Hamon Thierry, « Le statut juridique des routoirs en Bretagne, de l’Ancien Régime au XX
e
siècle »,
in M
ARTIN
J., P
ELLERIN
Y., Du lin à la toile : la proto-industrie textile en Bretagne, Rennes, P.U.R., 2008, p. 65-91.
quatre-vingt dix-sept pour celui de Saint-Brieuc
8
. Jollivet, deux ans plus tard, en indique soixante
pour la commune de Penvénan, vingt-six pour Coatreven, vingt-trois pour Camlez et quatre pour
Tréguier, au territoire pourtant fortement urbanisé
9
. Ces chiffres – pour élevés et spectaculaires qu’ils
soient – sont probablement assez fiables, car ils sont confortés par l’impression globale que l’on
retire de l’étude rapide des états de sections des plans cadastraux dit Napoléoniens
10
, qui révèlent
effectivement, pour chaque commune trégorroise, un grand nombre de routoirs. Bien évidemment,
l’immense majorité d’entre eux, laissés à l’abandon, ont aujourd’hui disparu, qu’ils aient été
volontairement comblés – voire reconvertis en décharges sauvages – ou plus simplement reconquis
par la nature.
Comment, à l’époque, s’opérait le rouissage ? Le juriste et historien François-Marie Habasque,
Président du Tribunal de 1
ère
Instance de Saint-Brieuc, nous apprend, en 1836, que les tiges de lin
étaient mises à rouir « pendant quinze jours dans les eaux stagnantes des routoirs, cette eau étant renouvelée de
temps en temps au moyen d’un réservoir supérieur
11
». Ceci explique pourquoi il existe généralement plusieurs
bassins à se suivre, alimentés par la dérivation d’un ruisseau.
Ce type de disposition est également attesté, en 1846, par le recueil des Usages et règlements locaux du
département des Côtes-du-Nord, dû à Francois-Germain Habasque, fils du précédent, lui-même avocat à
Saint-Brieuc. Constatant que « le rouissage s’effectue indistinctement dans les rivières et dans des routoirs établis
sur des ruisseaux dont l’eau va se réunir aux rivières », il conclut que, « dans les parties du département où l’on
cultive le lin, il n’y a peut-être pas de ruisseau qui, de temps immémorial, ne serve chaque année au rouissage
12
».
L’organisation des routoirs en bassins successifs est aussi indirectement confirmée par les
archives judiciaires, lorsque la jalousie, attisée par l’importance économique de l’opération, échauffe
par trop les esprits : c’est ainsi, par exemple, que le 7 août 1776, une violente dispute éclate à propos
des routoirs de Guénoret, Yves Le Gac (tenancier de l’exploitation du même nom), reprochant à
Charles Le Meur (ouvrier de François Le Gac, agriculteur au manoir de La Ville-Basse
13
), d’avoir
« débondé le douët de la Ville Basse, lequel servoit de réservoir pour le rouage du douët inférieur du lieu de Guénolet
[lui] appartenant, au risque de perdre et détruire entièrement [son] lin couché dans ce dernier douët, même celui de
différents particuliers pareillement couché dans le même douët, et dont pour cette raison [il] étoit responsable ». Averti
de la manœuvre, Yves Le Gac gagne prestement le manoir de Kerandraou où il trouve le valet
occupé à battre sur l’aire
14
. Interrogé sur les raisons de son attitude, ce dernier se contente de
8
Sur ces 4577 routoirs, répartis sur 102 communes, seuls un quart sont en bon état, la moitié nécessitant de pressantes réparations,
et le reste devant être reconstruit. Jean-Yves A
NDRIEUX
, Daniel G
IRAUDON
, Teilleurs de Lin du Trégor (1850-1950), Skol Vreizh,
Morlaix, 1990, n° 18, p. 21. Elie Gautier, Tisserands de Bretagne, Morlaix, 1988, cité par : Jean Martin, Toiles de Bretagne : La manufacture
de Quintin, Uzel et Loudéac (1670-1830), Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 1998, p. 99.
9
B. Jollivet, Les Côtes-du-Nord : Histoire et géographie de toutes les villes et communes du département, 1859 (réimpression : Res Universis,
Paris, 1990), Tome 4, p. 214, 241, 243, 258.
10
Ces plans sont, en réalité, rarement antérieurs à 1830.
11
L’auteur poursuit : « On prépare ensuite le lin à la broie mécanique, puis on l’adoucit sur une planche aiguë ; enfin, on le passe aux peignes de fer et
de laiton, pour en extraire la partie gommeuse ». François-Marie Habasque, Notions Historiques, Géographiques, statistiques sur le Département des
Côtes-du-Nord : Coup d’œil sur l’ensemble du Département des Côtes-du-Nord, Jollivet, Guingamp, 1836 (réimpression : Laffitte Reprints,
Marseille, 1980), Tome 3, p. 76.
12
Antoine Aulanier, François-Germain Habasque, Usages et Règlements locaux du département des Côtes-du-Nord, Prud’homme, Saint-
Brieuc, 1877 (4
ème
édition), p. 38-43.
13
Manoir de Kerandraou.
14
En réalité, les deux hommes n’en sont pas à leur premier différend, Le Gac accusant Le Meur d’avoir déjà tenté de le voler en
subtilisant un « resteau de lin » mis à rouir, et en le proposant ensuite à un certain Yves Le Brun. Ce n’est qu’avec « de la peine [qu’il
put] reprendre au jeune homme ce lin qu’il voulait vendre à son profit, par un espèce de larcin domestique ». Arch. dept. Côtes-
d’Armor, B 3564. Force est d’admettre que les bottes de lin, laissées à la seule « sauvegarde de l’honnêteté publique » en des routoirs
situés en des lieux écartés, sont bien de nature à susciter la tentation ! Les archives judiciaires conservent d’assez nombreuses