Les facteurs systémiques de la compétitivité allemande

1
Isabelle Bourgeois, René Lasserre
Les facteurs systémiques de la compétitivité allemande
A/ Une économie et une société
foncièrement construites sur les échanges et la mobilité
1. Un espace ou territoire structurellement ouvert aux échanges :
o Peu de frontières naturelles au sein de l’espace européen
o De grands axes fluviaux S/N, E/0 et O/E
o Un réseau très dense de voies de communication
En l’absence de ressources naturelles notables, les activités se sont concentrées,
au fil de l’histoire, sur les carrefours des réseaux de communication.
Ces points nodaux sont à l’origine
- des clusters ou pôles de compétitivité actuels
- et des régions-métropoles actuelles
2. Une forte diversité régionale
o 4 Länder sur 16 réalisent les 2/3 du PIB allemand :
Bavière, Bade-Wurtemberg, Rhénanie du Nord-Westphalie, Hesse
Les 3 premiers sont le fief des branches-phares de l’industrie allemande : construction
mécanique, automobile, électrotechnique et chimie
o Concentration des industries à hautes et moyennes-hautes technologies sur l’axe
Francfort/Main – Lac de Constance
o Un second axe européen N/S se développe parallèlement à l’Est (Thuringe, Saxe, République
tchèque, Hongrie…)
o De fortes disparités régionales N/S
Les régions les moins compétitives (peu industrialisées et/ou à industries low-tech) se situent toutes
à l’écart des grands axes terrestres de communication transeuropéens
3. Une économie construite sur la diversité
des modèles de politique économique et structurelle
o 16 Etats « membres » (Länder) constitutifs de la République fédérale
> 17 gouvernements au total (dont le gouvernement fédéral)
o 16 Etats autonomes au plan administratif (pas d’administration centrale)
et budgétaire (budgets indépendants de ceux de la Fédération)
o 16 Etats autonomes en matière de politique économique et structurelle, au sein d’un cadre
général (grandes orientations, principales lois économiques) fixé à l’échelon fédéral :
politique industrielle, énergétique, technologique, éducative, culturelle ;
aménagement du territoire, création d’infrastructures, programmes d’aide à la création
d’entreprises, innovation…
o 16 Länder concurrents en matière de compétitivité et d’attractivité de leur site (benchmarking
permanent),
mais dans le respect de grands objectifs d’équilibre communs à l’ensemble de la RFA (cohésion
nationale)
Polycentrisme décisionnel (polyarchie) et concurrence des modèles + mobilité des facteurs au sein
de la RFA = pivots institutionnels de la compétitivité du « site Allemagne »
4. Une culture construite sur les réseaux et le partenariat d’acteurs largement autonomes
o Le principe de subsidiarité est au fondement de l’organisation institutionnelle du pays
(fédéralisme)
o et il fonde l’autonomie des institutions territoriales (auto-administration) comme des acteurs
économiques (autonomie contractuelle)
2
« Le pouvoir décisionnel doit toujours être placé au plus près des acteurs concernés (… au plus
près des problèmes constatés) », donc « le pouvoir de décision se délègue toujours du bas vers le
haut » (Roman Herzog, 2006)
o L’Etat (gouvernements) se contente de veiller à offrir un cadre favorable à l’activité
(ordo-libéralisme ou : libéralisme organisé)
o Quête permanente d’équilibre des forces
entre autonomie (concurrence) et cohésion (solidarité)
- au plan institutionnel, politique, administratif et budgétaire (fédéralisme financier) : les prises
de décision sont toujours collectives
- au plan organisationnel : société civile organisée, culture de travail en partenariat entre les
différents types d’acteurs (pouvoirs publics, partenaires sociaux, branches, entreprises, centres
de recherche...)
Le facteur assurant la cohésion de cet ensemble pluriel = l’information.
Elle circule en un flux permanent et omnidirectionnel (polycentrisme des médias et sources
d’information professionnelles ; omniprésence des salons professionnels)
L’information et son échange = pivot de la réactivité ou pro-activité des acteurs économiques, donc
de leur intelligence économique (intelligence économique partagée)
B/ Un développement social durable
1/ Une société organisée
o Des partenaires sociaux défendant les intérêts collectifs du patronat ou du salariat (syndicats
unitaires de branche)
o Au plan politique, les partenaires sociaux sont associés en amont dans le processus de prise de
décisions légales ou réglementaires : « triade décisionnelle » gouvernement fédéral, DGB,
BDA/BDI
o Au plan opérationnel, des partenaires sociaux dotés d’une autonomie constitutionnelle pour
fixer salaires et durée du travail dans leur branche :
par conventions de branche (contrats d’une durée de généralement 18 mois ou 2 ans)
o La grève n’est est qu’un recours ultime après échec des négociations programmées à
l’expiration de la convention dans la branche concernée
2/ Equité de droits entre capital et travail (co-responsabilité dans l’entreprise)
o Les syndicats ayant une responsabilité macro- et méso-économique (branche), ils ne sont pas
présents comme acteurs de régulation dans l’entreprise
o Dans toute entreprise de plus de 5 salariés, les intérêts des salariés sont représentés par une
seule représentation élue : ce conseil d’établissement co-décide de tout changement dans
l’organisation de la production
o Ce n’est que dans les entreprises de plus de 2 000 salariés qu’un ou deux représentant(s) du
mouvement syndical figure(nt) au conseil de surveillance
Co-responsabilité des syndicats ou des représentants élus des salariés garantissent prévisibilité et
paix sociale (orientation sur le long terme des activités).
3/ Responsabilité des entreprises et des partenaires sociaux dans la formation professionnelle
o Le système de formation allemand est structurellement orienté sur la demande du marché de
l’emploi
60 % des 33 millions d’actifs occupés ont un diplôme sanctionnant une formation
professionnelle initiale achevée
11 % ont une qualification de technicien/contre-maître/maître artisan (formation continue)
17 % ont un diplôme de l’enseignement supérieur
13,4 % n’ont pas achevé leur formation professionnelle initiale
o L’apprentissage (« système dual » : entreprise et école professionnelle publique) reste la voie
royale de la qualification professionnelle :
1,6 millions d’apprentis par an (répartis sur 3 années de formation en moyenne), soit environ
40 % d’une classe d’âge
60 % des nouveaux contrats (total : 560 000) sont signés dans l’industrie et le commerce
(artisanat : 27 %)
o Pilotage par le marché de l’offre quantitative de formation par apprentissage (besoins en
qualification à moyen terme des entreprises)
3
o Les entreprises sont volontaires (1 sur 4 est formatrice ; les PME forment 80 % des apprentis),
o et elles sont largement responsables dans la définition des contenus de la formation (les
pouvoirs publics se contentent de fixer un cadre légal général sur la base de requis minima)
o La définition des contenus et des conditions matérielles s’effectue en concertation avec les
partenaires sociaux à tous les niveaux (niveau fédéral interprofessionnel, niveau fédéral de la
branche, niveau régional professionnel et interprofessionnel)
o Les apprentis sont formés à un métier (348 métiers codifiés) : ensemble structuré de
connaissances et compétences professionnelles, reconnu au niveau national, et pivot de la
régulation de branche
o Le métier est facteur d’identité individuelle et d’identité collective (lisibilité des compétences)
Le métier dispense savoir technique (Fachwissen), savoir-faire (compétences transversales) et
savoir-être (compétence d’action)
4/ Un développement des compétences axé sur les process
o La formation continue est peu réglementée (peu de dispositions légales) : elle repose
essentiellement sur des dispositions contractuelles (branche, entreprise)
o Mais elle se traduit par un effort substantiel : la RFA y consacre quelque 1,6 % de son PIB ; les
entreprises en moyenne 492 €/salarié (France : 379 €/salarié ; CIRAC)
o Place privilégie des modes informels d’acquisition des compétences – insérés dans le process
de production et accompagnant les stratégies d’innovation
Compétences évolutives et formation tout au long de la vie
C/ Une acception large et dynamique du concept d’innovation
1/ Secteur privé : traditionnellement plus des deux tiers des dépenses de R&D
o Intensité de la R&D en RFA : 2,6 % du PIB en 2008 (2,3 % en moyenne dans les Etats de
l’OCDE ; rapport 2010 de l’EFI)
o Intensité de la R&D du secteur privé : 1,77 % du PIB
o La R&D n’est pas le monopole des grandes entreprises : 29 % des sociétés moyennes (100 à
500 salariés) pratiquent la R&D ; et 12 % des plus petites (moins de 100 salariés)
o Mais l’innovation ne se limite pas à la R&D :
« La R&D n’est qu’une composante parmi d’autres des processus d’innovation ». Ils concernent
« les nouveautés techniques, organisationnelles, sociales ou autres dont la mise en œuvre est
tentée ou couronnée de succès ». Il s’agit d’un « ensemble global de processus dynamiques,
souvent résumé sous le terme de ‘destruction créatrice’ » (EFI, 2008).
3/ Les PME ont un rôle essentiel dans l’innovation
o Selon cette définition, 28 % des dépenses d’innovation proviennent des PME :
51 % des petites (5 à 49 salariés) sont innovantes,
et 70 % des moyennes (jusqu’à 500 salariés)
Le taux moyen d’entreprises innovantes dans l’industrie est dès lors de 58 %, et il s’agit
majoritairement de PME
o Leur rôle dans l’effort d’innovation allemand est plus encore structurel : du fait de la culture des
réseaux de partenariat, les PME « sont déterminantes pour la diffusion large et l’ancrage en
profondeur de l’innovation… dans l’économie » (EFI, 2008)
Les PME (plus de 99 % des entreprises) jouent un rôle primordial dans la compétitivité allemande
du fait qu’elles sont également créatrices de lien social (et d’identité sociale).
4/ L’innovation est généralement le fruit de partenariats
o Le schéma national d’innovation allemand se distingue par l’étroite coopération entre les divers
types d’acteurs impliqués dans l’innovation : entreprises, centres de recherche appliquée
(comme les Instituts Fraunhofer), universités, fédérations professionnelles…
o Dans l’innovation privée, les pouvoirs publics se contentent d’offrir des conditions favorables (et
des moyens) à l’activité et de mettre en réseau des plateformes d’information.
Leur politique respecte le bottom up, y compris dans les clusters qu’ils soutiennent.
o La coopération inclut les syndicats (branche, grandes entreprises) ou les représentants élus des
salariés (PME).
Ils sont les premiers concernés par les changements induits dans l’organisation des process de
production : « Les salariés sont considérés bien plus comme des individus flexibles et bien
4
moins comme des personnes revêtues d’une fonction » (Wilkesmann et al., 2003, manuel de
knowledge management publié par le mouvement syndical)
o Par-delà l’entreprise, les syndicats sont cofondateurs (avec des entreprises, des fédérations
professionnelles, des pouvoirs publics et des représentants du monde scientifique) du Centre
de rationalisation et d’innovation des entreprises allemandes (RKW). Cette association a pour
mission d’accompagner les PME dans leur stratégie de compétitivité (dont l’adaptation des
conditions de travail et la modernisation des qualifications).
o Et cette approche collective inclut « l’intelligence économique » au sens allemand du terme :
management des savoirs, donc GRH.
Car : « Seuls les Hommes sont innovants. La technologie n’est pas innovante, elle est tout au plus
le fruit de l’innovation » (Heinz Putzhammer, DGB ; 2004)
CONCLUSION
Les facteurs systémiques de la compétitivité allemande, bien que très nombreux dans le détail, se
laissent néanmoins résumer à quelques fondamentaux :
o La compétitivité allemande est le fruit d’un travail collectif d’acteurs autonomes et
responsables :
« La croissance … résulte de ces innombrables efforts humains individuels »
(Sachverständigenrat, Rapport 1997/98)
o Il repose largement sur une logique contractuelle et partenariale :
« Ce n’est pas le primat du politique sur les groupes d’intérêt et le contrat social qui domine,
mais au contraire une approche de symbiose entre pouvoirs publics et société civile » (H.
Uterwedde, 2005).
o La capacité à réagir (l’intelligence de l’économie) est entretenue par un flux permanent et
omnidirectionnel de l’information :
« Le savoir s’apprécie quand on le partage » (Mc Kinsey Allemagne, 2003).
o Un pivot de l’innovation comme de la compétitivité est la compétence humaine et la confiance
réciproque qu’en tirent les acteurs travaillant en partenariat :
« Le facteur humain est capital : le succès repose sur les individus » (H. Steigerwald, manager
du Cluster Sensorik de Bavière ; 2008).
o Un autre pivot est l’orientation foncière sur le long terme des stratégies d’entreprise. Plus de
99% d’entre elles sont des PME. Or les critères déterminants pour définir le Mittelstand ne sont
pas tant quantitatifs (salariés, CA) que qualitatifs :
- autonomique juridique et commerciale des PME,
- propriété ou contrôle du capital de l’entreprise par son directeur (patron).
o Ce mode de fonctionnement repose également sur des valeurs érigées en norme de droit, dont
l’équité des droits entre capital et travail ou le « devoir de probité » sur lequel repose le droit de
la concurrence.
o Enfin, « l’impératif du maintien de la compétitivité économique [est] un problème sociétal, au
sens où l’enjeu ne se borne pas au seul cadre macro-économique d’ensemble mais, au-delà,
porte sur ‘la capacité de la société à s’ouvrir et à s’adapter face aux évolutions récentes et aux
défis nouveaux » (Rapport de 1993 du ministère fédéral de l’Economie sur la compétitivité du
Standort Deutschland).
La compétitivité économique allemande repose bien davantage sinon prioritairement sur des
facteurs hors-coût. Ceux-ci résident dans l’efficacité d’un système de gouvernance politique,
économique et sociale qui réussit à optimiser le capital humain du pays à la fois dans sa diversité
territoriale et les multiples facettes de ses applications. La compétitivité allemande procède d’une
logique systémique qui repose et mise sur un management efficace de la diversité.
Bibliographie :
B
OURGEOIS
I. (dir), Allemagne : compétitivité et dynamiques territoriales, Travaux et Documents du CIRAC,
CIRAC, 2007
B
OURGEOIS
I. (dir), PME allemandes : les clés de la performance, Travaux et Documents du CIRAC, CIRAC,
2010
H
AZOUARD
S.,
L
ASSERRE
R.,
U
TERWEDDE
H. (dir), Les politiques d’innovation coopérative en Allemagne et en
France. Expériences et approches comparées, Travaux et Documents du CIRAC, CIRAC, 2010
www.cirac.u-cergy.fr
1 / 4 100%