avec des accents
foucaldiens, les psychiatres ont affirmé leur impossibilité de soigner au sein d’un principe de précaution généralisé qui les transformerait totalement en gardiens de l’ordre.
Dénonçant la recherche de la responsabilité à tout prix d’une société sécuritaire, ils
s’estimaient victimes de la logique du bouc émissaire lorsque le juge avait rappelé à la
presse qu’« il ne peut exister d’impunité, la société ne l’accepte pas ». Après tant de
discours sur la responsabilisation des malades mentaux, ne fallait-il pas rendre responsable les psychiatres des crimes pour lesquels ils avaient prononcé l’irresponsabilité
de leurs auteurs ?
Toutes ces considérations n’empêchaient malheureusement pas notre collègue d’être
condamnée. L’espoir d’une autre issue à court terme ne pouvait venir que d’une lecture
juridique critique des motivations du jugement.
Lorsque l’action fautive effectuée en connaissance du danger est indirecte, les
juristes ont rappelé que la mise en évidence de la faute caractérisée ne suffit pas à
entraîner la responsabilité. Il reste qu’entre la faute et le dommage, comme la jurisprudence constante l’affirme notamment en matière médicale, le lien de causalité doit
être certain. Et si le législateur a entendu placer la personne qui a indirectement causé
le dommage dans une situation plus favorable que l’auteur direct du dommage en exigeant la caractérisation d’une faute de degré de gravité supérieur, dans le même esprit,
la certitude du lien de causalité ne saurait être affaiblie.
Or, c’est bien sur ce point que le jugement initial paraît éminemment critiquable :
le lien de causalité est affirmé dans les dernières lignes du jugement sans que son
existence ne soit discutée, comme si elle allait de soi, ni surtout qu’en soit démontré le
caractère de certitude.
Le reproche principal fait au Dr Canarelli et qui sous-tend tous les autres est d’avoir
constamment sous-estimé la dangerosité de son patient. Mais la dangerosité n’est
jamais rien d’autre qu’une probabilité. Que le Dr Canarelli ait sous-estimé la probabilité n’empêche pas que, dans le cas contraire, celle-ci n’aurait jamais pu être de
cent pour cent comme non plus de zéro pour cent. Aucun psychiatre ne peut affirmer
que son malade ne tuera jamais, comme jamais il ne peut assurer que son malade
commettra un crime dans les heures ou les jours qui suivent. Quoi qu’on fasse, quel
que soit le degré d’erreur d’appréciation, une probabilité reste une probabilité qui par
définition exclut la certitude.
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L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 90, N◦ 4 - AVRIL 2014
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La psychiatrie, la justice et l’assassin : un jugement sous la loupe
Comme la démarcation entre faute simple et faute caractérisée reste particulièrement
mal fixée par la jurisprudence, il demeure toujours possible de retenir que les insuffisances reprochées atteignaient bien le niveau de gravité nécessaire à la caractérisation.
En revanche, en droit, le rapport clairement certain de causalité entre la sous-estimation
de la dangerosité, même avérée, et l’homicide ne paraît pas pouvoir être retenu.
Lors du procès en appel, la (bonne) surprise est arrivée de l’avocat général qui s’est
éloigné à 180◦ de la position des juges de première instance. Dans son réquisitoire,
Isabelle Pouey a demandé la relaxe en réfutant point par point les motivations du premier
jugement. Sur la forme, elle a préalablement rejeté l’interruption de prescription par
des faits de procédure retenue en première instance. Sur le fond, elle a pris en compte
le mode d’exercice du psychiatre hospitalier, rappelé la prééminence des missions de
soins, souligné la pluralité des intervenants. Pour la magistrate, ni la faute caractérisée,
ni le lien de causalité entre le fait allégué et le dommage ne sont établis.
On attend dès lors beaucoup plus sereinement la décision des juges. Même si après
celle-ci le procès n’est pas forcément clos, beaucoup plus que sur la notion de faute,
le jugement sur le lien de causalité et sa certitude représente un énorme enjeu, qu’il
faut suivre à la loupe. De lui en effet dépend largement la possibilité dans l’avenir de
condamnations pénales des psychiatres – et des juges – pour faute non intentionnelle
en lien indirect avec les infractions commises par les personnes qu’ils ont en charge.
Épilogue
Au moment de mettre sous presse, le jugement en appel est intervenu le 31 mars.
Les juges se sont prononcés sur la forme, considérant que la prescription était acquise,
et n’ont donc pas eu à juger du fond de l’affaire.
C’est donc la relaxe. Les voies d’un pourvoi en cassation pour la partie civile sont
étroites, et le cas échéant les chances d’y obtenir gain de cause bien minces. Il est
raisonnable de penser qu’on soit donc bien arrivé à la fin de l’histoire.
Ou plutôt à la fin d’un épisode. Car si nous nous réjouissons que notre collègue
soit ainsi tirée d’un mauvais pas et probablement débarrassée d’un mauvais procès, la
démonstration du caractère certain ou non du lien de causalité n’a pu être apportée ni en
première instance, ni en appel. Autant l’accusée que la partie civile demeurent privées
d’une analyse juridique explicite et rigoureuse, alors que des positions opposées ont
été développées en première instance puis en appel.
Pour la profession toute entière, c’est la quasi-certitude d’une répétition dans l’avenir
d’une telle situation dans laquelle des praticiens seront mis en cause pour la responsabilité d’actes délictuels ou criminels effectués par leurs patients.
Il faudra malheureusement patienter encore quelques temps, dans des situations
chargées d’angoisse, pour savoir si la jurisprudence consacrera ou non la possibilité de
l’application aux psychiatres mais aussi à d’autres professions encourant les mêmes
risques, du quatrième alinéa de l’article 121-3 du code pénal.
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