Le statut juridique des routoirs en Bretagne, de l`Ancien Régime au

Hamon Thierry, « Le statut juridique des routoirs en Bretagne, de l’Ancien Régime au XX
e
siècle »,
in M
ARTIN
J., P
ELLERIN
Y., Du lin à la toile : la proto-industrie textile en Bretagne, Rennes, P.U.R., 2008, p. 65-91.
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LE STATUT JURIDIQUE DES ROUTOIRS EN BRETAGNE
De l’Ancien Régime au XIX
ème
siècle
(Exemple du Trégor)
Quiconque s’intéresse à l’histoire du lin et, dans une certaine mesure, du chanvre voit ses pas
nécessairement le conduire, un jour ou l’autre, à la découverte des traces matérielles laissées dans la
nature par le rouissage, phase importante de cette activité culturale, préalable nécessaire à la
production de fils et aux opérations de tissage. Pratiqué dès l’origine de l’exploitation linière, attesté
en Picardie et en Normandie au XV
ème
siècle
1
, ses modalités techniques varient selon les lieux et les
époques, balançant entre le rouissage par immersion dans l’eau et le rouissage sur prairie, sous
l’action conjuguée de la rosée, de la pluie et du soleil.
La première de ces techniques le rouissage aquatique a donné lieu à la construction et à
l’aménagement de grands bassins ou fosses, appelés rouissoirs, routoirs, ruitoires
2
, voire même
roteurs
3
, et en breton : stankou lin, gwajou lin, poullou lin, stankou-ogerez, waz ogerezh
4
ou encore waï’gerez
5
.
Bien qu’encore fortement présents dans la mémoire collective du monde rural, leur l’histoire précise
reste grandement méconnue car ils ont éjusqu’à présent très peu étudiés sur le plan scientifique.
Une heureuse prise de conscience de leur intérêt patrimonial s’est anmoins opérée ces dernières
années, se traduisant par de nombreuses opérations de sauvegarde et de mise en valeur. Un des
exemples les plus aboutis en la matière est indubitablement le dégagement, puis la réhabilitation des
routoirs de la baie de Guénoret, entre Pouldouran et Troguéry, sur le ruisseau dit « de la Fontaine
Coco
6
», par ailleurs cadre, en 1776, d’un conflit attesté par un procès devant la juridiction épiscopale
des Régaires de Tréguier
7
.
Ces rouissoirs étaient particulièrement nombreux dans le Trégor puisqu’une statistique réalisée
par l’administration préfectorale en 1857 en compte trois mille six cent cinq pour le seul
arrondissement de Lannion, quatre cent soixante-quinze pour celui de Guingamp et quatre cent
1
L’Ancienne Coutume d’Amiens, officiellement rédigée en 1507, évoque la pratique ancestrale consistant à « rouyr lins et chanvres
ès rivières ou marêts publics ». En 1532, le Parlement de Normandie connaît d’une affaire dans laquelle deux particuliers prétendent
être en possession de routoirs depuis quarante ans. Charles Bourdot de Richebourg, Nouveau Coutumier général, Brunet, Paris, 1724,
Tome 1, p. 135. Josias Berault, La Coustume réformée du pays et duché de Normandie, anciens ressorts et enclaves d’icelui, Raphaël du Petit Val,
Rouen, 1612, p. 222.
2
Fournel utilise ce terme, aujourd’hui tombé en désuétude, pour désigner les « creux ou les mares remplis d’eaux dormantes, aménagés pour
faire rouir le chanvre ». M. Fournel, Les lois rurales de la France, rangées dans leur ordre naturel, Nève, Paris, 1820, Tome 2, p. 322.
3
Cette dénomination n’a pas cours en Bretagne, mais est en usage en Normandie, comme en atteste l’article 209 de la Coutume
générale de cette province, officiellement digée en 1582. A la fin de l’Ancien gime, Hoüard finit les roteurs comme des
« fosses l’on met les lins et chanvres, pour que le bois qui en soutient les filaments pourrisse ». David Hoüard, Dictionnaire
analytique, historique, étymologique, critique et interprétatif de la Coutume de Normandie, Le Boucher jeune, Rouen, 1783, Tome 4, p. 159.
4
Jules Gros, Le Trésor du Breton parlé : Dictionnaire Breton-Français des expressions figurées, Emgleo Breiz Brud Nevez, Brest, 1989, 2
ème
partie, p. 387. Jules Gros, Dictionnaire Français-Breton des expressions figurées, Emgleo Breiz – Brud Nevez, Brest, 1993, Tome 2, p. 1083.
Francis Favereau, Geriadur ar Brezhoneg a-vremañ, Skol Vreizh, Morlaix, 1992, p. 699, 1266.
5
Prononciation attestée à Buguélès, commune de Penvénan.
6
L’initiative en revient, au début des années quatre-vingt-dix, à M. Fañch Gestin, actuellement maire de Pouldouran, animateur de
l’association Skol ar c’hleuziou, activement soutenu par les élèves du Lycée agricole de Penn ar c’hoad / Chef-du-Bois, en Pommerit-
Jaudy. Ces derniers ont accompli un travail remarquable sous la conduite de leurs enseignants, aux premiers rangs desquels MM.
Loïc Bodeur, Christian Le Roux, Laurent Le Faucheur, et M
me
Françoise Guillou. Saig Jestin, Skol ar c’hleuziou / A l’école des talus,
1994, p. 30.
7
Arch. dept. Côtes-d’Armor, B 3564.
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quatre-vingt dix-sept pour celui de Saint-Brieuc
8
. Jollivet, deux ans plus tard, en indique soixante
pour la commune de Penvénan, vingt-six pour Coatreven, vingt-trois pour Camlez et quatre pour
Tréguier, au territoire pourtant fortement urbani
9
. Ces chiffres – pour élevés et spectaculaires qu’ils
soient sont probablement assez fiables, car ils sont confortés par l’impression globale que l’on
retire de l’étude rapide des états de sections des plans cadastraux dit Napoléoniens
10
, qui révèlent
effectivement, pour chaque commune trégorroise, un grand nombre de routoirs. Bien évidemment,
l’immense majorité d’entre eux, laissés à l’abandon, ont aujourd’hui disparu, qu’ils aient été
volontairement comblés voire reconvertis en décharges sauvages ou plus simplement reconquis
par la nature.
Comment, à l’époque, s’opérait le rouissage ? Le juriste et historien François-Marie Habasque,
Président du Tribunal de 1
ère
Instance de Saint-Brieuc, nous apprend, en 1836, que les tiges de lin
étaient mises à rouir « pendant quinze jours dans les eaux stagnantes des routoirs, cette eau étant renouvelée de
temps en temps au moyen d’un réservoir supérieur
11
». Ceci explique pourquoi il existe généralement plusieurs
bassins à se suivre, alimentés par la dérivation d’un ruisseau.
Ce type de disposition est également attesté, en 1846, par le recueil des Usages et règlements locaux du
département des Côtes-du-Nord, à Francois-Germain Habasque, fils du précédent, lui-même avocat à
Saint-Brieuc. Constatant que « le rouissage s’effectue indistinctement dans les rivières et dans des routoirs établis
sur des ruisseaux dont l’eau va se réunir aux rivières », il conclut que, « dans les parties du département l’on
cultive le lin, il n’y a peut-être pas de ruisseau qui, de temps immémorial, ne serve chaque année au rouissage
12
».
L’organisation des routoirs en bassins successifs est aussi indirectement confirmée par les
archives judiciaires, lorsque la jalousie, attisée par l’importance économique de l’opération, échauffe
par trop les esprits : c’est ainsi, par exemple, que le 7 août 1776, une violente dispute éclate à propos
des routoirs de Guénoret, Yves Le Gac (tenancier de l’exploitation du me nom), reprochant à
Charles Le Meur (ouvrier de François Le Gac, agriculteur au manoir de La Ville-Basse
13
), d’avoir
« débondé le douët de la Ville Basse, lequel servoit de réservoir pour le rouage du douët inférieur du lieu de Guénolet
[lui] appartenant, au risque de perdre et détruire entièrement [son] lin couché dans ce dernier douët, même celui de
différents particuliers pareillement couché dans le même douët, et dont pour cette raison [il] étoit responsable ». Averti
de la manœuvre, Yves Le Gac gagne prestement le manoir de Kerandraou il trouve le valet
occupé à battre sur l’aire
14
. Interrogé sur les raisons de son attitude, ce dernier se contente de
8
Sur ces 4577 routoirs, répartis sur 102 communes, seuls un quart sont en bon état, la moitié nécessitant de pressantes réparations,
et le reste devant être reconstruit. Jean-Yves A
NDRIEUX
, Daniel G
IRAUDON
, Teilleurs de Lin du Trégor (1850-1950), Skol Vreizh,
Morlaix, 1990, 18, p. 21. Elie Gautier, Tisserands de Bretagne, Morlaix, 1988, cité par : Jean Martin, Toiles de Bretagne : La manufacture
de Quintin, Uzel et Loudéac (1670-1830), Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 1998, p. 99.
9
B. Jollivet, Les Côtes-du-Nord : Histoire et géographie de toutes les villes et communes du département, 1859 (réimpression : Res Universis,
Paris, 1990), Tome 4, p. 214, 241, 243, 258.
10
Ces plans sont, en réalité, rarement antérieurs à 1830.
11
L’auteur poursuit : « On prépare ensuite le lin à la broie mécanique, puis on l’adoucit sur une planche aiguë ; enfin, on le passe aux peignes de fer et
de laiton, pour en extraire la partie gommeuse ». François-Marie Habasque, Notions Historiques, Géographiques, statistiques sur le Département des
Côtes-du-Nord : Coup d’œil sur l’ensemble du Département des Côtes-du-Nord, Jollivet, Guingamp, 1836 (réimpression : Laffitte Reprints,
Marseille, 1980), Tome 3, p. 76.
12
Antoine Aulanier, François-Germain Habasque, Usages et Règlements locaux du département des Côtes-du-Nord, Prud’homme, Saint-
Brieuc, 1877 (4
ème
édition), p. 38-43.
13
Manoir de Kerandraou.
14
En réalité, les deux hommes n’en sont pas à leur premier différend, Le Gac accusant Le Meur d’avoir déjà tenté de le voler en
subtilisant un « resteau de lin » mis à rouir, et en le proposant ensuite à un certain Yves Le Brun. Ce n’est qu’avec « de la peine [qu’il
put] reprendre au jeune homme ce lin qu’il voulait vendre à son profit, par un espèce de larcin domestique ». Arch. dept. Côtes-
d’Armor, B 3564. Force est d’admettre que les bottes de lin, laissées à la seule « sauvegarde de l’honnêteté publique » en des routoirs
situés en des lieux écartés, sont bien de nature à susciter la tentation ! Les archives judiciaires conservent d’assez nombreuses
Hamon Thierry, « Le statut juridique des routoirs en Bretagne, de l’Ancien Régime au XX
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« répondre insolemment que s’il avoit fait couler l’eau, c’est qu’il le vouloit, sans [donner] d’autre raison ». Cela en est
trop pour Yves Le Gac qui, de colère, donne un coup de pied à son adversaire, « le prenant ensuite par
les cheveux, le jetant à terre et lui portant un second coup… suivi de coups de poings ». Renversé sur une pierre
qui le blesse aux lèvres, Le Meur est de nouveau bourré de coups de pied par son assaillant qui
l’aurait probablement assommé au moyen d’une « pioche à deux têtes [dite] passe-partout », sans
l’interposition d’un autre domestique de la Ville-Basse. L’affaire n’en reste pas là, la victime portant
plainte trois jours plus tard, produisant à l’appui un certificat signé de deux chirurgiens jurés l’ayant
soigné. Le 30 octobre suivant, le sénéchal des Régaires et Com de Tréguier, Guillaume-Marie
Duval, sans tenir compte des circonstances à l’origine même de la bagarre, condamne « Le Gac… en la
somme de cinquante livres pour dommages et intérêts envers ledit Le Meur, et aux dépens de l’instance liquidés… à la
somme de cent soixante-dix-sept livres…, non compris les épices conclusions et retraits de la [sentence] ; et faisant droit
sur les conclusions du procureur fiscal…, en six livres d’amende au profit de la seigneurie, lui faisant défenses de tomber
en pareille faute sous plus grande peine
15
».
Le recours aux routoirs n’était toutefois pas général, puisque cette technique était parfois
concurrencée par le rouissage en eaux vives, comme le laisse entendre Habasque. Celle-ci était tout
particulièrement en usage dans la Rance, dans le Trieux en amont de Guingamp
16
, ainsi que « dans le
triangle que forment le Leff, le Trieux et la route de Guingamp à Châtelaudren ». Dans cette aire géographique,
le lin, « lié par poignées, était mis… dans l’eau courante, il était couché et recouvert de pierres ; il y restait trois,
quatre, cinq jours, temps au bout duquel il était retiré pour être mis à sécher ». Habasque père précise d’ailleurs
que l’on « préfère ce lin infiniment à celui qu’on fait rouir dans une eau stagnante : la filasse en est plus belle, plus
pesante, plus blanche ». Ce mode de rouissage en rivière n’était d’ailleurs pas sans danger, puisqu’en
1896, Hippolyte Riou, avocat, maire de Guingamp, député et conseiller général, rappelait que « souvent
le lin se trouve perdu, emporté qu’il est par une crue subite… Souvent même, il y a eu des cultivateurs noyés en
l’immergeant ou en le retirant
17
».
1. Les routoirs sous l’Ancien Régime
A. Un statut empreint de Droit féodal.
La création des plus anciens routoirs semble remonter aux débuts même de la culture du lin en
Bretagne, c’est-à-dire au Moyen Age, existait « une petite draperie et une industrie de la toile, alimentée par
le lin et le chanvre des courtils
18
». Mais c’est surtout aux XV
ème
et XVI
ème
siècles que, dépassant le cadre
domestique, la culture linière prend véritablement son essor, tout particulièrement dans le Trégor
« les lins et les chanvres » ne tardent pas à être considérés comme « plus beaux et en plus grande quantité que
partout ailleurs, formant une branche considérable du commerce du diocèse », ainsi que le constate, encore deux
cents plus tard, le Président Christophe Paul de Robien, dans son Histoire ancienne et naturelle de la
Province de Bretagne, rédigée vers 1755
19
.
procédures l’attestant, telle l’enquête d’office diligentée en 1698 par la juridiction de Lamballe à l’encontre de Marguerite Bonjour et
François Mahé, son fils, accusés d’avoir volé du chanvre mis à rouir par Noël Morfouace dans la fontaine du Prest, en Maroué.
Arch. dept. Côtes-d’Armor, B 590.
15
La paroisse de Troguéry étant située dans le ressort du fief de l’évêque de Tréguier, les procès relèvent de la juridiction
seigneuriale épiscopale, désignée en Bretagne sous le nom général de Régaires. Arch. dept. Côtes-d’Armor, liasse B 3564.
16
Hervé Le Goff, Les riches heures de Guingamp, des origines à nos jours, Editions de La Plomée, Guingamp, 2004, p. 599.
17
Recueil des procès-verbaux des séances du Conseil général des Côtes-du-Nord, 1896, session d’août, 2
ème
partie, p. 165.
18
Jean-Pierre Leguay, HerMartin, Fastes et malheurs de la Bretagne Ducale : 1213 1532, Ouest-France Université, Rennes, 1982, p.
235.
19
Christophe Paul de Robien, Description historique et topographique de l'ancienne Armorique, Editions Joseph Floch, Mayenne, 1974.
Hamon Thierry, « Le statut juridique des routoirs en Bretagne, de l’Ancien Régime au XX
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Nul doute donc que, dès cette époque, des routoirs aient existé, le mot même étant attesté dans la
langue française
20
en 1549, il succède au terme latin de rothorium, signifiant déjà « le lieu l’on met
rouir le chanvre
21
». En 1690, Antoine Furetière, dans son Dictionnaire Universel, définit le verbe rouir de
façon technique, en expliquant que « l’on met le chanvre, le lin à rouir dans des eaux mortes, pour en détacher
plus facilement la filasse, quand il est à demi pourri ».
Pour tenter de fixer plus précisément les dates de construction des rouissoirs dans le Trégor, il est
nécessaire de recourir aux archives notariales ainsi qu’à celles des justices seigneuriales.
Les routoirs, en effet, ne font généralement pas partie du domaine public, mais sont au contraire
considérés comme des propriétés privées, susceptibles à ce titre d’achat, de vente et de transmission
successorale. Comme, en Bretagne, toute terre fait nécessairement partie d’une seigneurie, il en
résulte également que les bassins à rouir le lin doivent faire l’objet de reconnaissances féodales à
chaque changement de propriétaire, ce qui donne lieu à la rédaction d’aveux. Il est donc possible, en
théorie, de reconstituer un historique précis de chaque routoir ancien, remontant éventuellement
jusqu’au XVI
ème
siècle
22
.
C’est le cas, par exemple, du « douet à rouir soubz eaux fluctuantes, de la fontaine de Kermagen, en
Pleubian », vendu le 13 décembre 1736 à « Honorables gens Charles Adam et Anne Trémel, sa femme ».
Encore aisément identifiable sur le cadastre levé en 1829
23
, il est aujourd’hui comblé, contrairement à
la fontaine qui subsiste. L’acte de prise de possession des nouveaux acquéreurs permet de
comprendre comment a été crée ce routoir, à l’image probable de beaucoup d’autres : il s’agit en fait
d’une construction initialement réalisée par le seigneur du lieu, le Chevalier Joseph Michel de
Kerroignant, Seigneur de Trezel
24
, sur un terrain vague assez vaste et humide, constitué par
l’élargissement du chemin aux abords de la fontaine.
Comme titulaire du fief, il peut en effet être considéré comme ayant la propriété des « terrains
vagues et déclos qui joignent ses domaines
25
» ; il a également comme tout seigneur féodal la garde des
chemins de desserte locale établis sur ses terres, même s’il a l’obligation de les laisser au libre usage du
public
26
. Enfin, comme « les fontaines appartiennent au propriétaire du terrain où elles se trouvent, et que la même
règle a lieu pour les ruisseaux, suivant le terrain qu’ils parcourent
27
», il en résulte juridiquement qu’un seigneur
peut librement aménager, dans les limites de son fief, un routoir sur un terrain vague, alimenté par
l’eau d’une fontaine publique placée en bordure de chemin.
Une fois les travaux réalisés, au bout d’un temps plus ou moins long impossible à préciser –, le
routoir de Kermagen a été une première fois « afféagé » à des particuliers qui en ont reçu la concession
20
Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Dictionnaires Le Robert, Paris, 1998, Tome 3, p. 3317.
21
Du Cange, Glossarium mediae et infimae latinitatis (1678), cité par Antoine Furetière, Dictionnaire Universel, contenant généralement tous les
mots françois, tant vieux que modernes, & les termes de toutes les sciences et des arts, Leers, Rotterdam, 1690 (réimpression : SNL - Le Robert,
Paris, 1978), Tome 3.
22
En pratique, ces enquêtes s’avèrent toutefois des plus ardues, s’apparentant à la recherche d’une aiguille dans une meule de foin,
où, pour être plus précis, d’un routoir dans la jungle des archives !
23
Routoir comprenant deux bassins. Plan cadastral de Pleubian, feuille C1, N° 322 et N° 324.
24
Famille noble d’ancienne extraction, justifiant de huit générations aristocratiques lors de la réformation de 1668, et dont un
membre est admis aux honneurs de la Cour en 1788. Paraît aux réformations et montres de 1463 et 1535 pour la paroisse de
Pleubian. Pol Potier de Courcy, Nobiliaire et Armorial de Bretagne, Editions régionales de l’Ouest, Mayenne, 1993 (7
ème
édition), Tome
2, p. 125.
25
Augustin-Marie Poullain Du Parc, Principes de Droit François suivant les maximes de Bretagne, Vatar, Rennes, 1767, Tome 2, p. 366.
Jacques Le Bras, Un vestige de la propriété collective en France : les terres vaines et vagues de Bretagne, Imprimeries Réunies, Rennes, 1934, p.
32-51.
26
Augustin-Marie Poullain Du Parc, Principes de Droit François… op. cit., Tome 2, p. 394.
27
Augustin-Marie Poullain Du Parc, Principes de Droit François… op. cit., Tome 2, p. 399.
Hamon Thierry, « Le statut juridique des routoirs en Bretagne, de l’Ancien Régime au XX
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primitive, par acte du 22 avril 1728. Il peut, dès lors, être valablement considéré comme leur
propriété privée, sous réserve toutefois de la propriété éminente retenue par le seigneur, symbolisée par
le versement annuel d’une « rente féagère », fixée ici à vingt sous, payable à « chaque Saint-Michel de
septembre ». Cela signifie que les acquéreurs du bien n’ont en réalité que la propriété roturière utile du
« douet à rouir », considéré juridiquement comme une censive.
Encore faut-il préciser que, selon l’article 269 de la Coutume de Bretagne, cette proprién’est
elle-même définitivement acquise qu’après l’accomplissement des formalités d’appropriement, ce qui
suppose que l’acquéreur en « prenne possession publique, par un acte rapporté par deux notaires
28
». Le procès-
verbal du 24 juillet 1737 relatif à Pleubian nous permet de savoir comment les choses se passent
concrètement, en matière de routoirs :
« Ledit Procureur dénommé aux contrats d’afféagement, usant des pouvoirs luy octroyés… a mis et induit
lesdits acquéreursen la vraye possession réelle, actuelle et corporelle dudit Douet à Rouir, pour avoir fait
entrer et sortir l’eau, porté et reporté les cailloux d’un boust à l’autre, bullé et desembullé, et fait tous autres
actes dénotant bonne et valable possession prendre, sans oppositions ny contradictions de personne, quoy que de
ce interpellé, suivant l’Ordonnance ; de tout quoy il a été, en l’endroit, délivré acte de possession paisible auxdits
acquéreurs, adessains
29
de le maintenir à jamais ».
Les actes de vente et de prise de possession ne sont pas les seules opérations juridiques
entourant la mutation de propriété d’un routoir entre particuliers. Il convient également d’en
informer le seigneur de fief et de lui verser un droit de « lods et ventes », représentant sa part dans la
transaction et le prix de son accord tacite, généralement fixé au « denier huit » par la coutume, c’est-à-
dire au huitième du montant de la vente
30
.
Voici, à titre d’exemple, un Aveu féodal du 4 décembre 1719, relatif à un douet à rouir situé à
la limite des communes de Langoat et de Quemperven, au lieudit du Cran, dépendant de la seigneurie
du Chef-du-Pont, aux abords du ruisseau du Steren, en une zone où le cadastre de 1836 atteste
encore de l’existence de nombreux routoirs
31
. Il est rendu par Charles Bourdon
32
et son épouse,
Marguerite Kerambellec, tous deux « Honorables ménagers », au seigneur du lieu, Messire Antoine de
Crozat, par ailleurs Commandeur et grand Trésorier des Ordres du Roi, Baron de Thiers, de La
Faulche et du Châtel, Marquis de Moy
33
. Passé devant deux notaires de La Roche-Derrien, l’acte
récognitif commence par décrire minutieusement le bien
34
:
28
Augustin-Marie Poullain Du Parc, Principes de Droit François… op. cit., Tome 4, p. 309, 318.
29
N. B. : « à dessein ».
30
La gle connaît toutefois des exceptions, puisque les lods et ventes sont portés « au denier six » dans le comté nantais, ainsi que
dans une partie du diocèse de Saint-Malo. Augustin-Marie Poullain du Parc, Coûtumes générales du Païs et Duché de Bretagne ; et usemens
locaux de la mesme province, avec les procez-verbaux des deux reformations, les notes de Pierre Hevin, les arrests recueillis par le mesme auteur sur les
articles de la coûtume. L'aitiologie de Bertrand d'Argentré ; la traduction abrégée de son commentaire sur l'ancienne coûtume de Bretagne par H. E.
Poullain de Belair ; et les notes de Charles du Moulin sur la même coûtume. Edition Rev., corr. & augm. de la conférence des trois coûtumes de la
province, des autres coutumes du roiaume, & les ordonnances des rois depuis le commencement de la monarchie françoise, avec des notes, Vatar, Rennes,
1745, Tome 1, p. 177.
31
Quatre groupes de routoirs sont identifiables en ce secteur, figurant respectivement sous les numéros cadastraux : D 475, 497 et
498 (entre les fermes de Darval et de Kergus, non loin de Kersaliou) ; D 589 et 591 (aux environs de Kermouster) ; D 598 et 599
(entre Kermouster et le ruisseau du Steren) ; le routoir situé « dans l’issue du Cran » faisant l’objet de l’aveux féodal de 1719 pourrait
bien être situé à main gauche du chemin allant du Cran au Govellic, vis-à-vis de la parcelle D 640 ; il ne porte pas de numéro
cadastral, ce qui tendrait à faire planer un doute quant à son véritable statut juridique, incertitudes déjà évoquées lors d’un procès en
1752.
32
Le cadastre de 1836 donne encore le nom de « Bourdon » au lieudit aujourd’hui dénommé « Modicum », à moins de cinq cents
mètres du Cran.
33
L’importante seigneurie du Chef-du-Pont tire son nom du faubourg de La Roche-Derrien où se trouve son siège ; elle s’étend sur
les paroisses de Langoat, Minihy-Tréguier, Coatascorn, Prat, Trézélan et Guénézan. Le fief est acquis en 1714 par Antoine de
Crozat, qui l’achète à Henry Charles de Cambout, Duc de Coislin et Evêque de Metz, dernier descendant de Jean du Halgoët,
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