Injustice transubjecticve et solidarité du mal

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Hans EMANE-OBAME
Injustice transubjecticve
et solidarité du mal
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Philosophe, Chercheur en philosophie morale et politique
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Plan
I – Le Problème ...................................................................
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II – La doctrine de l’injustice transubjective ................... 11
III – La dégradation de l’humanité
dans sa propre personne et dans celle d’autrui ............... 23
IV – La fatalité de bien et mal............................................ 47
V – La commutabilité du mal ............................................ 75
VI – Épilogue ....................................................................... 91
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I
Le Problème
Réfutant ou récusant l’apathie morale, c’est-à-dire
l’idée qui veut que la qualité et les implications des actes
anéthiques ne concernent guère ou en aucune manière leur
auteur, dans la mesure où celui-ci prétend préserver ou
garder une distance intérieure à l’égard de ses pratiques
immorales voire amorales, l’enquête philosophique ici
menée s’est constituée autour d’un paradigme inédit : Nuire
à autrui, c’est se nuire à soi-même ; comme faire du tort à
autrui, c’est se causer du tort à soi-même. N’est-ce pas soimême qu’on méprise en prononçant un faux sermon ? C’est
le principe de l’injustice transsubjective dont on peut
accorder la paternité à Socrate et Platon selon lequel je
souffre ce que j’inflige. Que reste-t-il de l’âme humaine
quand elle s’abaisse à l’injustice ? En effet, la malfaisance
confine à l’injustice puisqu’elle dénote d’une âme basse :
l’humain s’abaisse toujours (au sens d’un abaissement
moral), c’était l’avis de Socrate, lorsqu’il est injuste envers
autrui ou agit à l’encontre de la justice car l’intempérance se
définit comme infériorité à soi. La sagesse exige que le sujet
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moral fasse le bien car la vertu élève l’homme au-dessus de
lui-même ; autrement dit, la pratique du bien élève son être
tandis que le mal le diminue. Réciproquement, toute
diminution de la vertu entraine une diminution de l’être car
en commettant le mal, l’individu se fait du tort à lui-même :
il diminue et éteint volontairement quelque chose de sa vie
physique et mentale. En un sens, exercer son activité contre
autrui c’est finir par l’user, et par se diminuer soi-même.
Platon, qui a décrit les ravages de l’injustice sur et dans l’âme
humaine, pensait que l’injustice déforme l’âme humaine,
qu’elle est un déséquilibre puisque la vocation de l’âme est
l’harmonie. L’intempérant souille, salit, corrompt son âme
propre car celle-ci est salie par ses fautes. L’injustice est un
abime ou s’abime la vie : elle compromet l’individu qui la
commet car on ne peut violer la justice sans se
compromettre ; elle altère, endommage la conscience en
dénaturant phénoménalement son essence. Le crime, par
exemple, est une sorte de blessure intérieure, de brûlure
intérieure car le criminel ne s’appartient plus tout entier, il
est atteint dans son être le plus intime. Car en faisant le mal,
c’est d’abord à moi-même que je nuis ou que je porte
atteinte, c’est-à-dire à une certaine idée que je me fais de
moi-même. Violer les règles relatives à notre façon de traiter
autrui, est toujours une atteinte à notre honneur étant
entendu que nous décrions comme indigne ou déshonorant
toute violation de la morale : en clair, mon injustice me
déshonore car c’est au déshonneur de celui qui commet
l’injustice que se tourne son méfait. D’où ce sentiment
intérieur d’indignité qui accompagne le criminel car ma
dignité d’être humain est engagée dans chacun de mes
méfaits puisque l’âme est brisée en elle-même par le
sentiment de son indignité. À cet instant où je commets le
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mal, enseigne le kantisme, je déchois à mes propres yeux,
puisque le mensonge ou le suicide rend l’individu
méprisable à ses propres yeux, et le fait donc déchoir de sa
qualité pleine et entière d’homme. D’après Kant, le
mensonge et le suicide sont des dommages incontestables,
non comme faits, mais comme des termes suprêmes du mal
qui, en lui-même, est un dommage pour l’homme en tant
qu’il le fait déchoir de sa dignité d’être raisonnable. Pour le
dire simplement, le méfait envers moi-même ou envers
autrui me dépouille, au moins en partie, de ma qualité
d’homme. Faire du mal à un homme, c’est faire du mal à
tout homme puisque chaque homme porte en lui
l’humanité toute entière : c’était le point de vue défendu par
Kant. Attenter à la vie humaine par le suicide ou l’homicide,
c’est nécessairement attenter à la vie de toute l’humanité.
L’acte perpétré contre une personne est une atteinte à tout
le genre humain car l’impératif catégorique inscrit
l’humanité et l’universalité comme vocations du sujet
moral. Ainsi, par le devoir, je m’élève à l’universalité de
sorte que par le mal, je m’abaisse : quand je suis malfaisant,
c’est donc mon humanité qui en pâtit. Ainsi, tout acte visant
à déshonorer quelle qu’existence que ce soit, attente-t-il
directement à la valeur suprême de l’humanité, à l’humanité
toute entière ainsi qu’a la sienne propre. Celui qui
transgresse l’impératif catégorique en agissant contre le
devoir, commet un crime contre sa propre personne. La
volonté, étant obligée à l’observation de la (loi) morale,
manque à son devoir en l’enfreignant ; la volonté en
manquant à son devoir, en faisant ce qui est contraire à la
conscience morale, se dégrade elle-même et sacrifie sa
dignité. Nous manquons donc à notre dignité lorsque nous
agissons contre le devoir car le mal dégrade la nature
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humaine en nous et l’être malfaisant est censé perdre, au
moins en partie sa qualité pleine et entière de personne
humaine. Quiconque enfreint ou outrage la loi morale,
profane et dégrade en lui-même (dégradation morale) le
sacré caractère de l’humanité puisqu’un un acte d’injustice
est toujours un aveu d’impuissance que l’on se fait à soimême : en effet, le mal dégrade nécessairement son auteur
si bien que la thèse kantienne implique que commettre un
acte injuste envers un tiers, c’est chaque fois, abdiquer sa
dignité d’homme. L’homme étant donné sa nature, avec ses
tendances, avec ses facultés propres, qui l’élèvent si haut audessus de tous les animaux, il en résulte nécessairement une
règle intérieure de conduite, que chacun porte en soi et que
chacun doit suivre, sous peine de déchéance et de
dégradation, sous peine de n’être pas véritablement un
homme. De fait, le mal entraine pour celui qui le commet,
une dégradation de l’humanité dans sa propre personne et
réciproquement dans celle d’autrui. Le mal est ce qui
déshumanise l’homme, détruit sa pleine et entière
humanité, qu’il soit bourreau ou victime. Schopenhauer
pensait que la souffrance, celle qu’on inflige et celle qu’on
endure, la malice et le mal, sont attachés a un seul et même
être, le bourreau et la victime ne font qu’un : celui-là se
trompe en croyant qu’il n’a pas sa part dans la torture, et
celui-ci, en croyant qu’il n’a pas sa part dans la cruauté.
Toutefois, peut-on être tenu pour complice et responsable
directement ou indirectement d’une injustice qui nous
accable ? Ricœur a récusé la thèse schopenhauerienne
quand il affirmait que le problème moral se greffe sur la
reconnaissance de la dissymétrie essentielle entre celui qui
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fait et celui qui subit la violence1. Pourtant, chaque être
humain est solidaire du mal qu’il fait à son semblable,
comme chaque homme est solidaire du mal qui est commis
à son semblable à son insu. Je ne suis pas libre si je prive
mon semblable de sa liberté : c’est le principe ou la doctrine
de la solidarité du mal. Selon les théories contemporaines de
la solidarité du mal, nous sommes dans un monde où
l’injustice et la violence règnent de fait, ou le mal est installé
et où nous sommes compromis avec lui. À cet égard, ce que
la philosophie morale française a tenté de récuser depuis
Victor Cousin, c’est la possibilité même du minimalisme
éthique ou de toute morale minimale car, au demeurant, il
n’y a pas d’acte immoral isolé ; plus fondamentalement, le
mal de l’un est le mal de tous. Pourtant, il n’est pas rare
d’entendre des gens s’excuser d’une faute en disant : ‘je ne
fais du tort qu’à moi-même’. À cela nous répondrons qu’à
quelques exceptions près, il n’est pas de cas ou l’on ne fasse
de mal qu’à soi-même car l’homme, en fait, est toujours
membre d’une société, et une solidarité étroite et profonde
relie tous les membres. En se faisant du tort à soi-même, on
en fait aux autres, en vertu de la solidarité et de la
réciprocité. Par raison d’égalité et de réciprocité, en
attaquant l’existence d’autrui, nous portons atteinte à la
nôtre. Le problème ainsi formulé, cette réflexion
philosophique tentera de répondre à un certain nombre de
questions parmi lesquelles : Comment penser une
transubjectivité dans le mal et une symétrie dans le mal
(c’est-à-dire une commutabilité du mal) qui ne ruineraient
en aucune manière la distinction ontologique entre le
bourreau et la victime, entre le faire et le subir ? Peut-on être
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2
Soi-même comme un autre, p.172
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