Ethno_Broda_1992_293b pdf - Ministère de la Culture et de la

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ÜLA771 : pour um
"Esthétique
'• Le radeau de ¡a Méduse. Musée du Louvre.
[AUÎWQ
cCe Ca Résistance"
" Seule la langue qui m'avait accompagné dans mon exil, cette langue qui, dans les
rencontres avec Brecht... se mettait à exister, m'empêchait d'être en harmonie avec mon
nouvel environnement et peut-être ce qui m'en séparait aussi perdurerait-il, même si je
parvenais à m'exprimer comme un natif du pays. Il me fallait accepter en moi l'existence
d'une autre langue. Cette langue intérieure était mon seul bien, la conserver signifiait ma
propre survie... J'entrepris d'utiliser ma langue comme instrument de travail " (Peter
Weiss).
Gatti :
pour une "Esthétique de la Résistance" 1
La venue d'Armand Gatti à Marseille a sollicité notre attention et notre réflexion.
Témoin et obsevateur d'une expérience qui a duré six mois, nous devons aujourd'hui
rendre compte de notre analyse.
Pour Armand Gatti la création théâtrale passe par la rencontre avec le monde
contemporain, celui que nous habitons dans l'épaisseur de notre histoire et de notre
présent, définissant ici ce qu'il désigne par " l'homme d'aujourd'hui : celui qui dialogue
avec son siècle..."
Cette historicité est abordée à partir (de) et avec ceux qui en constituent les points
de souffrances et de rejets les plus réels, signes des temps, assignés par des processus
d'exclusion, ils révèlent dans leurs chairs et leurs langages les lignes de fractures du
social.
A Marseille l'expérience a été conduite avec 12 personnes, toutes en difficultés
sociales, habitant le plus souvent les quartiers nords de la cité et qui étaient à la recherche
d'un emploi ou d'un stage de formation ; au détour de ce processus les "stagiairesacteurs" disposaient de trois mois pour s'inscrire dans un processus de formation ou de
travail.
Pendant la durée des répétitions nous avons suivi la démarche, présents autant que
nous le pouvions, nous avons de ce fait noué avec l'équipe des rapports de
compréhension et d'amitié qui sont allés au-delà d'une démarche sociologique
traditionnelle.
Nous allons tenter ici une approche polyphonique de la démarche de Gatti, en
partant de ce qu'on peut appeller sa philosophie du théâtre rapportée à ce que nous avons
pu partager, introduisant autant que nous le pouvons le point de vue de l'acteur immédiat,
l'acteur stagiaire, nous essayant à un télescopage analytique qui vise à interroger les
agencements inédits entre l'Histoire et sa lecture méta-Historique, et les histoires
concrètes, présentes, personnelles des "créatures" qui ont participé à la création.
l
. Nous reprenons ici le titre du dernier ouvrage de Peter Weiss*, tant les points de convergences sont
nombreux entre le dramaturge et l'essayiste : décrire, écrire et résister. L'écriture comme mise en forme
d'événements réels, métabolisés, cristallisés pour nous, travail d'orfèvre autour de l'histoire de la
souffrance et du mot. En exergue de l'ouvrage de P. Weiss on peut lire "Mais que deviendrait l'art s'il
oubliait le souvenir de la souffrance accumulée" (Adorno). N'est-ce pas à l'actuel de ce souvenir que Gatti
nous convoque, toujours ?
* P. Weiss, "Une esthétique de la Résistance", Klincksieck, Paris, 1989.
i
Histoire, et méta-Histoire, sujets et événements, expériences et récits, unité et
multitude, langage et parole, comment ne pas convoquer ici les analyses d'Alain Badiou
et de Paul Ricœur. La rencontre n'est pas si fortuite ni forcée que ça : A. Badiou, citant
Mallarmé confirme que pour lui le théâtre est "d'essence supérieure " 2 quant à P. Ricœur
on sait l'importance qu'il accorde au récit dans la construction du sens3 ; et si les deux
hommes - Gatti et Ricœur - viennent de débattre aux récentes Assises pour l'égalité
d'accès à la culture (Paris, la Villette, mai 1991) c'était pour y interroger ce qui
aujourd'hui peut encore fonder une démarche culturelle rapportée à la tradition pour
Ricœur, à l'exclusion-révolution pour Gatti.
Mallarmé, certes dont Gatti a donné le prénom à son fils Stephan, mais aussi
Hölderlin, que nous rencontrons dans l'Errance (Die Wanderung) de ce voyage
identiquement inouï, à pied entre l'Allemagne et le sud de la France4. Mais peut-être
aussi plus essentiellement dans la problématique du site et de l'événement qui structure la
philosophie de Badiou, et peut-être le théâtre de Gatti.
Car si pour Hölderlin le site c'est la patrie et la diagonale du site le dialogue avec
les Dieux Grecs, pour Gatti le site premier dont il se réclame c'est le camp de
concentration, et sa diagonale le maquis, la résistance. L'écriture comme diagonale entre
deux sites, dont l'un fonde l'origine (la patrie, le camp), et l'autre la quête. Mais ce qui
nous frappe encore plus c'est la constance à tracer, la fidélité comme opérateur de
l'écriture :
"Et sans cesse un désir vers ce qui n'est point
là s'élance. Il y a beaucoup
A maintenir. Il faut être fidèle. " 5
2^ "Qui dira ce que nous devons au théâtre, de V Orestie d'Eschyle aux pièces de Brecht? Art capital,
analyseur ininterrompu de notre histoire..." A. Badiou, Théorie du Sujet, Paris, Editions du Seuil, 1982,
p.102.
3. " L'histoire est toujours sur le point de devenir méta-histoire : c'est ce qui arrive quand on cherche le
sens des événements dans ¡es causes, ou dans l'enchaînement, ou dans le tout de l'histoire où ils viennent
prendre sa place"
P. Ricœur, préface à Thévenaz " L'homme est sa raison ".
4. On sait qu' Armand Gatti, pris le maquis à 18 ans, dans la forêt de Berbeyrolle en Corrèze. En 1943, il
est arrêté, condamné à mort, puis gracié et déporté au camp de Linderman, près de Hambourg. Il s'évade,
et rejoint le maquis à pied, empruntant la même diagonale qu' Hölderlin, mais non le même destin. On
sait que le poète allemand à son retour de France, resta définitivement silencieux. Dans son isolement
"on dit qu'il répétait souvent à ses visiteurs • et en français - ces deux mots eux-mêmes souvent répétés "
Je suis, Je suis"..." *
* JP. Lefevbre, "Hölderlin, journal de Bordeaux", William Blake and Co, Bordeaux, 1990, p.10.
5
G. Jallet, "Hölderlin" , Poètes d'aujourd'hui, Seghers, Paris, 1985, p 135.
h
Fidélité aussi chez Gatti, dans sa volonté affirmée de recréer ce qui du site
événementiel de son premier désir d'écrire est à partager ; répétition dans la création du
site comme site de la création . Entre le camp et le maquis : la langue, qui ne peut se
nourrir que de l'analogique situation que Gatti cherche à reproduire :
" Moi, ma façon de penser le monde est profondément née du maquis, de la
résistance et du camp... et je n'ai jamais par la suite, quelque soit l'aventure dans
laquelle j'étais convoyé, je n'ai jamais rencontré quelque chose qui m'offrit
humainement, artistiquement, moralement, esthétiquement, quelque chose d'aussi
grand et d'aussi exigeant.
Tout le théâtre que j'ai fait et que ferai encore, partira toujours de ce point de
vue.(Gatti, Atelier de Création Radiophonique ) 6
Mais un site événementiel est polysémique, et là où Gatti joue le ressort de sa vie,
les acteurs stagiaires y inscrivent des désirs et des attentes qui ne répondent pas toujours
de la même veine historique. Tout le travail consistera à tisser les liens qui raccordent les
fils invisibles de nos histoires. Il y a là plus qu'une identité nominale entre le fil et le fils,
pour Gatti lafidélitéest l'opérateur de la transmission, et bien souvent la rencontre avec
les stagiaires s'enroulent autour de ce qu'il faut bien appeler du transfert, transfert de sens
et demande d'amour, demande d'êtres et transfert d'amour.
C'est donc à la rencontre de ces entrecroisements de sites événementiels, agis par
le langage et la fidélité transmise, que nous vous convions. Polyphonie et polysémie des
interventions, des interprétations, des interventions interprétantes : l'histoire en train de
s'écrire dans l'après-coup de la (re)présentation.
Gatti met en situation des histoires arrachées à l'oubli et à la répétition. Il crée
l'événement spectaculaire, mais qu'en est-il de l'interprétation ? Comment passer de
l'événement à l'expérience?
La rencontre de Gatti avec l'Histoire est marquée par la volonté affirmée et réitérée
d'arracher à l'oubli les souffrances accumulées, déniées et refoulées. Il ne s'agit pas de
6
Armand Gatti, " Le principe écriture " Atelier de création radiophonique, France-Culture. Il s'agit d'une
série de trois émissions réalisées par France - Culture, en collaboration avec Hélène Châtelain, autour de
la démarche de Gatti, référence est souvent faite à l'expérience conduite à Toulouse.
Trois titres pour ces émissions : " Les arbres à ¡a conquête du ciel. Premier temps ¡es pronoms
personnels "( 14.02.88),n Les arches de Noë, deuxième temps : les lexiques " (21.02.88), "Les arches de
Noë, troisième temps : les langages''(28.02.88). Dans la suite nous désignerons la référence par A.C.R.
3
l'histoire officielle, de celle reconstruite dans l'après coup par les historiens, pour laquelle
Gatti éprouve un certain mépris en ce qu'elle annule ce qui aurait été le réel de l'humanité
ainsi décrite.
L'Alchimie de la mémoire.
Si l'histoire en appelle à une reconstruction elle ne peut être que métaphorique,
dépassement de l'événementiel pour en chercher la signification supra-humaine,
dépassement de la trace7 et de l'événement pour tracer un nouveau site événementiel :
celui de la représentation théâtrale, télescopage du lieu et de l'espace, introduction des
sujets réels historiques et vivants (les acteurs-stagiaires), tant de points de croisements
entre l'homme de théâtre et les deux philosophes évoqués plus haut comme si le théâtre
était la philosophie en acte.8
L'Histoire est mise en récit, métaphorique, métabolisant les expériences réelles et
celles issues du souvenir, véritable alchimie de la mémoire, où s'entrelacent l'histoire du
siècle et celle des sujets contemporains : la situation créée est dans le complexe de la
rencontre entre l'Histoire désenfouie et les histoires révélées.
"Etpuis cette histoire du siècle, on n'en a pas d'autre, c'est celle là, c'est la notre,
si on ne dialogue pas avec elle, avec qui va-t-on dialoguer, si le théâtre ce n'est pas
ce dialogue avec le siècle, ça n'a aucun sens."( Gatti, A.C.R)
Quant aux histoires révélées ce sont celles que les stagiaires (ap)portent en eux,
avec eux ce dont la démarche de Gatti autorise la révélation, véritable travail de
reconstruction biographique, autorisé et invité à écrire, dire et réciter l'entrée en son
histoire dans les fameux "Qui-je-suis " qui jalonnent les représentations de Gatti et où
l'on voit les acteurs - stagiaires se lancer dans une mise en récit biographique qui servira
de tremplin à l'écriture de la pièce où s'entremêlereront les personnages historiques et
l'histoire révélée des sujets.
'. " Les traces I de sang I sur terre I peuvent-elles I devenir I blessure I dans le nuage I qui passe ?"
(Armand Gatti, " Le contre - opéra " ), cité par M. Séonnet, "L'inventeur de traces " in " Théâtre sur
paroles, Salut Armand Gatti", Colloque mai 1988. L'éther vague, Toulouse 1989. p, 50.
°. "Pour Gatti, la reconstitution est incapable de rendre compte ...l'écriture utilise la trace parce que, sans
abolir la distance, elle rend le passage possible, parcequ'elle convertit l'espace en médiation. Parcequ'elle
déploie la distance temporelle... L'enjeu de la représentation {théâtrale) c'est de devenir trace prolongeant
la trace, de dépasser les limites quifurent celles de ce dont le passage laissa ces traces...La représentation
théâtrale est l'Analogue de ce qui n'a pas eut lieu." Michel Séonnet, op. cit.
k
Dialectique du temps et de la mémoire, des histoires singulières et de l'Histoire,
restauration de la continuité, voire de la répétition, émergences de paroles et
conscientisation
" Ça annule vachement le temps..."
" Ce n'est pas que ça annule le temps, mais tu te rends compte quefinalement,bon
à cette époque là : eux ce qu'ils vivaient c'était une guerre, mais quand même on a
autant vécu, autant de mal que sûrement tous ces gens là... autant de désillusions
qu'eux...et ça moi je ne l'avais jamais réalisé..."
" Les gens ont fermé les yeux sur ce qu'Hitler était en train défaire ...ils étaient
amnésiques devant l'horreur, nous on est amnésique devant la désillusion d'une
société qui nous a bouffé... (stagiaires Toulouse)
Gatti : " L'histoire elle n'est pas là, elle est dans chacun..."
Dès lors l'alchimie de la mémoire autorise à une alchimie de l'écriture, interférence
des personnages reels, historiques et de fiction.
Fiction construite précisément dans le métissage de l'actuel personnifié et
l'historique déconstruit - reconstruit.
"A ce stade là je suis seul, là c'est le point inexpliquable de l'aventure, je me mets là
et puis j'écris, à partir de ce que eux ont fournis, concernant leurs personnages :
toujours le " Qui je suis " et " A qui je m'adresse".
Si vous me demandez " Qui a écrit la pièce ? "je peux vous répondre "Moi " . Si
vous leur demandez " Qui a écrit la pièce ?", ils vous répondent "Nous".
Et Gatti s'adressant à un stagiaire :" Ce qui a donné le style à ton personnage, c'est
ton texte, le texte que tu as écrit, 'lorsque j'écris Garibaldi c'est pour Patrick'"
(Gatti, ACR)
Si "le style c'est l'homme" on peut s'interroger sur la dialectique identitaire et
identificatoire qu'une telle procédure engendre chez les acteurs stagiaires, nous le verrons
plus loin.
b
Le camp comme principe d'écriture
Cette alchimie est au cœur même du désir de création de Gatti pour qui le véritable
ressort de l'écriture s'inscrit dans le camp de concentration, là où l'histoire du siècle a
noirci les pages blanches de toute écriture possible (Adorno, Blanchot). Le camp comme
principe d'écriture Gatti le revendique, l'écriture comme force déplaçant l'horreur du lieu,
écriture toujours rapportée aux hommes et non à l'homme, là où le langage faitfigurede
résistance et d'espoir.
"Moi, ma première pièce, c'est en camp de concentration que je l'ai vue, je pense
que c'était précisément le soir où sont arrivés trois personnes, les trois comédiens,
ces trois détenus, ils étaient juifs et brusquement ils s'étaient mis dans la tête, ils
s'étaient mis dans l'idée que pour relever le moral il fallait faire du théâtre, et ils
s'étaient mis à construire une pièce, une pièce qui tenait en trois mots...
Ich bin
Je suis
Ich war
c'est - à - dire
J'étais
Ich werde sein
Je serai " ( A.Gatti , A.CJi)
Armand Gatti à l'inverse tentera de faire rentrer le camp dans le théâtre.
"La chose vraiment particulière, la chose paradoxale, c'est que ces trois porteurs de
la parole, ces trois porteurs de l'espoir en camp de concentration, n'ont jamais été
dénoncés .... pour moi le camp, ça a été la révélation ...cette expérience a été
déterminante, et ça marquera toujours, toutes mes tentatives théâtrales."
( Gatti, A.C.R, souligné par nous). Il y a chez Gatti une permanence de l'analogie,
de la mise en rapport entre l'écriture et le camp : "J'ai toujours un problème par
rapport au livre, lorsque j'écris c'est un peu le sentiment d'envoyer les mots en
camp de concentration ...ils sont là, ils sont figés une fois pour toutes, ils ne
bougent plus ... peu à peu est venue s'interposer cette idée du livre blanc ". (Gatti,
A.C.R)
Subvertir et retourner l'Histoire, pour quel effet de vérité (?), affirmer que le camp
demeure le lieu indépassable de notre modernité.
Tentative aboutie, non seulement dans la thématique qui traverse son œuvre, mais
encore plus peut-être dans la recherche-dénonciation des formes modernes d'exclusion,
où l'œuvre inscrit son désir et son destin, au sens de destination : " Pour moi, faire
quelque chose qui donne une âme aux hommes, qui donne une dignité aux hommes, qui
leur donne la vie, comme un père ou une mère donnent la vie à un enfant, pour moi, mon
ó
destin était tout tracé à partir de ce jour là " ? Parti pri des actes, qui s'originent dans la
chair de la déportation, et éclaire d'emblée la démarche, en écho de celle de P.Celan :
" Avec les persécutés
Avec les persécutés en alliance
tardive, déclarée rayonnante
La ligne qui soude le matin,
dorée, s'attache à ton pied : avec eux tu jures,
tu cherches, tu écris . "
L'écriture comme "Esthétique de la Résistance". On sait que dans le camp Gatti
"écrivait" des poèmes sur ses propres côtes, c'est dans la chair que s'inscrivait alors la
mémoire. "C'est tout mon corps qui me servait de piano " (A.Gatti, propos recueillis par
nous).
On y rencontre Ossip Mandelstam et Chalamov :
"Du moins ils ne peuvent m'ôter le remuement de mes lèvres"
n
, dira le premier peu
avant sa mort.
"Chaque soir dans la surprise
De me savoir vivant
Je me disais des poèmes ...
Ils étaient ce lien unique
Avec l'autre vie, là-bas
Où le monde nous étouffe sous
son ordure,
Où la mort se déplace sur nos
talons ..." 1 2 ,
9. A. Gatti, "Assises pour l'égalité d'accès à la culture", Ministères de la Culture et Jeunesse et Sports,
Aix-en-Provence, Mai 1991.
Comment ne pas rapprocher cette "volonté" de la définition du sujet que donne H.Meschonnic "Est sujet
celui par qui un autre devient sujet..." * faisant encore écho à A. Badiou " Le sujet non comme support
ou origine, mais comme fragment d'un processus d'une vérité.... J'appelle sujet toute configuration locale
d'une procédure générique dont une vérité se soutient ."**
* H. Meschonnic," Modernité de la modernité ", Art Press, Juillet- Août 1989, n°138, p.55
**A. Badiou, " V être et l'événement ", Paris, Seuil, 1988.
10
P. Cchn,"Atemkristall (Cristal d'un souffle)", Poésie, n° 9,1979, p.45.
11
O. Mandelstam, "De la poésie", Gallimard, Paris, 1990, p. 27
12
Cité par C. Mouchard in "Lien unique" (Aïgui et Chalamov), Poésie, (59) Belin 1992, p. 45
f
écrira, Chalamov, pour qui la poésie et l'écriture auront été les lieux de l'ultime
Résistance. Comme pour Gatti et Mandelstam l'écriture aura été la "contre-parole" du
"carré noir". Le "Carré noir" cette somme géométrique des hommes qui tous les matins dans la cour du camp - étaient voués à l'anéantissement.
Plus tard, dans l'après coup de l'horreur, "la valeur de la mémoire " et celle de
l'écriture se correspondront en une tension inédite, celle qui a porté l'auteur de
"Naufragés et Rescapés " - Primo Lévi - à s'inscrire en premier dans la recherche du
''mot juste"', celui qui réalisera l'inversion inouïe de la souffrance en écriture :
"Mon écriture même devint une aventure différente, non plus l'itinéraire
douloureux d'un convalescent, d'un homme qui mendie de la pitié et des visages
amis, mais une construction lucide, qui avait cessé d' être solitaire - une œuvre de
chimiste qui pèse et sépare, mesure et juge sur des preuves sûres, et s'ingénie à
répondre aux pourquoi. A côté du soulagement libérateur qui est le propre de celui
qui est de retour et raconte, j'éprouvais maintenant dans l'écriture un plaisir
complexe, intense et nouveau, semblable à celui que j'ai éprouvé, étudiant, en
pénétrant dans l'ordre solennel du calcul différentiel. Il était exaltant de chercher et
de trouver, ou de créer, le mot juste, c'est - à • dire mesuré exactement, bref et fort ;
de tirer les choses du souvenir, et de les décrire avec le maximum de rigueur et le
minimum d'encombrement. Paradoxalement, mon bagage de souvenirs atroces
devenait une richesse, une semence ; il me semblait en écrivant, croître comme une
plante." M
Géricault.
Entre Gatti et Géricault il y a plus qu'une similitude, mais une véritable
convergence entre ce qui est montré et la façon de le montrer : "montreurs et cliniciens". Si
le peintre s'attèle à (re)présenter ce qui de la souffrance humaine peut être importée dans
un tableau, où la révolte et l'indignation du peintre sont à l'œuvre, il en va de même pour
le dramaturge qui ne cesse d'élaborer avec les "naufragés du langage", une prise de
parole qui puise dans la réalité de leur existence. "Chaque personnage vient là avec son
drame, avec sa façon d'être, sa façon d'exister et tout ça devient écriture"', (Gatti,
A.CJi). "Gatti, il descend avec nous dans le ruisseau" (stagiaire Marseille). C'est alors
que l'écriture - comme la peinture - deviennent actes de résistance, non seulement dans ce
qui est dit, ou montré, mais dans la manière de trianguler un dialogue entre les réels à
l'œuvre et leur adresse.
13
P. Lévi, "Le système périodique", A.Michel,1987.
%
Et si les expériences de Gatti nous évoquent "Le Radeau de la Méduse"', ce n'est
pas seulement par la mise en scène du naufrage social, mais dans "l'Esthétique de la
Résistance" à l'oubli qu'elles convoquent. Etre présents dans la réalité de sa chair et de
son souvenir ; pour témoigner en une syncope originelle de la "colonne en marche" : c'est
peut-être fonder une éthique de l'écriture comme "esthétique du futur".
Ethique et Esthétique répondent ici du même geste, celui qui inscrit, plutôt qu'il ne
décrit, inscription d'abord charnelle des souffrances éparses ici rassemblées à partir des
"tortures que subirent leurs propres nerfs mis à nu"14.
Car Gatti comme Géricault inaugurent une écriture de la chair - leur propre chair -,
qui est resignifiée et qui resignifie la chair de leurs sujets. Tension permanente,
incessante, du réel et du sujet comme principe d'écriture. C'est à partir de cette dialectique
lancinante des "sujets à l'œuvre" que s'accomplit la création.
Gatti passe par le détour de l'être ensemble -"avec les exclus" - dont la substance
porte la démarche bien au-delà d'une simple injection anecdotique ou citationnelle. Quant
à Géricault on sait qu'il "retrouva le charpentier du Radeau de la Méduse, en lui faisant
construire dans son atelier une grandeur nature de l'embarcation, sur laquelle le peintre
plaça des effigies en cire des naufragés, donnant à chacun son visage réel, suivant
littéralement le récit rapporté par Correard et Savigny15 et utilisant l'un et l'autre comme
modèles de leur image ...la représentation d'un lien entre peinture et naufrage voulait que
Géricault se mit à ressembler à un naufragé et que les autres naufragés, capturés dans leur
muette stupeur ressemblassent à des peintres"16. Même dialectique chez Gatti, qui
lorsqu'il évoque les stagiaires précise : "ce sont les miens".
Le naufrage pour Géricault, c'est le camp pour Gatti. Lieux où l'humanité
s'abolit, se dissout, du fait de l'homme. Cannibalisme mais surtout piété (représentéedans le tableau - par "le père tenant lefilsmort" ), errance et surtout résistance ( "je suis,
j'étais, je serai..."). Mais surtout arrachement - dévoilement par et pour une écriture
portée par une "matérialité violente"17. Car il ne s'agit pas que de témoigner mais de
cristalliser, métaboliser, transfigurer et trans-former l'écho incarné du réel : la souffrance
est au cœur de l'alchimie des couleurs et des formes, des mots et des rythmes. "Ce qui le
poussait à peindre (à écrire) prenait son origine dans les couches où s'enracinait ce que la
14
P. Weiss, op. cit, p. 27
II s'agit de deux survivants qui ont pu faire récit du naufrage, et qui à la demande du peintre ont
véritablement posé et participé à la composition du célèbre tableau.
16
M. Schneider, "Un rêve de pierre, Le Radeau de la Méduse de Géricault", Gallimard, 1991, p. 83 et
148.
17
M. Schneider, op. cit. p.20
15
3
vie avait d'insupportable"li (rajouté par nous). L'art comme "inversion de la
souffrance".19
Pour en faire un a-venir, celui de l'homme debout, qui dans le tableau figure la
verticalité défiant l'horizon ; tandis que la mort hante à l'horizontale ceux qui n'ont pu
résister et que le deuil frappe tel "le père tenant le fils mort "; entre les deux l'appel et
l'accroche à l'autre, mains fraternelles se cherchant, s'agrippant le long de la diagonale du
tableau, celle d'une ultime résistance entre l'imminence de la mort et l'immanence du
recours.
Il s'agit bien ici d'une "véritable hantise de l'appui et du lien", ceux qui
empêchent la chute et qui sont au cœur de la démarche de Gatti et de la vie de Géricault.
"Je cherche vainement à m'appuyer, rien n'est solide, tout m'échappe, tout me
trompe"1®.
Et pourtant, puiser "au bout de la nuit", la force de la dénonciation. Le scandale
du naufrage fut au moins double : les officiers qui s'accaparent des chaloupes les plus
fiables et concentrent cent cinquante personnes, dont une femme, sur un radeau de
fortune ; la volonté du gouvernement des Bourbons de minimiser l'ampleur du désastre et
de l'incurie des responsables. Le Radeau de la Méduse figure les rapports sociaux,
comme le théâtre de Gatti les représente.
A Marseille, les stagiaires ont retourné renonciation en dénonciation. "Dans mon
'qui je suis' je dis 'ma prison c'est moi', dans la pièce mon personnage dit 'la prison
c'est vous et les détenus c'est encore vous' " . Toute œuvre est adressée et le tableau est
"notre regard regardé", comme le sont les fameux "Qui je suis", qui nous regardent autant
que nous les regardons. Peter Weiss, fera dire à Géricault : "Vous qui vous tenez devant
ce tableau, c'est vous qui êtes perdus, l'espoir appartient à ceux que vous avez
abandonnés"21.
18
M. Schneider, op. cit. p. 162
l"K.Herding, " L'inversion de la souffrance : une lecture du Radeau de la Méduse par
Peter Weiss ", Liber, 10, 1992.
20
M. Schneider, op. ciL p. 162
21
P. Weiss, op. cit. p.9. En résonnance avec les poètes objectivistes américains: "A quoi peut-on
reconnaître une génération, une nouvelle génération ? I Pas à la rosée qui la recouvre I Là où la terre est la
plus ravagée I Et les plaies les plus à vif et les voix plus confuses I Là est la tête de la colonne en
marche". G.Oppen, "D'être en multitude". Ed. Unes, 1985, p.26.
Jo
Per via di levare
"Per via di levare", faire advenir la statue, dit le psychanalyste22, faire advenir le
sujet dans son historicité par la subversion du langage, dit l'homme de théâtre. Ceux
sont les "Qui-je suis" véritable énonciation biographique, signifiant publiquement, dans
une espèce de gifle, quelque chose qui s'approche du réel de la souffrance.
Acte premier d'écriture, véritable arrachement, déchirement dans la mise en mots
publiques, obligation faite aux stagiaires, violence de l'écriture et de sa spectularisation
(les "Qui-je suis" sont filmés en vidéos, et projetés avant les réprésentations, véritable
mise en scène dialectique de l'acteur et du sujet, du verbe et de l'image, de la présence et
de la mémoire). C'est le moment crucial.
" Le "Qui je suis ?. " Ça m'a fait quelque chose dans mon cœur, j'avais honte ....
"C'était vachement dur, ce qui était le plus dur, c'est le " Qui je suis", j'ai passé une
nuit blanche, et puis je n'arrivais pas à le sortir..."
"Ça a été très dur pour moi, à chaque fois que j'essayais d'écrire je perdais le sens
des mots, je me perdais totalement dans mes phrases... "
"Je l'ai écrit deuxfois, la veille de le présenter de le lire devant tout le monde, je me
suis levé à 4 heures du matin, pour tout écrire... je me disais " tu es un menteur, ce
n'est pas ça ", alors là je l'ai vraiment écrit, mais ça m'a bouffé la tête pendant 4
jours..." (Stagiaires Toulouse).
La statue doit advenir rapidement " chaque personne vient là avec son drame, avec
sa façon d'être, sa façon d'exister et tout ça devient écriture, expression de l'individu..."
(Gatti, A.CJi). La pièce doit être écrite, et représentée dans des contraintes temporelles
qui écrase la dialectique individuelle d'émergence de la parole subjective. Quelle place et
quel temps sont alors laissés aux sujets pour qu'ils élaborent et remanient aux plus près
des mots, des affects et des situations ?
Reprennant l'expression de Piéra Aulagnier "télescopage ou dévoilement " 2 3 on
voudrait souligner ici le long travail d'élaboration nécessaire à l'accès d'une parole propre
sur soi, la lenteur de tout procès de subjectivation qui ne saurait être ignorée sous peine
de conduire à son inverse une sorte de "destitution subjective" non étayée affectivement et
socialement dès lors que l'expérience s'achève.
lL
F. Gantheret, "Per via di levare ", Nouvelle Revue de Psychanalyse, 17,1978.
P. Aulagnier, " L'apprenti historien et le maître sorcier, du discours identifiant au discours délirant ",
Paris, P.U.F, 1984
23
Ai
A Marseille, une des stagiaires a décidé de retirer son "Qui-je-suis" après les
représentations, il ne figure donc pas dans le film qui reprend les moments forts de
l'expérience. Au cœur de la questionfigurebien évidemment la maîtrise et l'appropriation
du devenir d'une parole intime qui circule dans l'espace public.
Quelles précautions et quelle éthique doivent présider aux choix de cette mise en
scène et de cette circulation ? De quel respect, voire secret, la parole donnée doit-elle être
entourée, pour que la démarche n'aboutisse pas à son contraire : une nouvelle
dépossession de soi.
La langue comme absolu.
"La dignité c'est le verbe", Gatti fait du langage un absolu :
"Nous invitons tous ces repris de justice, nous invitons tous ces psychiatrisés,
nous invitons tous ces enfants d'immigrés, ces transplantés, ces déshérités de la
parole et du travail à l'intérieur de la cité, nous les invitons tous à être Dieu, et nous
pesons nos mots. C'est-à-dire que le langage doit être un absolu, il doit être le
commencement et lafinde la trajectoire, ce vers quoi perpétuellement on tend..."'2A
un lieu de l'absolu, traverser le monde par la langue, ressusciter les mots d'entre les
morts, comment ne pas évoquer ici P.Celan !
"Accessible, proche et sauvegardée, au milieu de tant de pertes, ne demeura que
ceci : la langue I Elle, la langue, fut sauvegardée, oui, malgré tout. Mais elle dut
traverser son manque de réponses, dut traverser un mutisme effroyable, traverser
les mille ténèbres des discours meurtriers. Elle traversa et ne trouva pas de mots
pour ce qui se passait, mais elle traversa ce passage et put enfin ressurgir au jour,
enrichie de tout cela../ Dans ces années et dans les années qui suivirent, j'ai tenté
d'écrire des poèmes dans cette langue : pour parler, pour m'orienter, pour
m'enquérir du lieu vers lequel j'étais entraîné, pour m'esquisser une réalité I. Vers
quoi ? Vers quel lieu ouvert, à investir, vers un toi invocable, vers une réalité à
invoquer I.
Ce sont les efforts de celui qui... va de tout son être ou langage, blessé de réalité et
en quête de réalité" P5
On ouvre ici la blessure de la langue, du camp, de l'exil et du déracinement.
Ecoutons Armand Gatti : "Moi le plus grand scandale, à propos de la langue, je l'ai vécu
24 A. Gatti, " Au commencement était le verbe...." Texte d'un enregistrement vidéo, Marseille, juillet
1990.
25 p. Celan,"Le discours de Brème", traduit de l'allemand par John E. Jackson, éd. Unes, Le Muy, 1987.
SJ
en naissant. Etantfilsd'immigré le problème de la langue s'est posé tout de suite. On ne
parlait pas lefrançais.Lefrançaisc'était la langue des gendarmes lorsqu'ils venaientfaire
une incursion. C'était la langue des autorités, des juges, et même des flics.
Je l'ai toujours vécue comme une dame, une maman très belle, mais qui avait d'autres
amants. Le soir elle partait, elle courrait. Elle passait de temps en temps donner un baiser,
mais un baiser empoisonné.
.. Le fait d'être immigré m'installait beaucoup plus profondément dans l'intelligence de la
langue que si j'avais été du lieu.
Malheureusement, je ne suis qu'un affreux ignorant et je ne vis que de nostalgie en la
matière. C'est pour cela que je proclame toujours queje suis un orphelin du signe. Moi,
mon drame, c'est d'évoluer dans une langue que je défends, que j'aime,
mais dans laquelle je suis orphelin". (Propos recueillis et soulignés par nous).
Ossip Mandelstam, encore, en écho "Sur moi et sur beaucoup de mes contemporains
pèse le bégaiement de la naissance. Nous avons apppris non à parler mais à balbutier et
ce n'est qu'en prêtant l'oreille au bruit croissant du siècle et une fois blanchis par l'écume
de sa crête que nous avons acquis une langue",.26
Habiter sa langue comme une langue étrangère, (re)trouver l'adresse en
souffrance.
L'adresse.
Toute écriture aboutie s'adresse à quelqu'un, c'est ce qui en définit et en
détermine le sens, reprenant l'injonction de Mao-Tsé-Toung pour qui le théâtre se résume
dans la réponse à la question "Qui s'adresse à qui ?", Gatti proposera à son tour
d'inscrire les " Qui je suis " dans une adresse :
"Je pourrai m'adresser ausi à tous ceux qui font queje n'existe pas.. ;
"Je ne m'adresse à personne..." (stagiaires Toulouse)
"Je m'adresse à toi père de père qui m'a transmis ton plus grand savoir : la peur..."
"Je m'adresse à l'ami qui n'est plus là... Je voudrais bien m'adresser à des
vivants, mais sa mort m'a donné une rage de vivre queje croyais éteinte.
Sauvarai tia mémori, es la mieuno..." (stagiaires Avignon)
"Je m'adresse à ma mère, je m'adresse au sourire de ma mère.Elle était sifière le
jour où elle nous a donné, à ma sœur et à moi, un blouson comme celui qu'avaient
26
Ossip E. Maldestam, "Le bruit du temps", éd. L'Age d'Homme, Montreux, 1972, p.77.
V,
tous les copains ... je m'adresse à la main de ma mère que je tenais bien fort
lorsqu'il fallait faire plusieurs kilomètres à pied pour aller chercher le pain dans la
seule boulangerie qui accepterait les bons que nous donnait l'assistante sociale.."
"Je m'adresse à vos yeux qui ne me voient jamais. Qui ne voient jamais Claire telle
qu'elle est, mais seulement sa carte d'identité n° 35.320. Regardez là bien cette
carte, ce soir je vais la déchirer... Il y a aussi le mot mort. Mort d'Isabelle, mort de
Laurence, mort de l'enfant que je n'ai pas eu...Je m'adresse à vos yeux pour leur
dire qu'ils ont besoin d'apprendre à voir . A quoi elle ressemble Claire, sans sa
carte d'identité, sans son fauteuil roulant..." (stagiaires Avignon).
A Marseille l'adresse est plus directement sociale, de nombreux stagiaires espèrent
que la (re)présentation des "Qui-je-suis" et de la pièce devant des autorités officielles :
responsables de la Mairie, du Ministère de la Culture, des organismes de formation et
d'emploi, va aider à une prise de conscience de la situation désatreuse dans laquelle se
trouve une partie de la jeunesse et de la population Marseillaise et incitera par là des
mesures et des actions en vue de son amélioration. Il y a dans cette demande une attente
pathétique, qui ose espérer que peut-être les choses peuvent changer et faire participer la
monstration théâtrale d'une démonstration sociale :
"Si on réussit cette aventure il y a beaucoup d'yeux qui vont s'ouvrir, et d'oreilles
qui vont s'attentionner ..." ( Idir ) . D'autres se voient "hauts parleurs", porte
paroles des exclus, porteurs de paroles, et "c'est la dimension indienne du
comédien " (Gatti, A.CM)
"Si on a la chance que cette pièce passe à la télé, c'est que tous les gens qui l'auront
vue, quand ils croiseront des gens comme nous dans la rue, quand ils croiseront
des délinquants, des clodos, des tóxicos, ils ne les regarderont peut-être pas de la
même manière.
En l'espace de 6 mois, on se retrouve projetés en porte paroles de toute une partie
de la société : c'est - à - dire la partie des exclus ... ceux à qui on ne veut pas
donner la culture, parce que s'ils ont la culture, ils commencent à devenir
dangereux ....
On va dire à des gens comme Le Pen : 'Regardes, regardes les ceux-là, parce que
ceux là ils te dépassent, regardes les bien parce que ceux là ils te dépassent, ils sont
plus forts que toi '..." ( Eric)
Subversion de l'adresse pour l'auteur Gatti, s'adresser à ceux là-mêmes dont
l'adresse a été néantisée, mais au-delà continuer à inscrire le sens de cette néantisation,
A
h
véritable travail de résistance, écriture et maquis : car écrire pour Gatti, c'est précisément
in/venter les traces :
"Enterré c'est dans la terre
pas dans le vent..
Alors, les mots de cette époque
on les invente,
on les met dans le vent,
Inl venter,
la bataille du siècle inlventant ses
propres vocables. " (Gatti, ACR)
La Parole Errante
On sait que le mouvement qu'initie Gatti et son équipe, se nomme "La Parole
Errante" , véritable association du dramaturge, de cinéastes, de créateurs, "La Parole
Errante" s'inscrit volontairement dans les lieux de l'exploitation (travail de Gatti à
Montbéliard ) et de l'exclusion ( Fleury - Mérogis hier, Marseille et Avignon - Quartiers
Nord, la Croix des Oiseaux, demain la prison des Baumettes à Marseille ).
Si la "parole errante c'est la quête de la parole juste" 27 , peut - on dire avec
M.Blanchot qu'elle n'aurait pas d'adresse précise car "c'est probablement cela errer :
aller hors de la rencontre" ^
La rencontre est avec la langue elle même, et il s'agit bien d'un autre
destinataire et d'une autre rencontre, celle où Nelly Sachs rencontre Paul Celan :
"Toujours sur la pente oblique
où tout séchappe- roule
dans l'abîme
La parole errante fixe
touchée à mort par le silence
alors éclot à nouveau
le grain de la nuit
dans le frisson du langage nouveau
murmuré
27 A. Gatti, M.Kravetz, " L'aventure de la parole errante ", L'éther vague, Verdier, Toulouse, 1987, p.33
28
M. Blanchot, "L'entretien infini ", Gallimard, Paris, 1969, p.37
^
dans les feuilles-racines
des planètes
avant l'aurore.29
L'homme d'Auschwitz
"Les arches de Noé" ce fut la première version de la pièce "Train 713", pièce
montée à Toulouse et qui décrit le voyage à travers l'Europe des rescapés d'Auschwitz,
véritable Exodus terrestre. "L'Arche disent les commentaires doit voyager ... c'est son
destin sémantique, car le sens n'est jamais clos dans l'espace, il n'appartient pas à un
lieu".29 "La Parole Errante", n'est pas sans destinaire, elle inscrit son sens dans le horslieu, véritable condensation de la force historique et de la force créatrice elle inscrit les
sujets au-delà des places et des codes assignés, elle subvertit le temps et induit des
causalités errantes et évanouissantes (A. Badiou). L'adresse est infinie.
Et pourtant Gatti, n'en finit pas de dialoguer avec ceux du camp, l'infini de
l'adresse n'est pas sans visage ni sans chair, tout comme les stagiaires s'adressent le plus
souvent à leurs points de souffrance ou de désirs, Gatti réitère l'adresse comme s'il
s'agissait d'une dette ajamáis inassouvie. Il nous faut citer ici longuement, pour illustrer
le principe d'écriture qui réconcilie - par delà le temps et à travers le langage - dette et
transmission.
" Il y a un homme queje ne veux pas oublier avant de tourner cette page, c'est un ami
Ruben Muichkine que j'avais connu en prison. Son père et son frère étaient aussi en
prison ...Toute sa famille était disparue dans les camps et je crois qu'il était seul...Ruben
Muichkine était un être formidable. A Tulle il avait été condamné au mitardpour une
tentative d'évasion. Beaucoup de gens sont morts au mitard. Je crois que la
condamnation maximum, c'était 90 jours de mitard, et tu ne peux pas tenir 90 jours dans
un mitard. Trente-quarante jours c'était le commencement de lafin.Lui il a tenu ...lui le
50 ièmejour ils sont venus le chercher, il leur a fait la danse des cosaques. Ça a été le
délire dans la prison, la " Victoire en chantant ", tous les chants y sont passés, ça sortait,
ça criait, ça hurlait, les GMR ont été obligés défaire des tirs de semonce pour mettrefinà
ça, ils croyaient vraiment que la prison allait exploser ,"30
28. N. Sachs, " EU, Lettres, Enigmes en feu ", Belin, Paris, 1990, p.345
29 H.Chatelain, " L'expérience du verbe" in Théâtre sur paroles, op cité, p. 143
3° A.Gatti, M.Krawetz, op cit. p.34
m
Ruben Muichkine est déporté avant Armand Gatti, à son départ il se débrouille pour lui
faire parvenir dans un cahier de poèmes, 5 francs. On retrouve Ruben Muichkine dans la
pièce "Le champ d'amour des alphabets d'Auschwitz'', sous forme d'un (r)appel :
"(Alphabet en ordre dispersé), Dites - lui qu'à la réunion des Alphabets qui essaient
de donner un nom à l'Inommable, il a sa place réservée....
Dans le cas où il serait venu à Bout du Grand Exode sur la ligne AuschwitzBuchenwald, qu'il se souvienne sous quel nom il a gagné les deux guerres :
Ruben Muichkine. Prison de Tulle 43. Dites • lui qu'un alphabet qui a toujours eu le
même âge que lui l'attend ."31
Le théâtre de Gatti metabolise le dialogue avec les morts en une adresse vivante où
la langue l'emporte, toujours. Gatti s'est toujours défendu de faire un théâtre politique,
mais bien plutôt :
"Notre chant d'amour pour Toi, Homme d'Auschwitz. "
31 A.Gatti, " Le chant d'amour des alphabets d'Auschwitz ", ŒuvresThéâtrales, tome III,
Verdier, Lagrasse, 1991, p. 1180.
Af-
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