ÉDITORIAL Le paracétamol est-il dangereux ? Is acetaminophen dangerous? P. Bertin* A. Eschalier** S. Perrot*** * PU-PH, université de Limoges. ** PU-PH, université de Clermont-Ferrand. *** PU-PH, université Paris-V. © La Lettre du Rhumatologue 2013;392:6-9. S e poser la question de la dangerosité potentielle du paracétamol aurait pu paraître saugrenu il y a une dizaine d’années. Actuellement, cette question est légitime. Elle s’intègre dans le cadre de la réévaluation globale du rapport bénéfice/risque de chaque médicament et particulièrement des antalgiques. Cette question est d’autant plus justifiée que nos patients peuvent facilement, en “naviguant sur la toile”, trouver des articles sur les risques du paracétamol. Le site de CBC News et lefigaro.fr rapportent par exemple les données d’un article paru dans le British Journal of Clinical Pharmacology en novembre 2011, mentionnant le risque hépatique du paracétamol même en cas de surdosage très faible. Avant de répondre à la question posée, il est utile de s'interroger sur l’efficacité du paracétamol. Le paracétamol est-il efficace ? Commercialisé depuis 1957, le paracétamol est le médicament le plus vendu en France. Il a toujours été recommandé en première ligne dans la prise en charge des douleurs d’intensité faible à modérée, notamment arthrosiques ou postopératoires, par différentes sociétés savantes. Le rapport de l’American College of Rheumatology publié en 2010 concernant la prise en charge de la douleur met en avant le paracétamol du fait de son bon rapport efficacité/tolérance (1). Il en est de même des recommandations de l’American College of Rheumatology de 2012 concernant la prise en charge de l’arthrose du genou et de la hanche (2). Les recommandations des sociétés savantes sont en accord avec les revues Cochrane concernant le paracétamol. Pour l’arthrose, la dernière revue Cochrane date de 2006 (3) : elle a colligé 15 études randomisées contrôlées incluant 5 986 patients, 7 essais comparant le paracétamol au placebo et 10 comparant le paracétamol aux antiinflammatoires non stéroïdiens (AINS). Dans les essais contrôlés paracétamol contre placebo, le paracétamol est démontré comme étant plus efficace que le placebo 5 fois sur 7 et présentant un profil de tolérance similaire à celui du placebo. Dans cette métaanalyse, le nombre de patients à traiter (NNT) pour en soulager 1 de sa douleur varie selon les essais de 4 à 16. Dans les essais paracétamol contre AINS, il est démontré que le paracétamol est moins efficace que ces derniers pour réduire la douleur et améliorer la fonction articulaire. Il n’est pas mis en évidence de différence de tolérance entre les AINS et le paracétamol, excepté pour les effets indésirables digestifs, plus fréquents sous AINS (19 %) que sous paracétamol (13 %). Les auteurs pondèrent leur conclusion en rappelant que la durée moyenne des essais n’est que de 6 semaines, ce qui ne permet pas une appréciation non seulement de l’efficacité, mais surtout de la tolérance à long terme du paracétamol et des AINS. Une revue Cochrane comparant le paracétamol aux AINS dans la prise en charge de la polyarthrite rhumatoïde (PR) a été publiée en 2004 (4) : elle est décevante, car les auteurs sont contraints de conclure à l’absence de certitude du fait de la pauvreté des données scientifiques concernant cette thématique. Les auteurs concluent aussi à la nécessité de réaliser des essais randomisés appropriés afin de comparer le rapport bénéfice/risque des AINS et du paracétamol dans la PR. Enfin, une revue Cochrane a été publiée en 2012 (5) dans le cadre du traitement de la douleur postopératoire chez l’adulte par une administration orale unique La Lettre du Neurologue • Vol. XVII - no 7 - septembre 2013 | 189 ÉDITORIAL de paracétamol. La compilation de 51 essais randomisés appropriés a permis de conclure que le paracétamol est efficace dans la réduction de la douleur postopératoire puisqu’il permet, à une dose comprise entre 500 et 1 000 mg per os, de diminuer de façon significative la douleur évaluée initialement comme modérée à sévère chez la moitié des patients, et ce pour une durée de 4 heures. Au total, même si certains essais, notamment dans le domaine de l’arthrose, ont pu susciter un doute sur l’efficacité du paracétamol, la lecture globale de tous les essais de qualité conduit à retenir une efficacité supérieure à celle du placebo dans la prise en charge de la douleur, notamment arthrosique (6). Le paracétamol est-il réellement bien toléré ou peut-il être dangereux ? Une excellente revue concernant la tolérance du paracétamol a été publiée en 2005 dans Drug Safety (7). Les auteurs commencent et concluent leur article en soulignant que le paracétamol est “d’une excellente tolérance clinique et biologique”, ce qui explique d’ailleurs sa très large utilisation dans le monde entier. Il n’en reste pas moins que le paracétamol peut être hépatotoxique et responsable de saignements digestifs, qu’il pourrait être responsable d’une augmentation de la tension artérielle et interagir avec l’hémostase ; enfin, il peut être la cause de réactions d’hypersensibilité. Hépatotoxicité du paracétamol L’hépatotoxicité du paracétamol est bien connue en cas de surdosage : c’est d’ailleurs le risque majeur de ce médicament puisqu’il est utilisé dans certains pays (en Grande-Bretagne, par exemple) pour des tentatives d’autolyse. En cas d’intoxication massive et volontaire, des nausées et des vomissements apparaissent dans les 12 heures suivant l’ingestion. Un (quelquefois moins) à 3 jours après, les enzymes hépatiques augmentent, de même que la bilirubine, et des troubles de la coagulation apparaissent. Dans les cas les plus sévères, des saignements importants, une acidose métabolique, un coma puis le décès peuvent survenir. La toxicité hépatique du paracétamol relève d’une nécrose centrolobulaire. La prise en charge thérapeutique doit être immédiate, fondée prioritairement sur l’administration de N-acétylcystéine (dont l’efficacité est optimale si elle est administrée dans les 8 heures suivant le surdosage). Le recours à la transplantation hépatique est parfois nécessaire. Un article publié en 2012 par D.G. Craig et al. dans le British Journal of Clinical Pharmacology (8) fait état du recensement de 663 patients hospitalisés entre 1992 et 2008 dans l’unité de transplantation hépatique écossaise, pour hépatotoxicité sévère au paracétamol : 74 % de ces patients avaient ingéré une seule dose massive de paracétamol (avec pour but le suicide dans 98 % des cas) alors que 26 % étaient en fait en situation de surdosages répétés mais modérés (dont 34 % dans un but suicidaire) ; 83 % des patients qui ont eu des surdosages modérés mais répétés de paracétamol prenaient ce médicament pour soulager leurs douleurs. Ces surdosages semblent liés à un mésusage, du fait de l’automédication dans le domaine de la douleur, ainsi qu’à la prise concomitante de paracétamol et d’autres antalgiques contenant du paracétamol (paracétamol-codéine ou paracétamol-dextropropoxyphène). Les auteurs ont constaté que ces surdosages réguliers, même modérés, c’est-à-dire juste au-dessus de 4 g par jour de paracétamol, étaient d’autant plus dangereux que les personnes étaient âgées, éthyliques, dénutries. Les auteurs concluent même que ces surdosages modérés itératifs sont plus dangereux qu’une prise massive unique. 190 | La Lettre du Neurologue • Vol. XVII - no 7 - septembre 2013 ÉDITORIAL L’hépatotoxicité du paracétamol est donc connue depuis très longtemps. Il est difficile d’en évaluer réellement la fréquence. A priori, dans des conditions normales d’utilisation, c’est-à-dire 4 g par jour au maximum, chez des patients n’ayant pas de pathologie hépatique sous-jacente, l’hépatotoxicité du paracétamol est tout à fait exceptionnelle (7). Il est néanmoins nécessaire de connaître cette hépatotoxicité potentielle, même en situation de prescription à dose adéquate, pour éviter notamment la coprescription d’autres médicaments hépatotoxiques, et de prévenir le patient de la nécessité absolue de ne pas dépasser 4 g par jour, notamment dans le cadre d’une éventuelle automédication, et de respecter le délai minimal de 4 heures entre 2 prises de 1 g. Tolérance gastro-intestinale La tolérance gastro-intestinale du paracétamol est classiquement considérée comme excellente. Une méta-analyse publiée sur ce sujet en 2002 dans le British Journal of Clinical Pharmacology a conclu qu’il n’y avait pas d’augmentation significative du risque gastrointestinal sous paracétamol (9). Certaines publications ont suggéré le contraire, mettant en évidence un risque d’ulcère ou de saignement digestif sous paracétamol supérieur à celui du placebo. Ces données sont souvent critiquables, car le paracétamol est volontiers prescrit chez les sujets à haut risque digestif, d’une part, et, d’autre part, il est même utilisé par certains patients pour soulager leurs douleurs digestives, qui sont quelquefois des signes révélateurs d’un ulcère évolutif. Dans leur revue de la littérature, G.G. Graham et al. (7) semblent estimer que, si le risque gastro-intestinal ne peut être totalement nul, il reste tout à fait exceptionnel, et considérer l’ensemble des données de la littérature comme globalement rassurantes. Références ­bibliographiques 1. American College of Rheumatology Pain Management Task Force. Report of the American College of Rheumatology Pain Management Task Force. Arthritis Care Res (Hoboken) 2010;62:590-9. 2. Hochberg M, Altman R, April K et al. ; American College of Rheumatology. American College of Rheumatology 2012 Recommendations for the use of nonpharmacologic and pharmacologic therapies in osteoarthritis of the hand, hip, and knee. Arthritis Care Res 2012;64:465-74. Toxicité rénale Un surdosage massif en paracétamol peut induire une insuffisance rénale aiguë avec nécrose tubulaire, bien que celle-ci soit bien moins fréquente que l’atteinte hépatique. En revanche, dans le cadre de la prise de paracétamol à dose adéquate, il ne semble pas qu’il puisse y avoir de néphrotoxicité même au long cours (10). Certaines publications ont pointé la néphrotoxicité potentielle du paracétamol à dose thérapeutique, mais, là encore, G.G. Graham et al. (7) suggèrent à juste titre que le paracétamol, “victime” de sa bonne tolérance, est prescrit chez des sujets à très haut risque, notamment les personnes très âgées, ayant une insuffisance rénale latente ou prenant d’autres médicaments néphrotoxiques. A priori, le risque de néphrotoxicité est donc tout à fait exceptionnel. 5. Toms L, McQuay HJ, Derry S, Moore RA. Single dose oral paracetamol (acetaminophen) for post­ operative pain in adults (Review). The Cochrane Library 2012;6. http://onlinelibrary.wiley.com Hypertension À l’inverse, le risque d’hypertension artérielle sous paracétamol, suggéré par une étude en 2002, semble se confirmer dans une étude récente publiée en 2010. En effet, dans un article publié en 2002 dans Archive of International Medicine, G. Curhan et al. ont montré que, dans une cohorte de 80 000 femmes âgées de 30 à 50 ans, le risque relatif de développer une hypertension est de 1,86 sous AINS (22 jours de traitement par mois) et de 2 sous paracétamol (22 jours de traitement par mois) [11]. I. Sudano et al. ont confirmé ce risque d’hypertension artérielle dans Circulation en 2010 : il s’agit néanmoins, dans ce cas précis, d’une hypertension artérielle survenant sous paracétamol chez des patients ayant une coronaropathie sous-jacente (12). Ce risque d’augmentation de la pression artérielle n’était pas répertorié dans la revue de G.G. Graham et al. en 2005 (7). Il est donc nécessaire de surveiller la tension artérielle sous paracétamol, notamment chez les patients hypertendus ou coronariens. 6. Bertin P, Keddad K, Jolivet-­ Landreau I et al. Acetaminophen as symptomatic treatment of pain from osteoarthritis. Joint Bone Spine 2004;71(4):266-74. Troubles de l’hémostase Une thrombocytopénie peut accompagner l’hépatotoxicité du paracétamol dans le cadre des surdosages massifs, mais elle est extrêmement rare aux doses thérapeutiques (7). 3. Towheed TE, Maxwell L, Judd MG et al. Acetamino­phen for osteoarthritis. Cochrane Database Syst Rev 2006;25(1):CD004257. 4. Wienecke T, Gøtzsche PC. Paracetamol versus non­steroidal anti-inflammatory drugs for rheumatoid arthritis. Cochrane Database Syst Rev 2004;1:CD003789. La Lettre du Neurologue • Vol. XVII - no 7 - septembre 2013 | 191 ÉDITORIAL Quant à l’hypothétique inhibition de l’agrégation plaquettaire que pourrait suggérer la très faible inhibition du thromboxane A2 par le paracétamol, elle ne se confirme pas en clinique. 7. Graham GG, Scott KF, Day RO. Tolerability of paracetamol. Drug Safety 2005;28(3):227-40. 8. Craig DG, Bates CM, D a v i d s o n J S , M a r t i n KG , Hayes PC, Simpson KJ. Staggered overdose pattern and delay to hospital presentation are associated with adverse outcomes following paracetamolinduced hepatotoxicity. Br J Clin Pharmacol 2012;73(2):285-94. 9. Lewis SC, Langman MJ, Laporte JR, Matthews JN, Rawlins MD, Wilholm BE. Doseresponse relationships between individual nonaspirin nonsteroidal anti-inflammatory drugs (NANSAIDs) and serious upper gastrointestinal bleeding: a meta analysis based on individual patient data. Br J Clin Pharmacol 2002;54(3):320-6. 10. Barrett BJ. Acetaminophen and adverse chronic renal outcomes : an appraisal of the epidemiological evidence. Am J Kidney Dis 1996;28(Suppl. 1):S14-19. 11. Curhan G, Willett W, Rosner B et al. Frequency of analgesic use and risk of hypertension in younger women. Arch Intern Med 2002;162:2204-8. 12. Sudano I, Flammer AJ, Périat D et al. Acetaminophen increases blood pressure in patients with coronary artery disease. Circulation 2010;122:1789-96. 13. Solomon DH, Rassen JA, Glynn RJ et al. The comparative safety of opioids for nonmalignant pain in older adults. Arch Intern Med 2010;170:1979-86. Réactions d’hypersensibilité Des réactions d’hypersensibilité de type rashs cutanés, urticaire, voire choc anaphylactique, ont été décrites sous paracétamol, mais elles restent tout à fait exceptionnelles (7). Conclusion Comme pour tout médicament, la question de la dangerosité potentielle du paracétamol est légitime. Si elle paraît étonnante, voire dérangeante, c’est parce que le paracétamol est considéré par tous − médecins, patients, pharmaciens − comme un médicament ayant une tolérance clinique excellente. Il n’en reste pas moins que le bon sens clinique ne peut faire oublier qu’un médicament actif n’est jamais dénué d’inconvénients potentiels. La lecture attentive de la littérature est rassurante, car, en dehors de l’hépatotoxicité le plus fréquemment liée à un surdosage massif la plupart du temps intentionnel, les autres effets indésirables potentiels du paracétamol énumérés ci-dessus restent rares et bien souvent moins nombreux que ceux d’autres médicaments également utilisés dans la lutte contre la douleur tels les AINS. Il faut néanmoins être conscient des éventuels effets indésirables du paracétamol, le considérer comme un véritable médicament actif, même s’il est largement prescrit et très utilisé en automédication, et le prescrire de façon adéquate, en tenant compte du terrain de prescription. Pour autant, il ne faudrait pas “monter en épingle”, comme cela arrive dans notre société moderne, ses effets indésirables, au risque de proposer des restrictions d’utilisation, voire un retrait de ce produit, comme ce fut le cas pour le dextropropoxyphène. Au moment du retrait de cette molécule, l’excellente publication de D. Solomon et al. parue dans Archive of International Medicine en décembre 2010 montrait que le dextropropoxyphène était probablement l’antalgique le mieux toléré de tout l’arsenal thérapeutique dont nous disposions, cela corroborant l’impression des cliniciens (13). Non, le paracétamol pris à dose thérapeutique recommandée n’est pas dangereux, mais il est, comme tout médicament actif, potentiellement responsable d’effets indésirables qu’il faut connaître, éventuellement anticiper, dépister et traiter si nécessaire. P. Bertin déclare avoir des liens d’intérêts avec Sanofi (expert du Board Douleur). 192 | La Lettre du Neurologue • Vol. XVII - no 7 - septembre 2013