Communiquer Revue de communication sociale et publique 8 | 2013 La santé reconfigurée et reconfigurante : de la valeur à la norme Le dépistage néonatal systématique de la mucoviscidose : une reconfiguration organisationnelle, professionnelle et communicationnelle singulière et innovante Systematic neonatal screening for cystic fibrosis: A unique and innovative organizational, professional and communicative reconfiguration Chloé Langeard et Guy Minguet Éditeur Département de communication sociale et publique - UQAM Édition électronique URL : http://communiquer.revues.org/200 DOI : 10.4000/communiquer.200 ISSN : 2368-9587 Édition imprimée Date de publication : 1 janvier 2013 Pagination : 45-64 Référence électronique Chloé Langeard et Guy Minguet, « Le dépistage néonatal systématique de la mucoviscidose : une reconfiguration organisationnelle, professionnelle et communicationnelle singulière et innovante », Communiquer [En ligne], 8 | 2013, mis en ligne le 21 avril 2015, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://communiquer.revues.org/200 ; DOI : 10.4000/communiquer.200 Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée. © Communiquer Ri C S P Revue internationale Communication sociale et publique www.ricsp.uqam.ca Le dépistage néonatal systématique de la mucoviscidose : une reconfiguration organisationnelle, professionnelle et communicationnelle singulière et innovante Chloé Langeard Maître de conférences en sociologie, Lunam Université, Université d’Angers, Granem (UMR MA N 49) [email protected] Guy Minguet Professeur de sociologie, École des mines, Nantes [email protected] Résumé En France, la mucoviscidose, maladie génétique rare et incurable, fait l’objet depuis 2002, d’un Dépistage néonatal systématique mis en place par les pouvoirs publics. À partir de l’annonce du diagnostic de cette maladie, notre propos vise à rendre compte d’une configuration singulière et innovante sur le plan organisationnel (création de centres de soins spécifiques interdisciplinaires : les Centres de Ressources et de Compétences de la Mucoviscidose), professionnel (concernant les pratiques et les rôles des médecins et infirmières) et communicationnel (diffusion d’un régime communicationnel équivoque). Il entend éclairer plus largement les transformations à l’œuvre autour de cette technologie biomédicale, dans un contexte où s’imposent la médecine du risque, l’extension et le partage de l’incertitude médicale. Mots-clés : mucoviscidose; dépistage; processus d’annonce; diagnostic; médecine du risque; incertitude médicale; bien portant suspect. In France, the systematic neonatal screening for cystic fibrosis, a rare and incurable genetic disease, was instituted by the public authorities in 2002. Taking diagnosis disclosure as the departure point, our paper aims to reflect the singular and innovative configurations that have developed in the organisation of care (the creation of specific interdisciplinary care centres: Resource and Expertise Centres for Cystic Fibrosis), among professionals (concerning the roles and practices of doctors and nurses) and communication (dissemination of equivocal communication). The broader aim is to shed light on the transformations generated by this biomedical technology in a context marked by high risk medicine and the evolution of medical uncertainty, shared by all the actors concerned. Key words : cystic fibrosis; screening; announcement procedure; diagnosis; high risk medicine; medical uncertainty; healthy but suspect. En France, la mucoviscidose, maladie génétique rare et incurable, fait l’objet depuis 2002 d’un dépistage néonatal systématique mis en place par les pouvoirs publics, et ce, dans un contexte d’incertitude quant à son intérêt médical pour l’enfant dépisté. C’est une Certains droits réservés © Chloé Langeard et Guy Minguet (2013) Sous licence Creative Commons (by-nc-nd). ISSN 1913-5297 45 46 | C. Langeard et G. Minguet RICSP, 2013, n. 8, p. 45-64 coalition liant les cliniciens bretons, des financeurs publics et les médias, jouant sur des registres d’actions différents, à la fois techniques, statistiques mais aussi affectifs, qui rend progressivement possible « la production régionale d’une politique de santé ». Afin de généraliser au niveau national le dépistage, les professionnels bretons vont se baser sur la conviction de l’efficacité du dépistage néonatal de la mucoviscidose, basée sur l’expérience clinique plus que sur des preuves tangibles. Soulignons aussi le rôle important de l’association de patients Vaincre la mucoviscidose (anciennement Association française de lutte contre la mucoviscidose) qui « remplit un rôle en demi-teinte » en faisant pression auprès des pouvoirs publics (Vailly, 2006, 2011). Aussi, en l’absence d’un traitement curatif, seules la prise en charge précoce du malade et la centralisation des soins dans des centres de traitement de référence font figure de compromis, même si ce dispositif alimente encore un vif débat dans l’arène biomédicale et celle des administrations de santé1. Ces deux facteurs, permettant d’améliorer le pronostic vital de l’enfant, expliquent la généralisation du dépistage néonatal à l’ensemble du territoire. Ce déploiement s’est accompagné de recommandations de suivi de l’enfant dépisté et de protocoles standardisés à l’attention des soignants, dans des centres de soins interdisciplinaires que les autorités de santé ont officialisé et dénommé Centres de ressources et de compétences de la mucoviscidose (CRCM)2. La France est ainsi devenue le premier pays au monde à effectuer ce dépistage néonatal systématique et généralisé, dont l’organisation a été confiée à l’Association française pour le dépistage et la prévention des handicaps de l’enfant (AFDPHE). Dans une « société du risque » (Beck, 1992 ; Giddens, 1994), caractérisée par l’anticipation des risques et la promotion du dépistage dans le domaine de la santé, comment la mise en œuvre de ce dépistage néonatal, en tant que technologie biomédicale, a-t-elle influencé la configuration organisationnelle, professionnelle et communicationnelle à l’œuvre autour du processus d’annonce du diagnostic de cette maladie ? Autrement dit, comment les soignants coopèrent-ils entre eux ? Qu’est-ce que ce dépistage découvre ? Comment les soignants gèrent-ils les informations obtenues à l’aide des tests qu’il engendre et comment formulentils les résultats des examens, avec quels degrés de certitude ? Au final, comment soignants et parents font-ils face à l’incertitude, comment est-elle traitée et quelles sont les conséquences durables sur les patients, leur famille : leur expérience (Rothenberg et Thomson, 1994, p. 4) ? Pour y répondre, le processus d’annonce constitue une entrée analytique privilégiée en ce qu’il est une des étapes médicales cruciales, indissociable du dépistage de masse. En mettant en jeu une pluralité de phases clefs, de services, d’acteurs (professionnels, famille, patient), d’instants critiques, de croyances, de pratiques et d’informations (cf. figure 1), le processus d’annonce révèle une configuration organisationnelle, professionnelle et communicationnelle innovante. Cette configuration émerge de l’ensemble des chaînes d’interdépendance spécifiques qui se nouent autour du processus d’annonce du diagnostic impliquant une hétérogénéité d’acteurs aux intérêts divers et interagissant dans un cadre singulier. Il s’agira donc de porter le regard sur les « nombreux individus qui, de par leur dépendance réciproque [Interdependenz], sont liés entre eux de multiples façons, formant 1. L’action en faveur du dépistage soulève certaines oppositions et controverses, notamment entre des cliniciens bretons et l’Association française pour le dépistage et la prévention des handicaps de l’enfant (AFDPHE) concernant le dépistage des hétérozygotes, aussi appelés « porteurs sain » ; l’AFDPHE voyant poindre dans ce mode de dépistage le risque d’une forme d’eugénisme (Vailly, 2011). 2. Un CRCM est un « regroupement des compétences de nombreux corps professionnels dans les différentes disciplines concernées par la mucoviscidose pour soigner au mieux dans la continuité et dans la globalité les patients atteints de cette maladie. Pour les enfants dépistés, il s’agit du lieu où le diagnostic est confirmé puis annoncé et où le patient sera régulièrement suivi. Pour tous les patients, il s’agit du lieu où les choix thérapeutiques et les décisions importantes sont pris et expliqués au patient et à sa famille. Pour tous les intervenants et soignants, quels que soient les lieux de réalisation des soins, il s’agit du lieu de coordination des soins » (Extrait de la définition formelle des CRCM issue de la circulaire n°502 du 22 octobre 2001). Configuration organisationnelle et communicationnelle singulières et innovante | 47 ainsi des associations interdépendantes ou des configurations dans lesquelles l’équilibre des forces [Spannungsgleichgewicht, ailleurs Spannungsbalance] est plus ou moins instable » (Elias, 1991, p. 10). 18/18 Figure 1. Le processus d’annonce du diagnostic de la mucoviscidose RÉCEPTION DES CONSULTATION POST-ANNONCE RÉSULTATS DU DNSM APPEL Déterminer le niveau d’urgence Secrétaire Inf. coord. Médecin Présomption de diagnostic Coordination des ressources humaines et logistiques ACCUEIL Alerter sans inquiéter Médecin, Inf. coord. Psychologue Parents du nourrisson Contact « aveugle » Urgence de la consultation vs production d’angoisse Ingérence des familles Contrôle de l’information Etablir une relation de confiance Faible conformité du discours aux recommandations Contrôler le temps et l’information Secrétaire Inf. coord. Médecin Parents Nourrisson - Temps peu balisé et peu stabilisé - Conditions de l’attente - Stratégie médicale de l’évitement EXAMEN CLINIQUE Amorcer l’annonce de diagnostic Inf. coord. Médecin Parents Nourrisson - Interactions - Informations - Engager une pré-annonce sur symptômes PASSATION DU TEST Apporter la preuve Inf. coord. Technicien Parents Nourrisson - Sollicitation des parents - Compétences du personnel - Homogénéisation des discours - Maîtrise de l’information CONSULTATION D’ANNONCE Expliciter le projet thérapeutique Annoncer l’entrée dans la maladie Médecins Inf. coord. Psychologue Parents Nourrisson - Gestion des émotions - Traumatisme des parents - Rhétorique statistique/ « Optimisme » - Annonce pour les cas frontières Équipe Parents Nourrisson - Prise en charge des cas frontières Figure 1 : Le processus d’annonce du diagnostic de la mucoviscidose Méthodologie Les résultats présentés dans cet article sont issus d’une recherche portant sur les « Facteurs favorisant ou limitant la mise en œuvre des recommandations d’annonce du diagnostic de la mucoviscidose suite à un dépistage néonatal3 ». Le but de cette recherche était de comparer les attitudes des professionnels à l’égard de la dissémination, de l’appropriation et de l’impact d’un corpus de recommandations formalisé d’une part, auprès des professionnels soignants et d’autre part, entre divers types de CRCM. Pour étudier les attitudes et le rapport des professionnels de santé aux recommandations d’annonce, nous avons choisi de mener des investigations selon deux volets : l’un, quantitatif, a fait appel à la diffusion nationale d’un questionnaire auprès de l’ensemble des CRCM ; l’autre, qualitatif, a eu recours à la passation d’entretiens individuels et d’entretiens de groupe auprès des professionnels des unités. L’étude s’est ainsi déroulée de 2007 à 2009 en plusieurs temps. Elle a débuté par une enquête par questionnaire. Les thématiques du questionnaire concernaient (a) l’appel téléphonique du médecin à la famille, (b) le rôle accordé au médecin traitant, (c) le déroulement global de la consultation pour la confirmation et le dévoilement du diagnostic retenu et la fin de la consultation. Parmi les 49 CRCM qualifiés en France, seuls 37 sont confrontés à l’annonce du diagnostic après dépistage néonatal (12 CRCM ne suivent que des patients adultes et ne sont pas confrontés à cette situation). Sur les 37 CRCM contactés (18 pédiatriques et 19 mixtes), 34 ont répondu soit un taux de retour de 89%. L’étude établit que l’antériorité et le nombre de dépistages des CRCM sont les deux variables déterminantes qui pèsent sur la capitalisation de savoir-faire, sur la réflexivité opérée par les staffs de soignants, et au final, sur leurs pratiques d’annonce (Cam & Faquet, 2008). 3. Elle s’inscrit dans le cadre d’appels d’offre de Recherche Clinique 2007 financés par la Fondation de France et l’association Vaincre La Mucoviscidose (Langeard, Minguet, et al., 2009). 48 | C. Langeard et G. Minguet RICSP, 2013, n. 8, p. 45-64 La deuxième phase qualitative a consisté à mener des entretiens individuels et des entretiens de groupe4 avec pour mission d’examiner et de documenter les pratiques de travail des différents segments professionnels confrontés à l’étape cruciale du diagnostic déclaré de mucoviscidose auprès des parents (médecins et infirmières coordinatrices, principalement). Parmi les 34 équipes de CRCM ayant répondu au questionnaire, 15 d’entre elles ont été approchées. Au final, 24 médecins, 14 infirmières coordinatrices, 4 psychologues et 2 kinésithérapeutes ont été interrogés5. L’analyse de contenu thématique portait sur les thèmes suivants : la singularité de la maladie et de son annonce, le cadre de l’annonce et de sa prise en charge par le CRCM, l’annonce dans la trajectoire du malade et sa prise en charge, l’institutionnalisation de la maladie par les pouvoirs publics et les répercussions sur les pratiques professionnelles, les controverses et les questions éthiques soulevées par le dépistage. Enfin, un travail bibliographique a été effectué intégrant des publications sociologiques, gestionnaires, médicales, biologiques, institutionnelles, sur la mucoviscidose, les maladies rares et chroniques, le champ des recommandations et des bonnes pratiques. Une configuration de type adhocratique La mucoviscidose occupe, parmi les maladies rares, une place particulière par sa relative fréquence (un taux de prévalence de 1/4600 nouveau-nés en France) et sa complexité : son expression clinique est variable et progressive et le pronostic individuel est difficilement prévisible au moment du diagnostic (Munck et Roussey, 2012). À l’heure actuelle, les traitements restent préventifs et purement symptomatiques (respiratoire, digestif et nutritionnel) : ils reposent essentiellement sur une prise en charge précoce et un suivi médical interdisciplinaire et rapproché6. C’est pourquoi, sur le plan organisationnel, la mise en place du dépistage néonatal (DNN) systématique de la mucoviscidose a engendré la création des CRCM, au sein d’établissements le plus souvent hospitalo-universitaires, chargés de l’annonce de l’affection et de la coordination des soins des patients au sein du système hospitalier, comme cela fut le cas autour de la prise en charge du cancer (Pinell, 1992) et plus récemment de l’autisme (Rabeharisoa, 2006). L’organisation de la prise en charge de la mucoviscidose S’agissant d’une maladie chronique, touchant de nombreux organes, les CRCM gèrent les soins à l’appui de nouveaux dispositifs d’intervention, lesquels fonctionnent selon un modèle horizontal impliquant un mode de travail transversal à même de mobiliser et de coordonner une batterie de spécialistes, d’inventer des modalités d’intervention plus flexible sur la durée. Par voie de conséquence, à une coordination verticale, fondée sur la subordination d’un malade profane, se substitue une coordination hybride horizontale et transversale, fondée sur la centralité du malade et une approche plus globale (Ibid.). Le modèle de cette coordination fait écho à l’organisation par projet, structurée de manière flexible et soumise à des changements accélérés et dans laquelle, « les travailleurs doivent être organisés en petites équipes pluridisciplinaires dont le véritable patron est le client et qui se dotent d’un 4. Ils avaient pour fonction de resituer le contexte organisationnel et de confronter les points de vue sur le déroulement des étapes du processus d’annonce. 5. L’entretien durait environ deux heures et le guide portait sur le parcours professionnel de l’individu, la description de son rôle et de ses fonctions au sein du CRCM et de l’ensemble des phases du processus d’annonce, sur son vécu de l’annonce, et ce, en regard des recommandations. 6. On estime ainsi qu’à l’âge de 20 ans, un patient a passé en moyenne 2 années chez son kinésithérapeute et qu’il consacre 3 heures par jour à son traitement. Sans omettre les consultations hospitalières régulières pour le suivi et la prévention. Source : Comité consultatif national d’éthique, 2003. Configuration organisationnelle et communicationnelle singulières et innovante | 49 coordinateur mais pas d’un chef » (Boltanski, Chiapello, 1999, p. 117). Il serait plus adapté à des changements continus dans la mesure où il concilie les impératifs de flexibilité et d’intégration (Piotet, 1992). Cette forme organisationnelle est une manière de répondre à la tension cardinale qui réside dans la mise en œuvre d’un dépistage de masse. En effet, si ce dernier se déroule dans un cadre relativement stabilisé par un ensemble de « dispositifs7 » (Foucault, 1994) entérinant des routines organisationnelles et méthodologiques fortement homologuées et instituées, il repose aussi sur la prise en charge d’individus singuliers impliquant une personnalisation des procédés communicationnels. Cette adaptation au contexte chaque fois spécifique de l’annonce résulte d’une approche clinique fondée sur des « cas » de malades, d’un suivi médical fondé sur des trajectoires, caractéristiques du « monde social » des maladies chroniques (Baszanger, 1986), et davantage encore, des maladies rares. Dans ce contexte de « gestion de la singularité à grande échelle » (Minvielle, 1996, 2000), l’enjeu de cette configuration de type « adhocratique » (Mintzberg, 1982, p. 375-403) est de rester souple afin de garantir la fluidité du processus d’annonce et a fortiori de la prise en charge, quand bien même les CRCM sont encastrés dans une structure verticale, l’institution hospitalière. Le dépistage reconfigure la temporalité de la maladie par l’anticipation et la prévention qu’il induit. En effet, l’un des enjeux majeurs du dépistage est de prendre en charge précocement les patients, afin de ralentir l’évolution vers des lésions définitives, notamment respiratoires, et ainsi de pouvoir bénéficier des futurs traitements. Dans le même temps, la prise en charge de la mucoviscidose, « pathologie multidisciplinaire », complexe, difficile, polymorphe, avec de nombreuses complications et qui peuvent concerner bon nombre d’organes, appelle la structuration d’une offre plurielle d’intervenants spécialisés au sein des CRCM : infirmière coordinatrice, kinésithérapeute, diététicienne, psychologue, assistante sociale et sur le plan médical, pneumologue, gastro-entérologue, ORL, diabétologue, gynécologue, radiologue, biologiste, chirurgien, etc. Ils doivent collaborer afin d’accompagner de manière optimale le patient et sa famille lors du diagnostic et à tous les stades de la maladie. Ces divers acteurs ne sont pas positionnés et engagés de manière équivalente dans la « politique de soin » (Castra, 2003) ou encore dans la « stratégie thérapeutique » (Castel, Bergeron, 2010). « On n’est pas une équipe pluridisciplinaire pour rien, on a chacun une place, et chacun un regard différent » sur la maladie, explique le médecin d’un CRCM. La contrainte de temps, liée à l’enjeu du temps court du diagnostic, et la variété des métiers nécessitent des investissements en coordination pour parer à l’urgence du traitement, aux aléas organisationnels et à la continuité du suivi. Toute l’équipe participe au mouvement de révélation de la maladie : la coordination ne peut donc pas se réaliser a posteriori, elle est un préalable à la décision d’annoncer et elle préfigure les modalités de coopération pour la chaîne de prise en charge. Le processus d’annonce du diagnostic de la mucoviscidose ne se réduit pas à un temps « T ». Il engendre une configuration spécifique plus ou moins stabilisée autour de sept phases clés : la réception des résultats du dépistage, l’appel, l’accueil, l’examen clinique (pour certains CRCM), le test de la sueur, l’annonce et la post-consultation (cf. figure 1). L’importance et le soin porté à chacune d’entre elles peut varier selon la taille des CRCM, leur ancienneté, leur organisation, leurs moyens humains, leur activité (taux annuel de convocations et taille de la file active de malades). Ce long processus implique une hétérogénéité d’acteurs dans la mise en exergue progressive des preuves qui permettent d’identifier, de diagnostiquer, de révéler et de prendre en charge la maladie ; et de ce fait, des activités cruciales de coordination et de coopération in situ (avec les services hospitaliers et externes, les professionnels soignants, les familles, les parents). Ce sont autant de caractéristiques qui déstabilisent les 7. Tels que des lois, des avis, des recommandations, des protocoles, issus de diverses instances (associations, commissions, réseaux professionnels, Etat, etc.) de l’échelon local au plus global. 50 | C. Langeard et G. Minguet RICSP, 2013, n. 8, p. 45-64 cadres institutionnels dominants cloisonnés par spécialité, et qui appellent de nouveaux cadres de l’action et un bouleversement des expériences professionnelles, en particulier pour les médecins et les infirmières coordinatrices qui ont un rôle cardinal au sein de cette configuration8 et sont appelés à coopérer. Un nouveau scénario diagnostique à l’œuvre Pour saisir la configuration des rôles engendrée par la mise en place du DNN systématique de la mucoviscidose, il est utile de revenir sur le nouveau scénario diagnostique à l’œuvre, lequel permet d’établir une présomption de diagnostic en amont de la rencontre clinique9. Ce nouveau scénario diagnostique comprend deux analyses successives réalisées à partir des prélèvements de sang séché du carton Guthrie, trois jours après la naissance : le dosage de la trypsine immunoréactive (TIR)10 et une analyse génétique – si le consentement parental autorisant l’analyse de l’ADN a été signé à la maternité – à la recherche des mutations les plus fréquentes responsables de la mucoviscidose (le kit de dépistage comprend les 30 mutations les plus fréquentes et permet de reconnaître 87% de celles-ci). Au-delà d’un certain seuil du dosage de la TIR, la recherche des principales mutations génétiques de la mucoviscidose est effectuée auprès d’un laboratoire de biologie moléculaire. La réception des résultats par l’Association régionale pour le dépistage et la prévention des handicaps de l’enfant (ARDPHE) détermine, pour l’ensemble des CRCM, la coordination de l’ensemble des phases du processus d’annonce du diagnostic. Trois situations sont clairement identifiées : 1. Le nouveau-né a deux mutations délétères : le diagnostic de mucoviscidose est confirmé par le test de la sueur. Il s’ensuit un entretien avec les deux parents autour de la maladie et de sa prise en charge. 2. Le nouveau-né a une mutation identifiée : soit il est porteur d’une autre mutation (hors kit de dépistage), et le test de la sueur est anormal, ce qui fonde le diagnostic de mucoviscidose (le risque est de 1/11) ; soit il est hétérozygote porteur sain, et le test de la sueur est normal. Un entretien étayé explique aux parents que leur enfant n’est pas malade, mais les informe de l’intérêt d’un conseil génétique. 3. Le nouveau-né ne présente aucune mutation, mais la valeur de la TIR recontrôlée à 21 jours reste supérieure au seuil (40 µg/l): le risque de mucoviscidose est faible, mais un test de la sueur est demandé. Quoi qu’il en soit, dans ces trois situations, le médecin du CRCM est amené à convoquer la famille du nouveau-né, afin de lancer la procédure qui conduira au test diagnostique, le test de la sueur. L’annonce du diagnostic s’envisage alors comme un processus – de la présomption à la preuve –, lequel laisse entrevoir une configuration organisationnelle innovante à laquelle s’adjoint une nouvelle configuration des rôles professionnels. Cette configuration de type adhocratique implique un « ajustement mutuel », une coopération entre les différentes parties prenant part au processus d’annonce du diagnostic de la mucoviscidose (cf. figure 1), et ce, d’autant plus dans un contexte d’innovation et d’incertitude. Cette coopération qui émerge avec la mise en place du DNN est innovante, en ce qu’elle produit de nouvelles pratiques issues de l’« appropriation » de ce dépistage par les 8. À l’inverse du technicien, du psychologue, de la secrétaire, du kinésithérapeute, de l’assistante sociale, ou encore de la diététicienne qui ont un rôle plus ponctuel ou n’apparaissent qu’en fin de cycle. 9. Avant l’ère du dépistage, le diagnostic était posé lorsque se trouvaient associés un élément ou symptôme évocateur de mucoviscidose et un test de la sueur positif (chlore sudoral supérieur ou égal à 60 mmol/L). 10. Avec une vérification en doublon sur le même échantillon permettant de retenir les valeurs au-dessus du « seuil d’action » (65 µg/l) pour réaliser un génotypage (environ 5% des nouveau-nés). Configuration organisationnelle et communicationnelle singulières et innovante | 51 acteurs concernés, phase qui se traduit par « une multitude de découvertes intermédiaires, d’adaptations et d’interprétations qui reposent sur l’ingéniosité des opérateurs » (Alter, 2000, p. 268). De ce fait, on assiste à une coopération exceptionnelle impliquant une nouvelle répartition des tâches entre professionnels de santé et donc une réorganisation des modes d’intervention auprès du malade. Les deux professionnels clés du processus d’annonce du diagnostic (cf. figure 1), et de manière générale qui suivront le patient et assureront sa prise en charge tout au long de sa trajectoire, sont le médecin référent et l’infirmière coordinatrice (IDEC11). La coopération est le principe clé de ce binôme, en particulier pour la maîtrise de l’information. La redéfinition des rôles professionnels tant pour les médecins (pédiatres12) que pour les infirmières (coordinatrices) est pour le moins singulière puisqu’ils n’interviennent plus auprès d’individus malades dont l’objectif est la guérison, mais sont amenés à convoquer des familles et leur nourrisson pour leur annoncer l’existence de signes présageant une anomalie génétique, à faire entrer un nourrisson asymptomatique dans le statut de malade, à cogérer avec les patients « leur vie avec la maladie », le traitement curatif étant inexistant. Cette collaboration est d’autant plus importante que les médecins doivent désormais composer avec l’ingérence des familles qui souhaitent désormais être informées et écoutées, comme le soutient la loi du 4 mars 2002 à propos de l’accès des patients à plus d’autonomie et à une meilleure information. Celles-ci deviennent des sujets actifs : le grand partage traditionnel entre le soigné, profane ignorant et passif, et le soignant, professionnel, expert (Starr, 1982), n’est plus tenable désormais (Orfali, 2002 ; Akrich, Méadel, Rabeharisoa, 2009). Une configuration basée sur l’émergence de nouveaux rôles professionnels Parler du rôle professionnel, c’est poser la question des conduites professionnelles en fonction de la position de l’individu dans ce processus interactionnel : autonomie/ complémentarité des rôles en fonction de leur fréquence d’apparition auprès des patients, relations de connivence qui se tissent entre acteurs, rôle référentiel que les uns et les autres vont jouer durant ce processus. Le dépistage généralisé, par la création des CRCM, a permis le financement de postes au sein des hôpitaux afin que du personnel médical, soignant et paramédical puisse se consacrer au suivi de ces patients. Dès lors, il a contribué à redéfinir le rôle de l’infirmière coordinatrice, ainsi que celui du médecin référent : deux professionnels « captants » (Castel, Bergeron, 2010) qui contrôlent « l’arc de travail » (Strauss et al., 1985). Ainsi pour l’infirmière, aux soins techniques se substitue la coordination inhérente au processus d’annonce, à la prise en charge et au suivi du patient. Les infirmières coordinatrices (IDEC) ont pour objectif d’assurer la fluidité du processus d’annonce, soit de l’enchainement des phases, sous peine de ralentir ce processus au détriment du patient et de sa famille. Pour le médecin, à la consultation par les familles se substitue la convocation des familles. En se déplaçant de l’intervention primaire auprès d’individus malades à la prévention d’individus pré-symptomatiques (Farrell, 2008), la stratégie thérapeutique bouleverse le rôle du médecin et la relation soignant-soigné, qui est dès lors renversée, le médecin devançant la demande sociale en prenant pour référence le statut génétique du patient. 11. Infirmières diplômées d’Etat coordinatrices. 12. La communauté des pédiatres des CRCM est majoritairement composée de médecins ayant une expérience de gastro-entérologie et de pneumologie pédiatriques. Il ne fait aucun doute que l’institutionnalisation des Centres de Ressources et de Compétences de la Mucoviscidose, à une époque où la pédiatrie souffre de légitimité, a largement bénéficié à cette communauté de professionnels de par la création de postes de praticiens hospitaliers et l’affectation de moyens conséquents. 52 | C. Langeard et G. Minguet RICSP, 2013, n. 8, p. 45-64 L’infirmière : à l’épreuve de la coordination du processus d’annonce Dans le cadre de l’annonce de diagnostic, la nécessité de prendre en charge les patients dans un temps limité13 conduit les infirmières à entreprendre des tâches qui ont pour objet d’assurer la fluidité organisationnelle du travail, notamment durant le processus d’annonce. Le « travail d’articulation », lequel « doit être fait pour que les efforts collectifs de l’équipe soient finalement plus que l’assemblage chaotique de fragments épars de travail accompli » (Strauss, 1990, p. 191) n’est pas sans faire question. En effet, le CRCM connaît de fortes contraintes organisationnelles liées d’une part, à son encastrement dans un système hospitalier devenu extrêmement complexe et de plus en plus enserré dans l’étau des contraintes budgétaires (Bonnici, 2007) ; d’autre part, à l’intervention de plusieurs acteurs et services hospitaliers. Sur ce dernier point, lors du processus d’annonce, il fonctionne en interaction étroite avec différents services cliniques internes (le service de pédiatrie, le service de pneumologie, le service de gastro-entérologie, le service de génétique, etc.), mais aussi avec le laboratoire de biochimie et chimie, pour l’arrivée des résultats du dépistage et des résultats du test de la sueur, ou encore avec l’hôpital de jour lors des consultations. Dans ce contexte, les infirmières coordinatrices ont pour mission de vérifier que tous les éléments sont réunis pour que la venue des patients et leur prise en charge s’effectuent comme prévu : la disponibilité des locaux (pièce réservée à l’annonce, salle pour le test de la sueur, etc.), la disponibilité des personnels (médecin référent, infirmière ou biologiste pour le test de la sueur, médecin référent, psychologue ou infirmière pour l’annonce, etc.), la disponibilité des services (dont le laboratoire de biochimie pour le résultat des tests), la disponibilité des familles (au moins deux parents pour l’annonce et la post-consultation), etc. Notons que ce critère organisationnel du souci de fluidifier le processus d’annonce est commun entre les acteurs dans les entités : On appelle quand on est sûr que l’on peut accueillir la famille le lendemain pour le test de la sueur avec la réponse dans la journée. [...] Donc, on s’assure que l’on a une place à l’hôpital de jour, qu’on va pouvoir faire le test de la sueur dans de bonnes conditions [...] Après, bien c’est un hôpital de jour, avec des horaires, donc à partir de je ne sais plus quelle heure... 18 heures, il faut que les chambres soient libérées pour qu’elles soient nettoyées. Donc ça, ça peut mettre une pression supplémentaire. Dès lors, le premier obstacle qui se pose est de faire face au manque de temps et de personnel, voire à son turn-over, tout ce qui complique la coordination des phases en interne, surtout lorsqu’elles impliquent plusieurs professionnels partageant leur temps entre le CRCM et d’autres activités. Ainsi, les médecins et les infirmières coordinatrices ne travaillent pas tous à plein temps, et qui plus est, sur la mucoviscidose, alors même que la phase de révélation du diagnostic leur demande de bloquer une demi-journée au minimum, voire dans la plupart des cas une journée ou deux demi-journées : la majorité des annonces se faisant en binôme. Le souci majeur, c’est que l’on essaye aussi d’être toujours en binôme pour cette annonce diagnostique, et donc il faut mobiliser deux personnes, c’est-à-dire qu’il faut que les plannings concordent. (Médecin). L’orchestration du processus d’annonce demande aussi une coordination entre les différents services de l’hôpital. La mission semble alors relever de l’exploit lorsque le CRCM, c’est le cas de la majorité, doit prendre en compte dans l’organisation du processus d’annonce le jour où le biochimiste est disponible pour analyser, voire effectuer le test de la sueur – lorsque ce n’est pas l’infirmière coordinatrice qui le prend en charge. C’est ce qui explique que les CRCM qui font appel à l’infirmière coordinatrice pour le réaliser, malgré 13. L’équipe professionnelle dispose d’un mois entre la réception des résultats du DNSM et l’annonce, et d’une semaine entre l’annonce et la prise en charge, comme le cahier des charges fixé pour l’homologation du CRCM le stipule. Configuration organisationnelle et communicationnelle singulières et innovante | 53 la charge de travail supplémentaire qui leur incombe, y trouvent un « avantage » car « du coup, on maitrise complètement la procédure, du début, jusqu’à la fin, jusqu’au résultat », explique un médecin. Aussi l’organisation devient encore plus problématique, dès lors qu’il s’agit de programmer deux tests de la sueur sur une même journée, et que le CRCM dépend de l’organisation du laboratoire de biochimie. De même, parce que la majorité des équipes vise la continuité dans le processus d’annonce, la mission de coordination devient encore plus périlleuse lorsqu’il s’agit de caler le rendez-vous de post-consultation dans les jours qui suivent, phase durant laquelle intervient une pluralité de professionnels pour une première présentation générale de l’équipe à la famille et au nourrisson. Enfin, pour certains CRCM, les locaux « fonctionnent en surbookage », voire ne dépendent pas de la même structure, rallongeant ainsi les délais administratifs. L’ensemble de ces vérifications a pour objet d’éviter les incidents organisationnels : le report d’une annonce de diagnostic, une annonce de diagnostic dans une pièce inappropriée, une attente démesurée des résultats des tests, l’annonce la veille d’un week-end ou d’un jour férié, la contradiction des discours entre professionnels engagés dans le processus d’annonce, etc. En ce sens, les infirmières coordinatrices conduisent un travail réflexif – au sein de l’équipe – qui leur permet de traduire en normes (ce qu’il ne faut pas faire, ce qui est le plus judicieux) des retours d’expériences issus d’incidents critiques négatifs et positifs. « Par exemple, un des premiers que l’on a fait, c’était la veille de Noël ou du 1er de l’an, je ne sais plus... Enfin, je trouve que ce n’était pas très bien, car on sait que l’on ne sera pas là le lendemain, ou le soir pour rattraper, enfin, pour répondre au téléphone... voilà, après les gens, ils restent trois jours... ou alors, ils auront quelqu’un au téléphone, le médecin de garde qui ne sera pas au courant, forcément de la situation : c’est pas bon, quoi. » (Infirmière coordinatrice). Ainsi, il est clair que pour l’ensemble des CRCM, c’est en amont de l’appel que la coordination de l’ensemble des phases qui constituent le processus d’annonce s’établit : « c’est un peu l’organisation de James Bond [...] à partir du moment où les gens ont franchi les portes... Il faut que ce soit efficace », explique un médecin. Les infirmières coordinatrices deviennent des spécialistes de l’organisation, de la coordination. « La cheville ouvrière : c’est les infirmières », rappelle d’ailleurs un médecin. Cette affirmation est révélatrice de la reconnaissance grandissante de leur contribution et de leur spécificité professionnelle qui se situe bien loin d’un savoir infirmier fondé sur une philosophie de soin. Le médecin : à l’épreuve de la convocation des familles Avec la mise en place du DDN de la mucoviscidose et suite aux recommandations d’annonce, c’est d’emblée un médecin « spécialiste » référent, pneumologue, voire de plus en plus gastroentérologue, qui dirige et coordonne l’enquête diagnostique (91% des CRCM). Le premier acte du médecin référent consiste à s’appuyer sur les résultats du dépistage, bien qu’ils n’aient pas la valeur de diagnostic. En effet, ils révèlent une forte/faible suspicion fondée sur une forte/faible probabilité de découvrir une mucoviscidose. C’est ce qui explique qu’une fois informé, le médecin classe, dans un premier temps, les patients en fonction de leur statut génotypique (homozygote/hétérozygote), lequel détermine un niveau d’urgence. Autrement dit, le statut génotypique du patient assigné en amont est décisif dans l’appréhension et le déroulement des diverses phases du processus d’annonce. À la réception des résultats du dépistage, est associé un langage optimiste/pessimiste et un niveau d’urgence dépendant du rang médical du patient. La maîtrise du délai est d’autant plus forte que la certitude d’un diagnostic est fortement engagée, au vu des résultats réceptionnés. Il y a des homozygotes, on est sûr qu’ils sont malades, donc ceux-là, on les passe en priorité. Après il y a ceux, où il y a une mutation ou risque de 10%. Et puis après, il y a ceux qui ont une trypsine à trois semaines, où la probabilité de mucoviscidose est très faible. Donc après, on s’organise en fonction de ça. Ceux qui ont le plus de probabilité, on essaye de les faire passer en premier. 54 | C. Langeard et G. Minguet RICSP, 2013, n. 8, p. 45-64 Plus encore, cette première sélection entre hétérozygote et homozygote influe aussi sur la manière dont les résultats sont interprétés et communiqués. Concernant l’appel des familles, la plupart des médecins aménagent ainsi leur propos en fonction d’une présomption de diagnostic plus ou moins forte. Et pour cause, le premier contact ne résulte pas ici d’une démarche active des parents et chaque mot pendant ce temps d’alerte prend une grande résonnance du fait de l’enjeu. Si je sais que c’est une muco, je ne vais pas leur dire : « Tout va bien, on va juste faire une vérification ». Je vais leur dire : « Écoutez, j’ai un résultat, qu’il faut contrôler. Je vais vous expliquer demain. » [...] Mais, par contre, si jamais, je sais que c’est effectivement un taux assez bas, qu’il n’y a qu’une seule mutation, je vais être rassurante... (Médecin). Ce « label différencié » détermine aussi le degré d’urgence entre l’appel et la convocation : Ceux qui sont hétérozygotes, on leur dit : »Vous ne venez pas cette fois-ci, vous viendrez la prochaine fois. » Mais, ceux qui sont malades, il faut absolument qu’on les fasse venir. (Médecin). Bien que le test de la sueur soit encore à l’heure actuelle l’examen le plus fiable pour diagnostiquer la maladie, un examen clinique antérieur peut être réalisé en vue d’amorcer la révélation du diagnostic, dès lors qu’il s’agit d’un homozygote. L’examen clinique vise pour le médecin à endosser son rôle en orientant la catégorisation à l’appui de symptômes, à réintégrer une étape prédiagnostique que le dépistage tend à dissiper. Néanmoins, rappelons que le dépistage révèle des nouveau-nés porteurs de la mucoviscidose qui dans 48% des cas sont asymptomatiques. Dès lors, la divulgation du diagnostic pose question aux professionnels en raison du déplacement du rôle attribué au médecin et du traumatisme occasionné aux parents face à la bonne santé apparente de leur enfant, davantage préoccupés par la nouvelle naissance et très loin de la maladie. L’enjeu de l’annonce du diagnostic est de ne pas ajouter de la souffrance à la souffrance pour les patients et d’apprendre à mieux vivre un moment éprouvant et usant dans la durée pour les soignants. Il faut imaginer que c’est très difficile, maintenant de faire une annonce diagnostique de mucoviscidose... beaucoup plus difficile qu’avant. Avant, les patients, ils avaient des symptômes. Donc, on mettait un nom sur les symptômes qui étaient présents. Maintenant ce n’est pas le cas. Maintenant, on va chercher quelqu’un dans sa vie quotidienne, qui n’attend rien du tout, et on va... je dirais... le crucifier, quoi. (Médecin). La mucoviscidose a un tel impact sur la vie quotidienne des personnes atteintes et sur ceux qui en prennent soin que le rôle des médecins n’est pas réductible à leurs seules compétences techniques : ils doivent également être dotés de qualités relationnelles, d’un certain savoir-faire communicationnel, et ce, d’autant plus lorsque la médecine se trouve confrontée à ses propres limites : « transmettre une mauvaise nouvelle est un art et une science » (Dalhin, 1999). Autant quand on est le médecin qui annonce à une famille, qui a un enfant qui est malade que l’on a trouvé, ce pourquoi il était malade, on est ... Même si on a annoncé un diagnostic difficile, on est quand même celui qui a trouvé pourquoi leur enfant était malade. Donc du coup cela peut se poursuivre facilement. Là, on vient être « un coup de tonnerre » dans un truc, où tout allait bien, où tout était parfait (Médecin). Le médecin annonceur est donc considéré comme l’« oiseau de mauvais augure » pour reprendre l’expression de plusieurs d’entre eux car l’annonce met en lumière une inhabituelle impuissance de la médecine à possiblement guérir, à réparer. Celle-ci devient le « sale boulot » (Hugues, 1996) en transformant le médecin salvateur en oiseau de malheur qui, loin d’être en situation de trouver l’essence du mal pour le soigner, fait entrer un Configuration organisationnelle et communicationnelle singulières et innovante | 55 nourrisson dans le statut de malade et bouleverse ainsi l’expérience de parents d’enfants « normaux » devenus en peu de temps des parents d’enfants malades (Grob, 2008)14. On a vraiment conscience de la douleur que l’on inflige à ces gens. On a vraiment la sensation de passer leur vie au bazooka et de détruire leur vie en quelque sorte (Psychologue). Dans ce contexte, on comprend aisément toute l’utilité du test diagnostique lors de la révélation puisqu’il permet un réajustement des rôles entre médecins et parents en apportant une preuve scientifique, car « si le test de la sueur est positif, on admet que vous êtes malade [...] c’est le juge de paix en quelque sorte », explique un médecin. Le test de la sueur permet d’objectiver la maladie grâce à un examen clinique révélant des résultats tangibles : « Il est soit normal ou pas normal, les parents ont besoin de voir qu’il y a un support écrit », note un médecin. Enfin, soulignons que l’annonce du diagnostic repose de plus en plus sur une intervention constituée du binôme médecin référent/infirmière coordinatrice. Cette configuration contribue à rassurer tant les professionnels que les patients et les familles, à partager les responsabilités entre les différents acteurs, mais surtout à homogénéiser les discours. Une configuration à l’épreuve de l’extension de l’« odyssée diagnostique » Sur le plan communicationnel, cette configuration reste dans un processus d’innovation constant puisque loin d’avoir réduit l’incertitude médicale, le dépistage, après dix années d’expérimentation, a paradoxalement élargi l’« odyssée diagnostique » (Grob, 2011, p. 40), et chemin faisant, complexifié le processus d’annonce. Axée sur la fluidité pour assurer le temps court du diagnostic, elle est mise à l’épreuve de l’incertitude médicale. En effet, il est des situations où le dépistage produit des cas « intermédiaires », des formes « frontières15 » caractérisés par leur diagnostic incertain, soit que l’élément de preuve ne fonctionne pas (ici, le test de la sueur), soit que la forme clinique ne corresponde pas à ce qui est médicalement délimité16. Ceci soulève un dilemme diagnostique car on ignore le pronostic de ces patients. Autrement dit, les avancées de l’analyse génétique moléculaire, si elles ont apporté plus de certitude quant à l’origine de la maladie, ont étendu l’« odyssée diagnostique », au détriment de la clinique. Par la « production » de cas hors normes, dont les résultats sortent des seuils de mesure et de catégorisation entre le normal et le pathologique, on assiste à l’extension et l’enchevêtrement des activités diagnostiques et d’annonce aux familles. Le partage de l’incertitude médicale engendre alors la diffusion d’un régime communicationnel équivoque qui n’est pas sans impact sur les professionnels, la famille et le patient. 14. En ce sens, notre analyse contredit celle de Castel et Bergeron (2010) qui observent qu’effectuer un diagnostic est considéré comme une pratique noble dans le cas de maladies ou de troubles tels que le cancer, la toxicomanie ou encore l’alcoolo-dépendance. 15. Ces expressions proviennent des professionnels de santé (médecins et généticiens) et sont largement reprises par les institutions (Haute Autorité de Santé et ministère de la Santé, entre autres). Elles mettent en avant les zones grises de la maladie (non exclusivement la mucoviscidose) par opposition à sa forme classique. 16. Selon le rapport de la Haute Autorité de Santé, 24 centres notent des difficultés quant à la démarche diagnostique de la mucoviscidose et 6 centres considèrent que ces difficultés sont importantes voire très importantes, dès lors qu’il s’agit de gérer des formes « frontières » de mucoviscidose, la découverte des hétérozygotes et des enfants porteurs de la mutation R117H ou encore l’interprétation des tests de la sueur douteux ou intermédiaires, (Rapport de la Haute Autorité de Santé, 2009). 56 | C. Langeard et G. Minguet RICSP, 2013, n. 8, p. 45-64 Démultiplication et variabilité des états cliniques entre le normal et le pathologique Un certain nombre d’épreuves successives définissent le régime probatoire du diagnostic en fonction : 1. de valeurs de référence établies pour la TIR et le test de la sueur qui permettent d’établir si le test est positif, négatif ou intermédiaire ; 2. du nombre (0, 1, 2), du type (F508del, R117H, etc.) et de la classe (classique ou modérée) des mutations décelées par le kit de dépistage ou suite à une recherche extensive (hors kit de dépistage, si les valeurs de référence du test de la sueur sont positives ou intermédiaires). Cet ensemble forme un algorithme diagnostique homologué et participe des protocoles de recommandations destinées à réguler la communauté professionnelle des pédiatres en termes d’analyse, de jugement et de prise de décision concernant l’annonce du diagnostic. Toutefois, cet algorithme se voit déstabilisé chaque fois que l’analyse génétique ou les résultats de l’analyse et du test biologiques s’écartent des dispositifs préétablis (par rapport aux valeurs de référence, au nombre de mutations détectées, leur type ou encore leur classe). L’essor du programme de dépistage et les bénéfices des avancées thérapeutiques, la précocité du diagnostic n’ont pas pour autant endigués les interrogations posées par les pratiques et les effets secondaires enregistrés. Il existe des cas de figure où certains résultats sont difficiles à interpréter parce que l’élément de preuve ne se cale pas sur le protocole homologué du diagnostic. Le système probatoire prend alors une tournure spécifique dans le cas de mesures intermédiaires ou de formes frontières de la maladie, impliquant des résultats équivoques, un jugement clinique hésitant, une recherche de mutations prolongée, un pronostic complexe. C’est ainsi que les médecins révèlent les « limites propres à la science médicale actuelle » (Fox, 1988, p. 80) : Ce dépistage pose problème dans l’interprétation des mutations intermédiaires. C’est vrai que ça reste un problème qui nous concerne tous, mais pour lequel on n’a pas encore trouvé le moyen de le résoudre (Médecin). Ce sont des formes où biologiquement, on a une preuve... Si vous voulez en général, c’est des formes où l’on a deux mutations. Deux mutations, mais un test de la sueur, qui est ou normal, ou incertain, et puis pas de manifestation clinique, asymptomatique. Donc, là aussi, c’est des situations où l’on a beaucoup de doutes, et d’inquiétude sur ce que l’on doit faire. (Médecin). Lorsque les résultats ne tranchent pas, la pratique clinique se trouve confrontée à la gestion d’un doute diagnostique et au paradigme préventif se substitue le paradigme prédictif dans l’exercice médical. L’ouverture du champ des possibles engendre des embarras définitionnels, classificatoires décisionnels, et in fine communicationnels. En effet, elle donne lieu à la démultiplication des états cliniques se situant entre le normal et le pathologique, des catégories fabriquées dans la dissémination entre celles du sujet « indemne » et celle du sujet « malade » : « porteur sain suspect », « bien portant suspect », « malade de forme modérée » ou encore « bien portant » suspecté de devenir « malade ». Pour toutes ces catégories, les individus ne sont « certes pas encore malades, mais leur probabilité plus élevée de développer la maladie semble déjà interdire qu’on puisse [les] dire en bonne santé » (Berlivet, 2001, p. 102). Parallèlement à cette démultiplication des états cliniques fonction d’une complexification du génotype, les pédiatres font part d’une variabilité de ces états tout au long de la trajectoire du sujet, d’un « profil évolutif » du malade. Car « le dépistage a fait découvrir des cas énigmatiques » : « des choses, dont on ne savait pas si c’était des vrais problèmes, s’il fallait le révéler ou pas. On découvrait des petites anomalies qu’on pensait mineures et Configuration organisationnelle et communicationnelle singulières et innovante | 57 qui s’avéraient être majeures. Et dans d’autres cas, on découvrait des anomalies que l’on pensait être majeures et qui finalement n’avaient pas de conséquences ». Cette variabilité des états peut avoir des effets néfastes sur l’identité du patient lorsque, après 10 ans de suivi, le médecin annonce qu’« il ne s’agit pas d’une vraie mucoviscidose » au regard des « preuves biologiques » et que l’arrêt des « traitements » et l’« abandon du statut » s’imposent. La trajectoire de maladie se voit déstabilisée par la « réversibilité du statut de malade »17. Diffusion d’un « régime communicationnel équivoque » La distinction binaire malade/bien portant n’est plus pertinente : la maladie n’est plus réductible à un état et le malade n’est plus asservi à un statut. Dès lors, l’innovation perpétuelle au cœur de cette configuration a un coût pour les soignants et les patients. L’« odyssée diagnostique » devient le théâtre de difficultés communicationnelles entre médecins et parents. De fait, l’activité diagnostique et l’aveu du diagnostic prennent une toute autre signification dans les pratiques de communication médecin/malade, autour du couple diagnostic/pronostic, dès lors que la mise en mots « hors label », portant sur des cas équivoques, se présente (Brookes-Howell, 2006). Autrement dit, face à l’émergence de nouveaux statuts de patients débordant les catégories homologuées, un « régime communicationnel équivoque » se diffuse. Il prend ainsi la forme d’une annonce de diagnostic qui peut être sujette à diverses interprétations et donc aux malentendus, voire aux contradictions lorsque par exemple un médecin annonce : « Écoutez, votre fils, on ne sait pas, on ne peut pas dire… Il aura peut-être une mucoviscidose ». La première caractéristique de ce régime communicationnel équivoque est donc d’être marqué par une information incertaine, par nature non quantifiable. L’incertitude invite les médecins à se dégager d’une approche probabiliste de la maladie, à sortir du cadre de la statistique, qui légitime habituellement leur action, pour privilégier une approche davantage qualitative révélant un discours nuancé, situé entre l’affirmation et l’infirmation comme l’exprime ce médecin : Voilà, ce n’est pas la mucoviscidose, néanmoins on a trouvé des trucs au niveau biologique, dont on ne sait pas les interpréter sur le plan clinique, donc pour ça, ça justifie une surveillance. Au pire, on connait une certaine forme apparentée à votre cas, où l’on est plus fragile au niveau respiratoire, quand on est un peu plus vieux, une sinusite chronique ou des choses comme ça. Mais on ne peut pas vous dire pour le moment. Donc le mieux, c’est le suivi de temps en temps. La deuxième caractéristique qui en découle est la transmission des limites de la science aux patients et à leur famille, impliquant le partage d’une expérience incertaine de la maladie. Le message transmis insiste sur le fait que le travail du médecin relève d’un art et non d’une science exacte afin de rester crédible, éviter toute méfiance et tout soupçon. La transparence est la condition sine qua non pour obtenir la confiance qui permettra la continuité de l’échange dans le temps, car la complexification du diagnostic rallonge d’autant le temps de l’annonce et laisse pour un temps indéterminé les familles dans l’angoisse. Elle peut provoquer une incompréhension chez les parents qui se trouvent placés au devant d’une échéance repoussée et d’une déclaration diagnostique différée : Et là, c’est évidemment une situation très pénible pour les gens, parce qu’on leur dit que l’on ne peut pas trancher. Et on les fait revenir. Et on ne peut pas le faire le lendemain, parce qu’on sait que c’est des choses qu’il faut attendre un peu de temps, pour que ça se modifie. Et donc, on les reconvoque un mois plus tard, pour refaire. Et il nous arrive que le deuxième test soit encore incertain. Donc, il y a des gens comme ça, que l’on maintient dans une espèce de situation 17. Cette réversibilité statutaire signe le passage du statut de malade chronique au statut de bien portant, qui fait suite non pas à une période de traitement (comme le suggèrent les termes de comeback ou recovery utilisés par les sociologues anglo-saxons) mais à l’invalidation d’un diagnostic incertain qui impose dorénavant au supposé malade (et à sa famille) de retrouver une existence où disparaissent les limites de tous ordres imposés par la maladie. Le statut de malade en tant qu’état social prend ici le pas sur le statut de malade en tant qu’état biologique. 58 | C. Langeard et G. Minguet RICSP, 2013, n. 8, p. 45-64 terriblement désagréable qui est : »On ne peut pas vous dire que c’est une mucoviscidose, on ne peut pas vous dire que ce n’est pas une mucoviscidose. » (Médecin). Elle illustre la traversée désagréable d’une période à durée indéterminée pour les médecins, qui ont pour objectif d’éliminer l’incertitude avec le temps, et interminable pour les parents. Celle-ci résulte de la confrontation avec des entités biomédicales rétives à la classification, de l’impossibilité de déterminer la cause de la souffrance de l’enfant et du différé entretenu par le corps médical pour se donner du temps avant de prononcer un diagnostic de mucoviscidose. En l’absence de diagnostic établi, la famille reste donc dans l’incertitude durant toute cette période. Dans cette situation, construire l’expectative (Ménoret, 2007), c’est-à-dire l’incertitude partagée entre le pédiatre et le patient, sa famille, c’est également préparer à une longue durée de prise en charge selon un statut équivoque. Désormais, le principe d’incertitude se niche au cœur du pacte thérapeutique (Langeard, Minguet, et al., art. cit.) : patients et parents partagent avec les soignants ce principe qui imprègne la tonalité des résultats et leur interprétation. Les parents d’enfants à risque doivent simultanément accepter l’autorité des résultats issus des tests génétiques (la réalité abstraite d’une maladie) et intégrer l’espace de flottement lié à la variation de ces mêmes résultats. La troisième caractéristique est que face à des connaissances instables, l’information s’inscrit dans un processus dynamique non linéaire, voire réversible. En effet, l’ambiguïté du pronostic complexifie les messages à transmettre aux familles et complique l’information génétique et le conseil afférent que le médecin se doit de délivrer aux familles (Whitmarsh, and alii, 2007). Il en résulte une variété de réponses possibles pour la conduite des entretiens consécutifs à l’annonce d’un diagnostic confirmé (Dillard, Carson, 2005), ainsi que des embarras de contenu informatif et de procédé communicationnel pour le conseil génétique (Brookes-Howell, 2006). Tout se passe comme si la trajectoire du patient était désormais scandée par une succession d’épreuves, soumise à la réversibilité. Vous ne pouvez pas faire une bonne annonce, parce que ce n’est ni oui, ni non, c’est... (…) Donc, ils ne sont pas malades, et on ne peut pas leur dire non plus qu’ils ne sont pas malades. (…) Donc en fait, on va rentrer dans une espèce d’annonce merdique, dans lequel, on va leur dire : « Ah mais il n’a pas la mucoviscidose, mais quand même... Donc, il va falloir quand même que l’on fasse une analyse génétique. » Alors, là, il faut expliquer pourquoi il faut faire une analyse génétique. Et puis après on va leur dire : « Et puis, on va refaire un test de la sueur. » Alors, donc eux, ils sont ni oui, ni non. Ça, c’est très compliqué. Ca donne des consultations où l’on fait trois pas en avant, et deux en arrière... Après, alors, donc les parents, ils sont rassurés, mais pas complètement. Puis on va les revoir. Donc, ils se disent : « Mais si on me revoit, c’est que...» Alors ça, c’est très compliqué (Médecin) Il en résulte une quatrième caractéristique qui est que l’information délivrée, parce que marquée du seau de l’incertitude, engage, expose et implique davantage le médecin, lequel est confronté à des questionnements éthiques, notamment concernant la prise en charge. Dans la majorité des cas, les médecins optent pour un bilan annuel et un contrôle médical allégé « parce qu’engager dans un suivi de mucoviscidose standard... qui est un suivi très lourd, une prise en charge très lourde... un individu qui peut-être ne sera pas malade, ou pratiquement pas malade, ce n’est pas dénué de conséquences », raconte un médecin. Ce suivi distancié est une manière pour le médecin d’accroître ses connaissances cliniques sur les développements possibles de ces formes atypiques de l’affection. De la présomption à la suspicion jusqu’à la preuve, de la certitude à la présentation de résultats qui n’autorisent pas de conclusions tranchées, ce sont autant d’expressions de l’univoque comme de l’équivoque, placées sous le sceau de la contingence. L’impossibilité d’affirmer la réalité de la pathologie parce que les individus sont porteurs de mutations dont les suites cliniques sont mal définies, prolonge d’autant les statuts équivoques, dont celui de « bien portant suspect » (Langeard, Minguet, et al., art. cit.), et révèle la diffusion Configuration organisationnelle et communicationnelle singulières et innovante | 59 d’un régime communicationnel équivoque qui y est associé. Cette réalité des embarras de contenu informatif et de procédé communicationnel liés à l’imprécision ou l’incertitude, s’oppose aux valeurs de l’ethos clinique (Freidson, 1984) et révèle les tensions axiologiques auxquelles sont soumis les médecins annonceurs au regard de leurs principes usuels d’explication, de légitimation, de normalisation. Discussion et conclusion Avec le dépistage néonatal de la mucoviscidose émerge une configuration singulière et innovante associée à un nouveau scénario diagnostique. Le processus d’annonce a cela d’exceptionnel qu’il revient, par un dévoilement plus ou moins progressif et plus ou moins long d’une anomalie génétique, à faire entrer un nourrisson asymptomatique dans la labellisation de malade, à énoncer la maladie à sa famille, quand bien même le traitement curatif est inexistant. À la guérison et la réparation des corps fait place le maintien de la santé, « supercatégorie normative » (Herzlich, 1984), et la prévention de la maladie. La configuration organisationnelle qui prend forme autour du processus d’annonce du diagnostic est désormais prise dans un tiraillement entre les poussées rationalisatrices du fonctionnement de l’organisation hospitalière et les conduites de singularisation liées au processus d’annonce et à la prise en charge d’une maladie rare. Face à l’enjeu de fluidité du processus d’annonce, qui suppose une large coordination en amont et la convocation d’individus « bien portant suspect » (Langeard, Minguet, et al., art. cit.), se redéfinissent les rôles professionnels de l’infirmière et du médecin. Pour l’infirmière, la mission principale est, dans ce contexte particulier, de coordonner le processus d’annonce, et audelà, les soins effectués par les différents intervenants, la logistique des soins à domicile, la qualité du soin, l’éducation thérapeutique du patient, etc. Au centre des interactions et de l’information, l’infirmière coordinatrice est l’acteur stratégique (Crozier et Friedberg, 1977) de cette configuration. Le médecin, quant à lui, voit son rôle professionnel bouleversé par l’inversion de la demande sociale : à la consultation se substitue la convocation. Autrement dit, le processus d’annonce n’est plus lié à une démarche active des parents. Ce changement radical engendre plusieurs bouleversements pratiques : le statut génotypique prévaut sur les symptômes et les signes cliniques, l’appel à l’aveugle préside au colloque singulier, les tests biologiques sont la condition sine qua non d’objectivation de la maladie pour les patients et leur famille. En outre, le médecin expérimente une autre facette de son métier, où l’agir médical impuissant consiste à arracher des nourrissons à leur statut de bien portant pour les faire entrer dans le statut de malade (Langeard, Minguet, et al., art. cit.). Plus encore, face à l’extension de l’anormalité (Vailly, 2011) liée à l’extension de l’« odyssée diagnostique » et à sa complexification, la configuration se remodèle autour d’une démultiplication des états cliniques, dont la figure du « bien portant suspect » (Langeard, Minguet, et al., art. cit.) qui apparaît comme une « identité technicoscientifique » (Clarke, 2003) ou une « identité technicoscientifique de malade » (Sulik, 2009) à part entière, entre celle de porteur sain ou d’hétérozygote produite par la génétique. Dès lors, la relation médecinpatient s’en trouve bouleversée sur le plan communicationnel : se diffuse un « régime communicationnel équivoque » qui promet de s’amplifier dans un contexte où s’imposent la médecine du risque, l’extension et le partage de l’incertitude médicale. En effet, face à une labellisation indéterminée, le travail communicationnel du médecin vise à donner de la matière à l’incertitude, à lui donner du sens pour la rendre compréhensible au patient et à sa famille. Par la transmission d’une information de type qualitative et nuancée qui insiste sur les limites de la science et implique le partage d’une expérience incertaine de la maladie, l’annonce de diagnostic s’inscrit dans un processus diachronique, dynamique 60 | C. Langeard et G. Minguet RICSP, 2013, n. 8, p. 45-64 et non linéaire, voire réversible. Il en résulte que dans ce régime communicationnel, le médecin est confronté à des questionnements éthiques inédits autour de la prise en charge. Au final, à la lumière de cet article, on peut s’interroger sur le développement d’une « médecine de surveillance » (Armstrong, 1995), de plus en plus anticipatrice, qui remet fondamentalement en question les rapports entre le normal et le pathologique, entre la santé et la maladie, mais aussi l’identité des individus, désormais soumis à la loi du soi risquant (Odgen, 1995). Davantage encore, ce travail questionne les enjeux communicationnels dans le processus d’annonce, lesquels débordent les enjeux médicaux. En effet, il ne s’agit plus seulement pour les soignants de connaître les symptômes d’une maladie, ou encore de maîtriser un certain nombre d’informations techniques liées à la maladie pour être compétent ; il faut davantage être capable de coordonner un processus en amont afin de garantir les meilleures conditions matérielles pour transmettre une mauvaise nouvelle, de mobiliser constamment de nouvelles ressources communicationnelles issues de l’expérience clinique pour assurer un échange « taillé sur mesure » (Tluczek, 2010), de donner corps à l’incertitude médicale lorsque la catégorisation du patient est douteuse. Ces savoirs communicationnels doivent être considérés comme des investissements : ce sont ceux que les acteurs mettent en œuvre pour parvenir à agir, à s’approprier l’innovation (Alter, 2006). En ce sens, le travail communicationnel à l’œuvre résulte d’un travail de réconciliation, « bridging work » (Timmermans, Buchbinder, 2012), opéré par les cliniciens, visant à amortir des conséquences imprévues produites par la mise en œuvre de nouvelles technologies (Akrich, 1992 ; Timmermans, Berg, 2003). Afin de prendre pleinement la mesure de ce travail communicationnel à l’œuvre autour du processus d’annonce du diagnostic de la mucoviscidose, suite à la mise en place du dépistage, notre recherche mériterait de prêter attention à un acteur incontournable : les enfants dépistés et leurs familles. Configuration organisationnelle et communicationnelle singulières et innovante | 61 Références Akrich M., (1992), “The De-Scription of Technical Objects”, in W. Bijker, J. Law (ed.), Shaping Technology, Building Society: Studies in Sociotechnical Change, Cambridge, Mass, MIT Press, p. 205-224. Akrich M., Méadel C., Rabeharisoa V., (2009), Se mobiliser pour la santé. 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