Introduction

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Epistémologie et Histoire
des Mathématiques
Introduction
Alain Herreman
janvier 2007
I. Pourquoi faire de l'histoire des mathématiques?
Motivations attendues. Les attentes vis-à-vis d'un enseignement d'histoire des mathémati-
ques sont diverses. On peut souhaiter par exemple connaître la genèse d' une notion, l' origine
d' un théorème que l'on a étudié. On peut vouloir avoir une vision d' ensemble des mathématiques, un panorama , connaître les principales étapes de leur développement, connaître les noms
des principaux mathématiciens et les raisons qui les ont amenés à introduire les notions et les
théorèmes que nous connaissons ainsi que le contexte dans lequel ils l'ont été, miieux connaître
les personnalités qui ont contribué au développement des mathématiques actuelles dont il ne
reste qu' un nom associé à un théorème, acquérir des éléments de culture générale qui pourront
agrémenter un enseignement des mathématiques. C'est aussi un moyen de faire autrement des
mathématiques et d'échapper ainsi à l'enchaînement souvent fastidieux des dénitions, des théorèmes et de leurs démonstrations. Chacun reconnaîtra probablement là quelques-unes de ses
motivations.
Histoire projetée du nombre. Si l'on considère par exemple les diverses notions de nombre
que nous connaissons on souhaiterait savoir qui les a introduites, découvertes ou inventées. On
aimerait par exemple savoir qui a inventé les nombres entiers, qui a le premier utilisé des nombres négatifs et pourquoi, dans quel contexte, qui a imaginé les fractions, inventé les nombres
réels et conçu les nombres complexes. Il est très probable que l'on s'attende à ce que l'histoire
suive d'ailleurs à peu près cet ordre. Puisque les nombres négatifs font partie des nombres réels
et complexes, ils doivent certainement avoir été découverts avant. En dénitive, l'histoire de la
notion de nombre devrait à peu près ressembler à cela :
N Z Q R C.
Cette expression est une relation mathématique qui se démontre à partir des dénitions données
de chacun de ces ensembles. Elle semble aussi, à peut-être quelques rares inversions près, une
très bonne représentation de l'histoire des nombres. Cela est remarquable. Cette relation réussit
donc à décrire simultanément au moins trois choses :
1 . La relation mathématique des diérents ensembles de nombres ;
2. L'ordre dans lequel les diérentes notions de nombres nous ont été enseignées (ordre ontogénétique) ;
3. Le développement historique des nombres (ordre phylogénétique) ;
1
Que l'ordre (2) dans lequel nous ont été enseignés les diérents ensembles de nombres corresponde à peu près aux relations mathématiques (1 ) qu'ils ont entre eux s'explique assez facilement : le premier est déni par des programmes d' enseignements qui peuvent avoir été conçus
an de reproduire progressivement la structure mathématique et l'enchaînement logique de ces
ensembles, même si ce ne sont certainement pas là les seules contraintes qui pèsent sur la dénition de programmes d'enseignements. Nous nous intéresserons plus particulièrement à la correspondance entre le développement historique (3) avec l'une et l' autre des deux autres progressions pédagogique ( 2) et mathématique ( 1 ) .
Homologie développement individuel-historique. Considérer que le développement historique est semblable à celui de l'acquisition des diérentes notions par un individu conduit à faire
correspondre à l'origine des mathématiques les notions enseignées dès l'école primaire, puis à
considérer que les notions ultérieures sont celles enseignées plus tard et ainsi de suite. L'enseignement des mathématiques fait ainsi parcourir en accéléré toute l'histoire des mathématiques.
Archimède ( c. 287-21 2) apparaît ainsi à un stade de développement vite dépassé par un collégien. Ces attentes et ces représentations spontanées de l'histoire n'ont en fait pas grand chose de
spontané. Elle reètent notamment les connaissances mathématiques que nous avons.
II. Réexions et réexivité mathématiques
Avant toute considération historique sur les mathématiques, il importe de bien prendre acte du
fait que les mathématiques orent elles-mêmes une remarquable réexion sur ce qu'elles sont,
sur leurs objets, et en particulier sur les nombres. Cette spécicité donne à l' épistémologie et à
l'histoire des mathématiques un statut particulier par rapport à l'épistémologie et à l'histoire
des sciences.
Donner des dénitions est déjà une première forme de réexion. Ainsi, diérentes dénitions
axiomatiques ont été données des nombres entiers naturels, N . A partir d'elles, il n'est pas dicile de dénir les entiers relatifs, Z , et les nombres rationnels, Q . Plusieurs dénitions peuvent
être ensuite données des nombres réels, R. Il est ainsi possible de les caractériser par une propriété de continuité et d'en proposer une construction. Il est encore possible quand plusieurs
constructions en sont proposées, comme ce fut le cas avec celle de Cantor , à partir des suites
dites aujourd'hui de Cauchy, mais qu'il appelait lui fondamentales , et avec celle de Dedekind , fondée elle sur la notion de coupure, de démontrer qu' elles sont bien mathématiquement
équivalentes et ainsi de savoir avec certitude que l'on peut adopter indiéremment, pour autant
que la démonstration d'équivalence s'applique, l'une ou l'autre. Il est encore possible de caractériser les nombres réels par des axiomes. Il ne s' agit alors pas de prendre comme axiomes toutes
leurs propriétés, la dénition en deviendrait inapplicable. Il peut être utile d'en réduire le
nombre au minimum. Et alors il ne s'agit pas de se contenter de l'impression que l'on ne peut
pas faire mieux, d'un je n'y arrive pas. . . mais de démontrer qu'il est eectivement impossible de retirer un seul de ces axiomes, c' est-à-dire qu'aucun de ceux retenus ne peut être
démontré à partir des autres. C'est ce genre d'étude que David Hilbert a notamment développée
dans ses Fondements de la Géométrie publiés en allemand en 1 899 et dans lesquels il propose
une véritable analyse mathématique des dénitions mathématiques qu'il propose en étudiant leur
équivalence et les conditions nécessaires et susantes pour établir ces équivalences.
Chacune de ces dénitions ont au moins une de leurs conditions qui porte non seulement sur les
éléments de R mais aussi sur ses sous-ensembles ou parties. C'est le cas par exemple de la condition de complètude selon laquelle tout sous-ensemble borné de R admet une borne supérieure
dans R. Ne pourrait-on pas obtenir une dénition équivalente de R en n'utilisant que des conditions sur les éléments R? Le théorème de Löwenheim-Skolem permet d'armer que cela est
impossible : toute dénition de R, équivalente aux précédentes, doit comprendre un énoncé portant sur les parties de R. Dans le cas contraire, on pourrait trouver un ensemble n' ayant qu'un
nombre dénombrable d'éléments (i. e. en bijection avec N ) satisfaisant toutes les conditions.
L'analyse mathématique d' une dénition des nombres réels ne s'arrête pas là.
2
Il est encore possible d'étudier s'il n'y aurait pas d'autres ensembles satisfaisant ces dénitions
et dont les éléments seraient par conséquent susceptibles d'être considérés comme des nombres
réels. De tels ensembles pourraient être alors considérés soit comme un défaut de la dénition,
soit au contraire comme la découverte de nouveaux nombres ouvrant de nouveaux horizons. Et
s'ils n'existent pas, il ne s'agit pas de se contenter de la conviction que cela n'est pas possible
parce qu'aucun expert n'en aurait jamais vus ; il s'agit de le démontrer . Ainsi, R s' obtient en
complétant Q . C'est cette propriété qui intervient quand on fait de l'analyse. Mais n'y a-t-il pas
d' autres moyens de compléter Q produisant ainsi autant d'ensembles de nombres rééls à
partir desquels il serait aussi possible de faire de l'intégration, des séries de Fourier, etc. ? Pour
obtenir de tels ensembles il sut de dénir d' autres valeurs absolues et de reproduire ensuite
la construction de R obtenue en complétant Q au moyen des suites de Cauchy. Cela est en eet
possible. Il sut de considérer un nombre premier quelconque, de dénir une valuation à partir
de celui-ci et enn la valeur absolue associée. On obtient ainsi pour chaque nombre premier p le
complété p-adique Q p de Q . Les Q p et R sont tous des ensembles complets obtenus à partir de
Q . Il est naturel, en mathématiques, de se demander s'il en existe d'autres. Il est à nouveau
possible de répondre à cette question : on démontre que ce sont là tous les complétés possibles
de R.
Il peut aussi arriver que l'on ne réussisse pas à démontrer qu' une dénition des nombres réels
soit équivalente à l' une de celles proposées par Cantor, Dedekind ou Hilbert. Il se peut aussi que
l'on ne réussisse pas non plus à démontrer qu'elle ne leur est pas équivalente. . . Ce fut le cas de
la dénition proposée par Souslin. Il a alors été démontré que les deux alternatives étaient en
fait possibles : il est possible sans contradiction soit de les supposer équivalentes soit de supposer
qu' elles ne le sont pas en démontrant qu'aucune de ces deux hypothèses ne conduit à une contradiction!
Il est aussi possible de vouloir caractériser R par des propriétés algébriques, comme cela est souvent fait pour les nombres complexes. Ainsi, dans R tous les carrés sont positifs. Ce n' est bien
sûr pas le cas dans C puisque i ? < . On peut se demander si l'on peut caractériser R de
cette manière (tous les carrés sont positifs et inversement) et sinon quels sont les autres ensembles de nombres que l'on obtient de la sorte et quels sont leurs rapports.
2
=
1
0
A partir de toutes ces dénitions de R on peut ensuite dénir les nombres complexes, C , comme
étant un ensemble dans lequel toute équation polynomiale à coecients dans R aura une solution, et même un nombre de solutions égal au degré du polynôme. Là encore, les mathématiques
ne se contentent pas de proposer une dénition que les nombres complexes satisferaient, elles
analysent s'il n'y aurait pas aussi d'autres ensembles de nombres la satisfaisant. Et bien sûr, il
ne s'agit pas de se contenter de la conviction qu'il n'en existerait pas ; il s'agit d'en donner une
démonstration . En l' occurrence, on démontre que tous les ensembles satisfaisant ces conditions
sont bien équivalents, en un sens précisé.
Les nombres complexes C sont ainsi dénis comme une extension des nombres réels ayant certaines propriétés, notamment d'être algébriquement clos. D'autres propriétés peuvent être considérées avec toujours l'exigence de déterminer, par une démonstration, si les nombres complexes
sont bien les seuls à la satisfaire. Ainsi, on démontre que R et C sont les seules algèbres à division commutatives unifères de dimension nie (théorème de Hopf ) . Ou encore que ce sont les
seules algèbres réelles commutatives et associatives, à division normée non triviales, i. e. non
réduites à (théorème de Gelfand-Mazur). (Pour les énoncés et les démonstrations de ces théorèmes, voir par exemple : Ebbinghaus, Heinz-Dieter & al, Les nombres , Vuibert, Paris, 1 998.
Pour d'autres théorèmes semblables, par exemples ceux de Frobenius et Bott-Milnor voir
Jacobson, Lectures in abstract algebra , 1 964 p. 31 4 sq)
0
Notre propos n' est pas d'exposer, d'expliquer ou de démontrer ces résultats. Ils requièrent des
dénitions et des démonstrations qu'il convient de donner avec toute leur précision pour en
apprécier le sens et la portée véritables. Mais il ne s'agit pas non plus de les ignorer car ce sont
3
bien d'authentiques réexions sur la notion de nombre. Ainsi, les mathématiques nous proposent
non seulement des dénitions précises de diverses sortes de nombres mais aussi des analyses
elles-mêmes mathématiques de ces dénitions et de la portée des caractérisations qu'elles proposent. Autrement dit, les mathématiques orent elles-mêmes une vaste réexion élaborée, précise
et argumentée sur leurs objets et en particulier sur les nombres. Etudier et connaître ces dénitions, ces théorèmes et leurs démonstrations constituent sans conteste une réexion à la fois sur
les nombres et sur les mathématiques. Il importe de le reconnaître pour ne pas aller chercher
dans l'épistémologie et l'histoire des mathématiques une réexion à meilleur compte et moins
précise que celle eectuée par les mathématiques elles-mêmes. Mais nous avons vu que l'écueil
inverse existe aussi. Cet écueil c'est celui qui consiste à croire que ces admirables analyses que
les mathématiques produisent d'elles-mêmes épuiseraient les analyses que l'on peut en faire,
qu' elles épuiseraient la connaissance que l'on peut avoir des mathématiques et qu'elles donneraient notamment, et du même coup, une connaissance de leur histoire dont elles permettraient
ainsi de faire l'économie : nos connaissances mathématiques comprendraient une connaissance de
l'histoire. Notre représentation spontanée de l'histoire des nombres reproduisant les inclusions
entre leurs ensembles en était un exemple.
III. Un exemple historique : la loi de la chute d'un corps
Introduction Après avoir donné quelques exemples de ce que les mathématiques peuvent ellesmêmes nous apprendre de très remarquable sur elles nous allons maintenant examiner ce que
l'histoire peut quant à elle nous en apprendre. Nous le ferons à partir de la lecture d'un texte,
en l'occurrence la traduction française de la formulation mathématique de la loi de la chute d'un
corps publiée en 1 638 et en latin par Galilée. Cette lecture sera l'occasion de découvrir de nouvelles manifestations du préjugé selon lequel connaître les mathématiques c'est déjà en connaître
l'histoire. L'introduction de quelques éléments historiques suront à nous faire découvrir des
aspects qui étaient d' abord passés inaperçus. A partir de là des questions inattendues émergeront, questions qui ne seront plus directement induites par nos connaissances mathématiques
actuelles. C'est à leur étude que nous nous consacrerons.
Ainsi, Galilée est justement connu pour avoir donné une formulation mathématique du mouvement d'un corps en chute libre. Les énoncés qu'il en donne doivent donc être des énoncés mathématiques . Voici l'un de ceux qu'il donne en 1 638 dans son Discours concernant deux sciences
nouvelles :
" Si un mobile, partant du repos, tombe avec un mouvement uniformément accéléré, les espaces parcourus en des temps quelconques par ce même mobile sont
entre eux en raison double des temps, c' est-à-dire comme les carrés de ces mêmes
temps. " Discours concernant deux sciences nouvelles, 1 638, trad. M. Clavelin .
Identication de la formule enseignée. Tel est donc l'énoncé mathématique d'une loi bien
connue. . . Nous devons constater que, même traduit en français, nous avons du mal à identier
une loi connue élémentaire. Nous avons même du mal à vraiment reconnaître un énoncé mathématique. . . Pourtant, si Galilée a donné une formulation mathématique de la loi de la chute d'un
corps, c'est bien dans cet énoncé. On peut tout de même en extraire l' assertion suivante :
les espaces parcourus en des temps quelconques (. . . ) sont entre eux ( . . . ) comme les carrés de
ces mêmes temps que l'on peut exprimer par la formule mathématique suivante au moyen de notations qui nous
sont familières :
x1
x2
=
4
t 21
t 22
En xant une origine aux distances et aux temps (i. e. en xant x et t ) , cette relation peut
encore être écrite ( c est une constante, et plus précisément c xt ) :
2
2
2
2
2
=
x ct
Et l'on reconnaît alors la loi de la chute d'un corps de Galilée exprimant la distance parcourue
par un mobile en chute libre partant du repos en fonction du temps :
2
1
1 =
x
gt .
1
=
2
2
On peut distinguer dans ce cheminement trois formules.
1.
2. Celle donnée par Galilée :
les espaces parcourus en des temps quelconques par ce même mobile sont
entre eux en raison double des temps, c'est-à-dire comme les carrés de ces
mêmes temps.
3. Celle écrite d'une manière qui nous est plus familière et qui s'approche le plus de la formulation de Galilée :
x1
x2
=
t 21
t 22
4. Et enn, l'énoncé actuel :
x
1
=
2
gt .
2
Il est facile de vérier que si l'on a x
g t on a aussi xx tt , pour x ; x deux distances parcourues quelconques et t ; t les temps correspondant à ces distances. Autrement dit, (3)
implique ( 2) et (2) implique x c t qui est équivalente x
g t (il sut de poser c g )
=
1
1
2
1
2
2
=
2
1
2
2
1
2
2
=
2
=
1
2
=
2
1
2
Déduction de la loi de Galilée du principe fondamental de la dynamique La loi de la
chute d'un corps de Galilée est une conséquence immédiate du principe fondamental de la
dynamique de Newton :
m Ga = FG .
La force exercée se réduit à la pesanteur on a FG m giG , Gi vecteur unitaire dirigé vers le centre
Gx
de la Terre et g l'accélération du champ de pesanteur terrestre. Comme Ga Gvt et Gv
, on a,
t
compte-tenu des conditions initiales (vitesse nulle, origine du mouvement prise comme origine
des distances) :
=
=
ma mg
v g
t
v gt
x
gt
=
d
=
d
=
=
1
2
2
5
d
d
=
d
d
Historiographie et épistémologie téléologiques Nous avons réussi à reconnaître une loi que
nous connaissions dans le texte de Galilée . Bien entendu, nous n'avons pas établi qu'il s' agit
de la première formulation (on en trouve en fait déjà l'énoncé dans des textes antérieurs de
Galilée par exemple). Quoi qu'il en soit, plus de 350 ans plus tard, en dépit d'innombrables
changements intervenus entre-temps dans les mathématiques, les sciences, les techniques, les
sociétés, etc, nous constatons une remarquable concordance entre la loi qu'il énonce et celle que
nous connaissons. Une telle concordance serait peut-être dicile à obtenir pour un énoncé autre
que scientique, et mathématique en particulier. Nos connaissances mathématiques nous ont
aussi aidés à comprendre l'énoncé de Galilée . Sans elles, cela aurait peut-être été plus dicile. . . Nous pouvons voir là une belle manifestation de l'ecacité et même du progrès, voire de
l'universalité, des mathématiques puisque notre formule restitue l' énoncé de Galilée avec
l'avantage de la concision et de la clarté. Cela est aussi vrai de la démonstration : la preuve à
partir du principe fondamental de la dynamique est un calcul élémentaire de quelques lignes, ce
qui n'est pas le cas de celle donnée par Galilée que l' on aurait plus de mal à comprendre et qui
repose sur une proposition antérieure dont la démonstration fait intervenir des raisonnements
innitésimaux douteux. Ainsi, un des principaux résultats établis par Galilée , un de ceux auxquels son nom est encore attaché, s' obtient aujourd' hui par un calcul de quelques lignes qui peut
être fait par un élève de lycée ou un étudiant en première année d'université. C'est là un autre
fait à la fois incontestable et remarquable. Tout cela est certainement très satisfaisant et gratiant.
Jusqu' à présent nous ne nous sommes intéressés qu'à ce que les mathématiques que nous connaissons nous permettaient de reconnaître. Elles ont joué un rôle essentiel dans notre compréhension de l'énoncé de Galilée puisque nous l'avons compris grâce à elles, en réécrivant son
énoncé avec nos notations. Ce faisant, nous ne nous sommes intéressés qu'à ce qui correspondait
à ce que nous reconnaissions de cette manière en laissant de côté ce qui ne correspondait pas
exactement ou pas du tout à nos connaissances. L' énoncé de Galilée nous est apparu comme une
sorte de gangue contenant la formule x
g t et de laquelle il nous a fallu l'extraire. L'examen
historique que nous venons de faire nous a quant à lui en quelque sorte apporté la conrmation
que le noyau mathématique que nous connaissons était dans un énoncé de Galilée .
Ainsi, nous pouvons concevoir les mathématiques comme une sorte de contenu permanent et
notre lecture historique a été fondée sur cette permanence et a servi à l'illustrer. Notre lecture
de l'énoncé de Galilée a fait intervenir ce qu'elle prétend ensuite nous faire découvrir. Nous
découvrons ce que nous cherchions. Histoire et épistémologie se mêlent ici et se renforcent
mutuellement. C'est un phénomène fréquent et nullement propre aux mathématiques : la
manière dont on fait l' histoire des mathématiques reète la conception que l'on a des mathématiques , et en particulier la conception que l'on a de la nature de leurs objets et de la nature du
savoir qu'elles produisent. Mais nous ne risquons pas ainsi d'apprendre grand chose de nouveau
et d'inattendu sur les mathématiques qu'elles ne nous auraient pas déjà apprises elles-mêmes.
Ce serait une bonne raison pour faire des mathématiques, mais pas pour faire de l'histoire. Et
comme c'est grâce à nos connaissances mathématiques (un peu d'algèbre, de calcul diérentiel et
de mécanique), que nous avons pu donner un début de sens à l'énoncé de Galilée et à partir de
là l'identier à la loi que nous connaissons, ce n'est pas, comme on pouvait l'espérer, l'histoire
qui nous fait mieux comprendre des notions actuelles peu ou mal comprises. L'histoire a dès lors
peu de chance de jouer le rôle pédagogique que l'on pourrait vouloir lui faire jouer.
La formule x
g t ne fait d' ailleurs pas qu'exprimer un noyau permanent contenu dans
l'énoncé de Galilée ; elle ajoute aussi des éléments qui n'y étaient pas : la constante g notamment. Cet ajout n' est pas sans importance puisqu'il invite à s'interroger sur la valeur de cette
constante et à mettre en place des expériences pour la déterminer. Autant de questions qui ne
se posent pas à partir de l'énoncé de Galilée . De plus, si on se souvient que cette constante est
relative à la Terre, la formule x
g t dépend du corps sur lequel le mobile tombe, ce qui
n' était pas le cas de la formule de Galilée qui était donc plus générale, voire universelle.
L'énoncé de Galilée et la formulation algébrique font ainsi apparaître des diérences qui peuvent
renvoyer à d'importantes diérences dans l' analyse de la chute d'un corps (voir le cours d'épistémologie et d'histoire des sciences) .
Par ailleurs, si le principe fondamental de la dynamique a bien été introduit par Newton qui
=
=
1
1
2
2
2
2
=
1
2
2
6
n' était pas né en 1 638. . . , Galilée ne pouvait pas déduire comme nous sa formule de ce principe.
Quoiqu'il en soit l'ordre actuel de dérivation mathématique ne peut correspondre à l'ordre historique. Il ne saurait donc en rendre compte. Aucun examen de la démonstration mathématique
actuelle de ce principe ne peut dès lors permettre de retrouver celle de Galilée en raison même
de l' apport de Newton et de bien d'autres physiciens et mathématiciens. On ne peut donc
penser que l'organisation actuelle des théorèmes rende compte de leur développement historique.
Il apparaît au contraire qu'une réorganisation s'est faite et que c' est alors et par elle que le théorème de Galilée devient un résultat trivial susceptible d'être enseigné au lycée. Il semble à
nouveau que les mathématiques ne nous fassent pas connaître leur histoire et cela, dans certains
cas au moins, en raison même d'une réorganisation qui est due à la fois à leur progrès et à leur
enseignement (voir cours d'histoire des sciences).
Transition historiographie et épistémologie non téléologiques Il ne faudrait pourtant
pas oublier trop vite qu'il ne nous a pas été tout à fait facile de reconnaître notre formule dans
l'énoncé de Galilée. . . Cela aussi est un fait signicatif : il n'était pas évident de reconnaître
g t est on ne peut plus
l'énoncé d'une loi que nous connaissions pourtant et dont l' énoncé x
simple. Or cette diculté est aussi réelle ; elle est un guide sûr. Elle concerne la formulation de
la loi ; elle est révélatrice de nombreuses diérences entre les notions mathématiques utilisées
par Galilée et les nôtres. Ce sont quelques-unes de ces diérences que nous voudrions maintenant considérer. Et pour cela, nous allons devoir faire intervenir des connaissances qui ne sont
pas données par nos mathématiques. Nous allons ainsi observer bien d'autres choses.
Le non recours à l'Algèbre. Quand on compare l'énoncé de Galilée avec celui qui nous est
familier, nous pouvons penser qu'il ne connaissait pas l'Algèbre et que s'il l'avait connue il aurait
été aussi content que nous d'écrire une formule du type x
g t . Au moment où Galilée
écrit, l'Algèbre existe déjà. Et même depuis particulièrement longtemps en Italie, pays où il a
vécu, étudié et enseigné. Le livre dans lequel C ardan donne ses formules pour la résolution des
équations du troisième degré date de 1 545, soit près d'un siècle avant le texte de Galilée . J acques P eletier a publié en 1 554 un livre, en Français, dont le titre est L' algèbre . L' Algebra de
Ramus date de 1 560 et Viète a publié son Introduction à l' art analytique ( en latin), que nous
étudierons, en 1 591 . En 1 637, un an avant que ne paraisse le Discours sur deux sciences nouvelles de Galilée , duquel est extraite notre citation, Descartes publie son essai La Géométrie , en supplément à son Discours de la méthode . C'est dans ce livre qu'il expose sa méthode
pour résoudre grâce à l' Algèbre tous les problèmes de géométrie.
Ainsi, la situation n' est pas celle que notre connaissance des mathématiques nous conduisait
spontanément à imaginer : de nombreux livres attestent du développement de l'Algèbre. Et
pourtant, Galilée ne l' utilise pas pour formuler sa loi. C' était pourtant là à nos yeux une des
principales diérences entre sa formulation et la nôtre. Mais surtout, il n' est pas le seul à ne pas
l'utiliser. Elle n'est pas systématiquement adoptée, même par les meilleurs savants. Parmi eux,
certains comme Kepler, en ont même dénoncé explicitement l'usage. B laise Pascal en
dénonce quant à lui l'inutilité. . . Même Newton , plus de cinquante ans après Galilée et Descartes , qu'il a lus et étudiés, après s'en être lui-même servi et y avoir contribué magistralement, préférera s'en dispenser et en dénoncera l'usage :
=
=
1
1
2
2
2
2
Les équations sont les expressions d'un calcul arithmétique et en tant que telles
n' ont pas leur place en géométrie (. . . ) . Les multiplications, les divisions et autres
opérations du genre ont été récemment introduites en géométrie, et cela sans précautions et contre les principes premiers de cette science (. . . ). Ainsi, ces deux
sciences [l'arithmétique et la géométrie] ne doivent pas être confondues. Les
Anciens les tenaient distinctes avec tant d'attention qu'ils n'ont jamais introduit
des termes arithmétiques en géométrie. Et les Modernes confondant l'une avec
l'autre, ont perdu la simplicité qui fait toute l'élégance de la géométrie. Newton,
Arithmetica Universalis , appendice (cité Newton, Pour la science, " Les génies de
la science" , p. 41 -2)
Henry P emberton , éditeur de la troisième édition des Principia de Newton , la dernière
publiée de son vivant, écrivit à propos du rapport de Newton à l'Algèbre :
7
Je l'ai souvent entendu réprouver le traitement de questions géométriques par
des calculs algébriques (. . . ). Sir Isaac s'est toujours montré un grand admirateur
de leurs [géomètres grecs] goûts et de la forme de leurs démonstrations : je l' ai
même entendu se critiquer pour ne pas les avoir suivies plus dèlement qu'il ne le
t et parler avec regrets de son erreur d'avoir au début de ses travaux mathématiques étudié les travaux de Descartes et ceux d' autres auteurs algébristes avant
d' avoir considéré les éléments d' Euclide avec l' attention que mérite un auteur aussi
excellent. Henry Pemberton, A view of Sir Isaac Newton' s Philosphy , 1 728, Préface, (cité par Niccolo Guicciardini, Analysis and synthesis in Newton' s mathematical work , p. 31 8, in I. B. Cohen & G. E. Smith, The Cambridge Companion to Newton , 2002, p. 308-328, trad. Alain Herreman) .
Que le livre dans lequel Descartes développe son Algèbre s'appelle La Géométrie pourrait être
un exemple de la confusion dénoncée par Newton . Pour ces savants, les mathématiques ce sont
les mathématiques grecques. Même la simplicité nous dit Newton appartient aux mathématiques grecques! Autrement dit, lui qui a montré qu'il connaissait et comprenait les deux, considérerait peut-être la formule de Galilée plus satisfaisante que la nôtre. Nous avions pourtant
cru obtenir la conrmation par l'histoire de l'évidente supériorité de notre Algèbre et de la simplicité de notre formule algébrique comparée à celle de Galilée ! Il apparaît de plus que pour
ces mathématiciens, le progrès n' est pas inhérent au développement des mathématiques : ils
défendent les mathématiques grecques contre l'Algèbre. Il ne s'agit pas de leur donner a priori
raison contre les mathématiciens, historiens ou philosophes qui défendent la position inverse.
Mais cela montre en tout cas que d'autres conceptions du développement des mathématiques
sont possibles et que des mathématiciens, et non des moindres, ont pu avoir des positions
inverses de celle que l'on aurait aujourd' hui assez spontanément au point d'en concevoir dicilement une autre. Aucune de ces positions ne peut dès lors être tenue comme allant de soi, chacune se doit de rendre compte de la possibilité d'adopter l'autre, et la nature du développement
des mathématiques n'est plus une évidence mais un problème à étudier.
Une autre chose inattendue nous apparaît aussi maintenant : non seulement l'Algèbre n'a pas
toujours existé, mais surtout, et la citation de Newton le montre, des mathématiciens ont pu
vouloir la rejeter. Il semble donc que l'Algèbre puisse être contestée. Mais que peut-il donc y
avoir de contestable dans l'Algèbre?! Qu'y a-t-il en elle qui puisse ainsi être sujet à refus ou
acceptation?! A quel moment avons-nous nous-mêmes fait part de notre acceptation quand
Newton émet lui plus que des réserves? Peut-on dire connaître l'Algèbre si l'on ne comprend
pas cela? L'Algèbre n'est dès lors plus tout à fait ce noyau permanent qui nous servait à comprendre et à formuler facilement la loi de Galilée , elle devient quelque chose qu'il convient
d' étudier et dont il convient de comprendre pour quelles raisons elle a pu être considérée avec
réticence par des mathématiciens de premier plan qui non seulement ne l' ignoraient pas mais qui
y ont même apporté des contributions majeures. Il conviendrait peut-être aussi de souligner, et
éventuelle de comprendre, pourquoi ces dicultés ne semblent plus en être pour nous au point
que la diculté soit maintenant devenue de les concevoir et qu'il nous faille pour cela recourir à
l'histoire!
Il apparaît aussi que l'Algèbre est critiquée à l' époque même où l'on développe le calcul diérentiel. Ainsi, non seulement le calcul diérentiel ne présupposerait-il pas l'Algèbre comme cela
aurait pu nous sembler aller de soi, mais le recours à l'Algèbre peut même être critiqué par
Newton , un des principaux acteurs avec Leibniz du développement du calcul diérentiel (Sur
la question de l' évolution du rapport de Newton à l' Algèbre, voir Niccolo Guicciardini, Analysis
and synthesis in Newton' s mathematical work in I. B. Cohen & G. E. Smith, The Cambridge
Companion to Newton , 2002, p. 308-328) . A nouveau, l'ordre d'exposition, déductif ou pédagogique, des mathématiques ne saurait correspondre à leur développement historique. Ils ne peuvent dès lors nous les faire connaître et moins encore en rendre compte. Il en est de même des
nombres négatifs et imaginaires. Leur usage est encore discuté, des uns et des autres, des uns
comme des autres, au début du développement du calcul diérentiel. Ainsi, le calcul diérentiel
ou innitésimal ne présuppose-t-il nullement l'usage des nombres négatifs. Accepter et calculer
avec les solutions négatives des équations ne pose pas moins de problèmes qu'avec les solutions
imaginaires. On pourrait aujourd'hui facilement croire le contraire. . .
8
Les chires arabes. Reprenons une fois encore la comparaison de notre formulation de la loi
de Galilée avec celle de Galilée . Notre formule comprend des expressions d'entiers, en
l'occurrence " " et " " , qui ne se trouvent pas dans le texte de Galilée . Ces expressions sont
couramment appelées des " chires arabes" . Comme l'Algèbre, elles sont aussi répandues au
moment où Galilée écrit. Mais cette fois, contrairement à l'Algèbre, il les utilise lui-même
notamment dans les tableaux de nombres qu'il publie. Ses manuscrits montrent qu'il les utilise
aussi pour ses calculs, par exemple ceux qui lui permettent de déterminer la hauteur d'une montagne sur la lune. En revanche, elles ne jouent guère de rôle dans sa formulation et sa démonstration de la loi de la chute d'un corps car les grandeurs sont représentées géométriquement
( segments de droites ou gures planes rectilignes). Pourquoi faire ici ces remarques sur les chiffres arabes? C'est que leur introduction dans le Monde arabe puis en Occident coïncide avec
celle de l'Algèbre! Autrement dit, historiquement, l'introduction de ce système de numération et
celle de l'Algèbre sont contemporaines. Mieux que contemporaines : elles sont introduites dans
les mêmes livres! Ainsi, le même mathématicien, al-Khwarizmi les introduit l'une et l'autre au
milieu du 9e siècle dans son livre Hisab al-jabr w' al-muqabala . Léonard de Pise (dit Fibonacci),
reprenant ce livre dans son Liber abaci ( 1 202) , que nous étudierons, contribuera à introduire
dans le monde latin ce système de numération en même temps que l'Algèbre. La représentation
des nombres par les chires arabes enseignée en primaire apparaît contemporaine des équations
de l'Algèbre, de leur classication et de leurs formules générales de résolution! Voilà qui est dicilement imaginable et que l'on risque même de ne pas voir si l' on aborde l' histoire avec nos
catégories mathématiques et que l'on cherche surtout dans celle-ci une illustration de celles-là.
Rapport et fractions. Après avoir confronté la formulation de Galilée à la formule x
g t , comparons-la avec notre formulation intermédiaire. Soit d'une part :
1
2
=
1
2
2
les espaces parcourus en des temps quelconques (. . . ) sont entre eux ( . . . ) comme les
carrés de ces mêmes temps.
et d'autre part :
x1
x2
=
t 21
t 22
.
Cette fois la traduction apparaît très satisfaisante dès lors que l'on considère que sont entreeux signie ont entre-eux le même rapport et que l'on interprète ce rapport par une fraction.
La constante g n'apparaît plus, certains chires arabes ont disparu (il ne reste plus que ceux en
exposant qui traduisent les carrés de ces mêmes temps . . . ). Et l'on peut toujours en déduire
facilement la formule x
g t . Cette formulation apparaît comme le chaînon manquant. Tout
cela est à nouveau remarquable et incontestable. On doit en eet remarquer que cette interprétation mathématique peut traduire la formulation de Galilée et qu'il n' y a plus qu'à eectuer
un calcul élémentaire pour en déduire la formule algébrique que l'on pourra toujours écrire x
g t . Mais si l'on s'en tient là, on rate aussi des choses essentielles et l'on risque d'attribuer aux
termes utilisés par Galilée des propriétés qu'ils n'ont pas.
En eet, l' égalité xx tt est pour nous équivalente à l'égalité suivante ( toutes les quantités sont
strictement positives) :
=
1
2
2
=
1
2
2
1
2
=
2
1
2
2
x1
t 21
=
x2
t 22
Tout lecteur admettra aujourd'hui cette équivalence, elle est évidente. . . C'est de l' Algèbre élémentaire. Et pourtant, elle n'interviendra dans aucun des raisonnements de Galilée . En eet,
il faut pour cela considérer le rapport d' une distance et d'un (carré de) temps. Or, cela n'aurait
pour lui aucun sens. Ce n'est pas un hasard s'il considère d'une part un rapport entre des distances, et d'autre part, un rapport entre des carrés de temps. Il y a deux rapports, chacun entre
deux grandeurs du même type. Mais si cela apparaît dans notre reformulation, cela n'y a aucune
x
. L'énoncé de Galilée a bien
importance et rien nous empêcherait d'en déduire l'égalité xt
t
1
2
1
9
=
2
2
2
t
une structure dont xx
reproduit la forme mais il fait perdre certaines nécessités. Car pour
t
nous, x ; x ; t ; t ; t ; t sont des quantités ou des grandeurs de même nature : ce sont des nombres réels . Nous pouvons ainsi diviser indiéremment un x par un t ou par un t . Ce n'est pas
le cas de la notion de rapport . Le rapport tt est ainsi un rapport de deux grandeurs géométriques planes et xx est le rapport de deux grandeurs linéaires. Et cela importe. Pour Galilée , un
temps t peut bien être représenté par un segment de droite, mais son carré sera dès lors représenté par. . . le carré de coté t , grandeur qui ne saurait être comparée à t . Les grandeurs géométriques ne sont pas toutes de même nature et on ne serait toutes les confondre.
1
2
1
2
1
2
2
1
=
2
2
2
1
2
2
2
2
1
2
2
1
2
x1
x2
L'égalité
=
t 21
t 22
est pour nous tout aussi équivalente à la suivante :
x1
x2
?
t 21
t 22
= 0
.
Et pourtant, à nouveau, on ne la trouvera pas chez Galilée , elle n'a aucun sens pour lui. Et
cela pour des raisons diérentes que précédemment. Les algébristes que nous sommes faisons
cette opération parce que nous assimilons non seulement les grandeurs mais aussi les rapports xx
et tt à des nombres réels : nous prenons deux nombres réels, nous en faisons le rapport, le
résultat x est un nombre réel. Nous pouvons ainsi former des expressions telles que xx ? t ou
encore xt , etc. Elles n'ont pas non plus de sens pour Galilée . Pour lui, le rapport de deux
grandeurs de même genre est. . . un rapport. Il est possible de comparer des rapports entre grandeurs de types diérents, comme le fait son énoncé, mais cela ne fait de ces rapports eux-mêmes
des nombres ou des grandeurs. Ce ne sont pas des nombres, de toute façon il n'y avait aucun au
départ mais seulement des grandeurs physiques, ou encore des grandeurs géométriques. Ce ne
sont pas non plus des grandeurs, de quel genre serait-elle? En revanche, on trouve chez Galilée
une relation analogue à l'égalité x t x t . . .
t
avec l'énoncé de Galilée
L'apparente similitude de notre formulation intermédiaire xx
t
n' en masque donc pas moins de nombreuses diérences qui passent d'autant plus facilement inaperçues que l'adéquation nous semble parfaite. Ces diérences concernent notamment notre conception des nombres, c'est-à-dire un des principaux objets des mathématiques, qui n' est donc
visiblement pas la même pour Galilée et nous : nous nous utilisons aujourd'hui les mêmes
nombres réels pour désigner à la fois des grandeurs diverses et leurs rapports que Galilée ne
confond pas. Et nous retrouvons ici peut-être ces confusions opérées par l'Algèbre auxquelles
Newton faisait allusion.
Au milieu de son théorème, un des principaux qu'il ait énoncé, Galilée précise même de
manière un peu étrange une propriété des rapports, comme si celle-ci n'était pas évidente : sont
entre eux en raison double des temps, c'est-à-dire comme les carrés de ces mêmes temps : il
s'agit de l'équivalence, sur laquelle nous reviendrons, entre d' une part des rapports composés des
temps ( raison double ), opération cette fois entre deux rapports , et non plus entre deux nombres ou deux grandeurs, et d'autre part le rapport des carrés des temps, rapport des deux carrés
construits sur les deux segments représentant les temps. En 1 641 , Galilée déjà très malade, il
mourra l' année suivante, continue d'étudier les mathématiques avec Torricelli qui est venu
travailler avec lui. Qu'étudient-ils? L' Algèbre? Non, les Eléments d' Euclide ! Et plus précisément les dénitions sur l'identité des rapports et leur composition (Drake, Stillman, Galileo At
Work. His Scientic Biography, The University of Chicago Press: 1 978, p. 422-436) .
La formule préférée de Galilée. Galilée donne d'ailleurs une autre formulation de la loi de
la chute d'un corps. Elle se déduit facilement de son premier énoncé dont elle est un corolaire
mais c' est celle qu'il donne quand il présente à son lecteur les principaux résultats de la nouvelle
science qu'il présente :
1
2
2
1
2
2
1
2
1
2
1
1
2
2 =
2
2
1
1
2
=
2
1
2
2
" nul en eet, que je sache, n'a démontré que les espaces parcourus en des temps
égaux par un mobile partant du repos ont entre eux même rapport que les nombres impairs successifs à partir de l'unité. " Discorsi. . . , Journée III, p. 1 90, trad. p.
1 25.
10
1
Peut-être considérait-il cette formulation plus apte à susciter l'intérêt de ses lecteurs. Ce n'est
certainement pas le cas pour un lecteur d'aujourd'hui ; pour nous, elle est à peu près incompréhensible et ne correspond à rien de connu. Nous hésiterions peut-être même à y voir simplement
l'énoncé mathématique d' une loi, ou même seulement un énoncé mathématique. Si nous avions
commencé par elle, il nous aurait été encore plus dicile d'y reconnaître la formule x
gt .
Même maintenant, le lien n'est peut-être pas facile à établir. . .
Il n'est pourtant pas dicile de vérier que cette formulation se déduit de la première. Elle dit
en eet à peu près ceci : si l'on xe un intervalle de temps quelconque, le rapport entre les distances x ; x ; x ; parcourues successivement, durant le même intervalle de temps, par un
mobile en chute libre partant du repos, sera comme celui des entiers impairs ; ; . Autrement
dit, si l'on prend comme unité de mesure des distances la première distance x parcourue pendant l'intervalle de temps choisi, les distances x ; x ; successivement parcourues pendant les
intervalles de temps suivants seront : ; ; Connaissant la position du mobile à la n d'un premier intervalle de temps, que l'on peut prendre aussi petit que l'on veut, il est ainsi possible de
déterminer toutes les autres positions du mobile en suivant le modèle de la suite des nombres
impairs. ( La relation entre les carrés de la première formulation et les nombres impairs de la
seconde vient de ce que les nombres impairs s'obtiennent comme diérences des carrés successifs :
? ;
? ; etc. )
Bien qu'il se déduise assez facilement du premier, ce deuxième énoncé ne se laisse pas aussi bien
traduire que celui-ci dans notre formalisme algébrique. Ils ne sont pas du tout équivalents de ce
point de vue. Néanmoins, les deux formulations constituent bien des manières tout à fait courantes et même stéréotypées de présenter les proportions. Elles sont courantes aussi bien dans
les Eléments d' Euclide que dans les divers traités d' Aristote .
La notion de rapport chez Aristote De ce point de vue, l'énoncé de Galilée est certainement plus proche de l'énoncé suivant d' Aristote , qui remonte au IV ièm e siècle avant J. C. , que
de notre formule x
gt :
=
1
2
1
2
2
3
3
5
1
2
3
3 = 2
2
1
2
5 = 3
=
2
1
2
3
5
2
2
2
" Si un poids donné parcourt une distance donnée en un temps donné, un même
poids plus quelque chose parcourra la même distance en un temps plus court, et
les temps seront inversement proportionnels aux poids" Aristote, Traité du Ciel,
273 b 32, trad. J. Tricot.
L'énoncé d' Aristote établit une relation de proportionnalité (inverse) entre les poids et les
temps. Galilée réfutera l'idée selon laquelle la chute, qu'il suppose dans le vide, dépend du
poids du corps, et introduira sa loi établissant une proportion entre les distances et les ( carrés
des) temps. La diérence du point de vue de la physique est considérable : les grandeurs physiques ne sont pas les mêmes et l' énoncé de Galilée est relatif à des corps placés dans le vide
dont Aristote réfute explicitement et à de nombreuses reprises l'existence. Des conceptions
très diérentes de la physique et de la science sont à l'oeuvre chez l'un et chez l'autre. Mais
malgré pratiquement deux mille ans d'écart, le langage mathématique utilisé est à peu près le
même. Nous verrons que c'est aussi le même que celui utilisé par Euclide et Archimède , celui
que Newton pouvait encore défendre contre l'Algèbre. Nous avons déjà rencontré des rapports
entre distances, temps, carrés de temps et entre poids. Il y a bien sûr des rapports entre nombres entiers. Mais Aristote peut considérer aussi des rapports entre les quatre éléments qui
selon lui composent tous les corps sur Terre :
" il est, en eet, évident que ce que l'eau est par rapport à la terre, les éléments qui
s'éloignent toujours davantage de la terre le sont proportionnellement par rapport
aux précédents éléments. " Aristote, Traité du Ciel, 287 b 1 9, trad. J. Tricot.
Selon cet énoncé, le rapport entre l'élément terre et l'élément eau, est le même que celui entre
l'élément eau et l'élément feu. Ainsi s' exprime l'idée que le monde suit un certain ordre et que
cet ordre est connaissable. Sans nécessairement s' exprimer au moyen de nombres. La justice
dans la répartition de biens entre personnes se formule aussi au moyen de rapports et de proportions :
11
" Le juste implique donc nécessairement au moins quatre termes : les personnes
pour lesquelles il se trouve en fait juste, et qui sont deux, et les choses dans lesquelles il se manifeste, au nombre de deux également.
Et ce sera la même égalité pour les personnes et pour les choses : car le rapport
qui existe entre ces dernières, à savoir les choses à partager, est aussi celui qui
existe entre les personnes. Si, en eet, les personnes ne sont pas égales, elles
n' auront pas des parts égales ; mais les contestations et les plaintes naissent
quand, étant égales, les personnes possèdent ou se voient attribuer des parts non
égales, ou quand, les personnes n'étant pas égales, leurs parts sont égales. " Aristote, Ethique à Nicomaque, 6, 1 1 31 a 1 7, trad. J. Tricot.
Nous avons cette fois un rapport entre personnes et un autre entre les parts d'un bien qui doit
leur être distribué de manière juste (les parts distribuées n'étant donc pas nécessairement
égales). De même, le rapport de deux sons est aussi déterminé par le rapport entre les longueurs
de corde qui servent à les produire ( octave, tierce, quarte, quinte, etc. ) .
Synthèse sur l'analyse de la citation de Galilée Nous avons commencé par lire un
énoncé de Galilée dans lequel nous avons reconnu une loi que nous écrivons généralement, à
des variantes près, x
g t ou x t
g t . Nous aurions pu nous en tenir là, satisfaits d'avoir
reconnu un énoncé familier et d'en avoir découvert une formulation aussi ancienne, sinon la première, chez un auteur aussi prestigieux. Nous aurions ainsi à la fois compris l'énoncé de
Galilée et y reconnu notre formule et ce faisant trouvé une conrmation du progrès, voire de
l'universalité des mathématiques. Notre formule restituant le contenu avec l'avantage de la concision et de la clarté. Nous aurions pu nous arrêter là. Il aurait même été tentant de le faire, la
moisson aurait déjà été bonne. Que faire de plus d'ailleurs? Nous avons identié la formule qui
nous donne le contenu, le reste est aaire de calcul et relève d'un cours de mathématiques ou de
physique. Or, si l'on ne se contente pas de voir ce que nos mathématiques nous permettent de
reconnaître, nous observons que Galilée formule ses mathématiques en termes de raison ou
encore de rapport et il s' avère que :
1 . Galilée distingue diérents types de grandeurs là où nous ne voyons que des nombres
réels.
2. Il considère des rapports entre grandeurs, rapports qui ne sont pour lui ni des grandeurs,
ni des nombres, alors que nous les assimilons, eux aussi, à des nombres réels.
3. Il exprime au moyen d'une proportion (identité de deux rapports) ce que nous exprimons
par une équation.
=
1
2
2
(
) =
1
2
2
g t . Notre première lecture
Les notions de rapport et de proportion ont disparu de notre x
de l'énoncé de Galilée fondée sur nos connaissances mathématiques ne nous avait pas conduits
à observer ces diérences. En particulier, elles ne nous ont pas conduits à nous intéresser à ces
notions de rapport ou de raison utilisées par Galilée . Elles nous sont au contraire apparues
comme des dicultés que nous avons assimilées à des archaïsmes, à cette gangue qui entourait le
noyau donné par notre formule. . . On comprend pourquoi : ces notions ne correspondent plus à
rien d' important dans nos mathématiques. La notion de rapport ne joue plus guère de rôle dans
nos dénitions ou nos conceptions des nombres (par exemple N Z Q R C ). Elle n'apparaît pas comme un sujet mathématique aussi digne d'intérêt que la dénition des nombres réels
ou des complexes, celle d'espace vectoriel, de groupe, etc. Nous n'envisageons donc pas de nous
y intéresser et de lui attribuer un quelconque rôle dans l'histoire des mathématiques. Non seulement nous ne nous y intéressons pas, mais nous ne la voyons même pas dans un énoncé où elle
intervient de manière essentielle. Notre lecture algébrique de Galilée nous a en fait masqué ce
que l'Algèbre a précisément conduit à éliminer : une mathématique qui distingue les grandeurs
suivant leur nature et qui les compare au moyen de rapports. Ainsi, l'éclairage jeté par nos
mathématiques peut être aussi aveuglant. La notion de rapport se retrouve pourtant près de
deux mille ans plus tôt chez les philosophes et les mathématiciens grecs. Et si la loi de la chute
d' un corps que nous énonçons aujourd'hui correspond bien à celle de Galilée et non à celle
=
12
1
2
2
d' Aristote , les mathématiques utilisées par Galilée pour l'énoncer sont bien plus proches du
g t . Leurs
langage d' Aristote , d' Euclide ou d' Archimède qu'elles ne le sont de notre x
mathématiques, qui présentent aussi d'importantes diérences entre-elles. . . , dièrent des nôtres
autant par l'Algèbre que par notre conception des nombres réels. Notre conception des nombres
réels apparaît maintenant liée au développement de l' Algèbre et à l'élimination des notions de
grandeurs, et en particulier de leurs diérents genres, et de celles de rapport et de proportion.
Ce fait nous est donné par l' histoire. Il est même une évidence historique. Mais il était dicilement imaginable sans elle . Nous pouvons rééchir des heures sur les relations N Z Q R C , nous pouvons étudier les remarquables théorèmes de Hopf, de Gelfand-Mazur, etc. il ne nous
viendra jamais à l'esprit que la notion de rapport ait été la relation fondamentale entre ce que
les nombres réels servent aujourd'hui à exprimer. Il ne nous viendra jamais non plus à l'esprit
que son élimination soit liée à l'introduction de l'Algèbre. Nos connaissances mathématiques
nous ont même amenés à ne pas voir que ces rapports donnaient aux énoncés de Galilée leur
forme remarquable et en faisaient justement des énoncés mathématiques puisque ce statut leur
était pour nous donné par notre traduction algébrique. Il ne viendrait pas non plus à l'esprit
que l'Algèbre ait pu apparaître à certains mathématiciens, en position de connaître les deux,
comme une régression vis-à-vis des mathématiques grecques.
Comment une notion comme celle de rapport a-t-elle pu ainsi disparaître? Quels en sont ses avatars actuels? Comment et pourquoi a-t-elle pu être remplacée par une ou plusieurs autres
notions et lesquelles? Quelle est la nature de cette évolution et que nous apprend-elle sur celle
des mathématiques? C'est ce que nous allons étudier. Pour cela nous commencerons par nous
familiariser avec la notion de rapport dans les mathématiques grecques ce qui nous amènera à
nous intéresser aux grandeurs et aux nombres auxquels elle s'applique. Nous serons confrontés à
des distinctions qui nous sont devenues étrangères et qui sont par conséquent pour l'instant inattendues. Nous commencerons à comprendre cette notion quand nous aurons acquis la conviction
qu' elle ait pu en eet être essentielle et compris en quoi. Nous nous serons ainsi donnés les
moyens d'apprécier les enjeux, les conditions et les conséquences de son élimination et de sa disparition. Nous pourrons alors comprendre ce que notre conception des nombres doit à la disparition de cette notion. Nous verrons dans quelle mesure cette disparition est liée au développement de l'Algèbre et nous pourrons alors donner plus de sens aux propos de Kepler, de
Pascal ou de Newton .
Renversement : l'enseignement de l'histoire Cela fait, nos nombres, notion centrale des
sciences et des mathématiques, qui nous sont si familiers, nous apparaîtront sous un nouveau
jour : un peu moins " naturels" , un peu moins " réels" . L'histoire nous aura au passage apporté
des éléments de culture scientique (les titres de quelques livres, les noms de quelques mathématiciens, etc. ) mais surtout, elle aura été le moyen, et nous n' en connaissons pas d'autres à la fois
aussi systématiques, ecaces et rigoureux, pour jeter un nouveau regard sur nos connaissances
mathématiques. Ainsi, au lieu de croire, à tort. . . , que les relations entre les objets mathématiques qui nous sont familiers peuvent nous dire quelque chose du développement des mathématiques et espérer faire ainsi l'économie d'une étude historique, ou n'en pratiquer une qui ne serait
que cosmétique, nous verrons que l'histoire permet de découvrir des aspects de nos connaissances mathématiques que celles-ci sont, seules, incapables de nous faire connaître. Si l'on cesse
de considérer les mathématiques à partir de celles qui nous sont familières, il devient en retour
possible de jeter un nouveau regard sur celles-ci. Ainsi, les quelques connaissances historiques
esquissées, dès lors qu'elles ne sont pas qu'un habillage des mathématiques qui nous ont été
enseignées, susent par exemple à nous faire entrevoir que les inclusions N Z Q R C
réussissent à donner une présentation remarquablement uniforme de toutes ces diérentes sortes
de nombres. Cette uniformité n' est pas un des moindres eets du point de vue ensembliste dans
lequel une partie des mathématique s'est développée à partir de la n du 1 9e siècle. Il importe
plus de la reconnaître que de l'ignorer et d' en faire ensuite toute une histoire. On pourra alors
entrevoir quelques similarités entre les confusions opérées par l'Algèbre et celles opérées par le
point de vue ensembliste. On n'aura alors par exemple pas de mal à concevoir que des mathématiciens aient pu aussi au nom de la rigueur s'opposer au développement des mathématiques
ensemblistes au même moment où d'autres s'enthousiasmaient pour elles et en déployaient les
possibilités.
=
13
1
2
2
Enseignement, vision d'ensemble et déduction On ne saurait espérer de l'épistémologie et
de l'histoire qu'elles nous orent une sorte de point de vue surplombant sur les mathématiques
qui nous en éviterait les dicultés. L' histoire des mathématiques ne fait pas économiser l'étude
des mathématiques ; elle ne fait qu' ajouter à leur étude celle de leur histoire. On pouvait
espérer que l'étude de l'histoire des mathématiques serait plus facile que celle des mathématiques. Euclide , Archimède ou Galilée ça ne doit pas être bien compliqué! Nous avons vu à
quelle condition, et avec quelles conséquences, il pouvait en être ainsi. Vouloir apprendre les
mathématiques par leur histoire serait faire un détour considérable pour un résultat illusoire,
inutile et incertain. L'histoire n'est pas une pédagogie.
On peut bien aussi souhaiter réduire les mathématiques d'une manière ou d'une autre tant elles
sont vastes. Mais il convient de comprendre que cette réduction est déjà ce que font sans cesse
les mathématiques elles-mêmes en développant des notions abstraites et générales et en réussissant à déduire ainsi un nombre toujours plus grand de résultats d'un nombre restreint de
notions. C'est par l'eet de telles réorganisations que le théorème de Galilée , par exemple,
devient un résultat qui se déduit de manière remarquablement simple du théorème fondamental
de la dynamique. L'intérêt de l'histoire n'est pas en l'occurrence de réduire plus encore les
mathématiques mais déjà de nous faire prendre conscience de la réorganisation, notamment
déductive, dont elles font l'objet et qui participe de leur histoire, et qui font qu'elles ne sauraient
en rendre compte. L' enseignement joue un rôle particulier dans cet réorganisation et tend à en
masquer les eets en tentant de présenter les mathématiques comme naturelles. Elle permet
d' apprécier les conditions et certaines conséquences de ces réorganisations déductives. C'est en
lisant une partie de ce que celles-ci nous évitent ainsi de lire que l'on peut comprendre comment
et sur quoi se fait cette économie.
Les mathématiques peuvent bien après cela sembler encore trop vastes mais il serait paradoxal,
voire absurde, d'espérer de l'histoire une synthèse plus ecace que les mises en ordre par déduction qu'elles proposent. Sur quelle autre base cette réduction pourrait-elle être faite? Pour
arriver à quel résultat? Les autres formes de réduction ne nous font pas connaître le rapport
entre ce qui était donné et la réduction qui nous en est proposée. Et on ne saurait alors
remonter de la réduction à ce qui a été réduit alors même que c'est bien là ce que l'on voudrait :
connaître l'histoire à partir des panoramas qui en sont donnés. Une connaissance fondée sur de
tels panoramas est en fait dépendante de leurs auteurs ; nous acquérons ainsi un savoir que
nous ne maîtrisons pas, nous ne savons pas ce que nous connaissons sauf à considérer, comme
c'est en eet le cas, que ce n' est pas l'histoire des mathématiques que nous connaissons ainsi,
mais la présentation que nous en fait l'auteur, ce qui est tout autre chose, ce qui n'a certainement pas rien à voir sans que nous sachions bien ce que cela a à voir.
L'histoire peut en revanche mieux nous faire connaître les mathématiques. D'abord en dissipant
certaines illusions qu'elles induisent facilement, si l'on n' y prend bien garde, comme celle de
croire par exemple que la relation N Z Q R C restituerait quoi que ce soit de l'histoire
de la notion de nombre. Ainsi, elle peut nous apprendre que les mathématiques ne sauraient
nous apprendre par magie leur histoire. Elle peut nous faire prendre conscience des vertus des
exposés mathématiques actuels plutôt que de nous faire croire qu'elle va les rendre plus simples
et nous en donner le sens véritable. Mais elle peut surtout nous faire connaître ce que les mathématiques ne nous apprendront pas sur elles-mêmes. C' est à cette condition qu'il vaut la peine de
faire de l'histoire. Et que cela soit possible est en l' occurrence plus remarquable que pour
d' autres disciplines puisqu' une grand part des mathématiques est déjà consacrée à cela : étudier
la portée et la signication des dénitions et des théorèmes mathématiques, cette étude étant de
surcroit bien sûr menée avec la rigueur et la précision attachées aux mathématiques. Mais en
dépit de cette remarquable capacité des mathématiques à s'analyser elles-mêmes, capacité qu'il
ne s'agit pas d'ignorer et dont il importe au contraire de bien prendre acte quand on commence
à faire de l' histoire, l' histoire s'avère néanmoins un moyen irremplaçable pour la connaissance
des mathématiques. Elle est un moyen d'autant plus utile que l' ecacité même des mathématiques peut parfois masquer les conditions de cette ecacité ; la lecture algébrique de l' énoncé de
Galilée en a donné un exemple.
14
V - L'étude de textes : mathématiques et histoires
1) L'étude de textes mathématiques
Cet enseignement se compose d'études de textes. Nous étudierons d' une part des extraits de
textes d' Euclide , d' Archimède , de Diophante , de Léonard de P ise , de Viète , de S imon ,
de Descartes ( suivant le temps. . . ) et d'autre part des textes d'historiens portant sur les sujets
abordés.
Lecture et falsiabilité. La lecture des premiers nous donnera une connaissance des sources,
préalable à toute étude ou réexion historique. Le principal n'est pas ici d'avoir lu tel texte ou
tel autre mais de savoir que c'est bien ce travail qu'il importe de faire et que c'est à ses sources
que nous renvoie toute analyse historique. La lecture est à bien des égards l'analogue en histoire
des démonstrations ou de l'étude détaillée d'exemples en mathématiques ; notre compréhension
ne serait pas de même nature sans elles. Il importe de savoir ce que représente cette lecture et il
n' y a pas d'autres moyens pour cela que de s'y livrer soi-même. C'est parce qu'il y a des sources,
et à la condition d'y renvoyer, que l'histoire des mathématiques peut nous apprendre quelque
chose. Inversement, l'absence de références est un bon moyen d'identier les livres et les personnes qui parlent de textes qu' ils n'ont pas lus en considérant la précision de leurs observations,
le caractère stéréotypé de leurs observations, et enn l'espace inni dans lequel nous sommes
projetés dès que nous envisageons de contrôler leurs assertions.
L'histoire télescope épistémologique : justications. Si telles étaient les seules raisons de
lire, l'histoire ne serait pas le moyen de connaissance qu'elle peut être. Or, si elle peut en être
un, c'est d'abord parce que les textes que nous allons lire sont diérents des nôtres, qu'il est possible par leur lecture d'éprouver ces diérences et à partir d'elles de découvrir certaines caractéristiques des mathématiques que nous connaissons. N'oublions pas qu'il est particulièrement difcile de rééchir sur les mathématiques et que notre objectif principal est de se donner les
moyens de mieux les connaître. C'est aussi simple que cela mais cela requiert tout de même
quelques précautions et appel encore quelques remarques.
La fonction de la cohérence des textes. Un texte un peu long est un système susamment
complexe et élaboré pour que l'on puisse en déterminer le bon usage ou au moins que l' on puisse
éliminer un grand nombre de mauvaises interprétations. 1 ) Lectures complaisantes. Un mauvais usage type consiste à regarder du mauvais côté du téléscope pour ne découvrir ainsi que ses
pieds considérablement réduits! C' est ce à quoi on arrive en lisant les textes en n' y cherchant
que ce que nous connaissons déjà, en l'occurrence les mathématiques telles que nous la connaissons ; ses résultats, ses méthodes, ses objectifs, etc. en arrivant à la conclusion que notre auteur
dit, souvent plutôt mal. . . , ce que nous savons déjà (voir l'écueil de l'histoire illustrative). On
peut alors croire voir à l'oeuvre le progrès des mathématiques alors que l'on aura juste l'illusion
d' avoir de grands pieds parce qu' on les aura vus en petit. Cela ne vaudrait pas le temps que l' on
y aurait passé. On est d'autant plus enclin à cette lecture qu'elle peut nous sembler atteuse
( avoir de grands pieds! ) , alors qu'elle n'est en fait que redondante et complaisante. 2) Lectures
charitables. Il est bien plus pertinent de partir de l'hypothèse qu'un auteur dit bien ce qu'il
dit et de faire de cette adéquation un moyen pour mieux comprendre le texte que nous lisons :
ce qu'il dit c'est ce qui sera le plus conforme à tout ce que nous pouvons dégager du texte tel
qu' il est et tel qu'il peut être étudié. Car c'est aussi là un autre intérêt des textes : en plus de
manifester un nombre considérable d'éléments, nous pouvons les étudier aussi longuement qu' on
le veut pour en dégager précisément le plus grand nombre d'aspects et en faire la description
d' ensemble la plus cohérente. Ils sont aussi disponibles pour que nous puissions confronter les
diérentes lectures que l'on pourrait en proposer. 3) Le texte ore des prises pour nous
sortir de nos représentations. Nous verrons alors qu'un texte ore de très nombreuses prises
auxquelles nous pouvons nous accrocher pour sortir de nos représentations habituelles. Il nous
faut pour cela entrer dans celui-ci, le prendre au sérieux, le lire sans le juger, en faire une lecture
charitable qui n'est à vrai dire de la charité qu'à l'égard de soi-même car il n'y a aucune espèce
de charité à ne pas critiquer un tournevis que l'on prend pour un ouvre-boîte. . . , il s'agit juste de
s'éviter le ridicule qui même s'il passait inaperçu n'en serait pas moins avéré.
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L'interprétation n'est pas libre! L' histoire des mathématiques peut avoir cette fonction
épistémologique précisément parce que les armations toute lecture n'est qu' interprétation
ou encore toute lecture est subjective sont fausses . 1 ) Preuve par les dicultés. Quand
nous découvrons un texte, et parfois même ensuite. . . , nous rencontrons des dicultés à le comprendre. Un certain nombre de ces dicultés sont d'ailleurs les mêmes pour des lecteurs diérents. Un enseignement permet facilement de le vérier, par exemple à l'occasion de la lecture
d' un énoncé de Galilée . . . Quoiqu' il en soit, elles s'imposent à nous, nous ne les produisons pas
à notre guise . Elles ont en ce sens une certaine objectivité. Cela sut à établir que nous ne faisons pas ce que nous voulons des textes et à ruiner l'idée de la liberté interprétative. C'était de
toute façon une liberté obtenue à trop bon compte pour ne pas être suspecte. 2) Utilisation
des dicultés. Certaines de ces dicultés viennent de nos attentes : c'est qu'il est en eet difcile d'utiliser un tournevis comme un ouvre-boîte ; il ne répond pas comme on voudrait. . . C'est
ici qu'il importe de chercher à corriger ses attentes plutôt qu'à corriger le texte. Ces dicultés,
au lieu de nous rebuter ou d'être considérées comme des obstacles, deviennent autant de prises
évidentes auxquelles nous allons pouvoir nous accrocher pour transformer nos attentes et les
rendre plus conformes au texte. Recenser nos dicultés, réussir à les réduire, c'est-à-dire à
mieux comprendre ce qui en faisait des dicultés, sera un bon indice du travail réellement
accompli. Il ne s'agit plus de voir ses pieds en regardant par la mauvaise extrémité d'un télescope, mais de réussir à retourner celui-ci contre soi, en mettant les textes en miroirs, pour
obtenir enn une image grossie de nos représentations.
Fondements empiriques et sémiotiques Les remarques précédentes ont permis de présenter
et de préciser l'usage que nous ferons de l'histoire des mathématiques. Nous voudrions maintenant considérer brièvement ce qui permet à l'histoire de jouer ce rôle. On pourrait à partir de là
en apprécier la spécicité et la nécessité.
Une diversité inimaginable La première raison est empirique et a posteriori , c'est-à-dire
qu' elle présuppose que l'on se soit déjà livré à quelques études historiques ( l'étude que nous
ferons d' Euclide sura amplement à l'établir) . L' histoire a produit une diversité de rapports
aux mathématiques que nous ne serions pas capables d' imaginer par nous-mêmes. Il n'est pas
nécessaire de pouvoir en donner les raisons pour en faire le constat.
Les manifestations illimitées. Nous énoncerons la deuxième sous la forme d'un principe : un
texte manifeste toujours plus de choses que n' importe quelle description ne pourra en restituer .
La lecture que nous pouvons faire est ainsi toujours plus riche que ce que nous ou quiconque
peut en communiquer. Dès lors, sauf si l'on sait exactement quel type de lecture on veut faire et
que cette lecture a déjà été faite et a été avantageusement restituée, on ne peut se dispenser de
la faire soi-même. Ce principe permet de préciser en quel sens la lecture est interprétation : elle
l'est dans la mesure où nous choisissons, de manière non arbitraire, les manifestations que nous
allons distinguer. Il rend compte à la fois de la possibilité d'utiliser les textes comme des télescopes épistémologiques et de la nécessité de les lire soi-même. Il rend en particulier compte de la
diérence incommensurable qu'il y a entre lire soi-même un texte et en lire une description faite
par un tiers, même si cette description en est une paraphrase assortie de brèves citations ; cela
aura su à remplacer toutes les manifestations du texte d'origine par celles d'un autre, aussi
nombreuses mais diérentes et dont l'étude ne relève plus de celle des textes de scientiques
mais d'historiens que nous allons considérer tout de suite. L'historien est ce lecteur qui connaît
et qui est particulièrement sensible à ce décalage entre une source secondaire et primaire et qui
ne peut résister à la force ainsi induite qui l'attire inexorablement vers la source primaire. . .
Inversement, dans la mesure où il est condamné à écrire des sources toujours secondaires, il en
connaît la vanité essentielle.
Rapportés à ce seul principe, tous les textes se valent. La plupart des textes que nous étudierons
ont un intérêt propre qui ne sera pas pour rien dans l'intérêt de ce qu'ils nous feront découvrir.
C'est aussi en raison de ces oeuvres que l'histoire surpasse ce qu'un individu seul pourrait concevoir. L'histoire peut orir à l'épistémologue quelques épaules de géants sur lesquelles prendre un
peu de hauteur ; il aurait tort d'ignorer cette leçon de l' histoire et de se priver de cette opportunité.
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En résumé, l'histoire est un puissant télescope épistémologique parce que des textes manifestent
des mathématiques diérentes des nôtres, que nous pouvons lire certains de ceux qui ont contribué à modier les rapports aux mathématiques existantes et que ce sont des productions susamment élaborées et cohérentes pour que l'on puisse grâce à eux se dégager de nos représentations habituelles.
2) L'étude de textes d'historiens
2
Nous étudierons parallèlement aux textes précédents des textes d'historiens consacrés à la découverte des grandeurs irrationelles. Ce deuxième type de lecture est tout aussi important que le
premier. 1 ) Prendre acte de la diversité historiographique Il s'agit avant tout de prendre
conscience qu' il existe diverses conceptions de l'histoire des mathématiques. La discipline consacrée à l'étude ou parfois même la simple recension de ces conceptions, qu'il convient de restreindre à une période ou à un sujet précis tant le sujet est vaste dans certains cas, s' appelle
l' historiographie . Il s'agit déjà de prendre acte qu'il n'y pas qu'une manière d' écrire l' histoire qui
va de soi et qui s'impose à tous. Toute histoire implique un ensemble de choix plus ou moins
conscients : choix du sujet, choix des sources, choix du traitement des uns et des autres, de leur
mise en rapport, les types de raisonnements admis, les positions défendues et celles combattues,
les écueils dénoncés etc. La simple reconnaissance de l'existence de cette diversité nous oblige à
nous interroger sur nos propres positions historiographiques, sur la conception que nous avons de
l'histoire et en particulier sur la nature de chacune des assertions historiques que nous pouvons
avancer. Plus aucune assertion historique n'apparaît dès lors aller de soi. Cela sut à dépasser
une première forme de naïveté historique et c'est, avec le constat correspondant pour l'épistémologie, une prise de conscience qui sut à justier un enseignement d'épistémologie et d'histoire
des mathématiques et qui permet d'ailleurs de distinguer assez sûrement les étudiants ayant
bénécié d'un tel enseignement. 2) Preuve empirique du lien histoire-épistémologie Au
delà de ce résultat général, l'étude de ces textes permettra de découvrir dans chaque cas le lien
étroit qui unit l'histoire et l'épistémologie. Nous avons vu de quelles manières nos préoccupations épistémologiques initiales nous conduisaient à faire de l'histoire. Nous nous sommes contentés en revanche d'indiquer que l'inverse était aussi vrai ; ces analyses nous permettront de le
vérier empiriquement. 3) Observation et recensement des formes de ce lien. Au delà
encore de ce constat, nous serons en mesure d'étudier et de décrire précisément pour chaque
texte la forme spécique de la relation entre histoire et épistémologie et d' en établir ainsi une
sorte de signature historiographique et épistémologique. Nous nous constituerons ainsi progressivement un herbier recensant diverses approches que nous aurons pu décrire. Mais nous éviterons
toujours soigneusement de juger les textes analysés ; chaque jugement est un point d'arrêt dans
une branche d'une analyse. Il ne s'agira même pas pour commencer de déterminer si l'histoire
proposée est satisfaisante. Nous n'aurons de toute façon aucun moyen de le faire au début. Progressivement, nous pourrons aner nos analyses en confrontant entre elles les diverses positions
historiographiques et épistémologiques étudiées. Chaque nouvelle analyse resserrera un peu plus
les mailles de notre let et nous permettra d'aner nos analyses et d'augmenter les bénéces
que nous en tirerons. Nous pourrons aussi confronter les thèses de l'auteur aux connaissances
que nous aurons acquises en fonction des sources que nous aurons étudiées au moment de
chaque nouvelle lecture. Inversement, chaque analyse nous apportera sa moisson de problèmes et
d' hypothèses qui seront autant de pistes qu'il sera intéressant d' explorer quand nous lirons les
textes d' Euclide , d' Archimède , etc. et qui rendront aussi ces lectures plus aiguës en nous permettant d' y observer ce que l'on aurait autrement peut-être manqué. Nous verrons que l'exploitation croisée de ces lectures permet avec très peu de textes d'arriver à des résultats intéressants
et que l'érudition n'est pas ici un préalable. Mais il conviendra toujours de retarder le moment
de juger, voire de s'en dispenser complètement. Dégager les présupposés épistémologiques d'un
texte historique n' est pas a priori une critique de celui-ci. Il s'agit au contraire, et à nouveau, de
tirer le meilleur parti de la parabole de la paille et de la poutre pour en faire un instrument
La comparaison de ce titre avec le prcdent ne doit pas suggrer que les textes des historiens ne sont pas scientiques. On pourrait viter cela en parlant de sources primaires et secondaires . Cela ne nous ferait pas faire
l' conomie d' une note, plus longue encore, pour expliquer les inconvnients de cette manire de s' exprimer. . .
2.
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d' analyse et de critique de nos propres positions historiographiques : puisque nous voyons mieux
dans l'oeil de notre voisin, ne nous privons pas d'y regarder! Veillons seulement à reporter sur
nous-mêmes les observations que nous y ferons.
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V. Conclusion
L'approche historique adoptée
L'histoire des mathématiques ne consistera pas ici à orir une vision d'ensemble sur les mathématiques, a en proposer un panorama, une chronologie ou une synthèse, à les réduire à quelques
mathématiciens et ensuite à encore réduire ceux-ci à quelques notions, dénitions, théorèmes ou
démonstrations considérés exemplaires et agrémentés de quelques anecdotes pittoresques et amusantes. Et ce ne sont là que quelques-unes des nombreuses formes qui peuvent être données au
désir de réduction des mathématiques et de leur histoire, à laquelle il vaut encore la peine
d' ajouter la quête des origines. . . Les grands théorèmes , les grands mathématiciens remplacent la succession des rois à laquelle il est aussi possible de réduire l'histoire de France.
L'immensité des mathématiques. Prenons plutôt acte de l'immensité des mathématiques et
du nombre de leurs sources historiques sans chercher à la réduire d'aucune façon. Prenons acte
de notre incapacité à les connaître intégralement et à tout lire, ou même seulement à lire les
textes les plus importants (à moins de considérer que leur nombre coïnciderait miraculeusement avec ce nous serions en mesure de lire), et ne faisons pas d'une vision d'ensemble des
mathématiques, avec ou sans leur histoire, ou même seulement d'une oeuvre, un préalable à quoi
que ce soit, et surtout pas à la lecture des textes. Car c'est évidemment l'inverse qui est vrai : la
lecture est, en histoire, le préalable . Les synthèses deviennent ensuite intéressantes à faire ou à
considérer, parce qu'elles peuvent alors être appréciées et nous aider à nous souvenir de ce
qu' autrement nous oublierions. Mais l'objet de l'histoire ne saurait consister en la connaissance
de ces diverses réductions. N'attendons pas d'un enseignement d'histoire des mathématiques
qu' il nous fasse faire l'économie d'une quelconque lecture. On ne connaît que ce qu'on a lu. Ces
lectures peuvent en revanche nous aider à nous orienter, à choisir nos prochaines lectures, les
questions que l'on veut étudier par soi-même, etc.
Les résultats escomptés
Voyons maintenant ce que l'on peut attendre d'un tel enseignement. L'histoire sera pour nous
un moyen pour rééchir sur les mathématiques ; c'est-à-dire pour mieux les connaitre. Il en est
de même de l'histoire des sciences pour les sciences, mais cela est encore plus appréciable quand
il s'agit des mathématiques car il est particulièrement dicile de rééchir sur les mathématiques.
Plus exactement, il est plus dicile de mener sur les mathématiques une réexion pertinente
compte tenu de l'analyse mathématique que les mathématiques font déjà d'elles-mêmes. Ce qui
précède a néanmoins déjà montré comment l'histoire permettait de dégager des questions pertinentes inimaginables à partir des développements actuels des mathématiques (on a vu d'une
part la question du remplacement des formulations en termes de rapports par celles de l'Algèbre
et d'autre part la possibilité de discussions quant à la légitimité de l'usage de l'Algèbre) . Nous
en dégagerons ainsi bien d'autres liées à celles-ci et qui nous permettront aussi de mieux les
comprendre et d'y apporter des réponses.
Ainsi considérée, l'histoire présente tous les bénéces d'une méthode. Le principal étant peut
être de s'enseigner. Plus exactement, chacun peut se l'approprier et en disposer sans dépendre
ensuite de celui qui la lui a enseignée, et notamment de sa culture. C'est exactement l'inverse de
ce qui se passe avec toutes les formes de réduction qui prétendent nous faire faire des économies :
panoramas historiques, synthèses, etc. Et il en est des résultats comme de la méthode : les analyses ne s' appuyant que sur les textes considérés, il faudra y veiller. . . , chacun sera en mesure
d' en juger par lui-même. En particulier, les analyses proposées ne présupposent pas que les
textes considérés représentent plus qu'eux-mêmes. Peut-être, comme nous le pensons, certaines
auront une portée au delà, mais chacun pourra ou non faire cette extension et lui donner le
statut qu'il pense lui convenir en fonction de ses connaissances. Il appartient à chacun d'étendre
le corpus de textes sur lequel il fonde sa réexion. Nous avons certes choisi les textes étudiés.
Une sélection est inévitable. Une sélection plus pertinente ne peut être exclue. Il est aussi vrai
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que cette sélection est biaisée par la culture et les intentions de celui qui la propose. Mais cela
ne serait un problème que si l'on était amené à considérer que cette sélection nous ferait connaître une totalité au delà d' elle-même, autrement dit qu' elle serait une forme réduite d'un plus
vaste ensemble, qu'elle serait représentante des mathématiques grecques, de l'Algèbre de la
Renaissance. Il faudra bien veiller à s'en garder. Mais ce qui compte en dénitive, ce qui fonde
la possibilité de considérer l'histoire comme méthode, c' est que nous n'avons pas nous-mêmes
écrit les textes étudiés tout au plus les avons-nous parfois traduit. De cela aussi, toute personne
même pourvue de l'esprit critique aiguisé qui sied aux scientiques devrait pouvoir s'en convaincre. . .
Nous verrons que s' en tenir aux textes que nous avons lus sans feindre d'en avoir lus plus sut à
aborder de nombreuses questions épistémologiques relatives aux mathématiques. Ces textes sufront souvent à écarter bien des réponses dont on se serait facilement contenté. C'est déjà beaucoup. Ils pourront ensuite nous servir à en formuler d'autres. Ce détour par l'histoire permettra
aussi d'avoir un peu de recul sur la forme qui est donnée aux mathématiques dans l'enseignement. Alors que l'histoire est souvent conçue comme une alternative à un enseignement trop
aride des mathématiques, elle nous permettra de mieux apprécier cet enseignement et le travail
accompli pour qu' ils aient la forme qu'ils ont. Il n'est pas exclu non plus que certains textes
aient aussi un intérêt propre indépendamment de leur contribution à notre réexion sur les
mathématiques. On ne s'interdira pas d'y être sensible. . .
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