Sociologie et théorie du chaos Logiques Sociales Collection dirigée par Bruno Péquignot En réunissant des chercheurs, des praticiens et des essayistes, même si la dominante reste universitaire, la collection Logiques Sociales entend favoriser les liens entre la recherche non finalisée et l'action sociale. En laissant toute liberté théorique aux auteurs, elle cherche à promouvoir les recherches qui partent d'un terrain, d'une enquête ou d'une expérience qui augmentent la connaissance empirique des phénomènes sociaux ou qui proposent une innovation méthodologique ou théorique, voire une réévaluation de méthodes ou de systèmes conceptuels classiques. Dernières parutions Jérôme DUBOIS, La mise en scène du corps social. Contribution aux marges complémentaires des sociologies du théâtre et du corps, 2007. Laroussi AMRI (sous la dir.), Les changements sociaux en Tunisie (1950-200),2007. Emmanuel M. BANYWESIVE, Le complexe, contribution à l'avènement de I 'Organisaction chez Edgard Morin, 2007. Vincent PORTERET (dir.), La Défense. Acteurs, légitimité, missions: perspectives sociologiques, 2007. Juliette GHIULAMILA et Pascale LEVET, Les hommes, les femmes et les entreprises: le serpent de mer de l'égalité, 2007. Suzie GUTH, Histoire de Molly, San Francisco 1912-1915,2007. Sébastien JABUKOWSKI, Professionnalisation et autorité, le cas de l'arméefrançaise, 2007. Bruno PÉQUIGNOT (dir.), Maurice Halbwachs: le temps, la mémoire et l'émotion, 2007. Eguzki URTEAGA, Études sur la société française, 2007. Bernard CONVERT et Lise DEMAILLY, Les groupes professionnels et l'internet, 2007. Magdalena JARVIN, Vies nocturnes, 2007. Jean-Yves CAUSER, Roland PFEFFERKORN et Bernard WOEHL (sous la dir.), Métiers, identités professionnelles et genre, 2007. Fabrice RAFFIN, Friches industrielles, 2007. Jean-Pierre BASTIAN (Sous la dir.), Religions, valeurs et développement dans les Amériques, 2007. Alexis FERRAND, Confidents. Une analyse structurale de réseaux sociaux, 2007. Damien Lagauzère Sociolog ie et théorie du chaos L'Harm.attan @ L'HARMATTAN, 2007 5-7, rue de l'École-Polytechnique; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] harmattan [email protected] ISBN: 978-2-296-04438-8 EAN : 9782296044388 « [...] au lieu de proposer une nouvelle théorie ou de découvrir unfait nouveau, la contribution la plus importante que peut faire un scientifique, c'est souvent de découvrir une nouvelle façon d'aborder de vieilles théories ou des faits anciens. »1 1 DAWKlNS R. (a), Le gène égoïste, Sciences, Armand Colin, Paris, 1990 (1 èreéd. 1976), p. X. INTRODUCTION Dans les années 1960, le météorologue Lorenz met au point un système artificiel à douze variables. Décidant un jour de reprendre l'expérience, mais sans recommencer depuis le début, il recopie une série de chiffres et les réintroduit dans son ordinateur. Contrairement à ses attentes, les résultats diffèrent très rapidement de la première série. L'explication réside dans la différence entre le nombre de chiffres traités par l'ordinateur et ceux qu'il affiche. Par souci de place, il n'affiche que trois chiffres, or il en traite six. Cette différence de deux chiffres après la virgule suffit à changer tous les calculs 1.Le chaos vient de naître. Un système est donc considéré comme chaotique quand on constate des écarts importants entre la réalité et les prévisions au terme de ce qu'il est désormais convenu d'appeler le temps caractéristique, soit « le temps au bout duquel les écarts sont multipliés par dix »2. Plus cette durée est courte, plus le système s'amplifie rapidement, plus il est chaotique. Ce phénomène cesse dès que les écarts sont suffisamment importants. L'amplification ne peut en effet durer éternellement car nous savons qu'au bout de quarante fois le temps caractéristique, les limites de l'univers seraient ftanchies. C'est pourquoi un système chaotique ne concerne que les petits écarts qui se logent dans les conditions initiales puisqu'il est impossible de les reproduire à l'identique. Ce sont ces petits écarts qui, au terme du temps caractéristique, révèlent que le système est chaotique3. I EKELAND L, Le chaos, Dominos, Flammarion, Paris, 1995, p. 50-52. 2 3 Idem, p. 116. Ibid., p. 27-29. 9 Ainsi, le système solaire est un système chaotique, mais son temps caractéristiqueest de dix millions d'années 1. Un décalage d'un centimètre quant à la position des planètes devient un décalage d'un million de kilomètres au bout de cent millions d'années, soit dix fois le temps caractéristique2. De fait, si les orbites de Jupiter et de Neptune sont stables, ce n'est pas le cas pour Mars ou la Terre. Et s'il est impossible que les orbites de Mars et de la Terre se croisent, une collision entre Mercure et Vénus est par contre envisageable3. La théorie du chaos s'enrichit ensuite de nouveaux concepts comme celui de fractales, sur lequel nous reviendrons plus en détail, ou encore d'attracteur étrange. Un attracteur étrange, en résumé, est un objet géométrique issu des équations de Lorenz faisant se dérouler une trajectoire à partir d'un point initial. La forme ainsi générée nous montre comment cette trajectoire va, sans cesser de « tourner» autour de ce point initial, occuper au fur et à mesure tous les points de l'espace disponible mais sans toutefois qu'on puisse jamais se livrer à aucune prédiction quant à son déroulement4. La théorie du chaos révèle un ensemble d'outils scientifiques vaste et complexe trouvant une application dans de nombreuses disciplines. Nous tenterons de déterminer en quoi ces concepts peuvent être utiles au sociologue pour comprendre la réalité sociale ou, du moins, une de ses dimensions. Mais nous resterons tout de même prudent quant à l'application de concepts mathématiques ou physiques dans le domaine des sciences sociales, principalement parce que nous ne sommes ni mathématicien ni phyI Ibid., Ibid., 3 Ibid., 4 Ibid., 2 p. 36. p. 40. p. 41. p. 56-62. 10 sicien de formation. De fait, notre utilisation de certains concepts pourra apparaître simpliste ou abusive aux yeux du spécialiste. Néanmoins, notre méthode s'inspire entre autres de Nottale qui, lorsqu'il applique sa théorie de la relativité d'échelle aux sciences de la vie, suppose que les systèmes vivants sont composés de plusieurs stades d'organisation (de l'atome à l'organisme, en passant par l'ADN, les cellules et les organes) coexistants, possédant chacun son mode de fonctionnement spécifique, reliés les uns aux autres, sans qu'aucun ne soit réductible aux autres 1. Il n'est donc pas exclu que les différents modes de fonctionnement présentent des similitudes entre eux, celles-ci pouvant être le «pont» permettant aux divers niveaux de la réalité, sociale et physique, d'être reliés, comme l'exige la relativité d'échelle de Nottale. « Comme les astres proprement dits, [les atomes] s'attirent ou se repoussent et cette attraction [...] ne dépend que de la distance. La loi suivant laquelle cette force varie en fonction de la distance n'est peut-être pas la loi de Newton, mais c'est une loi analogue; au lieu de l'exposant -2, nous avons probablement un exposant différent, et c'est de ce changement d'exposant que sort toute la diversité des phénomènes physiques. [.. .] Nous avons l'exposant -6, ou -5, mais c'est toujours un exposant. [...] Telle est la conception primitive dans toute sa pureté [...]. »2 Cette remarque illustre bien notre démarche en ce qu'il s'agit, non pas de trouver des isomorphismes parfaits d'une échelle à l'autre, mais bien une similarité dans les processus en œuvre aux divers niveaux de la réalité. Par exemple, il est intéressant de noter en quoi la physique de Laplace et l'organisation taylorienne des entreprises sont liées. La seconde n'aurait I NOTTALE L., La relativité dans tous ses états, Pluriel, Hachette Littératures, Paris, 2000 (1 èreéd. 1998), p. 284. 2 POINCARE H., in idem, p. 45. Il pu être pensée sans la première!. Ainsi, la mise en place d'une pensée scientifique a des conséquences sociales et économiques. Ce constat nous semble d'autant plus important que nous pensons, d'une part qu'il existe des liens pouvant être forts entre les objets des sciences dites « dures» et ceux des sciences humaines et sociales, et d'autre part, que nous pouvons trouver, en sciences sociales, une certaine utilisation pertinente et efficiente des outils théoriques propres aux sciences « dures ». Comme le monde physique, la société est en perpétuelle mutation, car « Si le monde physique n'est pas défini par un ordre déterminé, la société ne peut pas l'être davantage »2. Et si le monde physique est régi par les lois du chaos, pourquoi n'en serait-il pas de même pour les sociétés? Notre volonté est plutôt de retravailler cet outil théorique et de voir comment lui et les autres outils mathématiques et physiques que nous avons finalement été amenés à utiliser peuvent nous permettre de mieux comprendre certains problèmes sociologiques. Mais il s'agira également pour nous de montrer comment nos réflexions sur les applications et les implications de la théorie du chaos en sociologie, notamment par le biais des notions de fractales et de « flou» des frontières, nous ont conduit à nous interroger sur la place et la fonction des hommes et des cultures au sein de la pyramide de la complexité. Reeves conçoit en effet cette figure qu'il appelle la pyramide de la complexité3, partant des plus petits éléments connus les quarks et les électrons - jusqu'aux organismes les plus 1 STAUNE J., in D'ESPAGNAT B. (dir.), Implicationsphilosophi- ques de la science contemporaine. Tome 1 : le chaos, le temps, le principe anthropique, Cahier des sciences morales et politiques, P.U.F., Paris, 2001, p. 41. 2 BALANDIER G., in PESSIS-PASTERNAK G. (entretien avec), Le social et les paradoxes du chaos, Desclée de Brouwer, Paris, 1996, p. 80. 12 complexes - dont l'être humain fait partie. Entre les deux, nous trouvons successivement les nucléons, les atomes, les molécules simples, les biomolécules et les cellules. « Selon le mot de George Bernard Shaw, si « l'humaniste classique est celui qui ne connaît rien sur tout, l'expert scientifique est celui qui connaît tout sur rien ». »1 Pour Reeves, nous arrivons aujourd'hui au moment où, par l'accumulation des connaissances, les sciences redécouvrent que « leur objet commun est l'univers, habité par l'homme, auteur de la science. »2 Il s'agit dès lors de savoir prendre la distance nécessaire par rapport à l'ensemble de nos connaissances afin de pouvoir en saisir les lignes directri ces. La première application de la théorie du chaos concernant le calcul de trajectoire, nous verrons tout d'abord comment elle nous permet de mieux comprendre, ou au moins d'aborder avec un ceil nouveau, la notion de trajectoire sociale. Cela nous imposera tout d'abord de réfléchir quant au déterminisme et à la prédictibilité. Nous reviendrons ensuite sur le concept d'habitus et le rôle qu'il peut jouer au sein d'une théorie sociochaotique. La théorie du chaos nous invite également à réintroduire le facteur temps dans nos prévisions et à changer de méthode de calcul au terme du temps caractéristique3. Concernant une trajectoire sociale, par exemple, cela nous amène à envisager l'avenir d'un individu en fonction de déterminants sociaux, mais seulement sur une courte durée au terme de laquelle on peut imaginer que ce dernier aura été placé dans une nou3 REEVES H., L 'heure de s'enivrer. L'univers a-t-il un sens ?, Ed. du seuil, Paris, 1988 (1 èreéd. 1986), p. 57. l Idem, p. 204. 2 Ibid., p. 204. 3 EKELAND I., Le chaos, op. cit., p. 108. 13 velIe situation ou aura intégré de nouveaux élémentsI susceptibles de modifier ou de créer de nouvelles conditions initiales. Il s'agira également pour nous de traiter une trajectoire sociale comme une fonction ou une équation itérative. Thom pointe du doigt les difficultés auxquelles se confrontent les sciences de l'homme, notamment la sociologie, quand il s'agit de déterminer quels faits relèvent de leur champ d'étude. Selon lui, le premier objectif du scientifique « consiste à caractériser un phénomène en tant que forme, forme « spatiale ». Comprendre signifie donc avant tout géométriser [...] avoir recours à une certaine forme d'abstraction, d'idéalisation. »2 C'est donc animé du double souci de raisonner sociologiquement en utilisant des outils géométriques et chaotiques que nous nous intéresserons ensuite aux fractales et invariances d'échelle. Elles nous permettent, entre autres, de percevoir et de comprendre comment des processus similaires sont à l'œuvre à diverses échelles de la réalité sociale. Nous pensons ici à ce que nous appelons le processus de prédation/expansion que nous retrouvons au niveau intraet interculturel. Conformément à sa méthodologie, Thom considère un concept comme un être vivant doté de frontières, de mécanismes de régulation lui permettant «de résister aux «agressions» des concepts environnants.»3 Cette analogie est efficiente en sociologie dès lors qu'on considère une société comme un organisme visant à «maintenir son territoire contre les agressions d'éléments extérieurs»4; de même sur le plan de son organisation interne, une société, comme un organisme 1 2 Nous pensons ici, par exemple, au développement de son habitus. THOM R., Paraboles et catastrophes, Champs/Flammarion, Paris, 1989 (1 èreéd. 1980), p. 6. 3 Idem, p. 140. 4Ibid.,p.141. 14 vivant, est composée d'organes distincts ayant chacun une fonction spécifique. Thom restreint pourtant l'analogie, invoquant le fait qu'une société ne se reproduit pas systématiquement spatialement1. Nous osons franchir ce pas au nom du principe de prédation/expansion sociale ou culturelle, d'autant plus que l'absence de « reproduction» ne signifie pas l'absence d'une tentative. Nous pensons en effet que toute société, tout mème2 et tout concept sont animés d'une telle volonté d'expansion, même si celle-ci se solde par un échec. C'est dans cette optique que nous nous intéresserons à la violence humaine ainsi qu'aux formes qu'elle peut revêtir. La description, même succincte, de certaines modalités de la guerre ne peut qu'attirer notre attention sur la dimension symbolique de celle-ci. La guerre n'oppose pas seulement des individus ou des groupes d'individus mais plus largement des cultures. Il s'agira alors pour nous de voir en quoi le développement de ces dernières relève du processus de prédation/expansion. C'est pourquoi nous partirons du constat de la diversité pour montrer comment ces différentes cultures en arrivent à lutter entre elles. Nous illustrerons notre propos en prenant pour exemple les fonnes de l'expansion de la culture américaine telles qu'elles sont présentées par Todd, ce qui sera d'ailleurs l'occasion pour nous de mettre en évidence le fait que celle-ci est vraisemblablement vouée à l'échec. Mais, une fois encore, l'échec ne suppose-t-il pas la tentative? Fort de l'exemple américain, nous tenterons ensuite d'apporter une réponse à ce paradoxe voulant que l'expansion d'une culture aux dé- I Ibid., p. 141. 2 Considérons dès à présent le mème comme étant le « gène culturel» ou la « brique conceptuelle» à la base de toute culture; nous expliciterons cette notion plus loin. 15 pens d'une autre nuise au nécessaire maintien de la diversité. Ce comportement attribué aux hommes et aux cultures n'est pas sans rappeler celui que Dawkins prête aux gènes et aux mèmes. C'est pourquoi nous nous attacherons à décrire sa théorie du gène égoïste pour montrer comment gènes et mèmes sont également mus par le processus de prédation/expansion. Cela nous conduira à considérer de quelle manière les mèmes se « servent» des individus que nous sommes dans leur lutte pour la survie et la propagation. Ces réflexions nous conduiront ensuite à nous interroger quant à la place qu'occupent ces mèmes par rapport aux cultures et aux civilisations, nous permettant d'établir une sorte de «hiérarchie» entre ces différentes entités. Enfin, nous prendrons pour exemple le mème de l'écriture et montrerons en quoi sa dynamique relève de la prédation et de l'expansion. La pyramide de la complexité a pour fonction de nous montrer comment la matière s'organise en éléments de plus en plus complexes, chaque niveau de la pyramide étant le produit de la combinaison des éléments du niveau inférieur1. Reeves utilise l'image de la pyramide car celleci montre bien que seule une partie de la matière atteint les échelons les plus élevés. La forme de la pyramide de la complexité est également le fruit du principe voulant que «l'introduction d'un nouveau niveau dans la pyramide écologique [tende] à élargir le niveau immédiatement inférieur. »2 En effet, un nouveau prédateur, non seulement ne détruit pas la totalité des représentants de son espèce favorite, sous peine de mourir de faim, mais au contraire crée 1 REEVES H., L 'heure de s'enivrer. L'univers a-t-il un sens?, op. cit., p. 57. 2 GOULD S. 1., Darwin et les grandes énigmes de la vie. Réflexions sur l 'histoire naturelle, 1977),p.131. Points/sciences, 16 Seuil, Paris, 1997 (1 èreéd. par son action l'espace nécessaire à l'apparition de nouvelles espèces. Ainsi, « l'introduction d'un poisson prédateur dans un étang artificiel augmente la diversité du plancton. »1 A l'inverse, si nous retirons «les oursins d'une communauté d'algues diversifiées, une seule espèce s'assure la domination du territoire. »2 Mais retourner cette pyramide et la faire tenir sur la pointe illustre également « l'accroissement du nombre des espèces qui peuplent chacun des échelons. »3 Elle est donc qualifiée de complexe, non seulement parce qu'elle contient de nombreux éléments, mais également parce que l'agencement de ces éléments nécessite une quantité importante d'informations4. Cette figure a également pour but de nous rappeler que les éléments de chaque niveau sont liés par des forces naturelles: la force nucléaire aux niveaux inférieurs et la force électromagnétique aux niveaux supérieurs5. Or, plus on s'approche de son sommet, plus ces forces sont faibles et plus les structures sont fines et fragiles6. Reeves introduit également une dimension temporelle dans sa pyramide de la complexité. Il a en effet fallu des milliards d'années aux particules baignant dans le «chaos primordial» issu du Big Bang pour s'assembler en structures de plus en plus complexes? Et cette nouvelle dimension le conduit à s'interroger quant à l'apparition d'éventuels nouveaux degrés à cette pyramide dans les ères à venir8. Ainsi, comme nous le montrerons, des particules élémentaires aux molécules I Idem, p. 131. Ibid., p. 131. 3 REEVES H., L 'heure de s'enivrer. L'univers a-t-il un sens ?, op. cit., 2 p. 64. 4 Idem, p. 65-66. Ibid., p. 63. 6 Ibid., p. 63. 7 Ibid., p. 66-67. 8 Ibid., p. 68. 5 17 simples, des organismes les plus simples aux plus complexes, des êtres humains aux cultures, leur comportement à tous relève du processus de la prédation/expansion. Mais dès lors que l'homme ne se situe plus au sommet de la pyramide de la complexité, la question est alors de savoir quelles y sont désormais sa place et sa fonction. En nous basant sur divers travaux, traitant notamment de la biologie du cerveau, nous tenterons de montrer comment I'homme, au sein de cette pyramide, peut jouer le rôle d'interface entre le matériel et le symbolique. 18 I-CATASTROPHES, TOIRES SOCIALES CHAOS ET TRAJEC- Comme nous l'avons évoqué, une partie de la théorie du chaos concerne le calcul de trajectoires, en prenant en compte le temps caractéristique et les écarts par rapport aux conditions initiales. Il s'agira pour nous ici de déterminer si et comment cet aspect de la théorie du chaos s' applique à ce que nous pourrions appeler le calcul d'une trajectoire sociale. A cette fin, partant de la théorie des catastrophes de Thom, nous expliquerons pourquoi la théorie du chaos peut être un outil trouvant une application en sociologie. Nous montrerons ensuite de quelle manière l'habitus peut être perçu en des termes évoquant les mathématiques. Puis, nous nous intéresserons aux modalités et implications que suppose une telle conception de l'habitus et d'une trajectoire sociale. Enfin, ces réflexions seront pour nous l'occasion de revenir sur la place du libre arbitre en sociologie. A -Définitions Présenter rapidement la théorie des catastrophes s'impose en effet dès lors que nous avons l'ambition de montrer qu'une trajectoire sociale peut être étudiée comme un système dynamique et avec des outils appartenant aux mathématiques. Pour cela, nous montrerons comment s'articulent la théorie des catastrophes et la théorie du chaos. Nous verrons ensuite comment le chaos s'accorde avec les notions de déterminisme et de prédictibilité. 19 1-De la théorie des catastrophes au chaos Pour Thom, tout phénomène impliquant une discontinuité est une catastrophe. Ainsi, le bord d'une table, «là où le bois devient de l'air »1 est un lieu de catastrophe. La théorie des catastrophes est donc une théorie des changements, une théorie des systèmes dynamiques et c'est notamment en cela qu'elle est un outil intéressant pour le sociologue. Or, si le constat d'une catastrophe, par exemple l'arête d'une planche de bois marquant le changement d'un régime vertical à un régime horizontal, est un système statique, il garde néanmoins la mémoire du système dynamique dont il a été l'objet, soit l'action de découpage de la planche2. De fait, si le terme lui-même évoque une certaine brutalité et une durée déterminée, la catastrophe est en fait permanente. Nous vivons, sinon dans un monde catastrophique, au moins dans un monde de catastrophes. Mais la théorie des catastrophes se veut avant tout une méthodologie afin de comprendre des phénomènes trop complexes pour l'être par d'autres, notamment le réductionnisme3. «Identifier la structure triploblastique de l'embryon avec la structure ternaire de la phrase transitive sujet- verbe-objet peut sembler n'être qu'une métaphore, difficile à accepter. C'est cependant ce que je propose justement quand j'identifie l'ectoderme avec l'objet, le mésoderme avec le verbe et l'endoderme avec le sujet [...] »4. La théorie des catastrophes, en tant que méthodologie, se pose donc en alternative au réductionnisme car, si la décomposition d'un système en plusieurs éléments est intéressante, certains systèmes exigent que l'on ne perde pas 1 THOM R., Prédire n'est pas expliquer, Champs/Flammarion, Paris, (2èmeéd. 1991) 1997, p. 28. 2 Idem, p. 49. 3 Ibid., p. 29-30. 4 THOM R., Paraboles et catastrophes, 20 op. cit., p. 86-87. de vue ce qui unit ces sous-systèmes. « La théorie des ca- tastrophesoffre une méthodologie qui permet, dans une certaine mesure, d'attaquer des problèmes à caractère phi- losophique avec des méthodes à caractère géométrique et scientifique faisant appel aux techniques de la topologie différentielle et de la géométrie différentielle. »1 Elle permet donc d'établir un rapport entre prédation et linguistique, le prédateur correspondant au sujet et la proie à l'objet2. Cette théorie est donc uniquement qualitative, topologique. Elle ne fournit aucune donnée quantitative. C'est d'ailleurs en ce sens qu'elle ne permet pas la prédiction puisqu'elle ne permet qu'une description locale, dans un espace-temps limité3.C'est par conséquent le caractère purement qualitatif de la théorie des catastrophes qui en fait un modèle permettant d'expliquer mais pas de prédire, car c'est la quantification qui permet la modélisation4. Thom conçoit à l'origine la théorie des catastrophes comme ne s'appliquant qu'aux formes, à l'espace et éventuellement à l'espace-temps, soit aux discontinuités qualitatives émergeant sur un fond continu5. Zeeman l'élargit pourtant à la théorie générale des systèmes. Il s'agit alors d'envisager un système comme une boîte noire avec des entrées et des sorties. L'étude et l'analyse des correspondances entre les entrées et les sorties permettent de « comprendre les mécanismes en œuvre dans la boîte »6. Et Zeeman propose d'appliquer cette méthode à des cas aussi divers que l'agressivité du chien, les krachs boursiers, les émeutes dans les prisons, les maladies maniaco-dépressiI Idem, p. 87. Ibid., p. 89-90. 3 THOM R., Prédire n'est pas expliquer, op. cit., p. 30. 4 Idem, p. 34. 5 Ibid., p. 35. 6 Ibid., p. 31. 2 21 ves, les battements du cœur... 1 Il s'agit en fait de « rendre compte de ce qui se passe dans une boîte noire, avec un système parfaitement isolé du monde extérieur, qui ne peut réagir sur ce monde extérieur que selon des voies parfaitement contrôlées. »2 Si la théorie réductionniste propose de casser les parois de la boîte pour voir ce qu'il y a à l'intérieur, la théorie des systèmes s'y oppose, d'autant plus que la boîte peut être un être vivant3. La faiblesse de la démarche « systémique» réside néanmoins dans le fait qu'il s'agit d'interprétation, ce qui la rend, aux yeux de certains, contestable4. La faiblesse de la démarche réductionniste est, elle, inhérente au système étudié. Celui-ci peut être en effet composé d'un nombre tellement élevé d'éléments qu'il est impossible de tous les modéliser. Un élargissement de la théorie des catastrophes consiste alors à introduire les notions de durée et d'évolution du système. Ainsi, un point entre et sort de la boîte. Mais si le fonctionnement de la boîte évolue, les points ne sortiront pas tous au même endroit. Pourtant, tous les points sortis forment un nuage, sorte d'état limite des trajectoires du système, dont la configuration dépend du fonctionnement de la boîte et de son évolution6. La théorie des catastrophes rejoint donc, ou devient, la théorie du chaos via notamment les notions d'instabilité et d'attracteur. Thom considère en effet au départ que les systèmes qu'il étudie sont stables. Or, dès qu'on passe à l'étude de systèmes dynamiques à dimension 4, le moindre changement de paramètre se traduit par « une infinité de types topologiques du I 2 Ibid., p. 31. Ibid., Ibid., 4 Ibid., 5 Ibid., 6 Ibid., 3 p. 35. p. 36. p. 36. p. 36-37. p. 37. 22