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liberté pour les seuls partisans du gouvernement, pour les seuls membres d’un parti – si
nombreux soient-ils –, ce n’est pas la liberté. La liberté, c’est toujours la liberté de celui
qui ne pense pas comme vous. Ce n’est pas par quelque souci fanatique de « justice »,
mais parce que tout ce que la liberté politique a de vivifiant, de salutaire et de purifiant
dépend de ce caractère essentiel, et que ces vertus cessent d’agir quand la « liberté »
devient un privilège. » (Souligné par nous). Et elle développe autrement la même idée
dans le corps du texte lorsqu’elle écrit : « L’hypothèse tacite de la théorie de la dictatu-
re au sens de Lénine-Trotski, c’est que la révolution socialiste serait un phénomène
dont le parti révolutionnaire a en poche la recette toute prête, qu’il suffirait ensuite
de réaliser avec énergie. » Or « de par sa nature, le socialisme ne saurait être octroyé,
introduit par ukase. […] Seule une vie sans entraves, effervescente, suscitera mille
formes nouvelles, des improvisations, maintiendra l’énergie créatrice, corrigeant d’elle-
même tous les faux pas. » Faute de cela, c’est « une clique qui gouverne… ». Bref,
pour Rosa Luxemburg, on ne peut opposer « dictature ou démocratie », comme le font
aussi bien les bolcheviks que le social-démocrate Kautsky, car il faut certes une dicta-
ture, « mais la dictature de la classe, pas celle d’un parti ou d’une clique » pour « ins-
taurer la démocratie socialiste en la substituant à la démocratie bourgeoise » ; donc,
non pas supprimer la démocratie mais l’« appliquer » autrement!
DU « LUXEMBURGISME » D’HANNAH ARENDT
Cela dit, il est temps, pour nous, de revenir à Arendt, en analysant deux textes
dans lesquels il est question de Rosa Luxemburg, c’est-à-dire ses Réflexions sur la révo-
lution hongroise de 1956, et le compte rendu de la biographie de Rosa Luxemburg par
Nettl qu’elle fit en 1966 6.
Si la révolution hongroise de 56 l’amène à compléter Les origines du totalitaris-
me, c’est que cette révolution met en jeu sa conception du politique. En effet, d’em-
blée, elle caractérise la révolution hongroise de 56 d’« une chose telle qu’« une révolu-
tion spontanée » à la Rosa Luxemburg – ce soulèvement soudain d’un peuple oppri-
mé, luttant pour la liberté et pratiquement pour rien d’autre, sans le chaos d’une
défaite militaire qui le précéderait, sans le recours aux techniques du coup d’État, sans
le réseau dense d’un appareil d’organisateurs et de conspirateurs, sans la propagande
déstabilisante d’un parti révolutionnaire, c’est-à-dire ce que tout le monde, les conser-
vateurs comme les libéraux, les radicaux comme les révolutionnaires, avait rejeté tel
un beau rêve – si donc une telle révolution a jamais existé, alors c’est nous qui avons
eu le privilège d’en être les témoins. » C’est dire d’emblée que le « luxemburgisme »
d’Arendt n’est pas tout à fait fidèle à celui de Rosa Luxemburg – d’où les guillemets –
car celle-ci a toujours considéré, nous l’avons vu, en bonne marxiste, certes non
orthodoxe, que l’existence du parti révolutionnaire était fondamentale. Ainsi, Arendt
radicalise en quelque sorte le spontanéisme de Rosa Luxemburg, à laquelle elle ne se
réfère plus dans la suite du chapitre.
Spontanéisme radical, « libertaire », qu’elle énonce aussi quand elle ajoute :
«Peut-être le professeur hongrois avait-il raison, lorsqu’il déclara devant la Commis-
sion des Nations Unies: « Fait unique dans l’histoire, la révolution hongroise n’avait
pas de chefs. Elle n’était pas organisée ; elle n’était pas dirigée par un organe central.
Le désir de liberté était à l’origine de chaque action. ». » C’est pourquoi, elle met
6. Réflexions sur la révolution hongroise (chapitre XIV de l’édition de 1958 des Origines du totalitarisme) in
Arendt, Les origines du totalitarisme. Eichmann à Jérusalem.Quarto/Gallimard, 2002. Et Rosa Luxemburg.
1871-1919 in H. Arendt, Vies politiques, TEL Gallimard, 1986.