conjoncture actuelle (le début du XXIesiècle),
deux figures radicalement opposées.
Dans la République fédérale a été prati-
quée, non certes sans résistances, une attitude
consistant à admettre ses fautes, à se confron-
ter à son propre passé immédiatement anté-
rieur. En Allemagne, j’aperçois la concrétisa-
tion de cette attitude double, de ces deux
« dispositions » que j’ai mises en évidence
dans mon livre comme étant toutes deux
essentielles à l’esprit européen : « battre sa
coulpe » et « s’incliner devant les faits »;
d’une part une attitude morale, de l’autre une
attitude permettant l’histoire objective (3). Ce
qui a été pratiqué dans ce pays après 1945
m’apparaît, je l’ai maintes fois souligné,
comme exemplaire, et comme une manifesta-
tion de l’esprit européen des temps modernes,
s’il est vrai, pour ne citer qu’un exemple, que
l’Europe (ou l’Occident), à la différence de
toutes les autres cultures (c’est l’un des
aspects de ce que j’appelle l’« exception euro-
péenne »), s’interroge sur les méfaits qui ont
été commis dans le passé colonial, ce qui est
unique dans l’histoire de l’humanité. Comme
l’a écrit Cornelius Castoriadis : « Je ne dis pas
que tout cela efface les crimes commis par les
Occidentaux, je dis seulement ceci : que la spéci-
ficité de la civilisation occidentale est cette capa-
cité de se mettre en question et de s’autocriti-
quer. Il y a dans l’histoire occidentale, comme
dans toutes les autres, des atrocités et des
horreurs, mais il n’y a que l’Occident qui a créé
cette capacité de contestation interne (4). »
Sans cette double disposition, l’Europe unie
n’aurait pas pu s’édifier (il n’y aurait pas eu
tout d’abord la « réconciliation franco-alle-
mande »). Pourtant, si l’Allemagne est à cet
égard emblématique de l’esprit européen, elle
est aussi symptomatique de ce qui, à mes yeux,
est un problème : que l’Europe a été trop loin
dans cette attitude, devenue une « repen-
tance » obligatoire et unilatérale (puisque la
part de culpabilité des autres parties n’est pas
prise en compte, comme on le voit avec l’his-
toire des traites esclavagistes où l’Europe seule
bat sa coulpe, les autres parties accablant les
seuls Européens impliqués dans ce trafic).
En Russie, la situation est tout autre. Elle
a toujours été partagée entre les tendances
dites occidentaliste et slavophile, entre l’atti-
rance pour l’Europe et son rejet, avec la pola-
rité des deux villes : Saint-Pétersbourg et
Moscou. Il semble hélas évident que dans la
Russie poutinienne c’est la seconde tendance
qui s’est imposée. Si on admet les traits que
j’ai mis en avant comme caractéristiques de
l’esprit européen, la Russie manifeste son
étrangeté à l’Europe par le fait même que la
mémoire, la confrontation critique à son
propre passé, à l’histoire du communisme et
de ses crimes, que tout cela soit une dimen-
sion complètement exclue et que la disposi-
tion mentale et morale nécessaire à cet effet
semble absente. Au contraire, c’est la
tendance opposée, l’auto-exaltation chauvine
qui domine. Récemment, un « vote télévisé »
(« Un nom pour la Russie ») effectué en
Russie dans le courant de l’année 2008 pour
déterminer qui était le plus grand Russe de
l’histoire a donné le résultat suivant : Alexan-
dre Nevski, Stolypine et, en troisième posi-
tion, Staline. Ce sondage, sans doute effectué
de manière biaisée, révèle quand même un
état d’esprit et une situation impensables en
Allemagne (dans un vote analogue, les
personnalités retenues étaient Bismarck et
Adenauer).
Cela confirme différentes choses que l’on
savait déjà : que ni en Russie ni d’ailleurs en
Europe il n’y a eu de « travail de mémoire »
comparable à celui qui a été fait pour le
nazisme. Selon l’expression très juste d’Alain
Besançon, il y a une hypermnésie du nazisme
et une amnésie du communisme. À l’époque
de Gorbatchev (comme l’a également écrit
Alain Besançon), le cercueil de Dracula a été
entrouvert, mais il fut rapidement refermé. Le
crime de Katyn a été reconnu par Gorbatchev,
mais la version officielle est une interprétation
déformante. Les historiens du groupe
« Mémorial » sont complètement marginali-
sés (5). Cela tient notamment à ce que, pour
beaucoup, il reste scabreux de comparer le
nazisme et le communisme et de les envisa-
ger comme deux formes de totalitarisme. Cela
a pour effet, globalement, qu’il n’y a eu aucun
procès en Russie ou dans les autres pays
communistes à l’encontre des crimes du
communisme, alors que, récemment, on a
COMMENT PEUT-ON ÊTRE ALLEMAND ?
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(3) L’Exception européenne, op. cit., p. 174 et s.
(4) La Montée de l’insignifiance, Seuil, 1996, p. 94.
(5) Toutefois, je relève que Stéphane Courtois semble manifes-
ter un plus grand optimisme. Dans Communisme et totalitarisme
(Perrin, coll. Tempus, 2009), il salue la « révolution documentaire »
qui a ouvert aux historiens des archives insoupçonnées et permis
de mieux comprendre la nature criminelle du régime communiste.