© Musée de la Résistance et de la Déportation – Ville de Montauban, 2009
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Source 1 :
extraits du livre de Suzanne Guiral,
De Saint-Michel à Ravensbrück,
imprimerie coopérative, Montauban, 1946.
Paul Guiral, magistrat, chef départemental des Mouvements Unis de la Résistance et d’un réseau de renseignement en Tarn-et-Garonne, est dénoncé par un
milicien. N’étant pas à son domicile lorsque la Gestapo vient le chercher, ce sont sa femme Henriette et sa fille Suzanne, l’un de ses agents de liaison, qui sont arrêtées
le 4 mai 1944.
Interrogées à Montauban, elles sont transférées le 8 juin 1944, à la caserne Caffarelli de Toulouse, puis déportées au camp de Ravensbrück le 30 juin suivant. Le camp
est libéré par le Russes le 29 avril 1945. Henriette, très affaiblie, meurt quelques jours plus tard. Quant à Suzanne, elle rentre à Montauban le 27 mai 1945. Durant son
internement en camp de concentration, elle témoigne de plusieurs épisodes concernant des jeunes gens déportés comme elle.
[p.60-61]
« …Camp de représailles, de cauchemar. Des barbelés, qu’un courant à haute tension transformait en barrières infranchissables, des baraques de bois, dont les
planches lépreuses et mal jointes laissaient filtrer les intempéries, taudis obscurs et repoussants où se pressaient, dans une promiscuité ignoble et animale, tous les sexes
et tous les âges. Rongés de vermine et de plaies, des cadavres encore agités de mouvements instinctifs, traînaient une vie qui n’était plus qu’un fardeau. Au milieu du
cercle formé par ce que les boches appelaient des blocks, une cour que creusait un bassin.
C’est alentour que les S.S. se divertissaient à organiser des carrousels dont les coureurs étaient parfois des gosses de treize ou quatorze ans qui se traînaient,
recrus de faim et de souffrance, sous les coups d’une brutalité hideuse dont leurs tortionnaires pressaient leur galop. Cette pièce d’eau saumâtre et puante, que cachait-
elle dans sa vase ? Un gamin, devant nous, dans une crise de folie, en s’y jetant, s’était libéré de son affreux supplice. Personne n’avait repêché son pauvre corps
meurtri ».
[p. 95 à 97]
« Pendant notre quarantaine, les plus jeunes d’entre nous étaient astreintes aux diverses corvées du block. Plusieurs fois par jour, notre colonne s’ébranlait et
attendait, souvent fouettée par un vent glacial, les maigres vivres qui lui étaient destinés. Puis, deux par deux, essoufflées et titubantes, nous transportions jusqu’à notre
gîte les lourds bidons, les kübs, où flottaient, dans une eau jaunâtre, de timides rondelles de navets ou de rutabagas.
Devant la « kahmer », cabane où étaient entreposé le pain, j’ai vu, un matin, les tziganes se chauffer au soleil. Les barbelés, de leurs rangées têtues, bornaient
l’horizon. Sur un tertre de terre rougeâtre, aux reflets de sang, de rares brins d’herbe rappelaient que la nature défendait son droit de vie. Des femmes et des enfants,
allongés sur le sol, étalaient, comme une offense à la lumière, le spectacle de leur dégradation. Sur les chancres qui les rongeaient, des mouches, dans un
bourdonnement monotone, piquaient de taches sombres leurs chairs putréfiées. Jamais le rire n’écartait leurs lèvres bleuies. Dans le regard des gosses serrés contre
leurs mères, on lisait l’étonnement tragique des petits devant la douleur. Sur leurs manches, un triangle d’étoffe noir les marquait d’un sceau d’infamie. Car les
Allemands, chassant devant eux, comme un troupeau, pour les parquer dans leurs camps de concentration, les tziganes d’Europe Centrale, en avaient fait la lie des
bagnes. « Associaux », c’est-à-dire rejetés de toute société, ils étaient indignes de travailler, et croupissaient dans une misère physiologique indescriptible, prolongeant,
avec un entêtement obstiné, le souffle ténu qui s’exhalait de leurs poitrines déchirées ».
[p. 114 et 115]
« Un matin, un sommeil réparateur m’ayant accordé l’évasion vers un avenir heureux, c’est en souriant à mes rêves que je répétais les gestes machinaux qui
nous alignaient avant l’appel. J’avais oublié le bagne nazi, ses baraques de bois pourri et ma misère. C’était vers la France et ma maison accueillante et douce que mes
regards allaient. C’est alors, brusquement, dans un lointain flottement de cauchemar, que j’ai entendu un cri.
Dans le block qui nous faisait face, il avait jailli strident et terrifié de la gorge d’une enfant de quinze ans. S’étant cachée pour échapper au recensement
journalier et au travail, elle avait été découverte par une surveillante boche. Fuyant, dans une course affolée, devant les coups qu’elle redoutait, il lui avait fallu
s’arrêter devant un mur infranchissable. Et la chiourme avait frappé, puisant dans les gémissements de sa victime un regain de plaisir et le désir de la battre plus
encore. Enfin, dans un cri d’agonie, la pauvre gosse avait cessé ses plaintes. Le silence avait recouvert la cabane. Quelques instants plus tard, deux détenues devaient
emporter le petit corps supplicié ».