Quatrièmes Rencontres de la Dur@nce La population européenne dans tous ses Etats : Population, Nations, Etats, Frontières, Intégration Réflexions et débats sur la recherche et la pratique enseignante Organisées par l‟inspection pédagogique régionale d‟histoire- géographie avec la collaboration de la Régionale de l‟APHG les 17 et 18 mars 2004 au CRDP – 31, boulevard d‟Athènes – 13003 – Marseille Ont participé à l’élaboration de cette brochure : Gérald ATTALI, Eric BOERI, Christine COLARUOTOLO, Daniel DALET, Murièle DEPORTE-MASSE, Daniel GILBERT, Josée- Christine LANGLOIS, Brigitte MANOUKIAN, Claude MARTINAUD, Philippe MIOCHE, Patrick PARODI, Jean-Claude RICCI, Marcel RONCAYOLO, Dominique SANTELLI, Alain SIDOT, Yves TARDIEU. La Dur@nce est un bulletin d‟information et de liaison des professeurs d‟histoire, géographie et éducation civique de l‟Académie d‟Aix- Marseille, réalisé sous la responsabilité éditoriale de l‟inspection pédagogique régionale. Pour contacter les différents auteurs, un lien est disponible à l‟adresse suivante : http://pedagogie.ac-aix-marseille.fr/histgeo/contribu.htm ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 -1- AVANT-PROPOS par Jean SÉRANDOUR, Inspecteur d‟Académie, Inspecteur Pédagogique Régional Ce rendez-vous annuel organisé par le groupe académique La Dur@nce est l‟occasion, d‟abord, de se retrouver entre collègues de la discipline pour actualiser le savoir disciplinaire sur des questions vives de nos programmes. Il offre une opportunité supplémentaire pour mutualiser nos expériences et porter un regard distancié sur nos démarches, notamment dans le cadre des ateliers d‟échange de pratiques. Nous pouvons parler de "questions vives" en effet : une similitude apparaît dans l‟actualité du thème proposé par ces Rencontres annuelles. En 2001, première édition, les Rencontres mettaient en scène "Les femmes dans l’histoire et le droit au passé ", sujet directement lié à la signature en février 2000 de la Convention "Promouvoir l’égalité des chances filles-garçons, femmes-hommes dans le système éducatif ". Reconnaissance du travail accompli dans cette académie, l‟étude qui vient d‟être remise par Annette Wievorka au Conseil Economique et Social "Quelle place pour les femmes dans l’histoire enseignée ?" souligne (p.23) la contribution de notre colloque académique. Notons, dans le prolongement de cette réflexion que la septième édition des Rendez-vous de l’Histoire de Blois se tient, du 14 au 17 octobre 2004, sur le thème "La place des femmes dans l'histoire" ; notre groupe académique est convié par les organisateurs à témoigner de l‟expérience conduite à ce propos depuis quatre années. ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 -2- Suivra, à Lyon, en mars 2005, le colloque national de l‟association Mnémosyne, association pour le développement de l'histoire des femmes et du genre. "Enseigner le fait religieux ", l‟an passé, avait été l‟occasion, dans un contexte déjà délicat, de souligner les enjeux et les difficultés de l‟entreprise dans un cadre laïc. L‟évolution du dossier depuis un an nous a convaincus de la pertinence des choix opérés en 2003. Les différentes conférences nous ont permis de porter un autre regard sur cet aspect sensible de l‟enseignement scolaire. La table ronde organisée le premier jour, si contestée en son temps, a été l‟occasion d‟échanges tout à fait stimulants, qui trouvent un écho singulier aujourd‟hui. D‟une manière plus générale, une attention plus grande aux démarches didactiques liées au "fait religieux" nous encourage d‟ailleurs à assurer un suivi du dossier. En effet, l‟observation des pratiques sur le terrain conduit au constat que, comme M.Jourdain, nombre de professeurs, dont l‟attachement aux valeurs laïques ne peut être mis en doute, font encore… de la catéchèse sans le savoir. Ceci explique la continuité de notre réflexion dont le n° 50 du bulletin La Dur@nce s‟est fait l‟écho. Le thème de cette année, "La population européenne dans tous ses états : population, nations, États, frontières, intégration", répond moins au désir de suivre l‟actualité qu‟au souci d‟expliciter les nouveaux programmes de lycée (l‟histoire et la géographie de l‟Europe en 1ère, l‟espace méditerranéen, l‟Europe rhénane, la puissance économique de l‟Union européenne en terminale, pour ne donner que quelques exemples certaines études de cas intéressant même la classe de seconde). Question vive néanmoins, car "L’intégration européenne", avec le passage, en mai 2004, de l‟Union des 15 à l‟Union des 25, par l‟entrée de 10 nouveaux États, pose ici aussi un nouveau défi aux professeurs de nos disciplines (histoire, géographie et éducation civique). Nous sont proposées, par là même, l‟appréhension d‟un autre espace, l‟interrogation sur une nouvelle dynamique, la construction d‟un autre destin, économique et culturel sûrement, politique et institutionnel peut-être, social à voir… Contradictoirement, ce thème pose, en matière de pratique enseignante, de réelles difficultés. Installé depuis longtemps dans nos programmes, et progressivement plus présent (il n‟est que de voir les problématiques proposées en géographie de 4ème et de 1ère), il est l‟objet d‟explorations incertaines, sous une argumentation hésitante, probablement parce que cette Union Européenne apparaît à beaucoup également incertaine et, sur bien des points, peu convaincante. ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 -3- Chaque enseignant, en définitive, se sent plus à son aise quand il étudie l‟Allemagne, le Royaume-Uni ou l‟Espagne – bref, dans un cadre national – que lorsqu‟il doit assumer l‟étude à l‟échelle européenne. Cette prégnance de plus en plus sensible de la question européenne dans les programmes, au fur et à mesure de leur rénovation, doit cependant nous interroger. Chacun sent bien qu‟il y a ici une évolution inéluctable d‟un espace, celui du "Vieux Continent". Un avenir est en jeu qui concerne fortement nos élèves. Je voudrais citer ici un extrait de l‟article de Jean Leduc, publié en 1998 dans la revue Espaces-Temps : « Dès les années cinquante, le Conseil de l'Europe organisait des rencontres sur les manuels et les programmes d'histoire. Les ministres de l'Éducation des États membres, périodiquement réunis, continuent à explorer des convergences possibles. Ainsi, à Vienne, en octobre 1991, ils déclarent : " L'éducation doit sensibiliser les jeunes au rapprochement des peuples et des États européens... Elle doit les aider à prendre conscience de leur identité européenne, sans qu'ils perdent de vue pour autant leurs responsabilités à l'échelle mondiale, ni leurs racines nationales, régionales et locales... Les jeunes doivent être incités à façonner l'Europe conformément aux valeurs qui constituent leur héritage commun". À cette fin, il faut leur "donner une conscience plus aiguë des facteurs historiques qui ont façonné l'Europe" ». On retrouve ce souci dans le traité de Maastricht. L'Article 126.1 stipule que "l'action de la communauté vise à développer la dimension européenne de l'éducation", et l'Article 128.1 que "la communauté contribue à l'épanouissement des cultures des États membres dans le respect de leur diversité nationale et régionale, tout en mettant en évidence l'héritage culturel commun" ». À travers ces quelques citations transparaissent deux idées-force : il y a une identité européenne fondée sur un héritage commun (culturel, de valeurs) ; une des missions de l'enseignement est de développer la prise de conscience de cette identité. Autant de questions qui interpellent au premier chef l‟enseignant d‟histoire-géographie. Par rapport à la date de l‟article, 1998, l‟Union européenne a connu une certaine évolution, a progressé pourrait-on dire, d‟un certain point de vue. Cette évolution s‟avère en même temps délicate, du fait même de l‟ampleur soudaine de l‟élargissement. Avec une interrogation de fond sur la cohérence de cet espace, sur la communauté réelle entre ces peuples et entre ces États européens, sur l‟intégration des populations immigrées. Une interrogation aussi sur les solidarités complémentaires, parfois contradictoires, pour plusieurs des États de l‟Union, avec des espaces périphériques, proches ou plus lointains. Dans ces actes du colloque sur l’Europe, nous avons voulu privilégier les éléments qui apportent une réelle plus value en termes de réflexion problématique et de pistes didactiques. Ainsi, le lecteur retrouvera-t-il dans ces pages un compte-rendu fidèle de la table ronde consacrée au thème central : « Difficultés et enjeux de l‟intégration européenne : de l‟Union des 15 à l‟Union des 25 », sous ses aspects historiques, géographiques et institutionnels. ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 -4- Adossés à des recommandations essentielles de nos programmes scolaires, les ateliers pédagogiques ont privilégié l‟étude de cas (Espaces, territoires, frontières en Europe : exploration de quelques situations-problèmes en Belgique et Lituanie, à Chypre et Gibraltar), le travail cartographique (Cartographie européenne : exploration de démarches et d’outils (4ème/1ère, LP) et la réflexion citoyenne (Quelle histoire enseignée/enseigner aux Européens : France, Allemagne, Angleterre, Tchéquie, Lituanie – Citoyenneté européenne : réflexion sur la construction d'une conscience européenne chez les adolescents, sur leur sentiment d'appartenance). Le texte de la conférence : " L'Europe entre projet politique et objet scolaire", par Nicole Tutiaux-Guillon, maître de conférences à l’IUFM de Lyon, parachève cette brochure qui n‟a d‟autre ambition que d‟aider les collègues enseignants à se forger une conviction sur le sujet et à explorer des pistes didactiques stimulantes pour leurs classes et pour euxmêmes. ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 -5- L’EUROPE ENTRE PROJET POLITIQUE ET OBJET SCOLAIRE AU COLLEGE ET AU LYCEE Interrogations didactiques sur l’Europe telle qu’on l’enseigne par Nicole TUTIAUX- GUILLON maître de conférences, IUFM de Lyon Je n‟entends pas ici proposer des pratiques ou des contenus qui seraient meilleurs, plus adaptés au thème de l‟Europe, plus efficaces. Je vous invite, plus largement, à réfléchir sur l‟enseignement comme vecteur ou comme obstacle à l‟apprentissage, en particulier pour un thème dont les finalités civiques et les difficultés scientifiques se conjuguent. Ma contribution prend appui sur la recherche INRP l’Europe entre projet politique et objet scolaire. Conduite en 1996-99 et publiée en 20001, cette recherche est antérieure à l‟introduction de l‟ECJS et aux programmes actuels de lycée. Or les programmes des années 2000, en géographie, offrent d‟avantage d‟opportunités de se questionner, de se confronter à des débats. Il est possible que les pratiques dominantes en aient été modifiées. Je me réfère aussi à des réflexions qui n‟ont pas été construites sur l‟Europe mais que j‟utilise. Des outils, des modèles didactiques que je réinvestis. Je juxtapose des résultats de recherche, des pistes de travail, des questions à débattre, des éléments glanés de façon assez aléatoire en ateliers – le but étant de vous inciter à réfléchir, y compris en critiquant mes propres approches bien sûr. 1- les mots pour le dire 11 - Europe : un mot polysémique Il est banal de rappeler qu‟il n‟y a pas une Europe mais des Europes, que l‟Europe est un objet flou, mal cerné, pluriel : les ouvrages universitaires soulignent ces incertitudes ou se réfèrent à des Europes différentes. Il n‟y a pas un savoir de référence univoque, et pas vraiment de vulgate2 pour l‟enseignement secondaire. Cette polysémie est frappante à l‟intérieur même de l‟histoire-géographie (et encore plus sur plusieurs années : Europe-continent en géographie en 4ème, Europe-union en 3ème, Europe à l‟occasion réduite aux puissances politiques et/ou économiques, en histoire ou en géographie ). Elle est aussi notoire entre histoire-géographie et médias, et plus largement dans les savoirs sociaux autres que scolaires. TUTIAUX-GUILLON N., dir., l’Europe entre projet politique et objet scolaire, au collège et au lycée, Paris, INRP, 2000 2 Ensemble des savoirs que chacun (enseignants, élèves, parents, Institution, universitaires…) s’entend à voir transmis par l’Ecole. Ces savoirs sont stabilisés et perdurent, même au-delà des programmes (cf. Clerc, 2002, Tutiaux-Guillon, 2000) 1 ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 -6- « Europe » est un mot courant, qui appartient à notre sens commun : il n‟est pas seulement un objet géographique ou historique, pas seulement un terme disciplinaire. Or, dans le sens commun, c‟est le contexte dans lequel ils sont employés qui donne sens aux mots. (Ex. « je vais en ville » n‟a pas le même sens dans un village et dans un quartier urbain relativement central). Un Anglais qui dit « l‟Europe » veut souvent dire « l‟Europe continentale » : il exclut les Iles britanniques. Un habitant de l‟Union européenne confond souvent l‟Europe et l‟Union, sans s‟interroger par exemple sur la Suisse… « la vieille Europe » prend sens dans un contexte précis etc. Ce flou tient au fait que l‟Europe n’existe pas. Propos étrange dans une formation qui lui est consacrée ! L‟Europe n‟existe pas au sens où elle est une invention, une construction symbolique de nos sociétés. L‟Union européenne existe, elle est historiquement définie et, même si les élargissements successifs en changent les limites, elle correspond à un territoire (mouvant), y compris comme espace de législation et espace politique. Mais « l‟Europe » ? Il n‟y a pas un passé qui serait objectivement européen : il y a des moments, des événements, des acteurs, des faits qui sont pensés actuellement comme européens. Aix la Chapelle n‟est pas pour les Carolingiens une capitale européenne : c‟est la capitale de l‟Empire, que l‟on peut reproduire ailleurs si on ne la contrôle pas, et étant la capitale de l‟Empire c‟est un lieu d‟essence religieuse, une capitale de la chrétienté romaine. Ce n‟est pas « l‟Europe » qui découvre le monde au XVème siècle (ou avant) ou qui domine le monde au XIXème : ce sont des monarchies ou des Etats, d‟ailleurs rivaux, que nous nommons Europe à la fois pour marquer la différence avec l‟Amérique (les Etats-Unis plutôt) et pour revendiquer une situation centrale dans le monde. L‟histoire de l‟Europe n‟est pas l‟addition, la juxtaposition des histoires des régions ou des Etats actuellement dits européens, c‟est une histoire que l‟on s‟est efforcé d‟inventer – depuis la fin du XIXème siècle, mais sans continuité – et qui suppose une autre mise en intrigue que celle dont on use ordinairement pour l‟histoire dite nationale. L‟identité européenne se redéfinit en fonction des contextes et des enjeux sociaux / politiques. Elle ne prend pas appui sur tout le passé en Europe (doit-on revendiquer les totalitarismes comme significatifs du passé européen et partant définissant l‟Europe ?). L‟ouverture de l‟Union vers l‟est engage à réinterroger ce qui définit cette identité, soit qu‟on y évalue l‟influence occidentale depuis le Moyen âge, soit qu‟on reconnaisse « européennes » des formes jusque là passées sous silence. Les débats actuels sur la place du christianisme dans la définition de cette identité rendent explicites les divergences et les enjeux d‟une définition commune. Il n‟y a de patrimoine ou de mémoire européenne que ce qui en est inventé au présent et pour le futur (ce que les générations actuelles choisissent dans leur passé comme devant être transmis, parce que actuellement porteur de signification). Ce qui est pertinent pour tout patrimoine (Davallon, 2000 3) l‟est évidemment pour l‟Europe. Le processus d‟ouverture engage aussi à interroger les limites : l‟Oural fut posée comme limite de l‟Europe par les géographes de Pierre le Grand qui tenait à arrimer la Russie à la modernité ; le „rideau de fer‟ a défini l‟Europe pendant quelques décennies ; la Turquie, acteur politique et culturel majeur sur le continent européen pendant des siècles, doit-elle ou non être rejetée hors de l‟Europe ? La définition des limites de l‟Europe est un produit de l‟histoire, ou plus exactement chaque problème incite à définir différemment l‟Europe. L‟idée même de parler de « continent européen » surprend au vu de la définition classique d‟un continent. 3 DAVALLON J., “ le patrimoine : “ une filiation inversée ? ”, in EspacesTemps, 74-75, 2000, p.6-16 ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 -7- « L’Europe » nomme : - des Etats (« l’Europe découvre le monde » / « la vieille Europe »)… - des espaces différents, dans leurs limites et dans ce qui les structure. La portion d’espace russe varie selon les cartes, tout comme la présence des territoires au-delà des 65° de latitude… sans parler de la Turquie contemporaine ; - une culture (« l’Europe redécouvre l’antiquité », « art baroque, art européen ») ; mais que tous ne définissent pas à l’identique – et même parfois « Europe » équivaut aux groupes sociaux porteurs de cette culture (« l’Europe des Lumières ») ; - une conception politique, qui varie dans le temps : dans les manuels l’Europe moderne est celle des monarchies absolues aux Temps modernes, et au XXème siècle celle de la démocratie, de l’Etat de droit. Ceci rejoint une argumentation fréquente : ‘les Etats qui ne respectent pas les droits de l’homme ne sont pas vraiment européens’ ; - des institutions, couramment celles de l’Union – mais aussi éventuellement aussi le Conseil de l’Europe ; - un processus d’unification et son résultat (cf. le titre d’un document Hatier, 1ère, p.35 « les Balkans, une anti-Europe ? »). Cette pluralité / polysémie se retrouve dans les propos des élèves. En 1998, un enseignant demande à des élèves de 4ème quels mots ils associent à Europe : les réponses juxtaposent continent – Euro – des pays en majorité laïcs – libres – l‟union fait la force – pouvoir – richesses – technologies avancées – tolérance – ils communiquent sans frontières. Il n‟est pas évident que le mot « Europe » renvoie à la même chose pour n‟importe quel enseignant et pour n‟importe quel élève. La polysémie est manifeste aussi dans les cours ou les chapitres des manuels : en voici quelques exemples, que chacun pourrait multiplier à l‟envi : - dans un cours de 4ème en 1997 : I – Europe : un continent, II – l‟Europe : des pays riches (le cours n’ explicite pas qu’on ne se réfère plus au même espace !) ; - dans un autre cours de 4ème (année 1997-1998) se déroule le dialogue suivant : Professeur – « Quatre seulement d‟entre vous disent que l‟Europe est un continent. Vous vous représentez surtout l‟Europe en tant qu‟Etats. On va commencer par voir si l‟Europe est une unité ou si ce n‟est pas une unité. Elle est unie ou pas ? » Elève – « Oui car à chaque fois qu‟on décide quelque chose il faut prendre les avis des autres pays ». (référence implicite à l’Union européenne)4 Professeur – « Tu crois par exemple que si la France envoie des soldats à l‟étranger il lui faut l‟avis des autres pays ? » (référence implicite à espace où se juxtaposent des Etats souverains) Elève – « Par exemple pour les frontières » Professeur – « Tu crois que la France a besoin de demander l‟avis de la Finlande ou de la Roumanie si elle veut changer une frontière? » (référence implicite à espace où se juxtaposent des Etats souverains dans et hors de l’Union européenne) Elève – « C‟est pas uni parce que tout n‟est pas pareil ! » (impossible d’identifier l’espace de référence modèle probable, celui de l’Etat nation unifié) Elève – « Si c‟était uni il faudrait que ce soit pareil, la même langue, la même religion ». (idem) Professeur – « Les langues ne sont pas identiques ». (peut référer à n’importe quel espace « européen ») 4 Le commentaire entre parenthèse est l’analyse des propos tenus dans la classe par Nicole Tutiaux-Guillon. ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 -8- Elève – « On n‟a pas la même religion » (idem, même si le « on » renvoie peut-être aux habitants de l’Union) Professeur – « Alors justement quelles sont les différentes religions en Europe ? (le professeur passe à la lecture d‟une carte représentant le « continent » jusque l’Oural) - manuel Hatier, 1ère, L-ES géographie, 2003 chapitre sur les disparités régionales en France et en Europe : p. 323-324, cartes « un niveau de développement économique très inégal selon les régions européennes », « les densités de population des régions européennes » : Europe = Union ; p.325, carte « un schéma prospectif des axes de développement selon la Datar » Europe = un espace de l‟Irlande à la Russie (partiellement incluse) ; - manuel Belin, 4ème, partie géographie, 2002 : p.182 les réseaux ferroviaires et routiers : rien au-delà de Berlin-Vienne et p. 183 « de très nombreuses villes », la CEI est exclue, tout comme les pays baltes et Istanbul ; p.185 les axes de communication majeurs et les grandes agglomérations: inclut Saint Pétersbourg, Moscou, Kiev et Istanbul ; - la plupart des manuels de 4ème excluent la Turquie de l‟Europe du XXème siècle, mais incluent l‟Empire ottoman dans l‟Europe moderne. Le sort de la Turquie peut être encore moins stable : le même manuel (Hatier, 4ème, 2002) en géographie inscrit Istanbul comme grande agglomération européenne, exclut la Turquie, y compris au nord des détroits, sur la carte des alphabets (p.210), inclut la partie de la Turquie au nord des détroits sur la carte des langues et des religions (p. 211), colorie la partie « européenne » de la Turquie mais pas sa partie « asiatique » sur la carte « les nouveaux Etats d‟Europe » (p.213), comme s‟il y avait là un Etat indépendant et exclut la Turquie sur la carte du PIB par habitant (p.215) ! A moins d‟en faire un objet de travail en classe, comment s‟y retrouver ? Or le plus souvent l‟enseignant fait comme si le mot « Europe » était transparent ; il suppose une intercompréhension entre professeur et élèves, il suppose que les mots réfèrent aux mêmes objets, aux mêmes significations, en se satisfaisant d‟un à-peu-près. En atelier, les discussions entre enseignants ont joué de la connivence. Mais certains propos étaient bien ambigus, par exemple « l‟Europe en construction », « ça va être une Europe plus contrastée »… Le constat invite à s‟interroger : que faire de ces variations ? - rester dans l‟implicite, le glissement ? en tablant sur le contexte, la connivence… - les faire remarquer mais ne pas perdre de temps au-delà, l‟élève étant de toutes façons confronté à la même polysémie au quotidien ? - les placer sous le contrôle de l‟élève en en faisant un objet de réflexion ? confronter des acceptions différentes et leurs enjeux ? - les problématiser : associer la définition de l‟espace de référence et le problème étudié ? 12 - un langage de sens commun L‟essentiel de l‟enseignement de l‟histoire et de la géographie s‟effectue dans un langage qui est le langage courant, celui du sens commun. C‟est bien sûr celui des sciences sociales même si parfois les mots y sont redéfinis et/ou qualifiés. Mais c‟est aussi celui de la communication, parce qu‟il est commun au professeur et aux élèves. Or dans les échanges courants, on ne prend pas le temps de s‟arrêter sur le sens des mots : il faut qu‟il y ait rupture de communication, incompréhension, pour que l‟un demande „que veux-tu dire par là ?‟. Le cours dialogué s‟effectue à un rythme extrêmement rapide ; à peine quelques secondes de pause entre une question et la réponse, ou entre une question et sa reformulation faute de réponse. On ne prend pas le temps de réfléchir… Les mots sont rarement définis, hormis ceux qui constituent le vocabulaire à apprendre. Des analyses de ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 -9- cours observés établissent que ce ne sont ni les plus polysémiques, ni les plus complexes (Audigier, Crémieux, Mousseau, 19965, Tutiaux-Guillon, 19986). En rencontrant le mot dans des contextes successifs, différents, chacun en enrichit intuitivement la signification. En général cela suffit. Mais cela peut poser problème pour les élèves et pour leur apprentissage : - les mêmes mots recouvrent un sens usuel, familier et un sens disciplinaire – qui peuvent être ou non proches (Etat par exemple peut être compris comme « gouvernement » ou comme « structure spécifique de contrôle d‟un territoire et de ses habitants ») ; - il n‟est pas sûr que l‟enseignant et l‟élève aient construit antérieurement le même sens du même mot, ni que l‟élève reconnaisse le même contexte que l‟enseignant (« frontière » par exemple peut évoquer pour l‟un une interface, pour l‟autre une vraie rupture avec contrôles et coercition) ; - ce qui est appris dans un contexte (et formalisé en fonction de ce contexte) est difficile à réinvestir dans un contexte très différent (cf. supra le regard porté par les élèves sur « l‟unité » européenne). Le langage de sens commun réifie ce dont on parle : on fait comme si cela n‟était pas une construction intellectuelle mais une réalité concrète. Les mots qui désignent des réalités observées et ceux qui expriment une interprétation ne sont pas différenciés. Prise dans ce langage, l‟Europe spatiale ne se différencie pas de l‟Europe symbolique. Et les modèles deviennent la réalité, qu‟il s‟agisse de la transition démographique ou de l‟organisation de l‟espace européen. De même les cartes sont tenues non pour une interprétation mais pour la figuration homothétique de la réalité. La carte naturalise l‟Europe : elle la fait exister parce qu‟elle fait correspondre un mot et une image. Les cartes « des religions en Europe », présentes dans tous les manuels de collège oublient de représenter la sécularisation des sociétés européennes, processus pourtant amorcé dès le XVIIIème siècle, ignorent que dans certains Etats la majorité se déclare « sans religion », et font comme si les religions étaient pour tous un signe d‟identité indéniable ; en outre elles effacent des minorités religieuses non territorialisables (quid des juifs croyants et pratiquants ? quid des minorités bouddhistes ?)… Elles posent l‟Europe des religions (entendez christianismes et islam) comme une réalité territoriale contemporaine. Les choix indéniables, souvent nécessaires, ne sont pas indiqués comme tels, de même que la médiation apportée par la légende n‟est pas explicitée. Là encore, faut-il faire comme si tout allait de soi ? ou prendre le temps d‟une démarche critique ? le temps et la peine de mettre en évidence pourquoi dans tel contexte (clairement caractérisé) c‟est tel sens d‟Europe (ou d‟un autre mot) qui est pertinent ? Faut-il confronter les élèves explicitement à des sens différents dans des contextes différents, c‟està-dire en faire l‟objet de leur travail ? Enfin dans le langage courant, les mots renvoient aussi à des valeurs, de l‟affectif, des expériences… des représentations sociales. Par exemple en interviewant des enseignants français, on se rend compte que « nation » est souvent connoté négativement, évoquant à la fois un sentiment d‟appartenance borné, l‟intolérance, l‟endoctrinement. Par contre, pour des enseignants des pays baltes, c‟est au contraire une identité collective à restaurer et promouvoir, après des décennies de soviétisation et de domination russe. De même évidemment les élèves associent Europe à des valeurs. Les collégiens parfois ne projettent aucune valeur sur l‟Europe (pour ¼ d'entre eux) et souvent l‟investissent de valeurs diverses, qu‟on peut ordonner autour des droits de l‟homme d'une part et de l‟harmonie, de l‟absence de conflit d'autre part. Cette image fait écho à la représentation sociale d‟une société idéale. Elle ne permet ni de repérer une identité européenne dans un 5 AUDIGIER F., CRÉMIEUX C., MOUSSEAU M.-J., L'enseignement de l'histoire et de la géographie en troisième et en seconde, étude descriptive et comparative, Paris, INRP, 1996, 6 TUTIAUX-GUILLON Nicole, l’enseignement et la compréhension de l’histoire sociale au collège et au lycée, l’exemple de la société d’Ancien régime et de la société du XIXe siècle, thèse sous la direction d’Henri Moniot, Paris 7, 1998, Lille : Septentrion- thèse à la carte, 2000 ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 10 - passé essentiellement fait de guerres et de conflits, ni de penser les débats qui traversent l‟Europe aujourd‟hui. L‟Europe se limite à l‟Union à la fois dans le temps et dans l‟espace ; encore entend-on que „tant qu‟il y a désaccord il n‟y a pas vraiment d‟Europe‟. En lycée, rares sont les jeunes qui n‟associent pas de valeurs à l‟Europe : l'identité, le nationalisme, l‟environnement, la paix, l‟égalité, la liberté, la beauté… Les droits de l‟homme sont toujours affirmés. La solidarité et la tolérance constituent la dominante, indiquant probablement une plus grande conscience de la diversité et du nécessaire respect de l‟autre. Ceux qui ont un vécu familial ou scolaire des échanges européens sont plus sereins et plus optimistes que les autres, pour qui l‟avenir de l‟Europe se teinte d‟inquiétude. Que faire dans l‟enseignement de ces évocations ? Dans l‟implicite du dialogue entre maître et élève (rapide, limité à des mots ou des expressions de la part de l‟élève, sans véritable distance critique) peuvent se glisser des valeurs, à travers des métaphores, des adjectifs, ou simplement des silences. Mais souvent les valeurs, les jugements, l‟affectif sont considérés comme « parasites » et écartés, invalidés : le cours est neutralisé. Est-ce la meilleure façon de faire ? j‟y reviens infra sur les finalités. 13 - Quels concepts pour penser l’Europe en classe ? WOLTON (in la dernière utopie) « c’est avec les vieux concepts que l’on aborde les problèmes neufs ». Souvent, dans la classe, les concepts ne servent qu‟à nommer, et le travail sur leur signification est inexistant. Histoire et géographie sont des disciplines scolaires fortement marquées par le fait, la transmission de savoirs positifs : les mots sont plutôt utilisés pour désigner des objets que la nomination fait exister. L‟interprétation est effacée, comme si le monde se donnait en toute transparence à qui l‟observe. La remarque rejoint celle faite plus haut : les concepts sont réifiés, on fait comme si le langage n‟était pas une interprétation7. C‟est très net dans les manuels où les concepts qui servent à dire et interpréter l‟Europe peuvent ne pas être définis (Etat), ou être ramenés à un objet observable. Prenons l‟exemple de « réseau ». Dans les manuels de 4ème de la fin des années 1980, « le terme n‟est pas présenté comme un concept d‟analyse, à la base d‟un modèle d‟organisation spatiale que l‟on confronte à des situations particulières mais […] est réduit à l‟état de mot descriptif appliqué au Benelux. […] le concept de réseau urbain est présenté en référence à une hiérarchie de fonctions dont la définition reste plus ou moins vague. La référence aux flux est beaucoup moins fréquente» (Audigier, 19958, p.29-30). Actuellement dans les manuels de première L-ES de 2003 : - Belin, : aucune définition - Hachette : « réseaux : liens à différents niveaux d‟un ensemble urbain dans un espace géographique dépendant administrativement, politiquement, commercialement ou culturellement d‟une métropole » / réseau urbain non défini (sic) / réseau de transport non défini. - Hatier : « réseau urbain : organisation des relations de dépendance, complémentarité ou concurrence entre les unités urbaines d‟un territoire » / réseau de transport non défini / réseau non défini. - Magnard : « réseau urbain : ensemble hiérarchisé de villes d‟une région ou d‟un pays dominé par une ou plusieurs métropoles » / réseau de transport non défini / réseau non défini. Au prix éventuellement de certaines incohérences : Nathan technique, 1997, 3ème histoire-géographie-éducation civique, sur la même page (228) : « la nation est une communauté d’hommes qui le plus souvent vivent à l’intérieur de frontières communes » ; « la nation : un ensemble de personnes unies par le sentiment d'une identité commune ». 8 AUDIGIER François, directeur, construction de l’espace géographique, Paris, INRP, 1995 7 ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 11 - On constate la grande variété des sens ; l‟accent est tantôt mis sur les relations, tantôt sur les villes elles-mêmes, la nature même des relations oscille entre domination/dépendance et multitude des relations (qui renvoient plutôt à « système de villes »). On constate aussi que « réseau de transports » n‟est pas défini, la représentation figurée y suffisant. Le langage courant n‟exclut pas les concepts au sens de « mots définissant une catégorie d‟objets comparables en quelque chose » ; ces concepts de sens commun sont souvent définis par référence à un type (un prototype) dont les caractères résument les traits saillants et distinctifs de la catégorie (ex. oiseau, ville) dans une culture donnée. Il arrive que les définitions données dans les manuels ne dépassent guère le sens commun ; il en est de même dans le cours, en particulier lorsque le dialogue impose inopinément une définition que l‟enseignant n‟a pas préparée. Les ateliers ont parfois vu surgir de tels moments. Mais, si en épistémologie on peut hésiter sur l‟existence de concepts en histoire voire en géographie, en didactique, l‟hésitation n‟a pas lieu d‟être : c‟est avec des concepts que l‟on pense et donc que l‟on apprend. Quelques concepts clés pourraient être abordés systématiquement, toujours autour d‟une même question : qu‟apporte l‟emploi de ce concept à une réflexion sur l‟Europe ? Prenons trois exemples. « Territoire » apporte trois approches, trois questionnements : l‟idée des limites formalisées, qui sont celles qui bornent un espace construit par des pouvoirs sur lequel s‟exerce un contrôle (il y a bien un territoire… de l‟Union européenne) ; l‟idée d‟une appropriation symbolique (y a-t-il un territoire européen ? pour qui ?) ; l‟idée d‟un espace dont les habitants se sentent responsables (y a-t-il un territoire européen ? quelles sont ses limites ?). « Région » : là encore, nous voici face à un mot polysémique, même en géographie : instance administrative – territoire identitaire à une échelle infra-étatique – espace économique cohérent – espace polarisé par une ville – province historique – référence permettant de contester d‟autres niveaux de décision… On peut en classe réfléchir cette polysémie ; que veut dire « Europe des régions » ? Ou tenter de répondre à la question « qu‟est-ce que le concept de région me permet de penser de l‟Europe que je ne pourrais pas penser autrement ? » : les formes de l‟organisation spatiale ? les institutions et leur subsidiarité ? les questions identitaires, en particulier transfrontalières ? etc. « Etat » : souvent le mot n‟est pas le concept ; il évoque seulement le pavage fondamental de l‟espace terrestre contemporain, ou un cadre statistique ou encore, dans le récit ou l‟explication, un acteur social et spatial, un quasi-personnage. Côté concept, il signifie - une forme politique (laïque, temporelle, donc distincte de l‟empire9) qui apparaît en Europe occidentale à partir du Moyen âge. Employer ce mot interroge les formes d‟uniformisation du territoire, d‟intégration / de contrôle de la population. Souvent l‟Europe pensée implicitement comme un Etat, ce qui pourrait permettre des interrogations sur l‟Union européenne, sa forme politique spécifique, ses emprunts au modèle de l‟Etat… - Un espace prédécoupé (borné par des frontières pensées comme linéaires ; on oublie souvent les frontières maritimes et aériennes). Partir d‟une réflexion sur le concept d‟Etat peut permettre d‟historiciser les frontières en Europe. - Une entité qui a l‟exercice de la souveraineté sur un territoire ; ici le sens renvoie aux questions de géopolitiques et à la construction de l‟Union européenne - Enfin, et souvent oublié, l‟Etat produit le droit (pour unifier la société, pour affirmer la souveraineté sur le territoire) ; cette lecture permet d‟interroger le poids du droit européen, du droit international Peut-on prendre le temps de s’arrêter sur les concepts et sur leur rôle pour produire de l’intelligibilité ? prendre de risque d’une programmation / progression qui le prenne en compte ? a minima, réfléchir sur les concepts que nous choisissons, le sens que nous leur donnons (explicitement) afin de permettre aux élèves un apprentissage plus efficace ? a maxima faire réfléchir les élèves sur ce que les mots permettent de penser et sur leurs limites ? 9 L’Empire est fondé sur un pouvoir d’essence religieuse et aspire à l’universalité. ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 12 - 2 – un enseignement pour comprendre le monde ? 21 - un paradoxe Commençons par un peu de provocation : les cours semblent aux lycéens dépourvus de ce qu‟ils voudraient : une présentation des façons de vivre en Europe, voire pour certains une réflexion sur l'avenir. Ce regret peut s‟interpréter soit comme le reflet d‟une interrogation sur l'Europe, soit comme la mise en question de la géographie scolaire et l‟aspiration à une géographie plus descriptive et plus anthropologique. Les savoirs scolaires sont ainsi jugés moins fiables, moins réels que le voyage : voyager c‟est voir concrètement, et connaître mieux et plus exactement10. Ceci peut être un effet d‟âge : à l‟adolescence, les modèles de références et d‟identification qui peuvent être empruntés aux générations précédentes sont concurrencés par l‟expérimentation individuelle et par les pairs. Les cours de géographie, pour ces jeunes, parlent des climats, des reliefs, de la population, de l‟économie ou de l‟histoire ; ils y préfèrent le mode de vie (l‟éducation, la vie familiale, la nourriture), la culture des jeunes (surtout la musique), les paysages, les monuments… C‟est cela pour eux qui est révélateur des richesses liées à la différence en Europe. L‟institution, les enseignants, les formateurs font comme si de toute évidence les cours d‟histoire, de géographie permettaient de comprendre le monde. Or les quelques enquêtes conduites sur les références et les arguments mis en avant par les adolescents, en particulier quand ils parlent d‟Europe, soulignent la rareté des savoirs scolaires mobilisés, même sur des questions qui le permettraient. Les arguments qui prévalent sont ceux de l‟expérience personnelle, plus rarement des médias. Et ceci même chez des élèves qui ont des acquis scolaires, même en fin de 4ème ou de 1èreau terme d‟une année où l‟Europe a constitué un passage obligé de l‟enseignement (Tutiaux-Guillon, 2000). J‟impute cet écart au moins partiellement au fonctionnement disciplinaire 11, qui contribue à vider l‟histoire et la géographie de leur sens, de leurs enjeux, de leurs finalités. Il est frappant de voir que, au quotidien, les finalités (civiques, éthiques, sociales…) sont souvent passées sous silence, alors qu‟un enseignement ne se justifie socialement que par là. Dans les ouvrages qui proposent des situations prêtes à pratiquer (sur l‟Europe par exemple), soit les enjeux de cet enseignement ne sont pas abordés (rien ne dit quels problèmes ou quels faits du monde l‟élève pourra mieux comprendre), soit ils sont affirmés en introduction, sans que les propositions pratiques s‟y réfèrent explicitement. Les enseignants en formation continue dans l‟académie de Créteil en 1998-1999 ne s‟en préoccupaient guère non plus : 3 sur 57 signalaient que l‟étude de l‟Europe peut permettre de comprendre l‟actualité ou la réalité vécue par les jeunes et leurs familles. Pour les autres, les problèmes essentiels étaient ceux de la diversité des contenus et des méthodes disciplinaires. 22 – des pièges à éviter / des piste à suivre ? - tenir à l‟écart le monde des élèves : Les contenus d‟enseignement tiennent à l‟écart le monde vécu, les savoirs d‟expérience des élèves ; on postule que les jeunes feront le lien d‟eux-mêmes ; ils ne le font en majorité pas (au mieux 6% le feraient spontanément, d‟après la recherche Europe). L‟expérience des élèves, leurs connaissances non-scolaires sont perçues comme sans 10 Je l’ai vraiment vu, donc forcément on réalise mieux. Quand on dit quelque chose, on n’est pas vraiment sûr de ce qu’on nous raconte, c’est là qu’on voit vraiment ce qui se passe et comment c’est. (Céline 2nde) 11 La leçon d’histoire ou de géographie, y compris dans sa forme de cours dialogué, est un produit historique et social et non une norme intangible, une fatalité : elle s’est constituée en France pour s’adapter à un contexte institutionnel ; elle n’a jamais été fondée sur une réflexion sur les apprentissages (cf. HERY E., 1999, un siècle de leçons d’histoire, l’histoire enseignée au lycée, 1870-1970, Rennes, Presses Universitaires de Rennes). Enfin ce modèle n’est en rien universel : il suffit de passer les frontières de France pour s’en rendre compte ! ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 13 - intérêt, voire comme une menace, un trouble potentiel ; certains enseignants disent explicitement qu‟il n‟enseignent pas ce qui implique trop les élèves, pour ne pas voir leur cours perturbé. Mais où les jeunes apprendront-ils à avoir un regard distancié sur leur expérience, leurs convictions ? Ne peut-on tenter au contraire de convoquer expériences et opinions et de les confronter aux savoirs ? de travailler la différence entre conviction et connaissance, lorsqu‟il s‟agit de questions vives de la citoyenneté contemporaine ? - éviter les débats et les controverses Les contenus d‟enseignement tiennent à l‟écart les débats en cours et les enjeux vifs ; les pratiques limitent la parole argumentée des élèves. Le « refroidissement » des débats peut passer par une mise à distance de l‟actualité : ainsi dans un manuel de BEP 2002, l‟approche des divergences d‟opinions sur l‟Europe en France est soutenue par des documents dont les plus récents sont de 1992 ! L‟enseignement de nos disciplines choisit la neutralité, mais aussi refuse d‟aborder les questions trop ouvertement politiques – celles de l‟actualité, de la société – et recherche un consensus. En France, les controverses politiques ont mauvaise réputation en histoire-géographie12 : même introduites dans programmes de lycée en géographie, elles restent souvent dans les manuels confinées à une juxtaposition d‟opinions diverses, comme si le débat n‟avait pas lieu. C‟est un progrès par rapport à un traitement de l‟Europe qui en 1ère, en 1996-1998, se résumait à l‟espace européen, les institutions de l‟Union, la PAC. Est-ce bien suffisant et crédible pour des élèves de 17/18 ans, et même de plus jeunes ? De même, l‟avenir n‟est pas évoqué en général. Or les jeunes ne font pas spontanément le lien entre leur avenir comme personne et l‟avenir collectif. Pourquoi ne pas tenter une analyse des débats, étayée d‟informations ? pourquoi ne pas tenter une réflexion sur les enjeux et les projets européens ? Pourquoi ne pas travailler ce que les choix économiques et sociaux actuels, les aménagements, les dynamiques spatiales peuvent dessiner comme opportunités et comme contraintes pour l‟avenir ? Pourquoi ne pas présenter la construction de l‟Union non comme un long fleuve tranquille mais comme une succession de choix, de controverses, d‟hésitations, et en Europe et en France même ? - rabattre les contenus sur la vulgate ou la boîte à outils (quelques méthodes assurées pour lire un paysage, faire une carte…) Les exemples de telles pratiques sont nombreux dans les manuels et les classes. Ainsi un cours de 4ème titré « quelles sont les limites de l‟Europe ? » se borne à localiser et nommer les montagnes et les mers ; un cours de 1ère sur les institutions de l‟Union (en plein contexte électoral) consiste à lire et compléter un organigramme. Histoire et géographie présentent un savoir fermé, établi, garanti par l‟autorité (des auteurs, de l‟enseignant, et implicitement des scientifiques), une vision du monde ordonnée et schématique, cartésienne, et/ou des outils utiles surtout à l‟école et aux examens. De tels choix sont souvent légitimés par un souci d‟adaptation aux élèves et de simplification des savoirs et des exigences. Le cours dialogué usuel ne laisse pas le temps de la réflexion, et ne propose aux élèves que des questions sans grande tension intellectuelle. Il est censé ainsi pouvoir être suivi par tous et permettre de concilier contenus lourds et temps imparti court. Nous ne pouvons pas simplifier le monde (l‟Europe) pour nos élèves ou nos enfants ; nous ne pouvons que leur donner les moyens de lui donner du sens, les outils intellectuels pour s‟en / s‟y débrouiller. Plus ils disposeront d‟outils intellectuels variés, en sachant le potentiel et les limites de chaque outil, plus ils seront à même de „s‟en sortir‟. Ceci supposerait des situations où les élèves s‟appuient sur ce qu‟ils apprennent pour analyser, expliquer, questionner, critiquer ce qui se passe dans le monde et ce qui les préoccupe. Dans d’autres pays comme l’Angleterre ou l’Allemagne il est impensable de ne pas les traiter ; en France même, en sciences économiques et sociales, débats et controverses sur des enjeux vifs peuvent être traités – le programme y invite. 12 ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 14 - D‟autant que l‟Ecole n‟est plus seule ni même principale source d‟informations sur le monde ; c‟est à cette abondance de matière qu‟il faudrait préparer les élèves… 23 - Une logique de l’apprentissage ? Laquelle ? Les recherches récentes en didactique semblent indiquer que les enseignants d‟histoire-géographie du secondaire n‟ont pas de conception partagée de l‟apprentissage. Ils confondent logique de l‟apprentissage (qui concerne les élèves) et logique de l‟exposition (qui les concerne eux). Il est vrai que l’apprentissage de l‟histoire et/ou de la géographie est peu abordé en formation initiale (centrée sur les savoirs universitaires puis sur la pratique du professeur) et continue (souvent centrée sur une demande de contenus de référence pour ce qui doit être enseigné)13. Les enseignants hésitent à parler d‟apprentissage et les mots dont ils se servent sont vagues souvent et éclatés, sans conception commune, alors qu‟ils tiennent peu ou prou tous le même discours sur “ enseigner ” (“ parler de ”, “ montrer ”, “ faire passer ”, “ faire ”… plus rarement “ expliquer ”) (Lautier 1997, Gelly 2000, FinECol 200414). La priorité très nette est donnée à la transmission des savoirs ; l‟ignorance des théories de l‟apprentissage n‟est perçue ni comme gênante ni comme regrettable (Le Roux, 199715). Lorsqu‟ils argumentant sur les buts et le sens des disciplines enseignées, lorsqu‟ils parlent de ce qu‟ils enseignent, 4 enseignants sur 7 ne se réfèrent quasiment pas à l‟apprentissage (FinECol, 2004). La conception « des bases d‟abord » confond ce que l‟élève doit avoir acquis pour apprendre et ce que l‟enseignant doit exposer en premier. La mise en activité des élèves, fréquente, est rarement réfléchie par rapport aux apprentissages, aux efforts intellectuelles nécessaires, aux activités intellectuelles en jeu. La motivation l‟emporte. L‟idée très répandue „qu‟on ne peut pas inventer les choses en histoire ou en géographie‟ justifie le primat de la transmission. Les situations fondées sur des problèmes sont exceptionnelles (Le Roux, 200416). Pour le dire vite, apprendre c‟est : - mettre en relation des mots, des images, des expériences, des informations, soit de façon aléatoire, soit de façon délibérée et raisonnée : cette définition incite à favoriser les activités qui conduisent les élèves à mettre en relation, ou plutôt à raisonner pour mettre en relation ; - mobiliser des activités intellectuelles permettant de regrouper des données hétérogènes et d‟en construire des significations ; il s‟agit d‟attendre des formes d‟organisation (verbales ou graphiques : schémas, cartes), des formes d‟abstraction (justifier l‟emploi d‟un concept, résumer en une phrase l‟essentiel), des interprétations ; - construire des représentations sociales, enrichir ses représentations sociales ; il s‟agit alors de n‟écarter ni valeurs, ni affectif, ni expérience mais de travailler leur relation avec les savoirs plus froids que proposent les disciplines scolaires, il s‟agit aussi de se confronter à des représentations-obstacles… Les journées d’études des didactiques de la géographie et de l’histoire, organisées en 2004 par l’IUFM de Basse-Normandie (Caen) y sont consacrées. 14 LAUTIER N., 1997, à la rencontre de l’histoire, Lille, Presses universitaires du Septentrion ; GELLY C., 2000, apprendre en histoire : activités et objets d’apprentissage ; convergences et hiatus entre les conceptions des enseignants et celles des élèves. Matériaux exploratoires pour un état des lieux, mémoire de DEA, Paris 7 – Denis Diderot ; FinECol : recherche sur la prise en charge des finalités par les enseignants de cycle 3 et de 6ème5ème dans l’enseignement de l’histoire et de la géographie, conduite à l’IUFM de Lyon, 2001-2004 (N. TutiauxGuillon, O. Faury, A. Ogier, C. Vercueil-Simion) dont les principaux résultats seront mis en ligne sur le site de l’IUFM (www.lyon.iufm.fr) à la fin de l’automne 2004. 15 LE ROUX A., 1997, didactique de la géographie, Caen, IUFM – presses universitaires de Caen 16 LE ROUX A., 2004, enseigner l’histoire-géographie par le problème ?, Paris, L’Harmattan 13 ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 15 - 24 – pour quelle compréhension du monde ? Les finalités de nos disciplines sont classiques : transmettre une culture commune, inscrite dans une continuité, y compris des valeurs qui la constituent ; former un sujet autonome, capable de raisonner de façon critique et d‟agir de façon responsable ; former un citoyen capable de participer aux débats, d‟argumenter, de faire des choix raisonnés. Que signifie une « culture commune » relativement à l‟Europe ? Une culture commune c‟est un ensemble de références et de significations partagées. Ceci suppose transmettre des références, les faire fonctionner comme des références (faire en sorte que les élèves y trouvent des repères, s‟y réfèrent effectivement dans les situations d‟actualité). Ceci suppose aussi réfléchir sur les significations : quelles significations permettent de construire du sens sur l‟Europe (par exemple une certaine signification du progrès, des droits) ? quelles significations partageons-nous (et ce dans quels groupes ?) sur l‟Europe ? La culture partagée est parfois pensée comme un héritage. Elle l‟est – partiellement. Mais le patrimoine lui-même est rarement un legs : il est une invention du présent au nom de l‟avenir, une recherche aujourd‟hui, dans le passé, de ce qui pourrait/devrait faire sens demain. Le passé même, vu à travers l‟histoire, est une construction, qui tend à la vérité ou du moins ne falsifie pas les sources, mais s‟opère en fonction des interrogations contingentes du présent. La culture partagée relève toujours, partiellement, d‟un projet, fut-il celui de la continuité. Viser une culture / une identité européenne commune ? utopie ou militantisme entend-on... Les enseignants français ont mauvaise conscience à le faire, par crainte respectable de l‟endoctrinement. L‟aspiration éthique et critique, légitime, les conduit parfois à renvoyer les identités à la seule sphère privée - oubliant qu‟une société quelle qu‟elle soit transmet toujours des repères et des normes aux générations montantes. L‟idée souvent affirmée par les débutants que les élèves doivent construire leur propre culture est à la fois avérée du point de vue des processus d‟apprentissage et fausse du point de vue de l‟éducation et de la socialisation. Les enseignants oublient aussi qu‟une culture commune est nécessaire au vivre ensemble et au débat public, y compris en Europe et sur l‟Europe. Nous revendiquons des valeurs fondamentales analogues dans toute l‟Europe, pour tous les groupes et tous les âges (ex. les Droits de l‟homme, mais aussi la laïcité en France…). Penser les appartenances sent le soufre : dans des entretiens, des professeurs ne parlent de l‟identité que comme identité individuelle, et réfutent l‟existence d‟identités collectives (FinECol 2004). Tout se passe comme s‟ils prenaient actes de changements successifs : d‟une appartenance dominante et exclusive, à des appartenances plurielles légitimes, puis à la négation de l‟appartenance (autre façon de jouer l‟indifférence aux différences ?). Mais l‟individualisme peut conduire à une privatisation du sens (« j‟me comprends »). Comment dans ce cas construire un projet, un avenir commun ? Le risque est patent de laisser les projets aux experts (d‟ailleurs souvent les jeunes ont le sentiment que le politique n‟est pas de leur ressort mais de celui des «hommes politiques » dans une ignorance de la souveraineté des citoyens), ou aux logiques du marché fut-il politique. Il conviendrait alors de s‟interroger sur les contenus suffisamment partagés, légitimes, pour asseoir au moins une culture politique partagée : en France, c‟est souvent ce qui tend à l‟universalité, en Europe c‟est souvent ce qui marque la spécificité, ce qui différencie de l‟Autre (lequel « Autre » est à définir !). Les valeurs, tout comme les débats et les enjeux vifs sont absents ou implicites dans les cours d’histoire et de géographie par souci déontologique autant que par aspiration à la scientificité. Cette absence s’accorde aux ambitions de la laïcité, qui rejettent certaines valeurs hors du champ de l’Ecole, et à l'évolution actuelle d'une société où « chacun se trouve « sommé d’élire ses propres valeurs » mais celles-ci, pour ne pas être considérées comme aliénantes, doivent « demeurer à ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 16 - usage interne » (Bauberot, 1997)17. Inventer un autre de mode de fonctionnement disciplinaire suppose réfléchir à la place qu'on donne aux valeurs et plus largement aux finalités non comme ce qui va de soi une fois les Savoirs enseignés supposés acquis, mais comme ce qui permet de construire du sens dans la classe, à travers des contenus réfléchis et des pratiques qui donnent occasion aux élèves de s’exercer à réfléchir aux enjeux et aux choix collectifs de leur présent et de leur avenir. Que veut dire « un sujet autonome, capable de raisonner de façon critique et d‟agir de façon responsable» relativement à l‟Europe ? La phrase, très officielle, indique clairement que les finalités de l‟enseignement sont sociales et politiques, que le but de l‟enseignement de nos disciplines (et plus largement des sciences sociales) est l‟intégration dans une société politique. Les enseignants le savent, et pour l‟Europe le disent, d‟autant qu‟ils assument que l‟Union est un avenir incontournable. De même ils sont conscients et différentes opinions et attitudes possibles face à l‟Europe, des débats en cours et de leur importance. Mais cela se traduit rarement dans les pratiques et les problématiques des cours. L‟enseignement se cale souvent sur la vulgate et sur un questionnement des élèves qui les conduit pas à pas aux informations souhaitées. Le raisonnement critique n‟est guère un objet de travail dans les cours d‟histoire ou de géographie, quel qu‟en soit le thème (Audigier, Crémieux, Mousseau, 1996, Tutiaux-Guillon 1998, Tutiaux-Guillon 2001). Il y a rarement débats dans la classe en histoire ou géographie, sauf ceux qui sont brèves pratiques de motivation. Le débat c‟est acceptable… en ECJS. Mais pourquoi faire, en cours, comme si la société était unifiée et consensuelle ? En géographie les programmes offrent de bonnes opportunités : les études de cas mettent en évidence les conflits d‟acteurs, d‟usage, les débats (d‟où l‟intérêt de l‟étude du réseau de transport transalpin). En histoire, pourquoi ne pas réintégrer les débats, les hésitations, les références mobilisées par les acteurs de l‟Europe à divers moments du passé ? Il est possible de montrer quel rôle peuvent jouer les savoirs dans ces débats : selon ce que savent (ou croient) les différents acteurs ils analysent différemment les situations et optent pour des attitudes et des engagements différents… on pourrait réfléchir sur l‟utilité des savoirs pour agir – non faire comme si c‟était là une vérité d‟évidence. Les enseignants ont encore souvent une position positiviste : ils ont la conviction que présenter des connaissances vraies suffit à éclairer le citoyen et à lui permettre d'agir de façon responsable et critique. C‟est d‟ailleurs le pari des textes officiels. C‟est ce qui fonde l‟exclusion des savoirs d‟expérience des élèves : pour permettre la réflexion raisonnable, les vérités scolaires doivent être substituées aux connaissances fragiles et douteuses issues de l‟expérience et/ou des médias. Mais est-ce bien ainsi que les choses se passent ? L‟esprit critique et l‟autonomie se construisent au prix d‟une distance prise avec l‟expérience et l‟opinion, certes. Encore faut-il apprendre à la construire, ce qui signifie confronter son expérience et d‟autres modalités de connaissance. Encore faut-il éviter que les savoirs scolaires soient perçus comme pertinents pour l‟Ecole et ses examens, mais sans intérêt ni efficacité pour la „vie réelle‟. Alors ? tout un programme : Abandonner le positivisme… Montrer que L‟Europe un objet construit, travailler cette construction historique, sociale, culturelle, scientifique… Reconnaître que l‟Europe un avenir ouvert, et réfléchir élèves et maître ensemble sur ce que cela signifie et sur ce que les savoirs peuvent y apporter… Enseigner et apprendre des savoirs ouverts, pluriels Accepter que ce que l‟on enseigne ne soit pas neutralisé mais au contraire entre en résonance avec les enjeux vifs du présent… Mais ceci n‟est pas spécifique de l‟objet Europe ! 17 BAUBEROT J. , 1997, La morale laïque contre l’ordre moral, Paris, Seuil, p.329 ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 17 - TABLE RONDE « DIFFICULTES ET ENJEUX DE L’INTEGRATION EUROPEENNE : DE L'UNION DES 15 A L'UNION DES 25 » Animation : Daniel GILBERT, professeur au Lycée d‟Altitude, Briançon. Participants : - Marcel Roncayolo, professeur émérite de l‟université Paris X-Nanterre, Philippe Mioche, professeur d‟histoire contemporaine à l‟Université de Provence, Jean-Claude Ricci, juriste, directeur de l‟IEP d‟Aix-en-Provence. Avertissement : La transcription résumée des interventions a été réalisée sans relecture par les participants. D.G. : Nous avons souhaité ici aborder le débat, largement relayé par la presse, des conditions et des conséquences de l‟élargissement de l‟Union Européenne. Evolution qui soulève un certain nombre de problèmes, liés notamment au fait que l‟Europe est une réalité géographique mouvante, mal définie, au fait également que l‟Union Européenne est une entité juridique et politique difficile à saisir, et pour nous difficile à enseigner. Cela pose également la question de la réalité d‟une identité européenne, ou d‟une identification. L‟approche étant nécessairement réductrice, trois thèmes ont été retenus pour le débat : - L'intégration européenne : logique d'élargissement ou logique d'approfondissement ? - Existe-t-il une identité européenne ? - Quel pourrait être le "modèle" de l'Europe de demain ? Le 1er mai prochain, l'U.E comptera dix nouveaux membres. L'Europe se rassemble, mais l'intégration de ces nouveaux membres va se faire alors même que les vingt-cinq Etats membres ou adhérents de l'Union européenne ne sont pas parvenus à s'entendre, en décembre dernier, sur le projet de Constitution européenne qui leur était soumis. Les organes de décision de l'U.E. ont donc choisi, ou se sont vu imposer, l'élargissement de l'Europe avant l'approfondissement de ses structures, c'est à dire avant la nécessaire adaptation de ses institutions et de ses méthodes. Quel regard portez-vous sur cela ? M.R. : Je ne sais pas comment regarder ce problème, étant donné que ce n‟est surtout pas un problème de géographe. La géographie de l‟Europe, c‟est le résultat de quelques constatations. Pourquoi l‟Europe s‟arrête t-elle à l‟Oural ? Pourquoi s‟arrête t-elle dans les faubourgs de Constantinople ? Autrement dit, on a une conception de l‟Europe essentiellement liée à des choix, à certains phénomènes historiques, beaucoup plus qu'à des critères absolument objectifs. C‟est par conséquent en fonction de ces critères qu'il faut ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 18 - réfléchir. Le regard que je porterai sur cette double question, les deux étant liés mais pas faciles à raccorder, c'est celle des limites de l'Europe et celle des institutions de l'Europe. J‟aimerais traiter cette question en pensant à ce que devrait être l‟Europe plutôt qu'en pensant à une identité de l'Europe qu'il suffirait de conserver. J-C.R. : Est-ce que ça n‟est qu'un élargissement, ou un élargissement plus un approfondissement ? Ça n‟est à mon sens qu'un élargissement, et pas du tout un approfondissement. Mais fallait-il faire cela comme ça, et faire cela maintenant ? Première remarque : la majeure partie de ces dix pays, non seulement la majorité des dix mais à l'intérieur de certains d'entre eux la majorité du territoire, n'est pas pour l'essentiel en état de satisfaire l'ensemble - je ne dirais pas au sens juridique du terme - de ce qui fait aujourd'hui que nous formons l'Europe des Quinze. Deuxième remarque : on aurait dû attendre. Il aurait peut-être été plus judicieux de faire en Europe centrale et orientale, en Europe danubienne, une structure de l'UE, mais pas l'UE, qui aurait été une structure « d'acclimatation », pour amener ces Etats le plus vite possible à un certain niveau économique, social et politique, et aussi en matière de libertés. Et lorsque ces Etats auraient été à un niveau, pas nécessairement le même que le nôtre, mais moins éloigné, opérer la fusion. Parfois, pour provoquer un auditoire, je dis qu'il aurait fallu recréer l'empire austro-hongrois. Je veux dire par là faire une structure suffisamment contraignante pour rassembler, mais suffisamment large pour laisser « gigoter » les composantes. Troisième remarque, contradictoire de la précédente : il y avait une décision symbolique à prendre. Il fallait que ces Etats, désormais plus démocratiques, libérés d'un certain passé historique, reçoivent un signal fort de l'Europe et qu'on puisse leur dire très vite : vous êtes comme nous, vous êtes chez vous ici. Pousser donc à les intégrer. Autre ambiguïté, si on avait attendu : plus l'Europe se développe, se renforce et s‟approfondit, plus il devient difficile d'adhérer. Parce que le niveau d‟adhésion s‟applique à un ensemble tellement vaste et tellement puissamment intégrateur que ça devient de plus en plus difficile. Adhérer à l'Europe en 1962, c'était accepter la juridiction de la Cour de justice, signer le traité de Rome, s'engager un jour à construire un marché commun. Donc, au fond, du virtuel. Aujourd'hui il faut la monnaie unique, il faut un nombre vertigineux de directives communautaires…. Il y a des raisons qui me font dire que ce n'est probablement pas la bonne décision, pas le bon moment, parce qu'ils ne sont pas « en état de », mais est-ce que un jour ils auraient été « en état de » ? Est-ce qu'au fond, cela n'aurait pas été une manière de leur dire un « non » définitif ? P.M. : Je ferai trois remarques : La première, c'est que cet élargissement est d'une nature différente des précédents. Les élargissements de 1973, 1981, 1986, 199595, n‟ont jamais impliqué autant de monde, de population, et n‟ont jamais provoqué une telle polarisation de contrastes entre les niveaux de vie. Nous sommes là face à une situation de seuil. Cet élargissement du 1er mai est complètement inédit, et c'est une sorte de révélateur de notre histoire de la construction européenne, nous sommes au rendez-vous de nous-mêmes face à cette épreuve. Deuxième remarque : concernant ce qu'a dit Marcel Roncayolo, il y a un débat d'origine concernant le projet européen. Ce sont presque les dernières phrases des Mémoires de Jean Monnet, qui consistaient à dire : « on a fait quelque chose qui est pour un espace régional, une sorte de modèle régional qui pourra être imité ailleurs ». L'idée sous-jacente était une sorte d'assemblage d'espaces régionaux intégrés, qui permettrait une vision harmonieuse d'un monde futur. Cela, c'est une logique de territoire, et on se heurte à tout ce qu'a souligné Marcel Roncayolo, on ne sait pas très bien, depuis toujours, où passe le territoire… Troisième remarque : l'autre approche du projet européen, c'est une approche fondée sur un système de valeurs, sur un rassemblement de civilisations. Et on se heurte là, à une autre difficulté : où sont les limites ? Provocation énorme pour montrer l'ampleur du débat : la civilisation nord-américaine est certes différente de la nôtre, mais c'est la même. Alors où sont les frontières de cette construction, sur la base d'un projet fondé sur des valeurs ? ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 19 - Je crois qu'il faut, face à l'élargissement du 1er mai, avoir le cœur qui chante. Personnellement je l‟ai, sur l'idée que c'est l'Europe retrouvée. Je voudrais le dire de mon point de vue de vieil amoureux des taux de croissance. Quand on regarde les débuts de la révolution industrielle, le début de la deuxième industrialisation au début du XXème siècle, on s'aperçoit que de l'Atlantique à l'Oural, nous vivons la même aventure, l'aventure de l'industrialisation. Le paradoxe c'est que ces gens que nous allons accueillir le 1er mai, nous les avons perdus de vue. Nous avons fait un chemin différent pendant très peu de temps. On a eu les Trente Glorieuses, ils ont eu l'Homme de fer, mais quand on efface la lecture des idéologies et des fonctionnements démocratiques, et qu'on ne garde que le taux de croissance, cela se ressemble étrangement. Le vrai moment de divergence, c‟est vingt ans, des années 70 aux années 90, ils ont beaucoup plus mal supporté que nous - ou nous avons mieux résisté qu‟eux au grand basculement - ce qu'on appelle aujourd'hui le passage à la troisième industrialisation. D.G. : La démarche suivie, les critères retenus, les aides de pré-adhésion ne sont-ils pas les signes que la logique qui a présidé à cet élargissement, plutôt qu'approfondissement, est avant tout une logique d'affaires, une logique financière, plutôt qu'une logique politique ? J-C.R. : Vous ouvrez un débat récurrent sur la vision de l'Europe. Un mot d'abord sur la territorialisation de l'Europe. On entend dire aujourd'hui à Bruxelles par certains que l‟Europe pourrait ne pas être une entité géographique, que le Maroc pourrait faire partie de cette Europe-là, que la logique de l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne, c'est une entrée de voisinage, de civilisation, de voisin de palier, et qu'il y a plus de logique à l'entrée du Maroc qu'à celle de la Russie. C‟est la conception d‟une Europe cérébralisée, une Europe fonctionnelle, plus que l'Europe de la mythologie ou l‟Europe gaullienne de l'Atlantique à l'Oural. Pour revenir à votre question, je rappelle que, au départ, les pères fondateurs, les Gasperi, Monnet, Adenauer, ont des préoccupations, pas forcément dans le même sens, mais qui vont aboutir à la même chose. L'Allemagne, à l'époque, cherche à se refaire une virginité politique. Elle veut rompre avec un passé maudit. Elle cherche à se faire pardonner ce qu'elle a été, elle veut rentrer dans un concert de nations où, en même temps qu'elle retrouve la place de grand État qu‟elle était, elle veut donner des gages de pacifisme, de normalité. L'Italie est un peu dans cette situation. La France ne l‟ est pas. Le hasard de l'Histoire à fait qu‟au même moment on avait en France et en Allemagne un Konrad Adenauer et un Charles de Gaulle qui avaient une vision géopolitique et géostratégique. Dans leur esprit, il y avait un moteur franco-allemand. Le débat s'est déplacé de « Quelle Europe voulons ? » à « Que sommes-nous capables de faire ? ». Peu importe l'idéal. Du coup, on s'est retrouvé avec un couple franco-allemand moteur, or ce couple ne carburait pas à la même vitesse que le reste du char. Une partie de l'opinion publique française et de l'élite intellectuelle a vu dans l'Europe le grand projet de civilisation, la grande Europe qui mène le monde à la conquête de la civilisation, le modèle... Bref la civilisation occidentale. L'Allemagne était assez partie prenante de cela, les autres Etats, à part l'Italie qui était un peu faible, ont suivi le mouvement. Là où la donne va être changée, c‟est avec l'arrivée de la Grande-Bretagne dans le Marché Commun. Parce que la Grande-Bretagne n'a pas du tout au départ les mêmes présupposés. C‟est-à-dire que la Grande-Bretagne, toujours pragmatique, toujours réaliste, défendant toujours ses intérêts - mais l'égoïsme n'est-il pas parfois une vertu des Etats ? -, la Grande-Bretagne veut s'arrêter à un marché : pas de barrières douanières, une fiscalité harmonisée, un espace de circulation des marchandises, etc. Le débat n'a jamais cessé : l'Europe, espace de cette civilisation politico-sociale, ou l'Europe grand marché ? Le grand marché nous l'avons, il est réalisé pour l'essentiel. Le problème, c'est que les États d'Europe centrale, en même temps psychologiquement et politiquement, on ne pouvait pas les laisser dehors. Faute de pouvoir leur demander de remplir tous les fondamentaux, ce qu'on leur propose d'abord c‟est le marché. Ce que je crains, c‟est qu‟eux ne soient demandeurs que du marché, c‟est à dire avoir le niveau de ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 20 - prospérité qui est celui de l'Europe occidentale. On ne peut pas leur en vouloir. Le problème c'est qu'autant le jeu entre la Grande-Bretagne, la France, l'Allemagne, l‟Italie est en partie avec des données à peu prés égales, autant certaines parties de la Tchécoslovaquie, de la Slovénie, de la Pologne nous font entrer dans un jeu où les joueurs ne partent pas du tout avec les mêmes armes, et là, c'est un vrai débat. J'ai l'impression qu'on a fait plutôt une Europe marchande et d'affaires. M.R. : Il n'est pas étonnant que les nouveaux pays nous poussent à la solution la plus simple, celle qui engage le moins semble-t-il, mais celle qui en réalité engage le plus et qui est celle du marché. Parce que, dans le fond il ne souhaite pas tellement s'aligner sur l'Europe occidentale, à la fois pour des raisons économiques et pour des raisons stratégiques. Leurs craintes restent quand même le voisinage de la Russie, de ce que va devenir la Russie, et ils cherchent des gages de ce côté-là. A mon avis, le paradoxe, c'est que les Européens anciens sont plus européens que les Européens nouveaux dans leur désir. Et que dans le fond, le modèle qui l'emporterait chez les Polonais, ça serait plutôt d‟être près des États-Unis que d'être près de la France. Ce qui est en question derrière cela, c'est, si par une générosité qu'il faudra sans doute avoir, nous leur donnons les avantages du marché, est-ce qu'ils accepteront les charges que la France, l'Allemagne et dans une certaine mesure l‟Espagne et l'Italie seront amenées à consentir pour sauver un peu de l'Etat-providence ? Je crois que c'est cela finalement le problème. Ce sont les gens qui sortent de la dictature soviétique qui sont le moins favorable à une politique sociale de régulation. Dans les grandes oppositions entre zones de marché - UE et AELE - entre les deux versions de la Communauté, nous risquons là d'entrer dans non pas une dictature des affaires mais dans un choix qui sera de plus en plus difficile dans la manière dont nous voulons traiter les rapports entre les affaires et le reste de la société, et en particulier le collectif dans la société. P.M. : Le débat se situe autour du mot « concurrence », d'ailleurs rappelé avec force dans le projet de Constitution. C'est le fondement des pratiques et de l'idéologie communautaire. Or, on sait qu'à ce mouvement de concurrence peuvent s'opposer des degrés divers de régulation. Mon travail d'historien, c'est de dire pourquoi on en est là. Pourquoi est-ce le mot « concurrence » qui s'est imposé à ce point dans l'ensemble du projet communautaire ? Pour moi, il y a quatre responsables - je n'ai pas dit coupables, je suis historien – : Premiers responsables : le général de Gaulle et la mouvance gaulliste, accompagnés et épaulés d'ailleurs par le mouvement communiste, qui ont fait échouer le projet d'armée européenne, le projet de la Communauté Européenne de Défense en août 1954. La première étape, le traité de Paris, le plan chômage, la C.E.C.A., et tous les projets qui bouillonnaient au début des années cinquante comportaient une forte dimension politique et ne mettaient aux postes de commande ni le marché, ni la concurrence. Il mettait la volonté politique en avant. La preuve en est qu‟en 1953 nous avons eu la Communauté Politique Européenne, une constitution en bonne et due forme, rédigée noir sur blanc. Cette volonté politique a été cassée par l'échec de l'armée européenne. Deuxième responsable : Jean Monnet. Avec Spaak, après la catastrophe d'août 1954, il a bien fallu reconstruire quelque chose, et cela a été Messine et Rome. On a reconstruit « au mieux disant », au plus grand commun dénominateur, des choses modestes - baisse des barrières douanières, Marché…- qui peuvent faire consensus, mais cela entraîne un recul du projet politique, au profit de pratiques économiques « basiques ». Troisième responsable : Jacques Delors. Il se trouve en 1985, lors de son arrivée à la tête de la Commission européenne, face à une situation totalement bloquée depuis 1966 (constat de divergences de Luxembourg). Plus aucune décision ne pouvait être prise, devant l'être à l'unanimité. Il a fallu réamorcer le processus. Pour cela, il a lancé le pari de l'Acte Unique. Comme il le dit dans ses Mémoires et comme le dit Margaret Thatcher dans les siennes, l'acte unique est un « truc » à attraper les Anglais, établi sur la base du « donnant donnant » : vous acceptez qu'on relance la machine à la majorité qualifiée, on vous offre le grand marché. Cela a fait avancer une certaine vision britannique du marché comme priorité. ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 21 - Quatrième responsable : Helmut Kohl. Face au défi « un mark contre un mark » et contraint d‟accepter en même temps la monnaie unique et la disparition du mark, il a en corollaire fortement pesé pour ces critères extrêmement rigoureux qui ajoutent à la logique d'une concurrence qui était devenu historiquement dominante une logique de rigueur financière. La salle : Selon vous, une Europe économique est en train de se bâtir. Mais avait-on vraiment le choix ? N'était-ce pas totalement inéluctable que l'UE finisse par s'ouvrir à cette Europe de l'Est ? Et si la logique est économique pourquoi ne nous a t-on rien dit sur la nature des coûts ? J-C.R. : La décision est fondamentalement politique. Le projet est une intention politique, qui débouche d'abord sur le marché, moins difficile, et par ailleurs on n‟a pas grand-chose d'autre à leur proposer… Tous les grands constructeurs de l'Europe ont été fondamentalement des optimistes. Il y a dans cette décision politique un pari, le pari de se dire : alors que ce grand cadeau, ils ne le méritent pas au regard des critères, on les fait venir en espérant les convaincre plus tard de passer à la vitesse supérieure. Concernant le coût de l'élargissement on ne peut imaginer qu‟un processus pareil ne coûte rien. Cela peut même coûter négativement. Par exemple, en matière agricole. La France est particulièrement concernée, il faudra partager un gâteau désormais invariable avec un nombre plus grand de convives, dont certains, à cause de leur pauvreté relative, ont un appétit d'autant plus grand. Nous faisions tout à l'heure allusion à la politique de la chaise vide, le traité de Luxembourg de 1966, mais le compromis avait eu comme contrepartie que de Gaulle avait obtenu la PAC. La difficulté, c‟est que voilà une agriculture qui a reçu énormément de subventions bruxelloises et qui va devoir aujourd'hui retrousser ses manches et se débrouiller sinon toute seule du moins largement seule. Ça, c'est un type de coût que produit l'entrée dans l'Union de convives plus nombreux. D'autre part il y a forcément des coûts importants parce que si vous regardez par exemple la rénovation industrielle des pays, nous n'avons pas encore complètement digéré l'entrée de l'ex-RDA dans l'Union européenne. Et c‟est la RDA, plus délabrée qu‟on ne le croyait, mais cependant grande puissance industrielle. Il est sûr que nous allons forcément avoir des conséquences économiques. Mais cela n'est pas le plus important : si le projet est un très grand projet, cela vaut le coup de le financer, tant que cela n'atteint pas de seuil monstrueux. La question, redoutable, qu'évoquait Marcel Roncayolo, c'est : vont-ils accepter dans trois ans, quatre ans, dix ans, de passer à la vitesse supérieure, avec la même législation sociale que nous ? Nous ne sommes toujours pas parvenus à l'obtenir du Portugal, de la Grèce et de l'Espagne. Je vous rappelle qu‟en Italie, c‟est 46 heures de travail par semaine, et c‟est quarante-quatre ans de cotisations. Et la retraite est la moyenne absolue des quarantequatre années. Ces pays accepteront-ils de faire l'effort en contrepartie de leur adhésion ? L'un des problèmes qu'il faut prendre à bras-le-corps, on le voit bien avec les politiques de délocalisation, c‟est qu'à l'intérieur du marché, totalement fluide, il faudrait au moins que les conditions de la concurrence fussent égales : pour un agriculteur espagnol, la production des fraises coûte 3 à 3,3 fois moins cher que la production des fraises dans la région de Marmande… P.M. : J'ai envie de dire trois choses : Premièrement, l'évocation qui a été faite de la PAC est incontestable ; à savoir que l'agriculture française a considérablement bénéficié de la politique agricole commune depuis qu'elle a été mise en place, et que si l'Europe était dépendante sur le plan alimentaire après la Seconde Guerre mondiale, elle est devenue brutalement extraordinairement exportatrice. Mais à quel prix pour les dépenses communautaire ? Au début des années 70 lorsque a démarré la P.A.C., le F.E.O.G.A. absorbait 90 % des dépenses de la communauté, et aujourd'hui, au budget de 2003, il en absorbait encore 47 %… Deuxièmement, sur ce que va coûter l'élargissement à venir : nous ne partons pas de rien comme expérience, mais si le processus communautaire a un sens, c'est notamment dans les politiques régionales, dans la redistribution : prendre de l'argent à Munich pour le mettre ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 22 - à Catane ou en prendre à Lyon pour le mettre à Fort-de-France, et cela a un coût. Pour les pays qui ont bénéficié des politiques structurelles, en particulier le fonds de cohésion, c‟està-dire l'Irlande, le Portugal et l'Espagne, le résultat est spectaculaire. Troisièmement : un débat s'est engagé il y a quinze jours au Parlement de Strasbourg, sur la question suivante : la Commission peut obtenir la « quatrième ressource », c‟est-à-dire 1,26 % du PIB des Etats membres. Mais y a deux mois, six grands États de l'Union dont la France ont écrit à la Commission pour demander de préparer les perspectives budgétaires de 20072013 sur la base de 1% de leur PIB et pas plus. Quel va être le résultat de cette situation ? Certes, il va y avoir des modifications profondes des politiques régionales et structurelles. C'est de la redistribution. Mais sur le problème du 1,26%, le risque est grand de voir la Commission prélever sur d'autres chapitres, notamment la Recherche, les fonds que les États ne mettront pas à sa disposition. J-C.R. : Le débat entre 1 % et 1,26 % signifie en fait une différence de 20 % de la masse financière, ce qui est loin d‟être négligeable. Le problème de la Recherche en Europe est même plus considérable, il n'y a pas de vrai lobbying chez les chercheurs, alors qu'il y a un lobby paysan, un lobby industriel… C'est un vrai problème, car dans la compétition qui vient avec les États-Unis, c'est sur la recherche, sur les brevets, que va se faire la compétition de demain. M.R. : Dans ce problème de coût, il y a un problème de redistribution des fonds. Non seulement la PAC a été très généreuse à l'égard de l'agriculture française, mais elle était dangereuse. Cela a maintenu l'agriculture française dans une situation artificielle qui finalement a été plus favorable aux très gros agriculteurs qu‟à l'agriculture plus fragile. C‟està-dire qu'il aurait mieux valu une aide à l'exploitation qu‟une aide au soutien des prix des marchandises. Si on reprend nos billes dans ce domaine, ce ne sera pas forcément plus mal. Deuxièmement, la redistribution aux régions. On a payé le développement de l'Espagne. Un bon « filon » pour avoir des crédits consistait à dire qu'il y avait une région « sous développée », ou qui se trouvait en difficulté. Cela a servi pour l'Irlande, la Corse, la Sicile, etc. Il y a eu vraisemblablement là aussi un mauvais calcul à partir de décisions nécessaires. Pour combien de temps s'engage-t-on dans des opérations de transition ? Combien de temps pour amener à un niveau moyen certaines régions qui sembleraient trop déshéritées ? Troisièmement : Qui dit dépenses dit recettes. Et je ne crois pas qu'une politique d‟aide logique puisse aller de pair avec des politiques fiscales trop illogiquement différentes. Si l'on n'arrive pas à avoir une politique fiscale commune, notre politique monétaire commune ne pourra pas être maintenue éternellement. D.G. : Pensez-vous que la redistribution des fonds et le passage aux 1,26 % puissent compenser les coûts liés à l'élargissement ? P.M. : De toute évidence le différentiel technologique est considérable. Il ne faut donc pas penser que cela pourra se faire aussi rapidement que cela a pu se faire même pour l'Irlande. On peut supposer que la phase de transition sera plus longue que celles qui ont existé précédemment. Mais elle sera encore plus longue si l'on est au 1 % plutôt qu'au 1,26 %. La salle : En février dernier, la Commission a annoncé un doublement du budget de la Recherche. Ce qui risque d‟être la variable d‟ajustement, si les Etats décidaient, pour des raisons de politique intérieure, de réduire leur contribution à 1%, c‟est ce dont nous bénéficions ici en PACA au titre de l' « objectif II », c‟est-à-dire les fonds structurels, la seule manière de rendre visible l'Europe proche du citoyen. Quant à l'impôt européen, nous en avons un : la TVA. J-C.R. : Nous sommes en train de parler de construction de l'Europe, de construction communautaire, de politique régionale. Nous avons fait l'impasse sur les Etats. Or ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 23 - l'ambiguïté c‟est que l'Etat français peut, comme les autres, par exemple dans le cas de la TVA sur la restauration, demander le passage à 5,5 %. Dans ce cas, l'Etat français diminue la recette européenne globale. Mais il fait plaisir aux électeurs. Le grand débat, c'est qu'il faudrait que nous ayons un gouvernement suffisamment vertueux pour qu'il ne se détermine qu‟en raison de l'intérêt communautaire, jamais en fonction des intérêts nationaux, alors que c'est l'intérêt national qui va servir à le faire réélire. C'est une vraie difficulté, tant que nous n'aurons pas réussi à mettre dans l'esprit de nos concitoyens qu'il n'est pas grave que nous manquions d'argent à Aubagne s‟il y en a plus en Croatie. M.R. : Cela pose le problème du gouvernement et non de la gouvernance. C'est le problème du gouvernement de l'Europe, le rapport entre nations et Etats. C‟est-à-dire qu'il y a des Nations-Etats qui ont de moins en moins de responsabilités sur les textes européens, et qui d'autre part donnent l'impression d‟être incapables de créer un pouvoir de décision qui, le cas échéant, dépasserait le niveau des Nations-Etats. C'est là le problème de l'Europe. Cela se fera-t-il plus facilement dans le cadre de l'élargissement ? Cela suppose un changement important de notre façon de concevoir la géopolitique, la façon de gouverner les Etats. P.M. : Je voudrais donner une note d'espoir. Je pense à la fois au terrible attentat de Madrid et à ce qu'en ont dit les médias, à savoir qu'il y avait eu une véritable émotion partagée en Europe, et que c'était devenu, d'une certaine façon, notre affaire. Je crois que l'on aura beaucoup avancé le jour où nous nous réjouirons au plus profond de nous-mêmes de ce que le nombre de chômeurs aura diminué en Pologne. La salle : Une Europe à plusieurs vitesses pourrait-elle faire éclater le processus européen, ou au contraire pourrait-elle le faire avancer, notamment au niveau de certains blocages, en permettant à certains pays d'aller plus loin ? J-C.R. : Le modèle de l'Europe de demain pourrait en effet être une Europe à plusieurs vitesses. On pourrait même imaginer qu'un Etat se trouve dans trois vitesses différentes selon les secteurs de référence : politique, économique, etc. Je pense même qu'il n'y a pas d'autre modèle de gouvernance pour le quart de siècle à venir. P.M. : Je voudrais remonter un peu en amont dans la réflexion. N'y avait-il pas d'autres modalités d'association des pays de l'Est que leur entrée dans l'Union européenne ? Au moins deux hommes politiques ont proposé d'autres solutions, qui n'ont pas été retenues : d‟une part Mikhaïl Gorbatchev, et puis François Mitterrand, dont le premier réflexe a été, au moment de la chute du Mur, de reparler de Confédération européenne. Sur le moment, cela a été analysé un peu comme une hésitation de la France face à la réunification de l'Allemagne. Une relecture aujourd'hui permet de penser qu'il aurait pu s'agir d'une structure d‟emboîtement, un peu comme le Conseil de l'Europe. Quant à l'Europe à plusieurs vitesses, elle existe déjà : Schengen, Euroland… Et des emboîtements de toutes sortes : le processus de Bologne prend en compte 34 pays… D.G. : Malgré la déconvenue du dernier sommet de Bruxelles, la volonté d'élaboration d'une Constitution a confirmé que la construction européenne s'engage aujourd'hui dans une démarche « qualitative » d'intégration, bâtie semble t-il autour d'une idée européenne qui a pris racine dans une façon commune de sentir, de penser, de vouloir, qui dépasse les limites étatiques et techniques. Cette conquête d'une identité partagée, d'une identité de l'Europe, vous paraît-elle crédible, et possible ? Sur quelles bases et avec quels objectifs ? M.R. : Parler d‟identité m‟inquiète. Pourquoi rattacher l‟identité à tel pays, à telle culture, plutôt qu'à tel autre ? Je pense le problème d'identité en termes de composition plutôt qu'en des termes figés une fois pour toutes. L‟un des derniers livre de Jacques Le Goff m‟a un peu inquiété quand, voulant montrer que l'identité européenne se définissait en partie au Moyen------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 24 - âge, il essaie d'expliquer que finalement, la coupure s'est faite en fonction des courants idéologiques, entre ceux qui n'avaient pas pu entrer dans l'idée de progrès, que ce soit l'Islam ou Byzance, et l'Europe occidentale s'appuyant sur une chrétienté. Voir le Goff revenir à la chrétienté catholique me pose un problème. Est-ce que devant l'idée de progrès, l'Islam, la tradition byzantine qui marque encore la Russie sous ses dehors bolcheviques, et nous, avons un lot commun de valeurs ? Le problème n'est pas de savoir si la religion dirige tout, mais si elle joue dans une certaine mesure, un rôle de blocage d'une certaine idée de progrès. Ça n'est pas forcément auprès des gens les plus instruits et les plus qualifiés que nous allons trouver nos appuis, mais dans des gens qui pensent avoir une culture autre à défendre et le cas échéant à imposer. D.G. : Jacques Le Goff s'inscrit là dans une démarche assez courante me semble-t-il, qui fait tourner l'identité européenne autour de l'idée de droits de l'homme, humanisme et tradition chrétienne. J-C.R. : Lorsqu'on se demande s'il y a une identité européenne, pourquoi se pose-t-on cette question ? Parce que s‟il y a une identité européenne, alors la construction européenne s'appuie sur un territoire présentant une suffisante pertinence, une personnalité originale, etc. Ce qui veut dire que si nous parlons identité européenne, il faut automatiquement ajouter, négativement : « qu'est-ce que nous avons que les autres n'ont pas ? » Donc la question de l‟identité n'a d'intérêt que si cela permet de découper une géographie du religieux, du culturel, du culinaire... dont le caractère objectif, c‟est-à-dire indépendant de l'observateur, justifierait le projet politique européen. Je crains que ce ne soit très difficile, parce qu'en somme, qu'est-ce que nous avons en commun ? La géographie ? Pourquoi s'arrête-t-on à l'Oural ? La géographie ne nous est pas d'un grand secours. Les droits de l'homme, la dignité de la personne humaine ? La Pologne et les droits de l'homme ? Depuis quand ? Depuis 1989. Où a-t-on bâti un processus historique sur des réalités qui avaient vingt ans ? Relisons Georges Duby. C'est le millénaire qui est la norme. C'est l'un des problèmes des pays qui entrent - je ne leur en fait pas reproche -, ce sont des pays qui n'ont jamais connu la démocratie. Quels critères va-t-on prendre ? Le régime parlementaire ? On peut évidemment ramener à quatre ou cinq grands symboles, mais qui sont tellement loin et tellement abstraits qu‟on va les trouver partout. Les États-Unis à ce moment-là remplissent la condition. Et l'ex-union soviétique. Grosso modo l'Australie nous est comparable. Va-t-on faire l'Union européenne avec l'Australie ? De Gaulle l‟a dit. Pour le centenaire de la bataille de Solférino, en 1961, sur le champ de bataille, il pose la question : « Qu'est-ce que l'Europe ? » Et il ajoute : « La réponse est évidente, nous avons une commune origine chrétienne ». Madame Thatcher, refusant l'entrée de la Turquie, dit : « La Turquie ne peut pas faire partie de l'Europe, ça n'est pas un État chrétien ». Et elle ajoute : « Il en sera de même le jour où on nous posera la question de l'Albanie ». Je répondrai plutôt en suivant Ernest Renan, dans son fameux discours du 20 mars 1880 à la Sorbonne, lorsque qu'il définit la nation : « Vous êtes français si, dans votre tête, vous êtes français, c‟est un plébiscite de tous les jours ». Est-ce qu‟au fond, l'identité européenne, ça n'est pas l'ensemble des personnes, des groupes, des gouvernants qui sont prêts à continuer ensemble l'aventure européenne ? C'est une volonté d'action, un produit du volontarisme. P.M. : Je suis pour une approche très pragmatique des choses. L‟usine Solvay de Salins de Giraud a été construite en 1894, c'est l'une des usines du groupe fondé par Ernest Solvay en 1865, et Ernest Solvay était un visionnaire rationaliste. Il a connu un succès industriel prodigieux, et il a construit des dizaines d'usines partout en Europe. Il a ordonné que ce soit sur un plan unique, et très concrètement, en 1894, trente maçons belges ont débarqué à Salins de Giraud et commencé par construire une briqueterie pour faire des briques blanches, comme dans la banlieue de Bruxelles. Vous avez la même usine à Torre Volunga, à côté de Florence, à Cracovie… Du fait de l'industrialisation, depuis deux cent ans, des ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 25 - hommes vivent dans le même cadre matériel, dans la même organisation de l‟espace, autour du même métier et du même projet industriel. Je crois qu'une des contributions à cette identité, c'est la perception de ce passé industriel qui a créé des liens entre Européens. Notre mode de vie est différent des autres, l'organisation urbaine, la taille des villes en Europe est différente d‟ailleurs, les relations familiales également, avec notamment la précocité de la famille nucléaire. On a produit une société avec des traits spécifiques. Il y a moins de distance sociologique dans le mode de vie d'un habitant de Lisbonne et celui d'un habitant de Stockholm que dans le mode de vie d'un habitant du Nouveau-Mexique et celui d'un habitant du Massachusetts. Il y a les bases d'une société européenne, dont l'origine pourrait être notamment l'industrialisation ; mais dire qu'il y a les bases d'une société européenne c'est peut-être une condition nécessaire, ça n'est évidemment pas une condition suffisante pour qu‟il y ait construction européenne. D.G. : Vous avez évoqué la Turquie. Comment considérer le fait que l'adhésion de la Turquie soit acquise pour les instances européennes alors que les opinions publiques en débattent encore ? J-C.R. : Depuis 1963, on a dit à la Turquie : « Attendez, peut-être que votre tour va venir ». Cela fait quarante ans que la Turquie, qui n'y est pas tenue, applique spontanément dans son droit national un très grand nombre de directives communautaires. Elle a traduit dans la loi turque un grand nombre des règles juridiques de l'Union Européenne. Pour que si demain elle entre dans l‟U.E., les efforts juridiques soient terminés. Le problème, si on la fait attendre depuis quarante ans, c'est qu‟il y a du pour et du contre son adhésion. Jusqu'à présent le contre l‟a emporté. Il y a un vrai débat, autour d‟abord de la géographie : la Turquie n'a que 3 % de son territoire en Europe et 97 % en Asie. Pour cette raison péremptoire, il faut s'arrêter, sans quoi on n'arrête plus l'Europe. C'est d'ailleurs la position d'Hubert Védrine, qui consistait à dire : « Je ne suis pas pour l'entrée de la Turquie, mais je ne vois pas comment on peut y échapper. On ne fait pas attendre un grand pays pendant quarante ans pour lui dire non à la fin. Mais alors l'Europe n'est plus une notion géographique, et le Maroc a au moins autant de titres que la Turquie à entrer dans l'Union européenne ». La deuxième chose, c'est que l'empire ottoman, ce n‟est pas rien. Et ce qui en a résulté, c'est une « démocratie » sur le caractère démocratique de laquelle je m'interroge quand même. Le devenir démocratique de la Turquie n'est pas complètement assuré. Quant à l'économie, cela reste à voir. Les opinions publiques, et sans mettre en avant la Grèce, ne sont pas majoritairement favorables à l'entrée de la Turquie. Mais, là encore, il faut savoir ce que l'on veut. On a amené la situation dans un état tel que dire non aujourd'hui serait conflictuel. Ce serait littéralement lui déclarer la guerre, alors qu'elle a été le fidèle allié du monde occidental y compris quand cela était redoutable. Nous souffrons, dans tous les pays d'Europe, et nous avons toujours souffert, d'un déficit démocratique. Je veux dire que, sauf ces dernières années, il n'y a pas eu de véritable débat dans les populations nationales sur : « Qu'est-ce que vous voulez faire en Europe, de l'Europe, comment la construire et pour quoi faire ? ». La réponse que me donnent les hommes politiques, à commencer par Jacques Delors, c'est que si l'on avait mis le débat sur la place publique, on n‟aurait jamais fait l'Europe. Et donc son idée, c'est d‟y aller à doses homéopathiques, et de nous placer devant le fait accompli. La Turquie est le bon exemple, on pense pour des raisons supérieures qu‟il faut qu'elle entre dans l‟U.E., mais on ne peut pas le dire comme cela brutalement aux populations, car elles vont dire non. C'est une formule célèbre en droit, Georges Vedel disait qu'en matière politique, il y a des débats démocratiques, et puis il y a des débats qui font le bien du peuple, qui ne doivent pas être démocratiques parce que le peuple va se tromper. C'est le titre de l'un de ses articles au Monde : « Mange, petit, c'est pour ton bien… ». P.M. : Jean-Claude Ricci évoquait 1963, c'est la date du traité d'association entre la C.E.E. et la Turquie, précédé par le traité d'association de 1961 avec la Grèce. Il y avait déjà une ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 26 - dimension géopolitique régionale. Il y a des réalités toutes simples à rappeler. Le business veut que la Turquie soit dans l‟U.E., et 85 % des échanges turcs se font avec l'Union européenne. C'est la sous-traitance de nos tee-shirts. Il y a de ce point de vue une très forte pression. Je crois pouvoir dire aussi que les États-Unis font également fortement pression pour que la Turquie entre dans l'Union européenne. Mais - autre débat - est-ce pour rendre service à l'Union européenne ? L'entrée de la Turquie est effectivement considérée comme acquise à Bruxelles. Restent les débats posés : intégration d'un pays musulman à part entière, intégration ou association poussée… Il y a encore des alternatives possibles. Je ne suis pas enthousiaste - bien sûr sans la moindre animosité à l‟égard du peuple turc et de son histoire - parce que pour l'instant au moins, je crains que cela ne nous complique encore un peu plus la vie. M.R. : J‟apporterais deux bémols : le premier concerne la question religieuse. Quand j'ai exposé l'interprétation de la filiation religieuse des limites possible de l'Europe, j'ai essayé d'exposer ce qui sortait de la lecture du livre de Le Goff, et je ne la reprenais pas nécessairement à mon compte. Mais c'est comme cela me semble-t-il que la question se pose, et sera ressentie en Europe. Deuxième bémol, concernant l'industrialisation. Sur des temps qui sont relativement courts – un siècle à un siècle et demi -, la courbe de l'industrialisation n'est pas la même pour la Grèce et l'Angleterre, et pour la France, l'Allemagne, l'Espagne et l'Italie… La Grèce donne tout à fait l'exemple, pour être entrée dans l'ère métropolitaine à l'américaine en passant audessus de l'étape industrielle, qui n'a pas été aussi fondamentale ici que la lente maturation qu'elle a amenée à nos sociétés. Je me méfierai donc de l'industrialisation, pour des raisons multiples, y compris parce qu'on gagne aussi de l'argent autrement qu'en produisant, et parce qu‟il y a eu néanmoins ce rattrapage du point de vue des modes de vie, des projets de vie, de l'individualisme, tout ce qui caractérise aujourd'hui nos sociétés post-industrielles. Ce rattrapage dans une partie de nos pays voisins les a conduits à avoir des niveaux de vie relativement proches du nôtre et les a conduits aussi à se sentir dans un monde relativement renouvelé par rapport à leurs traditions c‟est-à-dire que là, le débat entre tradition et modernité continue à se poser. Il ne faut pas trop concevoir nos sociétés comme des objets parfaitement homogènes, ayant suivi les mêmes courbes synchroniques. Le problème est de savoir dans quelle mesure nous pouvons entrer, progressivement, dans la synchronie. Il faut s'aligner, un peu, les uns sur les autres, accepter des règles communes, accepter des codes communs et pas seulement des circulaires communes. Nous en venons alors à considérer que l'identité n'est pas simplement un héritage qu'il faut faire valoir, mais quelque chose qui est à construire, que finalement l'identité européenne et le périmètre de cette identité seront ceux issus de la volonté des hommes qui y participeront. La question de l'Europe chatouille certains lorsqu'on parle de la P.A.C., d'autres lorsque l'on parle de la Turquie, mais dans le fond les gens s‟en désintéressent assez profondément. C‟est ici que nos hommes politiques ont un rôle à jouer. D.G. : En conclusion, pour progresser dans cette voie, et définir l'architecture générale de l'Europe de demain, quelle sera selon vous la difficulté majeure à surmonter ? P.M. : Il faut rester calme. Depuis que j‟observe l'actualité de la construction européenne, je suis fasciné par l'extraordinaire ingéniosité de nos collègues juristes, pour inventer des solutions alors que l'on croyait qu'il n'y en avait plus. Le processus a un caractère inéluctable. Ne désespérons pas de l'Europe. Ce qu'il faut faire pour avancer, c'est développer une culture de projet européen, ce que nous faisons aujourd'hui en débattant au niveau des idées, mais d‟abord à un niveau très terre à terre. Développer une culture du projet européen, c'est s'engager avec une classe dans un programme, avec une association régionale faire un projet culture 2000, c‟est développer des pratiques concrètes… C'est de ces pratiques concrètes que peuvent naître une culture de projet, et de cette culture de projet une identité, un enracinement… et de l‟amour. ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 27 - M.R. : Parmi les choses modestes, j‟ajoute l‟euro, qui a été quelque chose de très positif. J-C.R. : Je suis assez d'accord avec ce que dit Philippe Mioche. Je crois qu'il ne faut pas se lancer dans des débats théologiques et surtout pas utiliser les mots d‟ « Europe fédérale » ou « Europe confédérale », parce que ce sont des mots, qui ont certes un sens juridique, mais qui tout de suite agitent le chiffon rouge pour ceux qui ne se rangent pas derrière ce drapeau. Il faut dire ce que l'on veut faire mais éviter de dénommer. Ne nous voilons pas pour autant la face. On ne pourra pas gouverner la politique étrangère de l'Europe en réunissant 25 ministres des Affaires étrangères. On passera obligatoirement par un mini-Conseil de sécurité. Il y aura donc effectivement un véritable problème de gouvernance à l'intérieur de l'Europe. Ensuite, soyons pragmatiques. Avançons en répondant au fur et à mesure aux seules questions qui se posent, en résolvant les besoins qui sont les nôtres. Je vous renvoie à la célèbre phrase d'un de nos écrivains, qui disait que « le droit et la plus puissante école d'imagination », ce qui n'est pas faux puisqu‟on peut tout faire en droit, et je peux vous construire n'importe quel objet juridique. D'autant qu'il s'agit d'un objet immatériel, je ne serai démenti ni par la nature ni par les lois de la mécanique. La dernière chose : quel est l'obstacle le plus élevé qui se dresse devant nous ? Je vous répondrai en citant Madame De Staël qui dans De l'Allemagne, qui doit être un ouvrage de 1810, disait déjà : « Il faut avoir l'esprit européen ». Nous n‟avancerons que si nous avons envie d'avancer. Et pour avoir envie d'avancer, il faut tout simplement que nous ayons envie de construire l'Europe, et il faut pour cela avancer à petits pas. ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 28 - Atelier 1 Europe : Espace, territoire, frontières… autour de 4 études de cas (Gibraltar, Kaliningrad, Chypre, Belgique) Animation : Brigitte Manoukian professeure au collège Campra, Aix-en-Provence Murièle Desportes-Massé professeur au lycée Georges Duby, Luynes ARGUMENTAIRE Espace, territoire, frontières : des notions que l‟on manipule depuis la 6ème et qui sont particulièrement présentes dans les programmes de 4ème ou 1ère, révélant toute leur complexité et intérêt dans l‟étude de l‟Europe. La 1ère question abordée en cours « Qu’est-ce que l’Europe ? » est la question incontournable qui pose d‟entrée le problème des limites de cet espace (dans leur aspect géographique)…. des frontières (dans leur aspect politique). Les manuels répondent de façon plus ou moins complexe et variée à cette question, comme le montrent ces quelques éléments relevés : (voir tableau page suivante) Aucun doute : l‟Europe est un objet scolaire difficile à identifier, complexe à enseigner. Et dans nos pratiques, nous sommes confrontés à 3 difficultés : - des notions difficiles - des supports qui posent question - les représentations des élèves 1 - L’espace européen : on a quelques certitudes… mais le territoire européen ? Alors que l‟étude de la France entre facilement dans le cadre d‟un territoire (un espace sur lequel vit une communauté : la nation française) aux frontières clairement identifiées (et encore…. faut-il relever la question des DOM-TOM…), que dire de l‟Europe ? D‟abord,on préfère parler d‟espace européen, plutôt que de territoire : on travaillera sur l‟espace urbanisé, un espace dense, un espace de circulation, un espace organisé par les transports…une mosaïque culturelle…un espace politiquement morcelé… Si la question des limites n‟apparaît pas vraiment, il a fallu trouver des limites à cet espace, pour y voir clair, pour se repérer, s‟identifier, se distinguer : les continents sont nés de ce besoin… et l‟Oural aussi ! En effet, Tatichtchev fixa la frontière orientale de l‟Europe sur les monts Oural pour répondre au désir du Tsar Pierre Ier qui voulait intégrer la Russie à l‟Europe occidentale. Une incohérence géographique (l‟Oural, on le sait, n‟a jamais été une limite-barrière mais la nécessité de fixer des limites a imposé l‟incohérence géographique !) qui est devenue évidence dans notre géographie scolaire. Une certitude bien utile. ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 29 - Question : qu’est-ce que l’Europe ? Sur la question des limites, les manuels de 4ème ont surtout recours à la géographie avec des cartes conventionnelle ( il y a peu ou pas d‟interrogation sur la Turquie), supports privilégiés ( carte des reliefs avec des limites à l‟Oural) Dans le manuel Nathan, on trouve même un exercice demandant d‟ expliquer « Europe, péninsule de l’Asie ». On peut trouver quelques représentations sans limites précises : carte des transports ou carte à points du peuplement ou photo satellitale. Dans les manuels de 1ère, les documents invitent à la réflexion et posent la question des frontières incertaines, problématiques, contestables, introuvables. Quelques problèmes évoqués dans les manuels : *Des limites géographiques floues : « l‟Europe, jusqu‟où ? » *L‟Europe est multiple selon les critères de définition choisis (cartes à l‟appui) *L‟Europe est une idée autant qu‟une réalité géographique. *L‟Europe = produit de l‟histoire Il y a aussi des recours à l‟Histoire avec des textes sur l‟héritage grec, chrétien…. On peut relever (Hachette) : l‟Oural présenté comme frontière culturelle (audelà de l‟Oural, plus de chrétiens) et une liste des critères pour définir l‟Europe (religion chrétienne, humanisme, renaissance, révolution, libertés, développement industriel, démocratie, protection sociale, grande classe moyenne) Question de l‟identité : incontournable, présentée autour d‟une réflexion sur : *Une longue gestation *Sa complexité : identité une (creuset d‟une civilisation commune + projet européen) et plurielle (mosaïque), ouverte aux autres cultures. On trouve aussi dans l‟idée d‟identité : une Europe riche, un des centres du monde, densément peuplée et urbaine Analyse réalisée sur les manuels de classe de 4ème et 1ère : Belin, Hatier, Magnard et Hachette Et le territoire ? Il ne va pas sans frontières, sans limites… mais quelles limites ? L‟idée de territoire fait référence au passé, à ses héritages : pour l‟Europe, ce n‟est pas simple ! Dans cette Europe de l‟Etat-nation, encore en recomposition (voir les Balkans), les frontières sans cesse remaniées ont brouillé les données… y compris celles de l‟identité, de l‟attachement à un territoire. L‟Europe est le territoire de qui ? De quoi ? Aujourd‟hui : qu‟est-ce que « être européen ? » Un Russe de Kaliningrad, ou un Turc chypriote, se sent-il européen et depuis quand ? L‟Europe est une réalité où bien souvent la géographie entre en conflit avec l‟histoire… ou le projet politique. 2 – Les supports privilégiés du géographe, et surtout pour cette question de « territoire, espace, frontières », sont bien sûr les cartes. Les cartes proposées par les manuels témoignent de la complexité à appréhender le territoire européen : elles sont variées mais somme toute assez classiques (des cartes physiques qui s‟arrêtent à l‟Oural, certaines soulignent de rouge cette limite géographique plus que conventionnelle) privilégiant des représentations nombreuses d‟un espace urbanisé, organisé, aménagé ; quelques cartes à points (villes) ou photo satellitales qui ont l‟intérêt de ne pas proposer de frontières, de limites. Que faire du flou créé par les cartes proposées? On trouve par exemple dans le Belin 2003 (mais tous les manuels s‟alignent sur ce schéma) : une vue satellitale de la terre ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 30 - avec un titre « L’Europe, cap de l’Asie », puis une carte de l‟UE, puis une carte de l‟Europe des densités et des villes où la Turquie apparaît en blanc mais Istanbul avec un gros point violet, puis une carte des langues et des religions où la Turquie comme le Maghreb apparaissent en couleur…(l‟Europe cernée dans ses suds par le vert…) La carte est une construction : elle propose une vision de territoire ; les limites de ce territoire ne sont pas anodines : elles sont porteuses d‟idées… Ainsi, si l‟Oural semble une évidence géographique, l‟interrogation sur cette limite, comme sur toutes les limites proposées, doit être une évidence pédagogique. 3 – De plus, cette complexité est amplifiée à la fois par les médias et les représentations qu’en ont les élèves L‟Europe est autant le territoire de l‟UE (la confusion entre les deux est permanente) que celui de l‟Euro ou celui de l‟Eurovision ! Pour les élèves, c‟est aussi les rencontres de foot de l‟UEFA qui composent avec Israël et la Turquie ! L‟OTAN est présente en Europe mais laquelle ? celle qui inclue la Turquie ? Et le Conseil de l‟Europe qui intègre l‟Arménie et la Géorgie alors que géographiquement elles en sont exclues (elles sont de l‟autre coté de la frontière physique du Caucase) Que dire de cette Europe qui absorbe Chypre située à 1000 km d‟Athènes et à 200 km des côtes syriennes, 60 km de la Turquie… et qui débat sur la candidature turque ? On dit Europe… et l‟espace ou le territoire proposé n‟est jamais le même. Quelle réflexion mener avec les élèves pour approcher la complexité de l‟Europe, objet géographique à étudier, espace assurément, territoire moins assurément ? A partir de quels supports, quelles cartes ? Quelles représentations de l‟Europe ? Comment les questionner ? L‟Europe n‟est pas un objet tranquille mais un objet de débats (Nicole Tutiaux-Guillon)18 . C‟est un objet d‟étude qui n‟a pas une mais des légitimités selon l‟idée que l‟on porte, projette sur elle. L‟idée de frontières prend alors toute ses dimensions : il n‟y a pas une frontière mais des frontières, et donc pas un territoire mais des territoires. Lévy : « Les causes géographiques sont les intentions des hommes… La géographie de l’Europe est aussi ouverte que l’idée d’Europe » Difficile quand on à faire avec des élèves qui aiment un peu les certitudes (et les professeurs aussi). Cet objet géographique compliqué peut être approché au travers de réalités géographiques : l‟étude de cas, outre le fait qu‟elle soit «à la mode pédagogique» est d‟un grand intérêt pour manipuler des notions difficiles à appréhender pour les élèves. De quelle Europe s‟agit-il quand on travaille sur Gibraltar ou Chypre ? territoire ouvert, fermé ? Intégrateur ? Comment les notions de frontières et territoire se lient pour créer des espaces complexes de confrontation ou d‟union, de complémentarité ou de superposition ? Quelle est la réalité de la frontière à Chypre ? Kaliningrad ? Bruxelles ? A t-elle une matérialisation sur le territoire ? Se perçoit-elle aussi dans les mentalités, les mémoires ? 18 L’Europe entre projet politique et objet scolaire, Nicole Tutiaux-Guillon,… ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 31 - Les études de cas proposées permettent d‟approcher, manipuler (en 4ème), comprendre (en 1ère) les notions d‟espace, territoire, frontières et leurs articulations… et de définir, connaître l‟Europe, objet scolaire compliqué : 1/ Elles donnent aux élèves des outils pour aborder les notions difficiles d’espace, territoire, frontière à partir de réalités d‟un espace aux contours variables, d‟un territoire européen en devenir (lié aux projets de l‟UE), de frontières polymorphes, d‟une organisation de l‟espace complexe et pas si homogène (centre-périphéries, flux-pôles…) 2/ Si elles apportent quelques éléments de réponse, elles posent aussi beaucoup de questions…à la problématique de départ : « Qu’est-ce que l’Europe ? » : quand on est un Chypriote grec, elle sera une force de sécurité, un moyen de s‟arrimer, de se consolider une identité. Pour un Chypriote turc ou un Kaliningradois : c‟est un marché économique riche qui permet de vivre à l‟européenne. Pour un Marocain, c‟est l‟Europe forteresse qui se protège des invasions…et érige des murs…ouvre le dedans mais enferme le dehors. Et elles permettent de comprendre que cet objet de la géographie est encore en construction.. (et/ou recomposition) et que la complexité vient du fait qu‟il y a des constructions d‟Europe (autant que de conceptions ou d‟idées d‟Europe) donc des territoires européens. ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 32 - Annexe 1 Les problématiques possibles sur les différentes études de cas KALININGRAD Une enclave territoriale russe en territoire de l‟Union européenne GIBRALTAR Un détroit, limite entre deux espaces différents : Europe et Afrique CHYPRE Une île divisée par le dernier mur de l‟Europe BELGIQUE Un Etat mais pas un Etat Nation, exemple de la diversité européenne (la mosaîque) *questions de la présence de l‟Europe en Afrique à travers les deux enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla, zones de transit et de rétention qui sont des espaces intermédiaires * questions liées à la polymorphie de cette frontière : politique, culturelle et économique ( différence de niveau de vie très forte de part et d‟autre) * cette frontière structure l‟espace européen entre un centre développé et ses périphéries, qui organise ou désorganise les flux (migrations légales ou clandestines) * c‟est une frontière poreuse mais aussi verrouillée ; elle matérialise l‟espace Schengen qui respecte une logique de protection rendue visible avec les barbelé et les miradors *c‟est une frontière polymorphe (politique, culturelle, économique), matérialisée par la ligne verte et étanche, présente dans les mémoires, les sensibilités (référence au passé), une ligne de fracture, un front militaire avec une dimension militaire * problème de l‟intégration de Chypre dans l‟UE ( le territoire unifié ? avec une frontière interne ? ou maintien du statu quo : la frontière sépare mais exclut) * problème de l‟identité européenne : peut-elle effacer les nationalismes « dépassés » ? or, l‟Union européenne se construit avec des critères économiques ( l‟intégration est –elle une issue à la misère ?) * débats liés à l‟élargissement et notamment sur la Turquie * question de la complexité liée à la juxtaposition et la superposition des frontières (culturelles, économique, politiques) * la matérialisation de cette frontière, de sa visibilité, de sa perception comme fracture (les oppositions linguistiques) *la place de la conviction européenne, si forte que l‟UE peut remplacer l‟Etat belge ce qui contribue à renforcer les communautés * la place de Bruxelles : est-ce un territoire belge ou un territoire européen ? Un espace européen qui ouvre le dedans mais enferme le dehors Le règlement de la question chypriote serait la réconciliation de la géographie avec l’histoire La Belgique est-elle un modèle de culture de consensus ? cet exemple d’Etat multiculturel et très intégré à l’Europe estil un modèle pour Chypre ? pour l’Europe ? Remarques et questions à soulever : * problèmes de discontinuité du territoire, de liberté de circulation entre l‟enclave et le territoire russe, de souveraineté russe sur ce territoire et d‟égalité entre citoyens * problèmes d‟identité est-on Européen ? Balte ? Russe ? * problèmes de la fermeture de la frontière avec l‟élargissement de l‟UE perçue comme une forteresse, isolant des territoires pourtant intégrés physiquement ( naissance d‟un nouveau rideau de fer, « le mur de Schengen » * problèmes liés à la matérialisation de la frontière (les visas, les douanes, etc.) * problèmes de différence de niveau de vie de part et d‟autre de la frontière ce qui peut engendrer un commerce transfrontalier vital pour les Kaliningradois Bilan : Une discontinuité territoriale qui montre la difficulté de l’Europe à se trouver un territoire et que l’Europe est à géométrie variable ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 33 - Annexe 2 Fiche de documents utilisables pour une étude de cas Kaliningrad, l'angoisse de l'enclavée avant la fermeture des frontières. La région la plus occidentale de la Russie va se trouver à partir de 2OO4 entièrement bordée de pays membres de l'UE. La Lituanie et la Pologne prévoient d'introduire, entre janvier et juin 2003 un régime de visas à l'égard des citoyens russes, conformément aux règles de l'espace Schengen. Cette décision va donc mettre fin au privilège accordé jusqu'ici aux 950 000 résidents de l'enclave russe qui franchissent les frontières de ces Etats limitrophes sans formalité particulière (...) Or, la situation économique dans l'enclave est telle que de nombreux habitants de l'enclave passent quotidiennement la frontière vers la Pologne ou la Lituanie pour vendre ou acheter sur les marchés locaux (on estime à 7 millions par an le nombre de passages de frontières des tchelnoki, ces Russes qui achètent des marchandises sur les marchés étrangers voisins pour les revendre ensuite sur les marchés locaux (...) Le gouverneur de l'enclave de Kaliningrad proposait de créer une voie unique de chemin de fer et deux voies d'autoroute reliant les deux Russies via la Lituanie Pour justifier sa proposition, il citait l'exemple de ce qui existe déjà, à savoir une voie ferrée traversant le territoire russe et permettant aux marchandises de circuler librement entre Estonie et Finlande. (...) Les positions des uns et des autres entre visas et trains fermés semblent irréconciliables (...) En réalité, chacun campe sur ses positions, otage de sa propre perception de l'histoire du XXe siècle, de son regard porté sur cette anomalie qu'est l'enclave, et des ses blocages internes. (...) Les Lituaniens associent l'idée de corridor aux traces de l'occupation soviétique. D'une façon générale, tous sont gênés par la référence historique et le problème humanitaire présenté par le transit de citoyens russes dans des wagons fermés à travers l'Europe sous le contrôle lituanien ou polonais. (...) Le président Poutine a lui fait référence au mur de Berlin, reprochant aux Européens d'agir à l'égard de la Russie de façon encore pire que ne l'avaient fait les communistes avec Berlinouest durant la guerre froide. Les opposants au système Schengen avancent que les membres actuels et prochains de l'UE sont en train de fermer l'Europe et de repousser la frontière de l'Elbe au Bug. (...) Kaliningrad ressemble plus à une tâche qu'on ne parvient pas à faire disparaître, souvenir ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 34 - bien vivant de la Guerre froide dans une Europe qui voudrait se faire croire qu'en s'élargissant, elle efface tout. (...) Bruxelles perçoit l'enclave comme une terre de crime organisé, de blanchiment d'argent, des trafics en tout genre, de migrations illégales (...) Pour les Russes, les peurs vont de la dimension économique (l'introduction des visas va entraîner des dépenses particulièrement mal venues) à l'aspect psychologique (la demande de visas sera une façon dégradante de leur rappeler que, malgré leur position géographique, ils ne sont pas eux, Européens. (...) Les organes de l'Etat russe s'insurgent contre l'introduction d'un régime de visas qui réduit les droits constitutionnels des Russes à se déplacer librement sur tout le territoire du pays et où, d'autre part, en accordant un régime particulier aux résidents de l'enclave, il ne respectera pas l'égalité de traitement entre tous les Russes (...) Les autorités russes craignent en outre que Kaliningrad, doté d'un régime particulier, ne finisse par se sentir plus européenne que russe, et que ce sentiment n'alimente des velléités sécessionnistes de l'enclave coupée de sa mère patrie. Céline Bayou, Regard sur l'Est, oct-déc. 2002, N°31 L’enclave russe de Kaliningrad renoue avec son histoire allemande. Naguère indésirable, un représentant officiel de l‟Allemagne devait prendre ses fonctions, le 12 février dans la ville de Kaliningrad, l‟ancienne Königsberg, ancienne capitale de la Prusse orientale jusqu‟à son absorption par l‟Empire soviétique au lendemain de la seconde guerre mondiale. (…) « Il y a une dizaine d’années, lorsque nous avions fait une demande auprès de Moscou, l’environnement était très différent, Kaliningrad venait juste de s’ouvrir aux étrangers et la perspective de l’entrée dans l’Union européenne de la Pologne et de la Lituanie, les deux pays voisins, étaient encore lointaine. » Ce que ne dit pas le diplomate, c‟est qu‟à l‟époque certains soupçonnaient l‟Allemagne réunifiée de vouloir récupérer cette ville deux fois plus proche de Berlin que de la capitale russe, éloignée de 1200 km (…) Depuis les ardeurs se sont apaisées. Avec son million d‟habitants, dont quelques 60 000 militaires russes et de nombreux retraités vivant chichement dans une ambiance postsoviétique déprimante, Kaliningrad périclite. (…) En termes d‟implantation économique, l‟Allemagne compte combler une partie de son retard sur la Lituanie et la Pologne. L‟ouverture, il y a quelques années, d‟une usine d‟assemblage d‟automobiles BMW dans l‟enclave devrait être suivie de nouveaux investissements. Le Monde, 13 février 2004 Depuis que la Russie a interrompu ses livraisons de gaz à la Biélorussie, la municipalité de Kaliningrad a coupé l‟approvisionnement d‟eau chaude des logements et institutions de la ville, afin d‟économiser le gaz consommé pour le chauffage. L‟enclave russe est en effet alimentée en gaz naturel via un gazoduc qui traverse la Biélorussie et la Lituanie. Céline Bayou, Regard sur l’Est, février 2004 ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 35 - Le concept de citoyen européen est basé sur l‟un des principes fondateur de l‟UE qui est la libre circulation des personnes civiles (depuis le Traité de Maastricht, le 1er novembre 1993) ainsi que le droit d‟exercer une activité salariale sur le territoire de tous les Etats membres (depuis le Traité de Rome de 1957). Or, lors des négociations d‟adhésion des huit pays d‟Europe centrale et orientale, le chapitre de l‟acquis communautaire sur la libre circulation des personnes a été fortement controversé. Cette question pose en effet l‟un des grands défis de ce premier élargissement de l‟UE à l‟Est (…) Les travailleurs des nouveaux adhérents se verront imposer des mesures nationales de chaque Etat membre relatives au droit d‟exercer un emploi. Les Quinze peuvent maintenir des restrictions de l‟emploi à l‟égard des ressortissants des nouveaux pays membres jusqu „en 2006, ces mesures peuvent être prolongées de trois ans, puis de deux ans supplémentaires (soit 20011) en cas de « sérieuses perturbations » sur le marché national du travail. Les citoyens des nouveaux Etats membres seront confrontés à 15 situations différentes. Daniela Hemert, Regards sur l’Est, février 2004 ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 36 - Annexe 3 Fiche de documents utilisables pour une étude de cas Gibraltar, aux frontières de l’Europe Nador, située au nord-est marocain, dans la région du Rif, est une ville portuaire dont l‟une des spécificités est le paradoxe. (…) Nador tourne le dos au Maroc tandis qu‟elle fait face à l‟Europe qui, à quelques pas de là la nargue de toute sa richesse. Nador a la réputation d‟être une ville à la fois commerciale et très pauvre. Elle vit une accélération de sa richesse grâce à la contrebande avec Melilla, la ville voisine qui a particularité d‟avoir une politique espagnole tout en étant située géographiquement au Maroc. Melilla est une des deux enclaves espagnoles, l‟autre est Ceuta, Sebta en arabe, située un peu plus à l‟ouest. Les deux villes sont des espaces libres de taxes, des zones de libreéchange commercial. Nador est à 500 m de Melilla, frontière de l‟Espagne donc de l‟Europe. (…) Le passeport marocain ne suffit pas pour entrer dans la ville : même si elle se trouve au Maroc, les Marocains ne peuvent y aller que pour une visite d‟une journée en ayant une raison valable ; n‟oublions pas que Melilla, c‟est déjà l‟Espagne, une frontière doit donc être passée. Quatre postes-frontières séparent le Maroc de l‟Espagne, Nador de Melilla. C‟est très curieux car lorsqu‟on va à Melilla il n‟y a qu‟une route. Or cette dernière ne sort pas de la ville ; on a l‟impression lorsqu‟on arrive au poste frontière, d‟être alors toujours dans la même ville. Une frontière en pleine ville, bizarre ! Le poste de douane est débordé, il ressemble un peu à la sortie d‟un supermarché : les gens rentrent sans rien et en ressortent chargés de marchandises énormes et modernes, quelques frigos parc-, des machines à laver par-là, des sacs remplis à craquer… Les gens gueulent, c‟est la cohue. Mais qu‟est-ce qu‟il y a donc derrière cette frontière qui crée tant de remous, d‟intérêts, de convoitises ? Ah oui, c‟est vrai, l’Europe. (…) Une fois passé le poste-frontière, les différences avec l‟autre côté sont surprenantes, voire choquantes. Même si nous sommes toujours au Maroc, tout ici, vraiment tout est espagnol, à commencer par les habitants (70 % de la population)… Jusqu‟en 2000, Melilla était séparée du reste du Maroc par un simple grillage qui encerclait la ville. L‟usure, les cisailles des passeurs, le passage des ânes ont fait du grillage une véritable passoire qui empêchait le contrôle des migrants. (…) En décembre 2000, les autorités agissent : un double mur de barbelés de 8 km ceinture aujourd‟hui l‟enclave espagnole, qui constitue avec l‟enclave de Ceuta, l‟archipel des Canaries et la zone du détroit de Gibraltar une des 4 portes d‟entrée de l‟immigration africaine en Espagne. Deux grilles de 3 m de haut séparées de quelques mètres, surmontées d‟un rouleau de barbelés, illuminés la nuit, surveillées à l‟aide de caméras vidéo tous les 30 m, de miradors aux endroits stratégiques, de capteurs de sons situés au sol, ainsi que de patrouilles de la garde civile empêchant physiquement les hommes de passer. Caroline Galmot, Eclats de frontières, Actes Sud- La pensée de midi n°10, 2003) ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 37 - Annexe 4 Fiche de documents utilisables pour une étude de cas Chypre, une île divisée 850 000 habitants 60 km de la Turquie 200 km de la Syrie 1000 km d‟Athènes 38 % du territoire République chypriote turque 200 000 hab. (dont la moitié de colons turcs d’Anatolie venus après 1974 et 35 000 soldats chypriotes turcs) 4590 euros/ hab. Zone tampon Ligne verte Ligne de démarcation 3 % du territoire 180 km de long de 20 m à 7 km de large Nicosie (250 000 hab.) République chypriote grecque 650 000 hab. 1200 soldats chypriotes grecs 18 390 euros/ hab. 62 % du territoire Les deux rêves des Chypriotes. Andreas Adamou, pêcheur côté grec, a deux grands espoirs pour son île : l'entrée dans l'Europe et la fin de la partition. Le premier va être exaucé. Entraînera-t-il le second dans son sillage ? Un jour, c'est sûr, Andreas Adamou se rendra "côté turc". Un autre monde. Une autre Chypre. A chacun sa langue, ses institutions, sa vision de l'Histoire... Voilà bientôt trente ans qu'Andreas attend cet instant. Trente ans que cet homme chaleureux, dont la peau tannée porte la marque des journées passées en mer, espère la réconciliation entre les 620 000 Chypriotes grecs et leurs 180 000 "compatriotes" turcs, regroupés au nord, sur 37 % du territoire. Une frontière les sépare depuis 1974 : la "ligne verte", contrôlée par les Nations unies. Cette zone tampon, longue de 180 km, est restée totalement hermétique jusqu'au printemps 2003. Pour Andreas et les siens, elle constituait un rideau de fer dressé à vingt kilomètres de chez eux. Et puis, la situation a commencé à se débloquer le 23 avril dernier, quand les autorités turques, soucieuses de donner des gages de bonne volonté à la Communauté européenne, ont ouvert trois points de passage. Depuis, plus de 300 000 personnes ont franchi la ligne, dans un sens ou dans l'autre. L'émotion des retrouvailles a brisé l'idée reçue d'une impossible coexistence Une île, deux drapeaux. Cette dualité est ici au cœur de tout. (…) Ainsi va cette île déchirée : quel que soit le sujet abordé, il arrive toujours un moment où la discussion dérive sur les événements de 1974. (…) Chaque camp a ensuite rejeté sur l'ennemi la responsabilité de la crise, et l'île s'est retrouvée prisonnière de clivages identitaires. Nicosie, la capitale, a pris des allures de Berlin, ville divisée, ville brisée. A Ormidia, les enfants d'Andreas ont grandi sans côtoyer de Chypriotes turcs. A leurs yeux, ces derniers ont toujours été des Le inconnus, retranchés la "ligne verte". "Je n'ai pas peur d'eux,auconfie que la sienne. pays a tant changéderrière depuis l'époque où il accompagnait son père large Constantina, ! 20Il ans. Au contraire, je voudrais les connaître. Mais tous les jeunes de ma génération ne sont avait 12 ans, il débutait dans le métier... Depuis, des dizaines d'hôtels et de restaurants ontpas de mon avis. l'uneledelong mesdecopines ne pourra pas Limassol vivre avec à cause été Ainsi, construits la côte,est au persuadée risque de laqu'elle défigurer. Larnaka, eteux Paphos, les de ce qu'ils ont fait à notre peuple ! Il faut dire qu'à l'école on nous a toujours présenté la version grecque de grandes villes du Sud, sont devenues des pôles économiques. Deux à trois millions de l'histoire..." Une partie de la population partage ces craintes et s'interroge sur le coût d'une éventuelle touristes scandinaves réunification. (...) (suite page 2) ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 ( - 38 - A son âge, M. Adamou sait que certaines évolutions sont inéluctables, même quand on exerce une profession aussi traditionnelle, allemands, russes et surtout britanniques y viennent chaque année. Quant au secteur grec de Nicosie, il a connu un essor spectaculaire avec l'installation d'innombrables sociétés offshore (le pays en compte 42 000). (…) Et maintenant, l'Europe... L'autre grand espoir d'Andreas. Il s'y prépare depuis des années, lui qui dirige depuis 1991 le syndicat regroupant les 500 artisans pêcheurs recensés au Sud. (…) L'Europe, donc. L'Europe, avec ou sans les "compatriotes" du Nord, dont le sort dépend de la Turquie. Andreas n'appréhende pas l'adhésion de son pays, qu'il soit réunifié ou non. Chypre, à l'en croire, ne perdra pas son identité dans cette aventure. "Les Français ont-ils perdu la leur en devenant membres de l'Union ?" (…) N'empêche : Adamos avoue volontiers qu'à ses yeux l'Europe est encore une inconnue. Il demande à voir, à juger sur pièces, avant de se prononcer : "J'ignore ce que cela signifie concrètement dans la vie quotidienne. Disons que j'ai un a priori plutôt favorable mais que je veux du temps pour porter un jugement. Ne soyons pas naïfs : la plupart de mes compatriotes se réjouissent de cette aventure parce que l'appartenance à l'Union nous donnera plus de poids face à la Turquie. Ils espèrent aussi en tirer profit sur le plan économique. Vous savez, les gens d'ici pensent beaucoup au fric. Pour vivre, la plupart d'entre eux ont d'ailleurs plusieurs boulots. Ce pays n'est plus celui que mon père et mon grand-père ont connu. Il faudra du temps pour que les anciens s'adaptent à l'Europe." Le Monde 19 juin 2003 Une frontière infranchissable. De Kokkina à Famagouste, une ligne infranchissable traverse l'île. La zone démilitarisée qui l'accompagne représente environ 2 à 3% de la superficie de l'île. Elle est seulement parcourue par les forces de surveillance des Nations Unies. Au sud, la Garde nationale chypriote exerce une veille permanente, en particulier à Nicosie. Les rues de la vieille ville qui mène au quartier turc, sont fermées par des barrages. Les quartiers piétonniers aménagés des deux côtés avec l'aide communautaire restent séparées par des barrières infranchissables. Au Nord, c'est l'armée turque qui assure une surveillance très ostensible, avec des sentinelles sur les bastions de la porte de Paphos, dominant un carrefour très animé à l'entrée de la partie grecque de la vieille ville. Ce n'est pas une présence symbolique chaque fois que des manifestants ont tenté de franchir la ligne, les soldats ont tiré, faisant plusieurs morts. J-F Drevet, Chypre en Europe, L'Harmattan 2000 Développement contrasté entre nord et sud de Chypre. L'absence de décollage dans la partie septentrionale de l'île est liée à la non-reconnaissance de la République turque de Chypre du Nord par la communauté internationale. Cette absence de reconnaissance a des répercussions économiques évidentes. Elle prive par exemple le Nord de crédits conséquents pour permettre les investissements dont il aurait besoin. Des facteurs endogènes contribuent également au "sous-développement" de la zone septentrionale de l'île : le manque de maîtrise des techniques culturales explique pour une part la faiblesse des rendements, beaucoup d'agriculteurs peu formés provenant de régions pauvres de la Turquie. L'occupation par l'armée turque (35 000 hommes) ne valorise pas l'image touristique du nord. P.Blanc, La déchirure chypriote, L'Harmattan, 2000 ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 39 - Deux territoires très distincts. Depuis les évènements tragiques de l'été 1974, plus d'un quart de siècle s'est écoulé. Les Chypriotes se sont installés dans une partition de facto, où chacun mène une vie presque normale. Il n'y a pas de camp de réfugiés et l'économie, au moins dans le sud, fonctionne normalement. Au sud, la zone gouvernementale entretient des relations internationales avec la communauté internationale, à l'exception de la Turquie (qui ne reconnaît plus la légalité du gouvernement de Nicosie depuis 1964). Au nord, dans le vide juridique créé par l'occupation militaire, un "Etat" sécessionniste ne peut communiquer avec le reste du monde que par l'intermédiaire de la Turquie. Les deux parties de l'île ont des vies politiques entièrement séparées. La rupture de 1974 a aussi entraîné la construction de deux économies complètement distinctes. Contrairement aux prévisions, ce n'est pas la partie la plus favorisée de l'île (le Nord) qui est la plus prospère. J-F Drevet, Chypre en Europe, L'Harmattan 2000. ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 40 - Annexe 5 Fiche de documents utilisables pour une étude de cas Les difficultés à circuler en Belgique. Vous êtes un visiteur étranger souhaitant circuler en train en Belgique ? Lisez attentivement ce feuillet d'information... Les noms des gares belges peuvent de temps à autre prêter à confusion. Le train vous conduit rapidement d'une région linguistique à une autre. En Flandre, en Wallonie, et en territoire germanophone, les noms ne figurent que dans leur dénomination originale. Tous les imprimés d'information des chemins de fer belges sont imprimés soit en français, soit en néerlandais. Si vous retrouvez, par exemple, dans un imprimé néerlandais la gare de Luik (Wallonie), il faut savoir que sur place, seul le nom de Liège est employé. Inversement vous trouverez dans un dépliant en français la dénomination Anvers, alors que la dénomination locale est Antwerpen. Site internet des chemins de fer belges L'hypothèse d'une Belgique démantelée. Des responsables flamands et non des moindres ont déjà envisagé cette perspective (...) La Belgique "résiduelle" prendrait alors la forme d'un Etat fédéral Wallonie-Bruxelles (...) Sur l'avenir de la nouvelle Belgique, plusieurs opinions se présentent, du maintien tel quel de cet Etat bi-régional (Wallonie-Bruxelles), jusqu'au rattachement à la France, en passant par une confédération avec le grand Duché de Luxembourg. La Belgique francophone se rapprocherait naturellement du pays avec lequel elle partage, non seulement une langue, mais aussi une culture et de nombreuses valeurs. certes, très peu de Belges francophones envisagent un attachement à la France, et l'on ne voit guère les provinces de venir départements français. mais à terme, la solution rattachiste pourrait gagner du terrain, moyennant des statuts régionaux particuliers. B. Rémiche, Divorce à la belge, le Monde Diplomatique, février 1997 Reportage vidéo : Bruxelles, des frontières dans la tête (Production CNDP/La 5, série Villes en limite, 2000) « Assurer dans le cadre des institutions rénovées une collaboration loyales entre flamands et Wallons, répondre aux désirs légitimes d‟autonomie et de décentralisation dans divers domaines de la vie publique, tout cela est réalisable » Cette déclaration du roi Baudouin en 1963 est aujourd‟hui encore à l‟ordre du jour. 13 mn, Agnès Zerwetz, Philippe Kimmerling ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 41 - ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 42 - Atelier 2 Réflexion sur la construction d’une conscience européenne chez les adolescents, sur leur sentiment d’appartenance. Animation : Dominique Santelli professeure au collège Chevreul-Champavier, Marseille Patrick Parodi professeur au lycée Joliot Curie, Aubagne ARGUMENTAIRE Citoyenneté / Identité ? 1. Discuter la citoyenneté européenne Vous sentez vous européens ? Qu‟est-ce qui fait que vous répondez positivement ? Sur quel plan ? Éléments de synthèse : Une réflexion sur la citoyenneté européenne nécessite avant tout de se référer aux textes de l‟Union européenne qui y font référence. À Maastricht, a été fixé en 1992 dans le traité d‟Union européenne les droits politiques des ressortissants communautaires. 19 Ainsi, sont définis plusieurs caractères à cette citoyenneté : - Une citoyenneté d‟attribution : elle est conférée par les Etats constitutifs de l‟Union européenne et reste une citoyenneté sans nation. Ainsi, il est institué une graduation dans l‟appartenance : les échelles régionale, locale et nationale d‟identification ne sont pas niées mais intégrées à l‟échelle transnationale, laissant aux citoyens le soin de graduer l‟intensité de sa solidarité ou de son loyalisme. Ce qui fait le lien entre la nationalité d‟un Etat et la citoyenneté européenne, c‟est l‟idée de valeurs partagées. Il est laissé à chaque Etat le soin de définir sa nationalité : en France, les notions de citoyenneté et de nationalité se recouvrent même si la nationalité est souvent la principale cause de la citoyenneté. Notion philosophique (la Déclaration des droits de l‟homme et du citoyen), la citoyenneté diffère de la nationalité établie par le droit. Les autres pays européens définissent comme citizenship ce que la France entend par nationalité. Ainsi, la communauté constitutive de la Nation peut être très diverse : politique (c‟est le cas français fondé sur le contrat social, base du consensus national) culturelle (c‟est le cas allemand) ou territorial (c‟est le cas anglo-saxon). Les définitions du national, donc de l‟Européen, diffèrent selon les pays car il en va de la conscience historique de chaque Etat. Malgré ces divergences, depuis une dizaine 19 Annexe 1 ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 43 - d‟années, les législations dans l‟attribution de la nationalité tendent à converger et à mélanger des éléments du droit du sol et du droit du sang (réformes anglaises de 1981, françaises de 1993). - Une citoyenneté de réciprocité : chaque Etat européen s‟engage à protéger les ressortissants de l‟Union européenne dans les espaces extracommunautaires et à respecter les droits de circulation aux citoyens européens. La liberté d‟accès et de séjour aux Européens était mise en œuvre en plusieurs phases : accords de Schengen du 14 juin 1985 sur la suppression des frontières internes et le renforcement des frontières externes, adoption sur passeport européen en 1985, élimination des frontières intérieures le 31 décembre 1992. Cette disposition se heurte à deux problèmes majeurs : - La faiblesse du nombre de citoyens communautaires concernés : en 1997, on comptait en France 1,3 millions de ressortissants communautaires, en Allemagne 1,7 millions et 768 000 au Royaume-Uni (en proportion la Belgique en accueille 6% et le Luxembourg 29%). Ce sont essentiellement des cadres et de jeunes diplômés à la recherche d‟une meilleure formation. La disparition des monnaies nationales en 2002 a contribué à diminuer les flux transfrontaliers qui peuvent occasionnellement se revivifier avec les mesures nationales (ex, l‟augmentation du prix des cigarettes en France ont revitalisé les flux frontaliers). - La mobilité plus difficile des extracommunautaires : les contrôles aux frontières externes sont plus rigoureux, les conditions de droit d‟asile plus restreintes (la demande d‟asile se fait dans un seul pays et la décision du pays est valable dans l‟ensemble de la communauté), l‟accès à la nationalité plus difficile. Ainsi, au regard de la libre circulation, la citoyenneté européenne est organisée de façon hiérarchisée : au centre, le national-citoyen bénéficiaire de la libre circulation, les Européens communautaires bénéficiaires de la réciprocité des droits, les ressortissants des anciennes colonies bénéficiant de traités bilatéraux, les extracommunautaires installés depuis 15 ans exemptés de visas dans l‟espace Schengen et expulsables de l‟espace communautaire et les extracommunautaires bénéficiant d‟une protection dans un Etat mais pas dans le reste de l‟Union européenne (réfugiés statutaires, parents de nationaux d‟un des Etats d l‟Union, demandeurs d‟asile en instance ou enfants en situation irrégulière de parents régularisés). - Une citoyenneté sans nation ou qui précède une nation européenne à construire. L‟Union européenne accorde une citoyenneté, mais ne peut accorder de nationalité. On liste les droits du citoyen européen, mais aucun devoir n‟est fixé. Définie par un nombre restreint de droits, cette citoyenneté sans devoirs afférents se trouve confrontée à la faiblesse de sa définition et naissent alors des solidarités internationales, qui se construisent souvent en opposition : le national-populisme, le communautarisme, le régionalisme séparatiste, réseaux religieux et culturels divers, etc. Cet ensemble hétéroclite peut parfois véhiculer un certain nombre de valeurs vécues comme contraires à la citoyenneté européenne. C‟est pourquoi politiques et intellectuels cherchent à définir des valeurs propres à la citoyenneté européenne différente mais complémentaire de celle de l‟échelon national : sauvegarde de l‟environnement, antiracisme, dialogue entre les religions et les identités, l‟accueil des réfugiés et des personnes déplacées, le développement durable, l‟ingérence humanitaire. Cependant, les mêmes politiques et intellectuels considèrent que ce travail de définition n‟est pas toujours nécessaire car la force de la citoyenneté européenne repose sur le partage de valeurs communes ancrées dans chaque citoyenneté nationale. On peut les résumer en quelques points : La référence à l‟Etat de droit : pas toujours explicite dans les Constitutions des divers pays de l‟Union européenne, elle n‟en est pas moins réelle : répartition des pouvoirs, successions et compétences publiques sont soumis à des règles inscrites. Les citoyens sont les seuls habilités à modifier cet ordonnancement. La référence aux Droits de l‟Homme et du Citoyen : plus explicite dans les constitutions des pays ayant été soumis à une dictature (Italie, Espagne, Portugal, Grèce, Allemagne), permanente en France, de tradition au Royaume-Uni (il n‟y a pas ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 44 - - de constitution écrite dans ce pays), elle est accompagnée de mécanismes de garantie : Commission et Cour européenne des Droits de l‟Homme. La démocratie parlementaire : malgré les particularismes nationaux, la souveraineté du peuple, le principe des élections, le pluralisme politique, l‟alternance politique, la séparation des pouvoirs, la responsabilité du gouvernement devant le Parlement sont respectés. Les Etats européens partagent sur le plan politique des valeurs considérées comme universelles mais étant le résultat d‟histoires nationales. Il en résulte donc l‟idée que ces valeurs reflètent une véritable identité européenne qui reste cependant paradoxalement à construire. 2. Une identité européenne ? Existe-t-il une identité européenne ? Si oui comment se manifeste-t-elle ? Doit-elle être construite, inventée ? Par qui ? (médias, école…) Comment concilier identité nationale et supranationale ? L‟une découle-t-elle de l‟autre obligatoirement? Éléments de synthèse : Les pays européens sont très divers sur le plan historique, culturel ou politique, mais ils ne peuvent être appréhendés si on ne tient pas compte de leur appartenance géographique à l‟Europe à travers des réseaux d‟échanges multiples : de l‟Empire romain aux politiques communautaires d‟aménagement des voies ferroviaires rapides, l‟histoire de l‟Europe s‟inscrit dans celle de ses outils de communication. Les tragédies du XXe siècle sont marquées par les ruptures de ces réseaux : le rideau de fer, le mur de Berlin, par exemple. Cependant, faire une lecture de l‟identité européenne, c‟est mettre à jour la complexité de sa diversité : - Un rapport problématique entre l‟identité européenne et l‟histoire. Il n‟y a pas de construction linéaire de l‟identité européenne ni conscience claire de son existence. De plus, cette identité peut être construite, voulue politiquement mais néanmoins trouver une expression ou une réalité : l‟identité yougoslave voulue au début du siècle, prolongée par Tito s‟effondre avec la volonté de Milosevic de faire naître une identité serbe ; l‟une comme l‟autre sont des créations politiques, s‟appuyant sur des substrats culturels réels et qui finissent par avoir une certaine réalité, même tragique. Il n‟y a donc pas d‟identité figée, définitive. Pour l‟Europe, l‟identification identitaire reste difficile en raison de l‟absence d‟unité : depuis la division de l‟Empire de Charlemagne, son histoire est marquée par une extrême division. Le concept géographique de l‟Europe est inventé en opposition au Péloponnèse : dans un hymne à Apollon au VIe ou VIIIe siècle avant JC. C‟est donc avant tout un mythe qui témoigne du fait que le centre de gravité de l‟Europe ne cessa de changer au cours de l‟histoire et qu‟elle s‟apprécie moins comme un espace que comme une culture. Jean Baptiste Pisano20 met en avant les éléments clés de cette identité historique européenne : les ferments grecs et romains sublimés par l‟apport du christianisme. Du 5e au VIIIe siècle, le continent s‟efforce d‟établir un compromis entre culture païenne et chrétienne, se replie sur un outillage intellectuel et mental simple accessible à tous : «l‟Europe est en somme à la 20 In Gérard-François Dumont «Les racines de l’identité européenne » Paris 1999 Economica ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 45 - recherche d‟elle-même» dit M Baniard21. C‟est à travers sa lutte contre l‟Islam au moment des croisades que l‟Europe trouve les moyens de canaliser des pulsions collectives et fonder des valeurs occidentales en jouant de la force de l‟imaginaire. - Les langues anciennes et vernaculaires : le latin comme langue de transmission du savoir, permettant d‟appréhender le monde sacré disparaît progressivement sous l‟effet de la Réforme protestante, la diffusion de l‟imprimerie et le développement capitaliste qui permettent de créer de nouvelles communautés construites autour de langues dites nationales. Cependant, l‟approche historique est souvent hégélienne : l‟histoire du monde serait une succession d‟évènements au cours de laquelle chaque culture apporterait sa part, disparaîtrait, laisserait sa place à une autre et ces changements se feraient dans un sens, celui de la progression de la liberté. Ainsi, la tradition européenne est revisitée rétrospectivement (villae romaines, cathédrales médiévales, villes et palais de la Renaissance, palais de l‟Europe classique, métropoles contemporaines) : le livre de l‟histoire du monde se termine par un chapitre sur l‟histoire de l‟Europe entendu comme réalisation progressive de la liberté. Il s‟agit donc d‟une conception eurocentrique du développement historique. Peu à peu se forge l‟idée que le fonds culturel européen aurait pour racine la démocratie alors que le reste du monde verrait se répandre les différentes variantes du totalitarisme, idée qui sous-tend la nécessité de préserver l‟héritage et de l‟entretenir. Des auteurs comme Jan Patocka22 ou Edmund Hurssel23 mettent en avant que l‟Europe n‟entretient pas de rapport définitif mais sans cesse évolutif et étroit avec son passé, notamment religieux. C‟est donc une culture jamais possédée, en constant devenir qui imprime à l‟Europe un sentiment singulier quant à son identité : l‟Europe est ce qu‟elle a reçu et se doit de transmettre ce qu‟elle a été. L‟identité européenne ne se limite donc pas à un simple héritage mais à un processus de redéfinition constante dans un contexte en perpétuelle évolution. - Une identité «e pluribus unum», une faite de plusieurs. Le mot latin identitas qui constitue la racine étymologique de la notion d‟identité signifie égalité parfaite mais le terme n‟est pas entendu ici au sens général d‟accord parfait mais plutôt comme position de l‟individu à l‟intérieur d‟une entité sociale et politique plus large, clairement perceptible et la délimitation de cette entité de référence par rapport à d‟autres. Ainsi, les pères fondateurs de la Communauté européenne percevaient-ils l‟Europe comme une entité chrétienne face à l‟Est communiste et athée. Sur le plan politique et culturel, des centres dominants se succédaient ou se côtoyaient comme la Grèce, Rome, l‟Italie de la Renaissance, l‟Angleterre et sa philosophie morale et politique, la France et sa culture littéraire et scientifique du XVIIIe siècle, l‟Autriche et l‟Allemagne avec la littérature et la musique etc. Les traces de ces cultures différentes sont alors apparentées au patrimoine partagé par tous les Européens et dont le caractère universaliste est souligné. Cette pluralité des cultures renvoie alors au problème du lien existant entre identité européenne et identité nationale et si un individu peut posséder les deux. Au niveau des politiques européennes, d‟une part, on cherche à renforcer l‟identité européenne alors que d‟autre part, on tâche d‟assurer une diversité culturelle et linguistique (article F du traité sur l‟Union européenne et article 128 qui précise que « la Communauté contribue à l‟épanouissement des cultures des Etats membres dans le respect de leur diversité nationale et régionale, tout en mettant en évidence l‟héritage culturel commun »). Constantin Stephanou, professeur d‟organisation européenne à l‟université d„Athènes souligne que l‟identité plus politique que culturelle. Elle a été définie comme une culture politique partagée qui ne relève pas du même genre que l‟identité nationale. Le citoyen européen reste exclusivement loyal à ses structures étatiques et il n‟y a pas de déplacement de cette loyauté vers l‟Union européenne ; il éprouve le sentiment d‟appartenir à une communauté politique et M. Baniard « Genèse culturelle de l’Europe au 5ème- 8ème siècles » Paris, 1989 Seuil 22 Jan Patocka « Essais hérétiques sur la philosophie de l’Histoire » Paris, 1982 Verdier 23 Edmund Hurssel « La crise de l’humanité européenne et la philosophie » Paris 1975 Paulet 21 ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 46 - souhaite vivre avec ceux pour lesquels il ressent une affinité plus grande, la communauté en question étant fondée sur le partage de certaines valeurs communes (attachement au principe de libertés, de respect de la démocratie et des droits de l‟homme, valeur de la vie humaine qui limite le droit à l‟autodéfense par exemple, la solidarité sociale, système supranational de contrôle démocratique, etc.). Cependant, la construction d‟une identité européenne dépend de la perception des spécificités de cette identité en question. Globalement, il en existe deux concurrentes : une vision communautaire, rejetant la qualité de citoyenneté européenne et admettant une vision cosmopolite de l‟identité et une vision qui accepte une nouvelle forme d‟identification des citoyens à l‟entité politique européenne correspondant à un patriotisme constitutionnel, considérant la citoyenneté européenne comme fondamentale pour l‟existence d‟une identité européenne. C‟est cette dernière que le traité de Maastricht a adopté sans la définir avec précision et en ne fournissant que peu de symboles pour permettre une réelle identification : le drapeau, l‟hymne et l‟euro, par exemple. - Une identité en miroir : Edgar Morin écrivit que « l‟Europe se dissout dès qu‟on veut la penser de façon claire et distincte ». Cependant, face au reste du monde, l‟Europe retrouve un sens certes diffus mais réel. Les romanciers comme Susan Bryatt soulignent que le voyageur européen reconnaît une ville européenne d‟une ville nord-américaine et sait mieux se repérer dans la première que dans la seconde. Certes, il soulignera les différences en Europe mais accentuera les divergences hors du continent. Cette forme d‟identité en miroir renvoie au partage de valeurs et d‟histoires communes. L‟identité européenne est donc multiforme et en devenir. C‟est pourquoi dans son ouvrage24 Gérard François Dumont propose douze repères à l‟identité européenne : La difficulté de définir l‟identité européenne en raison du scepticisme ou de l‟hostilité des politiques et des intellectuels envers la notion. « Analyser cette notion, écrit l‟auteur, à travers son histoire et ses enjeux, ne peut aboutir à de conclusions univoques, car l‟identité se construit sans cesse par la confrontation de la similitude et la différence. » L‟identité fait partie de la personnalité qui procure à l‟homme une conscience individuelle immergée dans les identités collectives qui ne peuvent être totalement contradictoires avec son identité individuelle. C‟est une notion socialisée qui comporte le besoin de se situer face aux autres et d‟y percevoir son autonomie face à eux dans un cadre interdépendant. La conscience individuelle européenne est donc spécifique car elle place l‟individu comme la valeur essentielle L‟identité européenne relie donc l‟individu à la collectivité, composée de données personnelles et relationnelles dont l‟identité nationale n‟est qu‟une composante parmi d‟autres. L‟identité est en perpétuelle évolution, mais comprend des constantes comme l‟importance de la vie humaine et sa vocation à une vision universelle. Ce changement se repère dans les œuvres d‟art : l‟art roman, l‟art gothique et celui de la Renaissance témoignent d‟idéaux et de civilisations différentes mais sont dépendants d‟une même symbolique, transcendant les frontières. L‟identité ne se limite pas à l‟héritage, mais revisite son passé, intégré dans le présent et utilisé différemment selon l‟évolution des sociétés. L‟identité européenne repose sur des principes connus qui cimentent le corps social, sont intégratrices et permettent une cohérence collective garantissant une cohérence des représentations. Ainsi, chaque individu y puise son autonomie. L‟identité européenne puise dans l‟héritage de l‟histoire de la Méditerranée, surtout grecque et romaine. L‟Europe y trouve un point fort de son identité : la pluralité en devenir. La démocratie restant toujours à parfaire, ses principes donnent lieu à des mises en œuvre variées sans nuire à l‟idée de la liberté individuelle. Il n‟y a pas d‟antinomie entre identité européenne et identité nationale ; l‟Europe permet de dépasser les oppositions apparentes et d‟imbriquer des identités différentes (locale, régionale, nationale et supranationale). L‟identité européenne est plurielle. 24 Voir note en bas de page n°2 ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 47 - - - La diversité linguistique permet de préserver les valeurs de l‟identité européenne. L‟identité des individus est d‟ordre culturel et se transmet par l‟éducation et apprise par mimétisme social. L‟identité européenne appelle la mise en œuvre de méthodes institutionnelles adaptées permettant une synergie dans un universel commun : chaque pays le définit selon ses traditions nationales et régionales : refus de tout impérialisme, de tout totalitarisme. Elle s‟oppose alors à une identité nationale qui viserait une uniformité nationale imposée. L‟identité européenne ne peut se définir seulement de façon objective (langues, géographie, religion, institutions..) Car elle a une part de subjectivité (le sentiment d‟appartenance, les valeurs morales, les idéaux…). Elle se vit d‟abord ce qui n‟exclut pas les tentatives d‟explicitation. Conclusion : Dans son ouvrage, Gérard François Dumont reprend l‟acception d‟Aristote sur l‟identité : «l‟unité d‟un seul être et l‟unité d‟une multiplicité d‟êtres » pour en tirer la conclusion suivante : « On peut penser que l‟identité européenne fusionne ses valeurs idéales et homogènes et ses divers apports culturels (la liberté, l‟égalité, la créativité, la séparation des pouvoirs). Elle couronne le génie des différents peuples européens dont l‟identité s‟abreuve à des sources communes, fraîches d‟avenir. » Cette vision optimiste interroge alors les difficultés politiques de définition de la citoyenneté européenne. L‟Europe se construit depuis une cinquantaine d‟années, ce qui est peu à l‟échelle de l‟histoire du monde, ce qui peut expliquer que les débats sur l‟identité et la citoyenneté ne trouvent pas à l‟heure actuelle de conclusions cohérentes et unanimes. L‟élargissement actuel et ceux à venir (les Balkans, la Turquie, …) contribue à rendre ces débats plus complexes encore. ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 48 - INDIVIDUELLE COLLECTIVE EVOLUTIVE SUBJECTIVE DISCUTEE TRANSMISE IDENTITE EUROPEENNE LIMITE LES EXCES NATIONAUX QUI A DES PRINCIPES COMMUNS UNE VISION DE L‟HISTOIRE COMPATIBLE AVEC L‟IDENTITE NATIONALE FILLE MEDITERRANEENNE EN MIROIR LINGUISTIQUEMENT DIVERSE ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 49 - Quelle est la place de l’Ecole dans cette quête identitaire ? Il y a une trentaine d‟années faire l‟éloge de l‟Europe était « totalement invraisemblable »25. Aujourd‟hui « enseigner l‟Europe » semble être devenu un impératif. La demande se fait pressante qu‟elle vienne des instances officielles européennes ou française (voir les rapports de l‟IGEN 1996 et 2000). Cependant les textes officiels disent très peu de choses des contenus de cet enseignement. C‟est aux enseignants et aux manuels qu‟est dévolue cette tâche. Les adolescents dont nous avons la charge ont grandi dans une France intégrée à l‟UE. Elle leur est donc plus familière qu‟à leurs aînés. Quelles conceptions en ont-ils ? Quelle place tient l‟Ecole dans la construction de ce savoir ? Mais aussi quelle place tiennent ces savoirs dans la construction d‟une identité européenne ? 3. Représentations et attitudes adolescentes Quelques éléments de l‟enquête internationale menée par une équipe de l‟académie de Créteil pour l‟INRP en 199826 : 626 élèves (15 ans en moyenne) français, allemands, italiens et britanniques ont été interrogés 50 % en moyenne répondent affirmativement à la question « êtes-vous fiers d‟être européens ? » Question posée aux adolescents français : Beaucoup Êtes vous fiers d‟être 48,6% européens ? De votre pays ? 53% De votre identité 64% régionale ? Constat : les adolescents arrivent à concilier plusieurs identités (« poly-identité »Edgar Morin) Interrogés sur la signification de l‟Europe dans le passé, ils pointent majoritairement l‟importance de la tradition chrétienne Ils perçoivent la diversité culturelle comme constitutive de l‟identité européenne Ils associent majoritairement Europe à citoyen Ils affirment une adhésion partagée aux valeurs démocratiques Où ces représentations trouvent-elles racines ? À la question sur l‟origine de leur connaissance les 2/3 des élèves de l‟académie de Lyon répondent massivement « l‟Ecole » Mais aussi la TV (50%), les groupes de musiques (18%), la lecture de journaux (17%), les rencontres sportives (17%), la famille et les amis européens (7%), le travail des parents (7%) Ils se montrent sévères avec les cours « assez théoriques » dont le caractère purement scolaire » les rebute. Ils trouvent « qu‟on raconte toujours la même chose », « qu‟on fait trop d‟économie » ou n‟ont « aucun souvenir d‟avoir appris l‟Europe » ! 25 26 Beutler B., dir., 1de votre identité régionale ?993, Réflexions sur l’Europe, Paris, Editions Complexes. Tutiaux-Guillon N., dir., 2000, l’Europe entre projet politique et objet scolaire au collège et au lycée, INRP. ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 50 - 4. La demande institutionnelle Les différents textes communautaires sur l’éducation En octobre 1991 à Vienne, les ministres de l‟éducation des états membres déclarent que : « l‟éducation doit sensibiliser les jeunes au rapprochement des peuples et des Etats européens…Elle doit les aider à prendre conscience de leur identité européenne, sans qu‟ils perdent de vue pour autant leurs responsabilités à l‟échelle mondiale, ni leurs racines nationales, régionales ou locales…Les jeunes doivent être incités à façonner l‟Europe conformément aux valeurs qui constituent leur héritage commun. » À cette fin, il faut « leur donner une conscience plus aiguë des facteurs historiques qui ont façonné l‟Europe. » On retrouve ce souci dans le traité de Maastricht. L‟article 126.1 stipule que « l‟action de la communauté vise à développer la dimension européenne de l‟éducation » L‟article 128.1 que « la communauté contribue à l‟épanouissement des cultures des états membres dans le respect de leur diversité nationale et régionale, tout en mettant en évidence l‟héritage culturel commun » Cet article parle aussi de « l‟amélioration de la connaissance et de la diffusion de la culture et de l‟histoire des peuples européens. » Ainsi d‟après ces textes Il existe une identité européenne fondée sur un héritage commun (culturel, de valeur) Une des missions de l‟école est de faire prendre conscience aux élèves de cette identité L’Europe dans les programmes Existe-t-il des contenus porteurs de cette identité ou support de construction d‟une identité européenne? Les programmes actuels intègrent une réelle dimension européenne mais très orientée sur l‟Union européenne au détriment du reste des États européens, notamment ceux de l‟Europe médiane et orientale. C'est très net en collège comme au lycée, même si les programmes reflètent les hésitations, tant scientifiques que politiques, face au mouvement d'intégration européenne. L'Europe dans les programmes du collège : une entrée privilégiée Dès la classe de cinquième en effet, en histoire, quelques-uns des temps forts retenus par le programme s'inscrivent dans la perspective de l'élaboration progressive de la notion d'Europe : l'empire carolingien et son partage final, le rayonnement de l'église au Moyen Âge et la diffusion des arts roman et gothique, le rôle précoce des villes (Bruges, Venise…) et les routes commerciales à l'échelle continentale, l'extension géographique de la peste noire… Dans la troisième partie, l'Europe est au cœur de la naissance des temps modernes, ne serait-ce que par la présentation de la carte des foyers de l'Humanisme et de la Renaissance ou de celle des divisions religieuses de l'Europe à la fin du XVIème siècle, ou bien encore par le chapitre consacré à la découverte du monde par les Européens. C'est néanmoins en classe de quatrième que l'Europe devient centrale dans les programmes : - En géographie, la moitié de l'année est consacrée à l'étude du continent européen, mais dans une perspective globale ; les aspects géopolitiques en sont absents au profit du ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 51 - repérage. Plus traditionnellement, on continue d'étudier trois États européens, à choisir dans une liste de quatre (Russie, Allemagne, Royaume-Uni et un État méditerranéen) ; - En histoire, l‟année commence par une présentation de l'Europe moderne à partir de diverses cartes qui permettent au professeur “ de mettre en évidence les contrastes politiques, économiques, sociaux, culturels et religieux de l'Europe des XVIIème et XVIIIème siècles ”. Les bouleversements introduits par la Révolution et l'Empire en France sont étudiés par la comparaison de la situation de l'Europe à la fin du XVIII ème siècle et en 1815. La troisième partie est explicitement consacrée à l'Europe et son expansion au dix-neuvième siècle, invitant à la découverte de quelques-uns des fondements de l'Europe contemporaine, ceux de l'âge industriel, mais aussi de la colonisation ; - Dans le nouveau programme d'éducation civique, l'appartenance à l'Union européenne apparaît clairement : on évoque les droits de l'homme en Europe pour familiariser les élèves avec les valeurs communes des pays qui constituent l'Union européenne (démocratie, droits de l'homme, libertés fondamentales) à travers des extraits de deux grands documents de référence : la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (1950) et le traité de l'Union européenne (libre circulation et droit de vote aux élections locales et au Parlement européen). En classe de troisième, l'Europe est inscrite au programme à travers les conflits et les bouleversements géopolitiques qui les suivent : étude des nouvelles cartes de l'Europe, en 1914, 1939, 1942 et 1945. En géographie, on aborde la question spécifique de l'Union européenne dont on étudie la construction et que l'on présente, aux côtés des États-Unis et du Japon, comme une des trois grandes puissances économiques de la planète. Le traité de Rome (1957), celui de Maastricht (1992) et la carte des États membres avec leur capitale, apparaissent dans la liste des repères à mémoriser pour le diplôme national du brevet. Les institutions européennes, mais aussi et surtout le concept de citoyenneté européenne tel qu'il ressort du traité de Maastricht, sont inscrits au programme d‟éducation civique de troisième. Il s'agit bien ici de faire connaître les valeurs universelles et humanistes nées en Europe, la liberté comme “ patrimoine commun d'une Europe fragmentée ”, le respect des droits de l'homme. Il s‟agit aussi de montrer que, dans le cadre d'une diversité assumée, l'identité nationale n‟est pas incompatible avec une identité européenne qui est à la fois héritage et avenir à construire. In rapport de IGEN, L’Europe dans l’enseignement de l’HGEC, septembre 2000 L‟Europe dans les programmes de lycée En géographie, la notion de citoyenneté européenne n‟est pas abordée stricto sensu dans les programmes, mais on peut noter qu‟elle est sous-jacente dans les commentaires portant sur la séquence «Une communauté en débats : L‟Union européenne.» : «L‟Union européenne est très diverse : comment intégrer les identités multiples, sans les abolir, tout en créant une identité qui les dépasse ? Le modèle de nation et de l‟Etat démocratique est celui retenu depuis 50 ans, mais cela ouvre le débat sur l‟avenir à 25 ou plus... » Le terme citoyenneté n‟y est pas employé, mais on insiste sur la dichotomie apparente entre la diversité des identités et une identité supranationale en devenir. En éducation civique juridique et sociale, la réflexion sur la citoyenneté européenne s‟intégrerait facilement dans le programme de première (exercice de la citoyenneté, thème 1 représentation et légitimité du pouvoir politique, thème 2 formes de participation politique et action collective) et surtout de terminale (thème 3 : la citoyenneté et la construction de l‟Union européenne). Les débats institutionnels Débats sur la pertinence et la faisabilité d‟une histoire européenne entre Serge Bernstein, Dominique Borne, Jean Clément Martin, Philippe Joutard, Jacques Le Goff d‟une part et ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 52 - Jean-Pierre Rioux et Nicolas Roussellier d‟autre part. En particulier dans la revue Vingtième siècle. Débat analysé par Jean-Luc Leduc « Enseigner l’histoire de l’Europe : un débat » in Espace-Temps, n°66/67, 1998 5. Dans les enseignements Qu‟est-ce qui permet dans nos cours de construire un rapport positif et réfléchi à l‟Europe ? Débat avec la salle : il en ressort que c‟est l‟approche par l‟étude de cas, le débat ou l‟argumentation autour d‟une question vive qui donne sens et permet de construire un rapport positif et réfléchi, car n‟excluant pas l‟aspect critique, à l‟Europe. 6. Enseigner autrement ? et si l’Europe était l’occasion de penser de nouvelles manières d’enseigner l’histoire et la géographie scolaires ? Comment construire des situations d‟enseignement-apprentissage différentes ? Le débat : Dépasser la situation d‟enseignement traditionnelle, susciter une réflexion personnelle Revisiter les échanges scolaires Bibliographie L’Europe entre projet politique et objet scolaire au collège et au lycée, sous la direction de Nicole Tutiaux-Guillon, INRP, didactiques des disciplines, 2000. L’Europe objet d’enseignement ? Actes du colloque inter-IREHG de Dijon, 7-8 novembre 1995, sous la direction de J-B. Charrier, J. Maréchal, CL. Mercier, F. Sœurs, CNDP. IREHG n° 2, L’Europe, décembre 1995, CRRDP d’Auvergne. Site académique de Rennes ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 53 - Atelier 3 Cartographier l’Europe : des démarches, des outils. Animation : Josée –Christine Langlois professeur au lycée Adam Benoît, L’Isle sur Sorgue Eric Boéri professeur au lycée professionnel Emile Zola, Aix-en-Provence Alain Sidot professeur au lycée Adam Benoît, L’Isle sur Sorgue ARGUMENTAIRE Il y a quelques années déjà que les programmes envisagent l‟étude traditionnelle de la France dans le cadre européen. Les derniers, avec en vue l‟élargissement à 25 qui est réalité depuis quelques semaines, mettent l‟Europe au programme. C‟est donc le moment de s‟interroger sur la réalité de ce continent. Par ailleurs, la démarche du géographe repose largement sur la carte, lecture et production, d‟autant plus qu‟elle est maintenant épreuve des baccalauréats. En outre, la carte permet de mettre en espace des réalités, mais aussi des projets, voire des questions. Depuis un an que l‟on pratique le programme de Première, il nous paraît évident qu‟il n‟y a pas de définition univoque de l‟Europe, mais que celle-ci ne peut être que plurielle : il y a davantage de questions à se poser et à faire se poser à nos élèves que de réponses à apporter. C‟est tout l‟intérêt de cette nouvelle partie du programme ! ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 54 - Comment faire ? Interroger l’ensemble des manuels : quelle(s) vision(s) nous donnent ils ? et bien sûr, qu’en faire ? L‟objet de cette séance est de présenter notre questionnement, notre démarche, et parfois, des propositions de réponses ; tout ceci bien sûr à travers la cartographie, car «un petit dessin vaut mieux qu‟un long discours» (Napoléon, qui s‟y connaissait en Europe à géométrie variable). Donc, après avoir effectué un rapide recensement statistique des sujets traités par les cartes proposées par les manuels des classes de Première (ANNEXE 1), nous aborderons les quatre axes d‟études forts qui apparaissent. Enfin, pour chaque partie, seront présentées des propositions d‟exercices à faire travailler aux élèves. La première démarche s‟élabore à partir de plusieurs questions : I° Que voit – on ? Qu‟est-ce qui manque? (ANNEXE 2) II° De quelle Europe parle-t-on ? UE ou le tout, qu‟on ne sait justement pas définir ni limiter ? III° Qu‟est-ce que l‟Europe ? Une Europe dans l‟ Europe ? de quoi parle-t-on ? (ANNEXE 4) IV° De quoi parle-t-on quand on parle d‟Europe organisée ? Y a-t-il un réseau européen ? On parle de métropolisation , quelles réalités recouvre-t- elle ? (ANNEXE 5) V° Y-a-t-il une Europe des Régions ? Quelle vision actuelle de l‟Europe avons nous avec les axes de développement proposés par la DATAR ? (ANNEXE 6) Des questions, des réponses données par les Propositions de démarches pédagogiques. cartes des manuels I° Qu’est- ce qu’on voit ?Qu’est-ce qui manque ? Tous les manuels montrent : une Europe plurielle, vue la pléthore des cartes linguistiques et religieuses, on a le choix statistiquement (10 références). Par contre, une seule carte peut aider à définir l‟identité européenne : carte sur les fondements de l‟identité européenne (Hachette 1ère). ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 55 - L‟ Europe a un fond commun : L‟Europe est judéo-chrétienne (cf. seconde). L‟Europe est marquée par l‟ islam (cf. seconde). L‟Europe est un produit de la Renaissance et est marquée par l‟Humanisme, par le siècle des Lumières. L‟Europe est une vieille terre de richesse, marquée par le commerce et le capitalisme. Mais on voit aussi les limites et les problèmes de ce beau tableau : la maigreur actuelle de l‟islam et les lieux possibles de confrontation les langues minoritaires et les revendications qu‟elles peuvent induire. les différences entre l‟Ouest et l‟Est, qui ne datent pas de la Guerre Froide ; des Poser le problème des limites de l‟Europe. espaces méridiens apparaissent. Projection d‟une vidéo K7 de la série «le D‟où la question : dessous des cartes», de Jean Christophe II° De quoi parle –t-on quand on Victor sur l‟ Europe. parle d‟ Europe ? UE ou le tout qu‟on ne sait Objectifs : *Proposer aux élèves après la vision de la justement pas définir ni limiter ? On définit l‟Europe par son histoire et chaque K7, de remplir un organigramme (cf. époque a inventé une identité : l‟Europe du ANNEXE 3) où l‟Europe est un continent début du XXème, celle des 2 blocs, l‟Europe défini par des limites physiques, la continuité de l‟après guerre froide, l‟ Europe puissance géographique et l‟histoire pour montrer coloniale, l‟Europe ouverte sur l‟espace ensuite que ces différents critères ne maritime et drainée par de grands axes peuvent s‟appliquer au continent européen, fluviaux. Ainsi l‟Europe apparaît comme un par la présence des 7 régions ultra- projet dont les limites sont par conséquent périphériques entre autres. variables. ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 56 - Des questions, des réponses données par Propositions des démarches pédagogiques les cartes des manuels III° Qu’est-ce que l’Europe ? Une Europe dans l’ Europe ? De quoi parle-t-on ? Représenter l‟Europe, l‟UE avec les adhésions retenues, différées, discutées. L‟Europe est une mosaïque d‟Etats, mais Objectifs : aussi un regroupement vers l‟unification : construire un schéma sur le modèle de l‟UE ( carte sur les différentes étapes de la la carte de l‟Europe des cercles construction européenne dans tous les concentriques selon J. Delors ( manuel manuels) B. Lacoste) à partir de cartes Les manuels présentent plutôt l‟UE et ses traditionnelles sur l‟Europe et l‟UE partenaires comme : choix des figurés * un ensemble géopolitique pour assurer la faire une légende organisée (selon le paix et la prospérité afin de réduire les niveau d‟enseignement). disparités (cartes sur les programmes Il est intéressant de montrer aux élèves CARDS, Euromed, TACIS : carte des qu‟on peut appliquer ce schéma simple aux partenaires de l‟ OTAN). périphéries de l‟UE (cf. cercles * une communauté d‟Etats en voie concentriques de l‟UE : une hiérarchie des d‟intégration par des réalisations concrètes aides (Doc photo n°8031) (cartes sur l‟euro, l‟espace Schengen, ERASMUS). Il est intéressant de souligner qu‟un seul manuel (Belin 1ère) montre l‟Europe vue de l‟extérieur, par les Américains «vieille Europe / jeune Europe », expression utilisée par le secrétaire d‟Etat, lors de la guerre en Irak) ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 57 - Montrer la volonté de construction d‟une Europe organisée, ou du moins pensée : d’Europe organisée ? Y-a-t-il un réseau partir d‟un modèle connu par les élèves, la européen ? On parle de métropolisation ? représentation de la mégalopole européenne (carte dans B. Lacoste) plus un texte illustrant Quelles réalités recouvre-t-elle ? la légende. Carte du Ring de Brunet et la -Les cartes des manuels sur l‟Europe, foyer pieuvre rouge de G. Baudelle européenne (Belin 1ère) d‟immigration, sur les densités, sur les Objectifs : migrations intérieures au sein de l‟UE, * Retrouver la signification des différents montrent que l‟Europe est un espace figurés de la légende. densément peuplé, attractif. * Comparer les différentes représentations et -Il semble plus intéressant, suivant les trouver leurs limites. * Conclure que ce sont des exemples de objectifs des nouveaux programmes de modélisation plus que la réalité ! montrer que l‟Europe est un espace On perçoit la mégalopole, mais elle n‟est pas organisé en nœuds, représentés par les le réseau européen ; Brunet a modifié sa métropoles. vision avec le « Ring » qui pour être élargi -La carte sur les modèles régionaux en n‟en est pas moins obsolète ; de même, Europe (Bréal 1ère) montre une vision Baudelle a conçu la «Pieuvre» qui jette ses classique et surtout statique des différents tentacules loin de son corps, mais ce modèle types de réseaux, qui relève de la a l‟inconvénient de supposer une continuité géographie générale et n‟a pas sa place ici, territoriale entre ces métropoles ce qui ne sauf pour montrer qu‟il n‟y a pas de réseau à correspond pas à la réalité. l‟échelle du continent (il y a, éventuellement, -Toutefois, en superposant les projets de des réseaux nationaux, héritages des lignes TGV, ce modèle prend de la différentes histoires nationales). consistance. -La carte sur la métropolisation en Europe IV° De quoi parle-t-on quand on parle (Hatier 1ère) montre la promotion réelle ou potentielle de certaines villes quelles que soient leur taille ou leur localisation. La promotion des villes se fait sur des fonctions. Donc quand on parle d‟Europe organisée, on parle de métropolisation, c‟est-à-dire d‟un mouvement de promotion de villes aux fonctions élevées. -Quand on superpose à cette carte, la carte des TGV(axes TGV potentiels en direction ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 58 - de l‟Europe Centrale de F. Besset in L‟Epreuve de géographie à Sciences Po. Ellipses 2OO2) on voit une géographie «volontariste», les projets sont résolument ouest-est ; il s‟agit d‟accrocher l‟Europe de l‟Est à celle de l‟Ouest ; certaines villes, deviennent des nœuds (on peut parler de hubs, comme pour les EUA). -La métropolisation, est un mouvement de promotion de villes aux fonctions élevées raccordées en réseau. V° Y-a-t-il une Europe des Régions ? Montrer l‟importance des Régions travaillant Quelle vision de l’Europe donnent les ensemble à travers un espace transfrontalier. axes de développement de la DATAR ? Donner un croquis : l‟Alsace et ses voisins -Les régions apparaissent dans les manuels (B. Lacoste) complété d‟un texte de Jouve, essentiellement à travers les différences de Stragiotti, Fabries-Verfaillie (idem) ; les richesses. figurés et les éléments de la légende sont Comment montrer aux élèves l‟Europe des disjoints et dans des ordres différents. régions ? Belin et Hatier sont les seuls à Objectifs : proposer une vision de projet (cf. carte « les identifier sur le croquis les figurés de la régions travaillent ensemble » Belin p. 289) légende que l‟on associera à la liste des -L‟UE a fait des Régions l‟unité spatiale éléments donnée. prioritaire de son action, et l‟Europe en trouver un titre. construction est autant celle des Régions organiser une légende ordonnée. que celle des Etats. Autre proposition, plus simple : -La carte sur le schéma prospectif des axes trouver le bon titre et la légende de développement en Europe selon la DATAR (cf. manuel Hatier p. 325) montre correspondant dans une liste de trois. une vision future de l‟Europe : une Europe élargie vers Bucarest en 2007 ? une Europe élargie vers St Petersbourg un jour ? non plus comme extension de l‟ancien centre : Banane Bleue, Ring, Pieuvre, ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 59 - mais dans un développement équilibré de 3 nouveaux pôles : NE - SE - SO, chacun articulé autour de pôles centraux ( hub) et de corridors de développement. A partir d‟un modèle de R. Brunet (Hachette les liens entre le Centre Europe et les 3 Technique 1ère Bac Pro) sur l‟arc nouveaux pôles seraient assurés par les méditerranéen faire réfléchir les élèves sur TGV. l‟intérêt de représenter la méditerranée et les mais quelle existence réelle de l‟Arc pays riverains en utilisant le modèle centre - atlantique, ou de l‟Arc méditerranéen périphérie. (même si l‟INSEE évoque une Objectifs : Eurorégion PACA-PIEMONTE LIGURIA) • le questionnement doit permettre de ? dégager des structures et dynamiques En revanche, on voit la promotion spatiales transfrontalières possible de Prague, qui pourrait être un • appréhender la construction d‟un modèle. « super hub » reliant les axes parallèles E- O ; mais alors ne retourne-t-on pas vers la réalité des XVIII-XIX c‟est-à-dire la promotion de la MittleEuropa ? Les régions deviennent aussi des acteurs politiques et économiques en engageant des procédures de rapprochement et de coopération (carte Belin « les Régions travaillent ensemble » page 289). Conclusion : L’intérêt de l’étude de l’Europe est que l’on fait de la géographie vivante, en train de se faire : l’Europe est une idée à construire plus qu’une réalité à décrire. C’est aux élèves futurs citoyens que ces cours s’adressent. Cette étude nous permet d’éviter les écueils, de repérer les grands axes, de voir les limites de chaque manuel, d’en dégager les richesses, de montrer le rôle des modèles, d’où l’importance des cartes. ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 60 - ATELIER 4 Apprendre et enseigner l’histoire de l’Europe Animation : Christine Colaruotolo professeure au collège Coin-Joli, Marseille Nicole Gallice professeure au lycée d’Altitude, Briançon Gérald Attali professeur au lycée Emile Zola, Aix en Provence ARGUMENTAIRE Mettre l‟histoire à l‟heure européenne est un des thèmes au cœur du colloque inter - IREGH qui s'est tenu à Dijon en 1995 "Enseigner l'Europe pour donner une représentation partagée de l'Europe d'hier et d'aujourd'hui pour construire l'Europe de demain". Oui. Mais quelle Europe ? Et comment faire et enseigner une histoire de l‟Europe qui pourrait aussi jouer son rôle dans une éducation à la citoyenneté ? Enfin, quels sont les enjeux qui sous tendent l'enseignement d'une histoire européenne ? Place l'histoire de l'Europe dans les programmes et les manuels d'histoire en France Dés les années 1950, le Conseil de l'Europe organise des rencontres sur les manuels et les programmes d'histoire pour réfléchir à des convergences possibles. En octobre 199l, à Vienne, lors d'une réunion des ministres de l'éducation des états membres, les objectifs éducatifs sont clairement définis : "L'éducation doit sensibiliser les jeunes au rapprochement des peuples et des États européens... Elle doit les aider à prendre conscience de leur identité européenne, sans qu'ils perdent de vue pour autant leurs responsabilités à l'échelle mondiale, ni leurs racines nationales, régionales et locales... Les jeunes doivent être incités à façonner l'Europe conformément aux valeurs qui constituent leur héritage commun". À cette fin, il faut leur "donner une conscience plus aiguë des facteurs historiques qui ont façonné l'Europe". Au travers de cette citation transparaît l'idée qu'il y a bien une identité européenne qui repose sur un héritage politique et culturel commun et que l'un des rôles de l'enseignement est de développer la prise de conscience de cette identité. C'est à partir de 1995, que les programmes de l'enseignement secondaire français s'inscrivent dans une perspective européenne. Enseigner " la dimension européenne " telle qu‟elle est définie dans les textes officiels suppose de prendre en compte l‟Union Européenne mais aussi la grande Europe. De la 6e à la 3e les programmes d'histoire sont organisés autour de la constitution ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 61 - progressive du patrimoine européen grâce aux apports des civilisations grecque, romaine, du judéo-christianisme en 6e, de l'Humanisme et de la Renaissance en 5e une place réduite étant accordée aux autres civilisations (civilisation précolombienne.) Mais l'Europe est surtout au cœur du programme d'histoire de 4e centré sur l'Europe du XVII e au XIX e siècle et du programme de 3e qui couvre la période de1914 à nos jours et aborde la question de l'Europe au travers notamment des deux Guerres mondiales, la construction européenne. Concentrons-nous sur le programme d'histoire1 de 4e. Centré sur l'histoire de l'Europe et de la France du début XVII e siècle à la fin du XIX e siècle, il privilégie l'histoire nationale et très secondairement l'histoire d'autres pays européens (chapitre sur la monarchie anglaise au XVII e siècle.) Rares sont les chapitres consacrés aux civilisations extra-européennes horsmis la naissance des Etats-Unis. Ces civilisations sont évoquées rapidement dans le chapitre consacré aux relations commerciales tissées entre l'Europe et le reste du monde au XVII e siècle (carte p 7 Hatier) mais surtout au travers de l'expansion européenne du XIX e siècle. Quelle image de l'Europe et de son histoire les manuels scolaires de 4 e renvoient t-ils ? Une Europe aux contours flous Dans le manuel Magnard 4e (p 164 -165) un document intitulé La dame Europe (Prague 1592) introduit la partie géographie du programme centrée au tour de la question : "qu'est-ce que l'Europe ?". Cette représentation d'une Europe personnifiée, réalisée par Heinrich Bungalow. Cette illustration centrée sur le royaume de Bohême, illustre les principales caractéristiques de l'Europe : son unité (il s'agit d'une personne), sa diversité et ses divisions (c'est une mosaïque de royaumes) et l'imprécision de ses limites à l'est puisque la dame n'a pas de pieds. Cette illustration est accompagnée d'une introduction dans laquelle le rôle de l'histoire dans la définition de l'identité européenne est réaffirmé : "L'Europe est une création de l'Histoire : ce qui réunit et divise les Européens est un héritage complexe façonné depuis des millénaires". Fluctuantes les frontières de l'Europe le sont tout au long de l'histoire mais elles le sont aussi d'un manuel d'histoire à l'autre: si à l'est, la partie occidentale de l'empire de Russie apparaît dans la plupart des cartes de l'Europe en 1600, la délimitation géographique au sud est beaucoup plus floue. Dans un planisphère (Hachette 2002 p10) présentant l'Europe (en rouge) et ses colonies au début du XVII e siècle l'Empire Ottoman est exclu de l'espace européen alors que dans les cartes suivantes il fait partie intégrante de l'Europe (p 8 et 10.) Dés les premiers chapitres du Bordas 4e et tout au long du manuel, la couleur grise est attribuée à l'Empire Ottoman contrairement aux pays européens aux couleurs vives. Mais comment interpréter ce choix ? L'Empire Ottoman est-il considéré comme n'appartenant pas l'Europe ? Ne fait-il pas partie des pays étudiés en 4e ? Ou sous la dénomination "Europe" faut-il plutôt comprendre implicitement que seule l'Europe occidentale est réellement au cœur de l'étude? Pourtant, dans le chapitre consacré aux mouvements libéraux et nationaux du XIX e siècle (p138-140), un tableau d'Eugène Delacroix la Grèce mourante (1826) et le résumé font allusion aux soulèvements grecs et aux troubles dans la péninsule Balkanique jusque là sous domination de la Turquie musulmane. Enfin n'oublions pas que les élèves de 4e étudient parallèlement l'Europe en géographie et que l'une des premières questions abordées est la délimitation de ses frontières géographiques. Or, les cartes actuelles de l'Europe (Hachette p 202) excluent clairement la Turquie. Plutôt déconcertant pour des élèves, non ? Dans la troisième partie du programme, l'Europe et son expansion au XIX e siècle, le même constat peut être réalisé dans les chapitres consacrés à l'âge industriel qui sont presque entièrement bâtis autour de documents concernant la France. Le cas de l'Angleterre, en raison de l'antériorité de son développement industriel est évoqué mais la dimension européenne n'est envisagée qu'au travers de quelques documents disséminés (cartes, 1 L'analyse des manuels d'histoire - géographie de 4e a été réalisée à partir des éditions suivantes : Bordas 1998, Hachette 2002, Hatier, Magnard 1998 ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 62 - statistiques) qui exclus les pays moins industrialisés. Quant aux documents à l'échelle régionale, ils sont quasiment inexistants. Les cahiers d'élèves remplis de cartes intitulées "l'Europe en …" sont aussi révélateurs à cet égard. Dans la plupart des cas, aucune réelle réflexion n'est menée avec les élèves sur les fluctuations historiques des frontières européennes jusqu'à nos jours. Pourtant, une telle réflexion serait nécessaire afin de faire prendre conscience aux élèves que ce découpage qui remonte au Moyen-Age (programme de 5e) est en fait une construction culturelle. L'examen des représentations spatiales de l'Europe à partir d'une comparaison ou d'une superposition de cartes serait également intéressant car elle permettrait d'appréhender l'espace européen, tantôt contracté, tantôt dilaté même si dans la pratique elle reste plus difficile à réaliser car les cartes sont distribuées au cours d'années successives. Cette approche comparative permettrait notamment de voir avec les élèves que l'Europe s'achève là où se situe l'Autre, l'ennemi ou l'inconnu. Et cette démarche est d'autant plus utile que nous distribuons aux élèves le plus souvent des planisphères européo-centrés qui leurs donnent une représentation du monde où l‟Europe est au centre et là encore, parfois, sans le moindre commentaire. De même une réflexion, le découpage chronologique employé s'avère nécessaire. Avant le traité de Rome, les dates proposées sont rarement placées dans une perspective européenne. A tel point que l'Europe ne semble pas d'avoir d'enracinement dans le passé. Si les temps forts de l'histoire de l'Europe sont évoqués dans les programmes d'histoire de la 5e à la 3e, une Europe de la Renaissance, des Lumières, une Europe occupée et libérée, l'absence de continuité dans le récit historique est criante et ne peut que nuire à la constitution d'un passé européen et à son apprentissage. ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 63 - Une Europe, champ de bataille ? L'Europe ne serait-elle qu'un champ de bataille comme le laisse entendre le dessin de Plantu2 ? L'analyse des couvertures de manuels d'histoire de 4e tendent à confirmer cette vision. Sur quatre manuels étudiés, deux d'entre - eux donnent une image belliqueuse de la France : la couverture du Bordas représente la garde nationale de Paris partant pour l'armée en Septembre1792 tandis que celle du manuel Hachette (2003) représente Napoléon franchissant le Grand St Bernard illustrant la France et son expansion en Europe au XVIII e siècle. La période XVII e siècle est effectivement ponctuée par des conflits : le programme de 4e s'ouvre sur la guerre de 30 ans avec un tableau de Sébastien Vrancx représentant une scène de pillage d'un village flamand pendant la guerre de Trente ans (Hachette doc. 2 p11) accompagné d'un texte de Mazarin sur l'expansion française puisse poursuit parles guerres sous le règne de Louis XIV. Dans les chapitres sur la Révolution française et l'Empire, les manuels accordent une large place aux guerres. Les pays voisins nommés européens dans les chapitres précédents deviennent des envahisseurs. Quant aux coalitions"elles sont présentées non comme des alliances européennes mais comme une menace contre la souveraineté française."Les guerres napoléoniennes font l'objet de dossiers illustrés par une multitude de tableaux représentant les différentes batailles. Toutefois, en contre-point, certains manuels comme le Hachette (p 92 à 95) offrent des documents émanant d'auteurs étrangers permettant une confrontation de points de vue tant sur la Révolution française que sur l'expansion napoléonienne en Europe. Les autres pays européens sont évoqués le plus souvent au travers de la figure de leurs dirigeants lors du congrès de Vienne en 1815 (Magnard doc. 2 p 86) ou lors du partage du monde à la fin du XIX e siècle, le modèle de l'Etat - Nation dominant durant cette période. C'est donc là encore une image d'une Europe conquérante ou qui se déchire qui est renvoyée par les manuels. Or, selon l'historien Philippe Joutard il faudrait plutôt s'attacher à montrer que"l'Europe n'est pas faite que de tensions et de conflits." Une Europe culturelle ? En 4e le patrimoine artistique européen est évoqué lors des chapitres consacrés à l'art baroque et classique même si c'est Versailles qui est retenu comme document patrimonial. La primauté accordée au patrimoine culturel français est nette et seulement deux dossiers sont consacrés à Rembrandt au XVII e siècle et à Verdi aux XIX e siècle (Hachette p152.) Au XVIIIe siècle, le mouvement des Lumières est présenté essentiellement à partir d'extraits d'ouvrages de philosophes français reflétant en cela la contribution française. Les références à la propagation de ses idées en Europe sont très rares et il faut regarder du côté des résumés pour découvrir une phrase y faisant allusion. Le manuel Bordas évoque dans une phrase "les Despotes éclairés." Enfin, dans l'ensemble des manuels les chapitres présentant les différents courants artistiques du XIX e siècle sont dominés par des oeuvres françaises à l'exception des tableaux de Van Gogh (Bordas p 132.) La seule allusion à l'influence de l'art extra-européen se fait au travers d'un masque africain dans les dossiers consacrés aux Demoiselles d'Avignon de Pablo Picasso. Au terme de l'analyse des manuels d'histoire de 4e français, les écarts constatés entre l'histoire de France et de celle de l'Europe nous amènent à parler plutôt de "l'illusion de l'histoire européenne.3" Les moments de l'histoire européenne sélectionnés sont ceux qui 2 Plantu, Le Monde, 1992 3 J.B Charrier, J. Maréchal, Cl Mercier, F. Sœurs (sous le direction de) L'Europe, objet d'enseignement ? Actes du colloque Inter - IREGH de Dijon, 7-8 novembre1995,CNDP ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 64 - croisent l'histoire de France. La primauté de l'histoire de France est nette et son enseignement est avant tout chargé de nourrir la conscience nationale. Voyons maintenant, quelle est la place de l'histoire de l'Europe dans l'histoire enseignée en Allemagne et en Angleterre? Dans les programmes et manuels scolaires allemands En Allemagne dès leur troisième année scolaire dans l‟enseignement primaire, les élèves reçoivent des cours de "'sciences humaines'" (Heimat-und Sachunterricht), une matière qui regroupe la géographie, l'histoire et… la physique ! L'histoire devient une matière scolaire à part entière dès la sixième année (de 11 à 12 ans.) L'analyse des manuels allemands se révèle plus difficile à réaliser car chaque Land dispose d'une large autonomie pour la fixation de ses programmes scolaires. On trouve donc non seulement des manuels par niveau et par éditeur mais aussi par Land ou par groupe de Länder. La France figure rarement en tant que telle dans les programmes scolaires allemands. Il s'agit parfois d'une option (dans le cadre d'un choix entre la France et la Grande-Bretagne par exemple), souvent d'un traitement occasionnel dans un contexte thématique (la construction européenne notamment.) C'est seulement à partir de la classe 8 (14 ans) qui correspond au lycée en France que le programme couvrant la période XVII e siècle et XIX e siècle prend en compte la dimension européenne avec l'étude des Lumières, l'étude de la Révolution française et de ses conséquences et les mouvements nationaux et libéraux de 1848. En classe 9 (15-16 ans) le programme débute par l'étude de l'empire allemand en 1871 et se prolonge par l'analyse de la période contemporaine jusqu'en 1945 avec l'étude des conséquences de la Première Guerre mondiale et notamment du traité de Versailles, la République de Weimar et le III e Reich. A noter que la Première Guerre mondiale, bien que présente dans tous les programmes scolaires des lands, tend à s'estomper dans la mémoire collective au profit de la Seconde Guerre mondiale et du nazisme ressentis comme plus urgent à enseigner. Le programme d'histoire est centré dans la classe 10 sur l'étude du monde au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la Guerre froide et l'histoire de l'Allemagne de1945 aux années 1990 avec la "révolution tranquille" de 1989 Mais enseigner l'histoire de l'Europe suppose que le pays arrive lui-même à gérer son propre passé. C'est le défi qu'a dû et doit encore relever l'Allemagne. Suite à la réunification de l'Allemagne, ce sont les programmes ouest-allemands qui se sont imposés aux nouveaux landers de l'Est, les manuels d'histoire de l'Est trop imprégnés de la vision idéologique du régime déchu étant immédiatement détruits. Dans un premier temps, des ouvrages élaborés à l'Ouest datant des années 1980 ont été réédités et augmentés d‟un chapitre sur la réunification. Mais ils se sont avérés en complète rupture avec la vision que les Allemands de l'Est avaient de leur histoire. "On y insistait sur le système répressif du régime communiste ou encore sur l’intégration de la RDA au système soviétique. La réunification était présentée sous un jour positif, sans évoquer les espoirs déçus à l’Est" rappelle Falk Pingel, directeur de l‟Institut Georg-Eckert pour l‟étude internationale des manuels scolaires. Les enseignants étaient par ailleurs confrontés à un dilemme devant expliquer à leurs élèves "pourquoi la vérité d’hier n’était plus celle d’aujourd’hui, note Andréa Schwärmer, qui a luimême enseigné l’Histoire dans le Land de Thuringe. Ceux-là ont perdu toute crédibilité et ont dû se résigner à quitter l’enseignement". Depuis 1995, de nouveaux ouvrages sont apparus élaborés par des auteurs appartenant aux deux parties de l'Allemagne prenant en compte de manière plus nuancée qu‟auparavant, toutes les facettes de la société est-allemande au travers de biographies individuelles. Ainsi un chapitre est consacré à la comparaison du rôle de la femme dans les sociétés est et ouest-allemande. La présentation du régime nazi et de l'Holocauste est également abordée sous un nouvel angle dans les programmes d'histoire du land de Brandebourg qui ont fait l'objet d 'une révision. Une place accrue est réservée à certains thèmes comme la vie quotidienne en RDA, la période nazie et l‟Holocauste, la comparaison entre stalinisme et nazisme ou encore le rôle des mouvements citoyens dans la ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 65 - chute du régime est-allemand. «En RDA, rappelle Falk Pingel, le national-socialisme était présenté comme une perversion du système capitaliste. On ne le comparait évidemment pas au régime stalinien et l’on parlait très peu du système concentrationnaire et de ses victimes." Actuellement, la grande majorité des historiens allemands s‟accordent aujourd‟hui sur une interprétation commune de l‟Histoire de la RDA. Les manuels tiennent compte du fait que les nouvelles générations n‟ont pas vécu l‟Histoire qu‟on leur enseigne et présente à l'aide de témoignages variés la naissance des mouvements citoyens de 1989 et la manière dont la jeunesse est-allemande a vécu la réunification afin de provoquer un débat. Dans les programmes et manuels scolaires britanniques Les élèves entre 11-14 ans ont une 1Heure 30 de cours d'histoire par semaine. A partir de 14 ans et l'histoire devient une option soit 2 Heures 30 par semaine pour les élèves de 14-16 ans et jusqu'à 5 heures pour les élèves de 16-18 ans. Les programmes sont centrés sur l'histoire nationale du XI e siècle au début du XX e siècle. L'histoire de l'Europe n'est envisagée qu'au travers de l'étude d'une période de l'histoire européenne avant 1914 laissée au choix puis au XX e siècle au travers de l'étude des deux Guerres mondiales, l'Holocauste, la Guerre froide et son impact sur la Grande Bretagne et le monde. A noter que dans un manuel d'histoire anglais, le chapitre traitant de la Première Guerre mondiale s'ouvre par un débat historiographique autour des origines de la Première Guerre mondiale avant de présenter la guerre elle-même (les grandes phases…) Au total, l'analyse des programmes et des manuels d'histoire français, allemand et anglais renforce l'idée que la vision de l'Europe est amplement subordonnée à l'histoire nationale des pays. L'Europe et son histoire n'ont donc guère de lisibilité pour les élèves. Mais comment le pourraient-elles alors qu'elles sont encore enjeu de débat au sein de la communauté scientifique ? Elle montre, en outre, toute la difficulté à faire cohabiter des mémoires nationales divergentes, sinon contradictoires. Lors d'un colloque international l'Europe face à ses "passés douloureux4 organisé en décembre 2003 à Prague et réunissant la France l'Allemagne, la Pologne et la République Tchèque, une historienne polonaise affirmait "Oui, à l'Europe mais nous y entrerons avec nos morts ! ". A la veille de l'élargissement de l'Union Européenne, on se rend compte à quel point l'enjeu est de taille "le passé étant toujours, en politique, l'affaire du présent." Une histoire comparative, premier pas vers une histoire de l'Europe ? La dimension européenne et les perspectives socio-économiques et culturelles peuvent être intégrées dans les sujets les plus couramment enseignés : les deux Guerres mondiales, les dictatures de l‟Entre-Deux-Guerres, la Guerre froide… Ceci suppose une relecture des histoires nationales et l'adoption d'une approche comparative de ces histoires préalables nécessaires à une histoire européenne. Dans cette optique, un colloque international, l'Europe face à ses "passés douloureux", a été organisé en décembre 2003 à Prague réunissant la France, l'Allemagne, la Pologne et la République tchèque afin de "neutraliser [les] moments douloureux de l’histoire européenne " et voir"la manière dont les Etats européens ont cherché à surmonter ces " stigmates"historiques pour accepter de vivre ensemble dans une Europe pacifique." 4 Alexandra Laignel-Lavastine, Les mémoires blessées de l'Europe, Le Monde 27 Décembre 2003 ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 66 - Le thème choisi ici est l'image de l'ennemi durant la Première Guerre mondiale à partir d'un croisement de sources françaises et allemandes. Cette séance s'intégre dans le cadre d'une séquence plus large intitulée Regards croisés sur les relations franco-allemande au XX e siècle, premiers pas vers une histoire européenne ? Pourquoi ce choix ? Les images de l'ennemi ont dominé et ont pesé sur les relations francoallemandes durant la Première Guerre mondiale et au-delà encore. Après 1945 elles ont disparu, non à la suite d'une décision voulue par les responsables politiques, même si Adenauer et de Gaulle ont ouvert la voie dans ce sens, mais plutôt par la volonté déclarée des deux nations toutes entières. Les programmes éducatifs et culturels y ayant contribué. L'objectif n'est pas de renforcer ces représentations mais de voir comment et pourquoi elles ont été construites et comment elles ont pu peser sur les relations franco-allemandes et être surmontées. Regards croisés sur les relations franco-allemande au XX e siècle, premiers pas vers une histoire européenne ? I/ L'image de l'ennemi durant la Première Guerre mondiale •Fil directeur Cerner la place respective de la première guerre mondiale dans les consciences collectives française et allemande. Niveau collège 3e Séquence 2 h Pourquoi ce choix ? - Intégrer la dimension européenne dans un sujet couramment enseigné : la Première Guerre mondiale. - Car l‟historicisation des deux conflits mondiaux s‟est amorcée et se poursuit actuellement. •Démarche - Relecture des histoires nationales - Approche comparative de ces histoires, préalable nécessaire à une histoire européenne - Approche historiographique •Objectifs - Quelles sont les différences et les points communs dans les formes d'expression du patriotisme en Allemagne et en France ? - Quelles sont les images de l'ennemi, déjà existantes, qui ont ressurgi pendant la Première Guerre mondiale en Allemagne et en France ? •Supports ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 67 - - 4 Affiches de propagande (françaises et allemandes) II/ De la guerre à la réconciliation (1945 - à nos jours) 2e séance : 1h (2e trimestre) Objectif Comment ces représentations ont-elles pu peser sur les relations franco-allemandes jusqu’à nos jours et être surmontées ? Supports Une caricature allemande Un extrait du discours du chancelier Schröder du 9 mai 2000 Bibliographie - J.B Charrier, J. Maréchal, Cl Mercier, F. Sœurs (sous le direction de) L'Europe, objet d'enseignement ? Actes du colloque Inter - IREGH de Dijon, 7-8 novembre1995,CNDP. - Nicole Tutiaux - Guillon (sous la direction de) L'Europe entre projet politique et objet scolaire au collège et lycée, INRP, janvier 2002. - Jean Leduc, Enseigner l‟histoire de l‟Europe : un débat, Espaces-Temps, n° 66/67, 1998 - Alexandra Laignel - Lavastine, Les mémoires blessées de l'Europe, Le Monde 27 Décembre 2003 - Le panthéon des grands hommes européens, Le Monde 6 mars 2004 - Site Internet utilisé pour la séquence d'histoire 3e Regards croisés sur l'histoire des relations franco-allemande au XX e siècle : l'image de l'ennemi durant la Première Guerre mondiale en France et en Allemagne (1re séance). http://geogate.geographie.unimarburg.de/parser/parser.php?file=/deuframat/francais/3/schne ider/kap_1.htm ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 68 - ARGUMENTAIRE COMPLEMENTAIRE L’EUROPE DANS L’ENSEIGNEMENT DE L’HISTOIRE EN ITALIE L’Europe dans les programmes italiens Contrairement à la France, l‟Italie n‟a pas connu de grande réforme du système éducatif depuis longtemps. L‟organisation en cycles d‟apprentissages est quasiment restée comme l‟avait définie le philosophe Giovanni Gentile en 1923. Dans l‟attente d‟une réforme du cycle secondaire supérieur, de nombreux lycées ont adopté des projets expérimentaux. A l‟instar des autres pays européens, l‟Italie a la volonté d‟intégrer l‟étude de l‟histoire de l‟Europe dans l‟étude de l‟histoire. Certains établissements ont choisi de majorer la place accordée à l‟histoire de l‟Europe dans les programmes officiels. Les jeunes Italiens fréquentent une école très fragmentée et compartimentée en trois cycles : le cycle d‟enseignement primaire (5 ans), le cycle d‟enseignement secondaire moyen (3 ans) et le cycle d‟enseignement secondaire supérieur (5 ans). Les enseignements d‟histoire et de géographie sont distincts. Au cours du cycle d‟enseignement secondaire moyen (scuola media), les élèves suivent 3 heures d‟histoire-éducation civique par semaine. Au cours du cycle secondaire supérieur (liceo classico/scientifico), les élèves suivent 2 heures d‟histoire les 2 premières années puis 3 heures les trois années suivantes. Les programmes d‟histoire des 2ème et 3ème années de la scuola media (5ème et 4ème en France) prévoient l‟étude de la formation et du développement de l‟Europe (du Moyen-Age à nos jours). Le décret-loi du 4 novembre 1996 prévoit les dispositions relatives à la subdivision annuelle du programme d‟histoire du cycle secondaire supérieur : «1ère année, de la Préhistoire aux deux premiers siècles de l’Empire romain ; 2ème année, de l’âge des Sévères à la moitié du XIVème siècle ; 3ème année, de la crise socio-économique du XVIème siècle à la première moitié du XVIIème siècle ; 4ème année, de la seconde moitié du XVIIème siècle à la fin du XIXème siècle ; 5ème année, le XXème siècle ». L‟étude de l‟histoire de l‟Europe est tantôt rapprochée de celle de l‟histoire de la péninsule tantôt substituée à celle-ci : en 3ème année, « les élèves complètent leurs connaissances à propos des crises politiques en Italie et des guerres européennes durant les Temps Modernes », en 5ème année, les élèves étudient « l’époque contemporaine : les guerres mondiales, la Résistance, la lutte pour la démocratie en Europe ». L’Europe dans les manuels italiens La lecture des manuels d‟histoire utilisés au cours des cycles secondaires moyen et supérieur laisse apparaître une richesse et une abondance des contenus qui contraste avec le nombre d‟heures offert par le calendrier scolaire pour l‟enseignement de la discipline. Les chapitres sont habituellement divisés en deux parties : la première consacrée aux connaissances encyclopédiques et la seconde réservée aux évaluations sommatives (schede di verifica). Lorsqu‟ils évoquent l‟histoire de l‟Europe, les manuels italiens analysés (Carlo Signorelli, Zanichelli, Fabbri, Mondadori) prennent tous en compte l‟Europe médiane et orientale quelle que soit la période considérée. L‟Europe déborde largement les limites de l‟Europe occidentale. Raconter l‟histoire de l‟Europe consiste à énumérer les caractéristiques historiques propres à chacun des Etats européens. Il s‟agit de la juxtaposition des histoires nationales. L‟exposé se termine le plus souvent par une page relative au patrimoine du pays étudié. Ainsi, le chapitre relatif à La politique européenne du XVIème siècle (La Storia dal Trecento alla metà del Seicento, A. Lepre, 1, Zanichelli, 2003, chapitre 8, pages 136 à 151) dresse le portrait de Charles Quint, de Philippe II, d‟Elizabeth Ire… Le schéma adopté pour l‟étude de l‟histoire de l‟Europe est similaire à celui que l‟on retrouve concernant l‟étude de l‟histoire de l‟Italie. En effet, lorsqu‟il s‟agit de décrire, ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 69 - d‟expliquer, de commenter l‟histoire nationale italienne, histoire somme toute récente, les manuels italiens optent pour une histoire comparée des différentes régions de la péninsule plutôt que de dégager les composantes de l‟histoire de l‟Italie. Fidèles aux programmes officiels, les manuels italiens replacent l‟histoire de l‟Italie dans la perspective européenne notamment lorsque cela fournit aux élèves « les instruments indispensables à la compréhension de l’histoire nationale ». En 5ème année de liceo, le programme prévoit l‟étude de « L’âge de la restauration et des révolutions nationales». Pourquoi, au XIXème siècle, l’Europe a-t-elle été secouée par les mouvements libéraux et nationaux ? En vertu des programmes, le chapitre est divisé en trois U.D. (unità didattica ) : «1815-1848 : l’Europe entre tradition et renouveau», «L’Italie de la Restauration au Risorgimento» et «Du Risorgimento à l’unité italienne». L‟origine, le déroulement et l‟aboutissement des différents mouvements de contestation sont mis en perspective avec le cas italien. La difficile marche vers l‟unité et l‟indépendance s‟inscrit dans le contexte européen. La plupart des manuels comportent un tableau synoptique dans lequel l‟histoire nationale est comparée à l‟histoire européenne. En ce qui concerne l‟histoire contemporaine, il est à noter que les manuels italiens préfèrent évoquer rapidement les grandes phases du régime fasciste et consacrer de longs développements aux différents combats pour la démocratie. L‟histoire européenne contemporaine se présente comme une histoire des idées politiques, des institutions et des faits sociaux. Lorsqu‟ils retracent les principales étapes de la construction européenne, les manuels privilégient les aspects politiques et juridiques. Il s‟agit de mettre en évidence les objectifs et le fonctionnement actuel des institutions. En Italie, les programmes d‟histoire mettent l‟accent sur l‟histoire nationale. Cependant, certaines parties des programmes associent l‟échelle italienne et l‟échelle européenne. Bibliographie - Site Internet : http://www.edscuola.com - Site Internet : http://www.istruzione.it - Site Internet : http://www.portalescuola.it - Le sfide della storia, Fabio Cereda, Victor Reichmann, 1, Dal Trecento al Seicento, Carlo Signorelli Editore, Milano, 2003. - La storia dal Trecento alla metà del Seicento, Aurelio Lepre, 1, Zanichelli Editore, Bologna, 2002. - La storia del Novecento, Aurelio Lepre, 3, Zanichelli Editore, Bologna, 2002. - Le sfide della storia, Fabio Cereda, Victor Reichmann, 3, Il Novecento, Carlo Signorelli Editore, Milano, 2003. - Le società e la storia, G.L. Della Valentina, Edizioni Scolastiche Juvenilia, Milano, 1996. - Il manuale di storia, 2, Il mondo moderno, Edizioni Scolastiche Bruno Mondadori, Rozzano, 2000. - Il manuale di storia, 3, Il mondo del Novecento, Edizioni Scolastiche Bruno Mondadori, Rozzano, 2000. - Viaggio nella storia, 3, Antonio Londrillo, Mursia, Milano, 1997. ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 70 - Table des matières Avant- propos----------------------------------------------------------------------------2 Première partie : communication scientifique L‟Europe entre projet politique et objet scolaire au collège et au lycée ----------------------------6 Deuxième partie : table ronde Difficultés et enjeux de l‟intégration européenne : de l‟Union des 15 à l‟Union des 25--------18 Troisième partie : ateliers pédagogiques Espaces, territoires, frontières en Europe-----------------------------------------------------------------29 Citoyenneté européenne---------------------------------------------------------------------------------------43 Cartographie européenne--------------------------------------------------------------------------------------54 Quelle histoire enseignée/enseigner aux Européens ?-------------------------------------------------61 ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------La Dur@nce Quatrièmes Rencontres- «La population européenne dans tous ses Etats »- mars 2004 - 71 -