Le dépistage néonatal systématique de la mucoviscidose : une

Communiquer
Revue de communication sociale et publique
8 | 2013
La santé reconfigurée et reconfigurante : de la valeur à
la norme
Le pistage néonatal systématique de la
mucoviscidose : une reconfiguration
organisationnelle, professionnelle et
communicationnelle singulière et innovante
Systematic neonatal screening for cystic fibrosis: A unique and innovative
organizational, professional and communicative reconfiguration
Chloé Langeard et Guy Minguet
Édition électronique
URL : http://communiquer.revues.org/200
DOI : 10.4000/communiquer.200
ISSN : 2368-9587
Éditeur
Département de communication sociale et
publique - UQAM
Édition imprimée
Date de publication : 1 janvier 2013
Pagination : 45-64
Référence électronique
Chloé Langeard et Guy Minguet, « Le dépistage néonatal systématique de la mucoviscidose : une
reconguration organisationnelle, professionnelle et communicationnelle singulière et innovante »,
Communiquer [En ligne], 8 | 2013, mis en ligne le 21 avril 2015, consulté le 30 septembre 2016. URL :
http://communiquer.revues.org/200 ; DOI : 10.4000/communiquer.200
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Certains droits réservés © Chloé Langeard et Guy Minguet (2013)
Sous licence Creative Commons (by-nc-nd).
ISSN 1913-5297
45
www.ricsp.uqam.ca
Ri P
CS
Revue internationale
Communication sociale et publique
Le dépistage néonatal systématique de
la mucoviscidose : une reconguration
organisationnelle, professionnelle et
communicationnelle singulière et innovante
Chloé Langeard
Maître de conférences en sociologie, Lunam Université, Université d’Angers, Granem (UMR MA N 49)
Guy Minguet
Professeur de sociologie, École des mines, Nantes
Résumé
En France, la mucoviscidose, maladie génétique rare et incurable, fait l’objet depuis 2002,
d’un Dépistage néonatal systématique mis en place par les pouvoirs publics. À partir
de l’annonce du diagnostic de cette maladie, notre propos vise à rendre compte d’une
conguration singulière et innovante sur le plan organisationnel (création de centres de
soins spéciques interdisciplinaires : les Centres de Ressources et de Compétences de
la Mucoviscidose), professionnel (concernant les pratiques et les rôles des médecins et
inrmières) et communicationnel (diffusion d’un régime communicationnel équivoque). Il
entend éclairer plus largement les transformations à l’œuvre autour de cette technologie
biomédicale, dans un contexte où s’imposent la médecine du risque, l’extension et le partage
de l’incertitude médicale.
Mots-clés : mucoviscidose; dépistage; processus d’annonce; diagnostic; médecine du
risque; incertitude médicale; bien portant suspect.
In France, the systematic neonatal screening for cystic brosis, a rare and incurable
genetic disease, was instituted by the public authorities in 2002. Taking diagnosis
disclosure as the departure point, our paper aims to reect the singular and innovative
congurations that have developed in the organisation of care (the creation of specic
interdisciplinary care centres: Resource and Expertise Centres for Cystic Fibrosis),
among professionals (concerning the roles and practices of doctors and nurses) and
communication (dissemination of equivocal communication). The broader aim is to shed
light on the transformations generated by this biomedical technology in a context marked
by high risk medicine and the evolution of medical uncertainty, shared by all the actors
concerned.
Key words : cystic brosis; screening; announcement procedure; diagnosis; high risk
medicine; medical uncertainty; healthy but suspect.
En France, la mucoviscidose, maladie génétique rare et incurable, fait l’objet depuis 2002
d’un dépistage néonatal systématique mis en place par les pouvoirs publics, et ce, dans
un contexte d’incertitude quant à son intérêt médical pour l’enfant dépisté. C’est une
RICSP, 2013, n. 8, p. 45-64
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coalition liant les cliniciens bretons, des nanceurs publics et les médias, jouant sur des
registres d’actions différents, à la fois techniques, statistiques mais aussi affectifs, qui rend
progressivement possible « la production régionale d’une politique de santé ». An de
généraliser au niveau national le dépistage, les professionnels bretons vont se baser sur la
conviction de l’efcacité du dépistage néonatal de la mucoviscidose, basée sur l’expérience
clinique plus que sur des preuves tangibles. Soulignons aussi le rôle important de l’association
de patients Vaincre la mucoviscidose (anciennement Association française de lutte contre la
mucoviscidose) qui « remplit un rôle en demi-teinte » en faisant pression auprès des pouvoirs
publics (Vailly, 2006, 2011). Aussi, en l’absence d’un traitement curatif, seules la prise en
charge précoce du malade et la centralisation des soins dans des centres de traitement de
référence font gure de compromis, même si ce dispositif alimente encore un vif débat dans
l’arène biomédicale et celle des administrations de santé1. Ces deux facteurs, permettant
d’améliorer le pronostic vital de l’enfant, expliquent la généralisation du dépistage néonatal
à l’ensemble du territoire. Ce déploiement s’est accompagné de recommandations de suivi
de l’enfant dépisté et de protocoles standardisés à l’attention des soignants, dans des centres
de soins interdisciplinaires que les autorités de santé ont ofcialisé et dénommé Centres de
ressources et de compétences de la mucoviscidose (CRCM)2. La France est ainsi devenue le
premier pays au monde à effectuer ce dépistage néonatal systématique et généralisé, dont
l’organisation a été conée à l’Association française pour le dépistage et la prévention des
handicaps de l’enfant (AFDPHE).
Dans une « société du risque » (Beck, 1992 ; Giddens, 1994), caractérisée par l’anticipation
des risques et la promotion du dépistage dans le domaine de la santé, comment la mise en
œuvre de ce dépistage néonatal, en tant que technologie biomédicale, a-t-elle inuencé la
conguration organisationnelle, professionnelle et communicationnelle à l’œuvre autour du
processus d’annonce du diagnostic de cette maladie ? Autrement dit, comment les soignants
coopèrent-ils entre eux ? Qu’est-ce que ce dépistage découvre ? Comment les soignants
gèrent-ils les informations obtenues à l’aide des tests qu’il engendre et comment formulent-
ils les résultats des examens, avec quels degrés de certitude ? Au nal, comment soignants et
parents font-ils face à l’incertitude, comment est-elle traitée et quelles sont les conséquences
durables sur les patients, leur famille : leur expérience (Rothenberg et Thomson, 1994, p.
4) ?
Pour y répondre, le processus d’annonce constitue une entrée analytique privilégiée en
ce qu’il est une des étapes médicales cruciales, indissociable du dépistage de masse. En
mettant en jeu une pluralité de phases clefs, de services, d’acteurs (professionnels, famille,
patient), d’instants critiques, de croyances, de pratiques et d’informations (cf. gure 1),
le processus d’annonce révèle une conguration organisationnelle, professionnelle et
communicationnelle innovante. Cette conguration émerge de l’ensemble des chaînes
d’interdépendance spéciques qui se nouent autour du processus d’annonce du diagnostic
impliquant une hétérogénéité d’acteurs aux intérêts divers et interagissant dans un cadre
singulier. Il s’agira donc de porter le regard sur les « nombreux individus qui, de par leur
dépendance réciproque [Interdependenz], sont liés entre eux de multiples façons, formant
1. L’action en faveur du dépistage soulève certaines oppositions et controverses, notamment entre des cliniciens
bretons et l’Association française pour le dépistage et la prévention des handicaps de l’enfant (AFDPHE) concernant
le dépistage des hétérozygotes, aussi appelés « porteurs sain » ; l’AFDPHE voyant poindre dans ce mode de
dépistage le risque d’une forme d’eugénisme (Vailly, 2011).
2. Un CRCM est un « regroupement des compétences de nombreux corps professionnels dans les différentes
disciplines concernées par la mucoviscidose pour soigner au mieux dans la continuité et dans la globalité les patients
atteints de cette maladie. Pour les enfants dépistés, il s’agit du lieu où le diagnostic est conrmé puis annoncé et où
le patient sera régulièrement suivi. Pour tous les patients, il s’agit du lieu où les choix thérapeutiques et les décisions
importantes sont pris et expliqués au patient et à sa famille. Pour tous les intervenants et soignants, quels que soient
les lieux de réalisation des soins, il s’agit du lieu de coordination des soins » (Extrait de la dénition formelle des
CRCM issue de la circulaire n°502 du 22 octobre 2001).
Conguration organisationnelle et communicationnelle singulières et innovante | 47
ainsi des associations interdépendantes ou des congurations dans lesquelles l’équilibre des
forces [Spannungsgleichgewicht, ailleurs Spannungsbalance] est plus ou moins instable »
(Elias, 1991, p. 10).
Méthodologie
Les résultats présentés dans cet article sont issus d’une recherche portant sur les « Facteurs
favorisant ou limitant la mise en œuvre des recommandations d’annonce du diagnostic de la
mucoviscidose suite à un dépistage néonatal3 ». Le but de cette recherche était de comparer
les attitudes des professionnels à l’égard de la dissémination, de l’appropriation et de
l’impact d’un corpus de recommandations formalisé d’une part, auprès des professionnels
soignants et d’autre part, entre divers types de CRCM. Pour étudier les attitudes et le rapport
des professionnels de santé aux recommandations d’annonce, nous avons choisi de mener
des investigations selon deux volets : l’un, quantitatif, a fait appel à la diffusion nationale
d’un questionnaire auprès de l’ensemble des CRCM ; l’autre, qualitatif, a eu recours à la
passation d’entretiens individuels et d’entretiens de groupe auprès des professionnels des
unités.
L’étude s’est ainsi déroulée de 2007 à 2009 en plusieurs temps. Elle a débuté par une
enquête par questionnaire. Les thématiques du questionnaire concernaient (a) l’appel
téléphonique du médecin à la famille, (b) le rôle accordé au médecin traitant, (c) le
déroulement global de la consultation pour la conrmation et le dévoilement du diagnostic
retenu et la n de la consultation. Parmi les 49 CRCM qualiés en France, seuls 37 sont
confrontés à l’annonce du diagnostic après dépistage néonatal (12 CRCM ne suivent que des
patients adultes et ne sont pas confrontés à cette situation). Sur les 37 CRCM contactés (18
pédiatriques et 19 mixtes), 34 ont répondu soit un taux de retour de 89%. L’étude établit que
l’antériorité et le nombre de dépistages des CRCM sont les deux variables déterminantes
qui pèsent sur la capitalisation de savoir-faire, sur la réexivité opérée par les staffs de
soignants, et au nal, sur leurs pratiques d’annonce (Cam & Faquet, 2008).
3. Elle s’inscrit dans le cadre d’appels d’offre de Recherche Clinique 2007 nancés par la Fondation de France et
l’association Vaincre La Mucoviscidose (Langeard, Minguet, et al., 2009).
18/18
Figure 1. Le processus d’annonce du diagnostic de la mucoviscidose
A
PPEL
A
CCUEIL
P
ASSATION
DU
T
EST
C
ONSULTATION
D
ANNONCE
Médecin,
Inf. coord.
Psychologue
Parents du
nourrisson
Inf. coord.
Technicien
Parents
Nourrisson
Médecins
Inf. coord.
Psychologue
Parents
Nourrisson
Secrétaire
Inf. coord.
Médecin
Parents
Nourrisson
Contact « aveugle »
Urgence de la
consultation vs production
d’angoisse
Ingérence des familles
Contrôle de l’information
Etablir une relation de
confiance
Faible conformité du
discours aux
recommandations
- Temps peu
balisé et peu
stabilisé
- Conditions de
l’attente
- Stratégie
médicale de
l
’évitement
- Gestion des émotions
- Traumatisme des
parents
- Rhétorique
statistique/
« Optimisme »
- Annonce pour les cas
frontières
C
ONSULTATION
P
OST
-
ANNONCE
Équipe
Parents
Nourrisson
E
XAMEN
CLINIQUE
- Interactions
- Informations
- Engager une
pré-annonce sur
symptômes
Alerter sans
inquiéter Contrôler le
temps et
l’information
- Sollicitation des
parents
- Compétences du
personnel
- Homogénéisation
des discours
- Maîtrise de
l’information
Inf. coord.
Médecin
Parents
Nourrisson
Amorcer
l’annonce de
diagnostic
Apporter la
preuve
Annoncer l’entrée
dans la maladie
- Prise en
charge des cas
frontières
Expliciter le
projet
thérapeutique
Secrétaire
Inf. coord.
Médecin
Présomption
de diagnostic
Coordination
des ressources
humaines et
logistiques
Déterminer le
niveau d’urgence
R
ÉCEPTION DES
RÉSULTATS
DU
Figure 1 : Le processus d’annonce du diagnostic de la mucoviscidose
RICSP, 2013, n. 8, p. 45-64
48 | C. Langeard et G. Minguet
La deuxième phase qualitative a consisté à mener des entretiens individuels et des
entretiens de groupe4 avec pour mission d’examiner et de documenter les pratiques de
travail des différents segments professionnels confrontés à l’étape cruciale du diagnostic
déclaré de mucoviscidose auprès des parents (médecins et inrmières coordinatrices,
principalement). Parmi les 34 équipes de CRCM ayant répondu au questionnaire, 15 d’entre
elles ont été approchées. Au nal, 24 médecins, 14 inrmières coordinatrices, 4 psychologues
et 2 kinésithérapeutes ont été interrogés5. L’analyse de contenu thématique portait sur les
thèmes suivants : la singularité de la maladie et de son annonce, le cadre de l’annonce et
de sa prise en charge par le CRCM, l’annonce dans la trajectoire du malade et sa prise en
charge, l’institutionnalisation de la maladie par les pouvoirs publics et les répercussions sur
les pratiques professionnelles, les controverses et les questions éthiques soulevées par le
dépistage.
Enn, un travail bibliographique a été effectué intégrant des publications sociologiques,
gestionnaires, médicales, biologiques, institutionnelles, sur la mucoviscidose, les maladies
rares et chroniques, le champ des recommandations et des bonnes pratiques.
Une conguration de type adhocratique
La mucoviscidose occupe, parmi les maladies rares, une place particulière par sa relative
fréquence (un taux de prévalence de 1/4600 nouveau-nés en France) et sa complexité : son
expression clinique est variable et progressive et le pronostic individuel est difcilement
prévisible au moment du diagnostic (Munck et Roussey, 2012). À l’heure actuelle, les
traitements restent préventifs et purement symptomatiques (respiratoire, digestif et
nutritionnel) : ils reposent essentiellement sur une prise en charge précoce et un suivi
médical interdisciplinaire et rapproché6. C’est pourquoi, sur le plan organisationnel, la
mise en place du dépistage néonatal (DNN) systématique de la mucoviscidose a engendré
la création des CRCM, au sein d’établissements le plus souvent hospitalo-universitaires,
chargés de l’annonce de l’affection et de la coordination des soins des patients au sein du
système hospitalier, comme cela fut le cas autour de la prise en charge du cancer (Pinell,
1992) et plus récemment de l’autisme (Rabeharisoa, 2006).
L’organisation de la prise en charge de la mucoviscidose
S’agissant d’une maladie chronique, touchant de nombreux organes, les CRCM gèrent les
soins à l’appui de nouveaux dispositifs d’intervention, lesquels fonctionnent selon un modèle
horizontal impliquant un mode de travail transversal à même de mobiliser et de coordonner
une batterie de spécialistes, d’inventer des modalités d’intervention plus exible sur la
durée. Par voie de conséquence, à une coordination verticale, fondée sur la subordination
d’un malade profane, se substitue une coordination hybride horizontale et transversale,
fondée sur la centralité du malade et une approche plus globale (Ibid.). Le modèle de cette
coordination fait écho à l’organisation par projet, structurée de manière exible et soumise
à des changements accélérés et dans laquelle, « les travailleurs doivent être organisés en
petites équipes pluridisciplinaires dont le véritable patron est le client et qui se dotent d’un
4. Ils avaient pour fonction de resituer le contexte organisationnel et de confronter les points de vue sur le
déroulement des étapes du processus d’annonce.
5. L’entretien durait environ deux heures et le guide portait sur le parcours professionnel de l’individu, la
description de son rôle et de ses fonctions au sein du CRCM et de l’ensemble des phases du processus d’annonce, sur
son vécu de l’annonce, et ce, en regard des recommandations.
6. On estime ainsi qu’à l’âge de 20 ans, un patient a passé en moyenne 2 années chez son kinésithérapeute et qu’il
consacre 3 heures par jour à son traitement. Sans omettre les consultations hospitalières régulières pour le suivi et la
prévention. Source : Comité consultatif national d’éthique, 2003.
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