Comment peut-on être allemand

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Comment peut-on être
allemand ?
JACQUES DEWITTE
J’aborderai ici la question de l’identité européenne par un biais particulier, celui de
l’Allemagne et de l’identité allemande. J’ai choisi un titre provocant : « Comment peuton être allemand ? » qui ne doit pas être compris comme un étonnement méprisant
(celui des Parisiens envers le Persan dans les Lettres persanes de Montesquieu), mais
bien comme un encouragement amical. Car, s’il est vrai qu’existe quelque chose comme
une identité européenne – l’identité étant une notion certes problématique mais non
fantomatique – mais que prévaut actuellement une difficulté à l’assumer, cette difficulté se manifeste de manière différente chez chaque peuple européen (ou nation), et
elle me semble demeurer particulièrement aiguë en Allemagne.
J. D.
Sortir du dilemme identificatoire
livre L’Exception européenne (1)
peut se lire notamment comme une
contribution pour aider l’Europe à
sortir de sa crise morale qui rend difficile la
construction politique. Cette crise, liée à l’expérience du XXe siècle : les deux guerres
mondiales, Auschwitz, la décolonisation, tient
à ce que l’on demeure figé, collé à une
« posture dépressive » et à un sentiment de
repentir ou de culpabilité devenu exclusif,
interdisant tout sentiment positif, toute estime
de soi, toute fierté. C’est évident chez les Allemands et de plus en plus chez les Français.
Cette crise est également liée à une impasse
intellectuelle, à un dilemme dont on est
M
ON
(1) L’Exception européenne. Ces mérites qui nous distinguent,
Michalon, 2008.
COMMENTAIRE, N° 129, PRINTEMPS 2010
prisonnier : on n’aurait le choix qu’entre deux
attitudes extrêmes : d’une part l’auto-exaltation chauvine et, d’autre part, la culpabilité,
l’autodénonciation, l’autoflagellation masochiste, qui semble la seule issue. Il importe de
sortir de cette crise en surmontant le dilemme
et en mettant en avant un troisième terme
(exclu dans le dilemme). Je l’appelle de différents noms : une juste fierté, une estime de soi,
une réconcilation avec soi-même.
Quelques mots pour préciser le cadre
général dans lequel je pose le problème. Ma
démarche consiste à distinguer entre deux
dimensions que l’on peut appeler respectivement « identitaire » et « identificatoire » –
entre une identité représentée comme donnée
et positive et une identité qui, bien que
préexistante, demeure en quelque façon à
confirmer et, jusqu’à un certain point, à
constituer.
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JACQUES DEWITTE
Elle consiste d’autre part à constater que,
dans ce processus identificatoire, nous
sommes prisonniers d’une alternative, d’un
« ou bien… ou bien ». « Sujet exalté, sujet
humilié, c’est toujours, semble-t-il, par un tel
renversement du pour et du contre qu’on s’approche du sujet », écrivait Paul Ricœur
souhaitant dépasser l’« alternative du cogito et
de l’anticogito (2) ». Cela peut être transposé
à mon propos, qui ambitionne de dépasser,
cet autre « renversement du pour et du
contre », celui, de nature existentielle mais
aussi politique, où l’on oscille constamment
entre l’auto-exaltation et l’auto-humiliation.
Cela conduit, à un certain moment, à
admettre tout de même une estime de soi
foncière (voire une « affirmation originaire »),
à distinguer de l’auto-exaltation, qui n’exclut
pas mais rend possible l’autocritique. Il faut
admettre qu’il existe, comme condition de
possibilité de tout le reste, un certain sentiment de soi positif, quelque chose comme une
fierté. Elle constitue une sorte de socle qui
n’exclut pas, mais rend au contraire possible
l’esprit critique. Faute de cette souche, l’on en
vient à scier la branche sur laquelle on est
assis.
En articulant une telle conception croisée,
et en mettant en évidence cette souche existentielle, on contribue à surmonter une situation assez courante, dans la sphère individuelle comme dans la sphère collective, à
savoir une alternative tranchée où se font face
deux conceptions extrêmes : soit l’amour de
soi exacerbé, poussé jusqu’à l’autocélébration
chauvine, soit la haine de soi poussée jusqu’à
l’autodestruction et l’autoflagellation masochiste. Ou bien encore, phénomène très
courant, une oscillation cyclothymique, un vaet-vient incessant entre ces deux « thumoi ».
En avançant un tiers terme qui dépasse l’alternative, la conception croisée propose un
remède allant dans les deux directions. Contre
une autoglorification chauvine qui écarte
toute distance réflexive et critique, elle pose
l’exigence d’un regard critique sur soi-même.
Mais à cette autoflagellation destructrice elle
oppose un sentiment positif de soi-même, une
« estime de soi », laquelle – c’est là la pointe
de mon argumentation – est la condition de
possibilité de l’esprit critique (« qui aime bien
châtie bien ») et non pas son opposé.
(2) Soi-même comme un autre, Seuil, 1990, p. 27.
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Ce cadre général étant posé, il faut se demander dans quelle conjoncture particulière on se
trouve. Car, selon les situations personnelles ou
historiques concrètes, on devra rééquilibrer la
balance dans un sens ou dans un autre : en s’en
prenant soit à l’autoglorification chauvine, soit
à l’autoflagellation destructrice. Dans l’Allemagne des années 1930, le premier remède
aurait été de mise afin de rétablir une juste
mesure ; dans l’Allemagne d’après les
années 60, une fois effectuée la nécessaire prise
de conscience des fautes, il devient nécessaire
de mettre l’accent sur le sentiment positif. Mon
jugement est que l’Europe actuelle se trouve
également dans une telle période où, pour
retrouver une juste mesure mais aussi pour
retrouver une appréciation réelle des choses, il
convient de retrouver une juste fierté. À mes
yeux, l’Allemagne a quelque chose d’« emblématique » : car c’est dans ce pays que la crise
identitaire – ou identificatoire – européenne
apparaît avec la plus grande netteté.
Dans cet effort pour sortir du blocage ontologique et existentiel, dû notamment à une
conscience exacerbée de la responsabilité
pour les fautes commises, à une réduction de
sa propre histoire aux crimes dont elle est
entachée, je mets en avant la notion de réconciliation avec soi-même. Non plus comme chez
Hegel la perspective d’un simple retour sur
soi, d’une « coïncidence » retrouvée avec son
« identité » (ce qui nous ramènerait à une
« métaphysique de la présence » que je
récuse), mais une identification globalement
positive avec ce que l’on est ou a été. La
réconciliation ainsi comprise permet à la fois
de puiser les ressources d’une créativité
retrouvée et de maintenir un esprit critique :
elle est la condition à la fois d’une estime de
soi raisonnable et d’une autocritique de bon
aloi – qui dépasse les extrêmes de la haine de
soi et de l’exaltation de soi chauvine – que
l’on trouve, en tant que structure psychologique, aussi bien dans le psychisme individuel
que dans l’existence collective – des peuples,
des communautés, des nations ou des civilisations.
L’Allemagne et la Russie
Dans le cadre général que je propose : dépasser le dilemme entre deux positions extrêmes,
l’Allemagne et la Russie constituent, dans la
COMMENT PEUT-ON ÊTRE ALLEMAND ?
conjoncture actuelle (le début du XXIe siècle),
deux figures radicalement opposées.
Dans la République fédérale a été pratiquée, non certes sans résistances, une attitude
consistant à admettre ses fautes, à se confronter à son propre passé immédiatement antérieur. En Allemagne, j’aperçois la concrétisation de cette attitude double, de ces deux
« dispositions » que j’ai mises en évidence
dans mon livre comme étant toutes deux
essentielles à l’esprit européen : « battre sa
coulpe » et « s’incliner devant les faits » ;
d’une part une attitude morale, de l’autre une
attitude permettant l’histoire objective (3). Ce
qui a été pratiqué dans ce pays après 1945
m’apparaît, je l’ai maintes fois souligné,
comme exemplaire, et comme une manifestation de l’esprit européen des temps modernes,
s’il est vrai, pour ne citer qu’un exemple, que
l’Europe (ou l’Occident), à la différence de
toutes les autres cultures (c’est l’un des
aspects de ce que j’appelle l’« exception européenne »), s’interroge sur les méfaits qui ont
été commis dans le passé colonial, ce qui est
unique dans l’histoire de l’humanité. Comme
l’a écrit Cornelius Castoriadis : « Je ne dis pas
que tout cela efface les crimes commis par les
Occidentaux, je dis seulement ceci : que la spécificité de la civilisation occidentale est cette capacité de se mettre en question et de s’autocritiquer. Il y a dans l’histoire occidentale, comme
dans toutes les autres, des atrocités et des
horreurs, mais il n’y a que l’Occident qui a créé
cette capacité de contestation interne (4). »
Sans cette double disposition, l’Europe unie
n’aurait pas pu s’édifier (il n’y aurait pas eu
tout d’abord la « réconciliation franco-allemande »). Pourtant, si l’Allemagne est à cet
égard emblématique de l’esprit européen, elle
est aussi symptomatique de ce qui, à mes yeux,
est un problème : que l’Europe a été trop loin
dans cette attitude, devenue une « repentance » obligatoire et unilatérale (puisque la
part de culpabilité des autres parties n’est pas
prise en compte, comme on le voit avec l’histoire des traites esclavagistes où l’Europe seule
bat sa coulpe, les autres parties accablant les
seuls Européens impliqués dans ce trafic).
En Russie, la situation est tout autre. Elle
a toujours été partagée entre les tendances
dites occidentaliste et slavophile, entre l’atti(3) L’Exception européenne, op. cit., p. 174 et s.
(4) La Montée de l’insignifiance, Seuil, 1996, p. 94.
rance pour l’Europe et son rejet, avec la polarité des deux villes : Saint-Pétersbourg et
Moscou. Il semble hélas évident que dans la
Russie poutinienne c’est la seconde tendance
qui s’est imposée. Si on admet les traits que
j’ai mis en avant comme caractéristiques de
l’esprit européen, la Russie manifeste son
étrangeté à l’Europe par le fait même que la
mémoire, la confrontation critique à son
propre passé, à l’histoire du communisme et
de ses crimes, que tout cela soit une dimension complètement exclue et que la disposition mentale et morale nécessaire à cet effet
semble absente. Au contraire, c’est la
tendance opposée, l’auto-exaltation chauvine
qui domine. Récemment, un « vote télévisé »
(« Un nom pour la Russie ») effectué en
Russie dans le courant de l’année 2008 pour
déterminer qui était le plus grand Russe de
l’histoire a donné le résultat suivant : Alexandre Nevski, Stolypine et, en troisième position, Staline. Ce sondage, sans doute effectué
de manière biaisée, révèle quand même un
état d’esprit et une situation impensables en
Allemagne (dans un vote analogue, les
personnalités retenues étaient Bismarck et
Adenauer).
Cela confirme différentes choses que l’on
savait déjà : que ni en Russie ni d’ailleurs en
Europe il n’y a eu de « travail de mémoire »
comparable à celui qui a été fait pour le
nazisme. Selon l’expression très juste d’Alain
Besançon, il y a une hypermnésie du nazisme
et une amnésie du communisme. À l’époque
de Gorbatchev (comme l’a également écrit
Alain Besançon), le cercueil de Dracula a été
entrouvert, mais il fut rapidement refermé. Le
crime de Katyn a été reconnu par Gorbatchev,
mais la version officielle est une interprétation
déformante. Les historiens du groupe
« Mémorial » sont complètement marginalisés (5). Cela tient notamment à ce que, pour
beaucoup, il reste scabreux de comparer le
nazisme et le communisme et de les envisager comme deux formes de totalitarisme. Cela
a pour effet, globalement, qu’il n’y a eu aucun
procès en Russie ou dans les autres pays
communistes à l’encontre des crimes du
communisme, alors que, récemment, on a
(5) Toutefois, je relève que Stéphane Courtois semble manifester un plus grand optimisme. Dans Communisme et totalitarisme
(Perrin, coll. Tempus, 2009), il salue la « révolution documentaire »
qui a ouvert aux historiens des archives insoupçonnées et permis
de mieux comprendre la nature criminelle du régime communiste.
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JACQUES DEWITTE
ramené en Allemagne sur une civière un vieil
homme grabataire pour lui faire un procès ;
c’est une disproportion flagrante. Il est
évident qu’en Russie, le KGB est toujours au
pouvoir. Le Président russe fut un KGBiste et
il l’est resté. Qu’aurait-on dit si, dans la République fédérale des années cinquante et
soixante, un ancien gestapiste était devenu
Chancelier ou Président ? Il y a deux poids,
deux mesures.
Si l’Allemagne a développé une attitude à
cet égard exemplaire et même outrancière, de
sorte qu’il n’existe aucun culte potentiel ou
refoulé de Hitler (au point que ses réussites
indéniables dans les années trente peuvent à
peine être reconnues), on a affaire à une
situation diamétralement opposée en Russie.
Par cette absence d’une mémoire historique,
d’une attitude critique portant sur les crimes
du communisme, ce grand pays se met luimême en dehors de l’Europe, il répond à
l’avance à la question de savoir s’il n’en ferait
pas partie.
L’Allemagne et la Russie sont, à cet égard,
deux figures radicalement opposées : d’une
part une autocritique poussée jusqu’à l’autonégation ; d’autre part, une absence de regard
critique et un retour de l’auto-exaltation chauvine. Pour une réflexion sur l’identité européenne portée par le souci d’un retour à une
fierté raisonnable, à un sentiment de soi
positif, ces deux figures constituent les deux
formes extrêmes qui doivent être évitées. La
Russie représente le sentiment « identaire
brut » excluant la dimension autocritique, le
chauvinisme nationaliste ; l’Allemagne représente l’autocritique poussée jusqu’à l’autoreniement et l’autodestruction – ou, forme en
quelque sorte soft, privilégie une gestion sans
sentiment d’exaltation et de grandeur. Car il
y a, à mes yeux, un autre démon qui menace
l’Europe : le démon de l’autoreniement et du
pacifisme qui, paradoxalement, résulte de la
peur de ses propres démons.
Pour une réconciliation
germano-allemande
À bien des égards, l’Allemagne est emblématique de la crise identitaire (ou identificatoire) européenne, du piège par lequel toute
forme de sentiment de soi ou de fierté est assimilée à un chauvinisme étroit – assimilation
intériorisée et pour ainsi dire adoptée à
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l’avance : on prend les devants pour éviter
l’accusation. Si la tâche politique et existentielle consiste à dépasser le dilemme de l’exaltation chauvine et de la haine de soi, ce pays
est aux premières loges. C’est là que le bât
blesse : dans cette assimilation erronée de
l’estime de soi ou même de toute idée d’identité et de chauvinisme, de l’auto-affirmation
brutale et bornée.
L’attitude consistant à se confronter à son
passé a été pratiquée et quasiment institutionnalisée outre-Rhin. Les Allemands, même
ceux de la plus jeune génération, doivent
constamment se justifier, à l’avance, avant
toute critique explicite, du fait même d’être
allemands. Ils ont complètement intériorisé
l’accusation globale qui leur a été adressée et
sont continuellement sur la défensive. Je
considère que cette attitude en soi noble et
louable a été poussée trop loin, et que ce n’est
pas une bonne chose pour l’Europe.
On peut interpréter différents phénomènes
de la vie culturelle allemande des années
cinquante et soixante comme autant de
« fuites devant soi-même » – non pas de fuites
devant son passé, mais des fuites devant sa
propre identité, devant sa vocation, son
charisme, son génie propre. Les exemples sont
nombreux : dans les arts plastiques et en
architecture, une fuite vers l’avant-gardisme
proche de l’Amérique (s’accompagnant d’une
destruction des villes dans le prolongement
des bombardements afin de faire table rase).
Les écrivains polonais invités à Berlin-Ouest,
comme Zbignew Herbert et Adam Zagajewski, découvraient, comme l’écrit ce dernier,
« une ville amnésique », où les artistes et
hommes de lettres berlinois optaient pour les
attitudes de « l’avant-garde radicale, comme
s’ils voulaient oublier le Mur, la honte de l’histoire récente. Ils préféraient croire que
Berlin-Ouest était un quartier de New
York (6) ». En philosophie, cette fuite se manifeste dans la suspicion qui continue à peser
sur la philosophie allemande (idéalisme,
phénoménologie), avec une entrée en force de
la philosophie analytique anglo-saxonne et des
penseurs français « postmodernes ».
Il y a eu ce moment décisif dans l’histoire
européenne contemporaine : la réconciliation
franco-allemande, l’une des pierres de la
construction européenne de l’après-guerre.
(6) Adam Zagajewski, Éloge de la ferveur, Fayard, 2002, p. 139.
COMMENT PEUT-ON ÊTRE ALLEMAND ?
Mais il serait grand temps qu’ait lieu un autre
événement politique et moral également
susceptible d’influer grandement sur la
conscience européenne : une réconciliation
germano-allemande. Je veux dire par là : une
réconciliation des Allemands avec euxmêmes, un dépassement de la méfiance et de
la haine de soi qui ont été exigées d’eux ou
qu’ils se sont imposées à eux-mêmes. Une
capacité – qui s’amorce dans certains
domaines mineurs comme le sport – à retrouver une fierté, un sentiment de soi positif. À
s’identifier à nouveau à leur propre histoire,
dans ce qu’elle a eu de glorieuse, de brillante
et de géniale, sans avoir à se demander à
chaque instant s’ils ne sont pas en train de
céder à nouveau aux vieux démons nationalistes ; sans que cette histoire ne soit considérée rétrospectivement, dans sa globalité,
comme un simple « prélude à Hitler », et pas
davantage en « passant l’éponge » sur les
douze années sombres de la dictature nazie et
de ses crimes. Et ainsi de retrouver leur élan,
leur propre créativité et leur propre charisme
à l’intérieur de la culture européenne, sans se
réfugier dans des courants intellectuels qui
ont en commun de nier cette spécificité.
Étant donné que l’on a affaire au pays européen le plus peuplé, que l’histoire contemporaine reste dominée par le souvenir de Hitler,
que le repentir allemand fut l’un des modèles
de la repentance européenne, nul doute que
cela ne serait pas sans incidence sur la
conscience européenne. Ce serait un bel
exemple de la manière d’allier l’esprit critique
– y compris la conscience des fautes passées
– et le sentiment positif de soi-même.
Relation immédiate ou médiate
à Hitler ?
Mais comment faire ? Comment œuvrer en
vue de cette « réconcilation avec soi-même »,
de cette « réconcilation germano-allemande »
que j’appelle de mes vœux ? L’impasse identificatoire tient notamment à ceci : toute l’histoire allemande, non seulement celle des XIXe
et XXe siècles, a été interprétée rétrospectivement à partir d’Hitler, et donc, si j’ose dire, a
été éclairée à la lumière de cette tache
obscure. De proche en proche, c’est toute
l’histoire et la culture qui ont été contaminées,
à quelques exceptions près, rares sanctuaires
non pollués.
L’historien Thomas Nipperdey a bien décrit
ce processus, en montrant qu’on a affaire là
à une réduction téléologique inversée. Un historien, dit-il, doit certes admettre une continuité
historique, en vertu de laquelle l’ultérieur
peut être expliqué par l’antérieur, mais la
direction ne peut être inversée. On ne peut
expliquer l’antérieur par l’ultérieur, « comme
s’il existait une quasi-téléologie (7) ». Sinon,
on procède à une simplification et à une unilatéralisation du passé – de ce présent que fut
le passé.
Cette téléologie inversée, dans laquelle toute
l’histoire allemande devient une sorte de
« prélude à Hitler (8) », a une incidence
évidente sur la question identificatoire. Certes
un peuple – comme une personne – n’a pas
une « identité » toute faite (ce qui correspond
à l’« identitaire »), elle est en partie un processus de constitution (que j’appelle « identificatoire »). Mais cette identification – au sens actif
du terme – n’est pas une pure « construction »
en l’air, succédant à une opération de table
rase. Elle a besoin de repères, de figures
auxquelles on s’identifie, parfois extérieures et
légendaires, mais provenant aussi de son
propre passé (ou de sa propre famille), identification à ce qui, dans ce passé, fait sens, apparaît comme méritant d’être admiré et imité.
L’identité est liée à un passé au moins de
deux manières : de manière factuelle parce
que l’on est issu d’une histoire, et de manière
imaginaire (ou mieux : identificatoire) parce
que l’on ne cesse de se rapporter, en pensée,
à travers des récits et légendes, à une histoire
que l’on perçoit comme étant sienne et
comme ce qui vous porte. Or, comment faire
lorsque, dans ce passé, tout est contaminé par
l’épisode infamant ? En pareil cas, il est
impossible de s’identifier à quoi que ce soit
de positif ; les identifications ne peuvent être
que négatives. Une voie possible est alors de
s’identifier de manière globale et unilatérale
aux victimes (ou supposées telles), en déniant
entièrement sa propre identité. Une autre
voie est d’envisager une identification à une
identité vide, non historique, qui serait entièrement à construire et ne reposerait que sur
(7) Nachdenken über die deutsche Geschichte, Munich, 1986,
p. 248. Il existe une traduction française de cet ouvrage : Réflexions
sur l’histoire allemande, Gallimard, 1992, à laquelle je ne me suis
pas référé.
(8) J’emprunte cette expression à l’historien américain Peter Gay,
qui reprend à son propre compte la démarche de Nipperdey.
129
JACQUES DEWITTE
des principes philosophiques et juridiques
abstraits (ce qui correspond globalement au
républicanisme français et au « patriotisme
constitutionnel » avancé par Habermas (9)).
Mais il ne s’agit guère plus d’une identité ni
d’une identification au sens véritable du
terme. Telle est bien la situation de l’Allemagne, mais qui correspond aussi, dans une
large mesure à celle de l’Europe elle-même.
Comment débloquer la crise, sortir du
piège ? Comment retrouver une légitime et
une saine fierté – pas simplement en une sorte
de thérapie psychique, mais parce qu’on peut
avoir de bonnes raisons (objectives) d’être
fier ? Dans le cas de l’Allemagne comme de
l’Europe en général, cela doit passer notamment par un rapport retrouvé à son passé. Car
la question de l’identité, si elle ne veut pas
être une auto-affirmation figée, va de pair
avec une articulation de la temporalité :
passé/présent/futur. Actuellement, la fixation
à un passé honteux empêche une vraie ouverture à un avenir, de même d’ailleurs qu’une
fixation à un passé qui serait envisagé de
manière purement « monumentale » ou
« mémoriale ».
D’une manière discrète mais décisive,
Nipperdey a indiqué la bonne direction pour
sortir de l’impasse, en une formulation que
l’on trouve dans Réflexions sur l’histoire allemande (10) et, de manière plus ramassée, dans
sa contribution à la Querelle des historiens de
1986-1987. Je retiens cette seconde version,
où est abordée nommément la question de
l’identité. Je cite le passage en allemand avant
de le traduire moi-même en français : « Alle
deutsche Geschichte ist mittelbar zu Hitler.
Mittelbar auch zur Bundesrepublik. Aber unmittelbar ist sie auch etwas ganz anderes, nämlich
sie selbst. Beides gehört zu unserer Identität, zu
unserem Erbe. Geschichte beunruhigt unsere
Identität. Aber sie stabilisiert sie auch (11). »
(Traduction : « Toute l’histoire allemande est
de manière médiate en rapport avec Hitler.
Et aussi de manière médiate en rapport avec
la République fédérale. Mais de manière
immédiate, elle est également tout autre
chose, à savoir elle-même. Ces deux aspects
font partie de notre identité, de notre héritage. L’histoire dérange notre identité. Mais
elle la stabilise aussi. »)
C’est un passage très dense (avec ces
concepts allemands difficiles à traduire en
français sans lourdeur : mittelbar/unmittelbar)
qui appelle un commentaire serré. Nipperdey
paraphrase de toute évidence la phrase
célèbre de Leopold von Ranke : « jede Epoche
ist unmittelbar zu Gott » – chaque époque est
« immédiatement devant Dieu », « en relation
à Dieu ». Par là même, sa réflexion prolonge
la critique de la philosophie de l’Histoire
hégélienne ou, d’une manière générale,
progressiste, exprimée tout au long du
XIXe siècle par Ranke, mais aussi par le Russe
Alexandre Herzen et, au XXe siècle, par Franz
Rosenzweig ou Emmanuel Levinas (12).
Contre une considération qui privilégie les
médiations, l’enchaînement des causes et des
effets, qui subordonne un événement donné à
sa place dans un ensemble dirigé vers une fin
ultime, on porte l’accent sur l’immédiateté du
présent et ce, soit pour maintenir la dimension d’une joie humaine insouciante (Herzen),
soit pour maintenir la dimension de la responsabilité morale (Levinas) contre l’idée que
« l’Histoire jugera » (selon la phrase célèbre
de Hegel « Die Weltgeschichte ist das Weltgericht » : l’Histoire universelle est le Jugement
dernier). Il s’agit donc de critiquer une subordination téléologique et de défendre une
forme d’immédiateté, qui ne nie pas les médiations historiques, mais en limite le champ de
validité. Il ne faut pas que la conscience des
médiations occupe tout le champ de l’attention.
Restituer au présent – le présent passé – son
caractère de présent, ouvert sur un avenir
indéterminé – c’est d’ailleurs, il faut le signaler, du Raymond Aron à l’état pur. Cela
correspond à la démarche développée par
Aron tout au long de son Introduction à la
philosophie de l’Histoire, consistant à détacher
l’Histoire de la représentation rétrospective
d’une nécessité (13). Un geste qui consiste en
(9) La notion a été forgée par Dolf Sternberger, mais Jürgen
Habermas lui a donné un sens fort différent.
(10) Nachdenken über die deutsche Geschichte, op. cit., p. 247-248.
(11) Historikerstreit. Die Dokumentation der Kontroverse um die
Einzigartigkeit
der
nationalsozialistischen
Judenvernichtung,
München/Zürich, Piper, 1987, p. 218. J’ai traduit moi-même ce
passage. Il existe une traduction française de ce volume, que je n’ai
pas consultée.
(12) Je songe respectivement à De l’autre rive de Herzen (écrit
en 1848) et à la préface à Totalité et Infini d’Emmanuel Levinas
(1961).
(13) « La rétrospection crée une illusion de fatalité qui contredit l’impression contemporaine de contingence. » Pour contrecarrer cela, le sens du travail de l’historien est « de conserver ou de
restituer au passé l’incertitude de l’avenir », Introduction à la philosophie de l’Histoire, Gallimard, coll. Tel, p. 224.
130
COMMENT PEUT-ON ÊTRE ALLEMAND ?
somme à libérer l’Histoire de l’Histoire : à
dégager de sa gangue l’Histoire effective, faite
de moments qui ont été des présents avant de
devenir un passé, de se muer en une Histoire
rétrospective dans laquelle il n’y a plus que
du passé. De même, Hitler ou 1933 ne
« devaient » pas être, comme si cet événement
découlait nécessairement du passé, c’est-àdire de l’ensemble de l’histoire allemande –
représentation dans laquelle cet événement
partiellement contingent est projeté rétrospectivement sur le passé en un enchaînement
nécessaire.
Dans l’Histoire, il existe des événements qui
auraient pu ne pas avoir lieu, des personnalités sans lesquelles elle aurait eu un autre
visage. Il est permis de penser que Hitler fut
l’un de ceux-là – sans lui, l’Histoire allemande
et même le nazisme auraient pris une autre
tournure, l’extermination des Juifs n’aurait
pas été entreprise. Même dans les années
vingt, comme le montre Sebastian Haffner
dans le chapitre de Histoire d’un Allemand
consacré à cette période de sa jeunesse, il
existait certaines « promesses (14) », d’autres
directions possibles que celle qui s’est finalement réalisée (15).
Mais dans le texte cité Thomas Nipperdey
apporte quelque chose de plus, ayant précisément à voir avec la dimension identificatoire.
En dégageant l’immédiateté du passé, en
dissociant ce passé de la chaîne des médiations
qui « conduisent » à Hitler, on restitue l’immédiateté à elle-même, on lui rend sa
complexité, son ouverture, et on en refait aussi
un objet possible d’identification pour les Allemands d’aujourd’hui. Ils peuvent s’identifier à
des épisodes ou époques de leur histoire qui
ne sont ni entièrement « mauvais » (comme
préfigurant Hitler) ni entièrement « bons »,
mais complexes. Il ne s’agit donc pas simplement d’une démarche d’historien qui cherche-
rait à délimiter un objet en faisant abstraction
des « contextes » et « médiations » et voudrait
retrouver un passé plus pur (ce qui était sans
doute l’intention de Ranke) ; cela permet de
favoriser une autre relation du présent et du
passé, et de redonner un support possible au
présent – de restituer ce va-et-vient entre
présent et passé qui est le fait même de l’identification comme processus ouvert, en acte.
Ce qui importe n’est ni de « déranger » ni
de « stabiliser » de manière absolue, mais de
trouver une relation ouverte, non figée, la
possibilité non pas d’une fixation « identitaire », mais d’un travail « identificatoire »,
d’une quête de soi-même. Ou plus exactement
d’un double mouvement de rapport au passé
et d’invention d’un avenir. Car il y a certes
des conjonctures où il importe de « déranger »
les certitudes, les évidences, les habitudes
pour réintroduire une distance critique, où il
faut citer des faits qui mettent en question les
convictions établies. Mais il est aussi des
conjonctures où on n’en finit pas de « déranger » et où il convient de retrouver une forme
de stabilité (16).
En restituant au passé, aux générations
passées, ce qu’elles ont jadis possédé, comme
tout présent, à savoir une contingence, une
non-nécessité, on rend également possible
une identification positive, ou en tout cas
ambivalente et non plus unilatéralement négative, des Allemands à leur passé. Et ce n’est
pas uniquement du passé qu’il s’agit. Car,
retrouvant une relation à un passé auquel a
été restitué sa qualité de présent ouvert, ce
sujet collectif appelé « Allemagne » se rouvre
également l’accès à un avenir. Par là, on n’évacue pas non plus la critique, la remise en question, mais on l’empêche de devenir omniprésente et dévorante. On retrouve un certain
socle existentiel – un passé, une identité – qui
rend possibles l’esprit critique aussi bien que
la créativité.
(14) « Il est difficile de parler de choses qui ne se sont pas réalisées, de prémices restées au stade du “peut-être” et du “presque”.
[…] Un avenir très beau, très prometteur se préparait chez l’élite
de la jeunesse allemande entre 1925 et 1930. […] Tout cela était
encore bien loin de devenir réalité et de prendre le pouvoir. C’en
était au stade des idées et des mots quand les brutes arrivèrent
pour tout piétiner » (Histoire d’un allemand, trad. par Brigitte
Hébert, Actes Sud, 2003, p. 120-121).
(15) C’est un point de divergence que j’ai avec mon ami Alain
Besançon, qui semble envisager cette période comme un déroulement inélectable, comme l’événement d’une Révolution allemande
qui devait, de toute façon, faire sortir l’Allemagne de l’Ancien
Régime, comme les autres pays européens. Voir « Sébastien
Haffner et la révolution nazie », Commentaire, n° 99, automne 2002,
p. 715-722.
La Prusse et Humboldt
La perspective indiquée par Thomas Nipperdey permet d’effectuer une sorte de « déblocage » psychologique et existentiel. Elle restitue
aux Allemands une histoire complexe, ambiva(16) Dans l’usage actuel en France, « déranger » est devenu un
vocable très tendance, à propos des productions artistiques dont
on veut faire l’éloge. Un synonyme de « dérangeant », dans cet
idiome, est « décoiffant ».
131
JACQUES DEWITTE
lente ou polyvalente, car, comme l’Europe ellemême, cette histoire a un « visage de Janus »,
avec des côtés positifs et négatifs, des aspects
auxquels on peut s’identifier et d’autres dont on
a honte (souvent d’ailleurs, c’est le plus troublant, sans que l’on puisse les séparer de
manière radicale). Elle permet aux Allemands
(comme aux Européens) de retrouver ce que
j’appelle une estime de soi et une juste fierté,
non pas en une simple complaisance narcissique, mais parce qu’il y a des choses pour
lesquelles il y a des raisons objectives d’être fier,
et sans pour autant renoncer à l’esprit critique
(et en l’occurrence à ce que l’on a maladroitement appelé « Vergangenheitsbewältigung »). Car
il ne peut s’agir d’un retour de balancier : de
faire basculer le balancier fixé sur le pôle de la
haine de soi vers le pôle opposé de l’exaltation
de soi et du chauvinisme nationaliste.
Pour donner une illustration possible de cette
attitude, je voudrais évoquer une période de
l’Histoire allemande qui m’est chère et est aussi
une période lumineuse de l’Histoire européenne : la Prusse, dans le domaine des
sciences, de la philosophie et des arts. Je veux
parler de ce lieu géographique, historique,
culturel où, à un certain moment, se sont
côtoyés Friedrich Schinkel, Caspar-David Friedrich, Heinrich von Kleist, Alexander et
Wilhelm von Humboldt (pour ne citer que ceux
qui comptent pour moi). Il est possible aux
Allemands de se pencher sur cette période de
la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle
sans songer obligatoirement et compulsivement
au fait que cette époque se rapporte « médiatement » à la Prusse ultérieure du Reich allemand, puis au Troisième Reich. Il est possible
de l’envisager dans son « immédiateté », mais
aussi selon tout ce dont, par là, elle était
porteuse : d’autres « possibles » que ceux qui se
sont réalisés. Car tel est aussi le propre d’un
présent restitué à sa dimension de présent
ouvert : il est porteur d’un avenir indéterminé.
Cette Prusse-là contient des possibles non réalisés de l’Histoire allemande comme de l’Histoire
européenne (17). Remettre à l’honneur une
fierté pour l’œuvre de quelques grands Prussiens, c’est adhérer à une vision non étriquée,
européenne et universaliste, et d’un universalisme non abstrait. Les Allemands pourraient,
(17) Mais je n’oublie pas que, pour d’autres Allemands, notamment en Rhénanie, le vocable « Prusse » conserve des implications
politiques négatives.
132
à cet égard, s’inspirer des Polonais ou des
Hongrois, pour lesquels il n’y a pas à choisir
entre la nation et l’Europe, puisque l’esprit
national se définit comme européen.
Ainsi les Allemands peuvent-ils non seulement trouver une estime de soi et une juste
fierté – juste car impliquant des raisons véritables, objectives d’être fiers –, mais retrouver
une forme d’émulation : une incitation à être
à la hauteur de ce que furent et firent leurs
ancêtres, à les égaler ou à les dépasser. L’émulation ainsi comprise implique, il est vrai, un
sens de la grandeur qui est suspect à l’heure
actuelle, où que ce soit en Europe. Elle va à
l’encontre du rabaissement systématique qui a
lieu aujourd’hui, avec la supposition implicite
que la grandeur en soi est dangereuse – ce qui
est également un trait frappant de l’actuelle
crise européenne.
On n’ose plus être grand, pour différentes
raisons : on a appris à persifler, à démystifier
la grandeur elle-même, quelle qu’elle soit, en
privilégiant « le petit bout de la lorgnette »,
en niant que cette dimension puisse exister et
être autre chose qu’une usurpation. Et, s’agissant de son propre peuple, on a appris à se
méfier d’une grandeur qui serait forcément
associée au crime ou serait elle-même un
crime. Donc l’aspiration à de grandes choses
que l’on peut éventuellement percevoir en soimême doit être refrénée, comme une
tendance mauvaise, analogue à une pulsion
sexuelle criminelle qu’il faut contenir avant
qu’il ne soit trop tard. Le résultat est forcément analogue à une autocastration et, dans
les résultats effectifs, cela débouche sur la
platitude, la vulgarité, l’absence de toute
élévation et de toute complexité, réduite aux
schémas idéologiques du politiquement
correct.
Parmi ces quelques grandes figures allemandes, qui sont aussi de grandes figures de
l’esprit européen, je suis tout particulièrement
attaché à celle de Wilhelm von Humboldt. Ses
travaux sur le langage – relevant à la fois de
la philologie, de la linguistique et de la philosophie – sont d’une génialité non surpassée. Il
avait en vue une autre linguistique comparée
que celle, contemporaine, des langues indoeuropéennes, où toutes les langues du monde
devaient pouvoir trouver place. Géant de l’érudition et de la pensée, le penseur prussien était
partagé entre une prise en compte de la diversité des langues, correspondant à une diversité
COMMENT PEUT-ON ÊTRE ALLEMAND ?
des formes de l’esprit humain, et un idéal
d’universalité. Il oscillait ainsi entre l’humanisme classique – l’idéal grec – et un humanisme plus universel ; entre une démarche
globalement égalitaire – toutes les cultures
sont à mettre sur le même pied – et une
démarche hiérarchisante, conduisant notamment à considérer la langue grecque comme
un accomplissement ultime de la faculté du
langage. Il n’a jamais surmonté cette tension,
même s’il s’est progressivement acheminé vers
une perspective plus anthropologique, ayant
rassemblé dans les dernières années de sa vie
à peu près tous les travaux existants à son
époque sur les langues du monde.
Le château de Tegel, où il travailla pendant
les quinze dernières années de sa vie, fut un
lieu magique – à mes yeux, une sorte de Zauberberg – à la fois très bien localisé géographiquement et ouvert au monde entier, puisque c’est
là que s’élaborait un projet sans équivalent de
vision universelle de l’esprit humain. Mais ce
fut une œuvre inachevée, à la fois parce que
Humboldt est mort en 1835 avant de terminer
son grand œuvre, et parce que le projet luimême n’a pas vraiment été poursuivi par d’autres. Cette conception du langage n’est pas une
théorie datée et dépassée ; elle est riche d’avenir. Il ne s’agit donc pas de célébrer une belle
figure de l’Histoire passée, mais de discerner en
elle ce qui peut nourrir la réflexion et inspirer
des directions de recherche largement abandonnées aujourd’hui. Un certain passé – des
« possibles » de l’Histoire non réalisés – peut
être davantage porteur d’avenir que les
tendances présentes dans l’immédiateté de la
recherche scientifique institutionnelle.
Mais ce que j’admire en Prusse doit être
situé dans un contexte plus large, celui de ce
grand moment de l’Histoire européenne qui
mérite d’être caractérisé comme une
« Deuxième Renaissance » ou une seconde
phase de « Grandes Découvertes », analogue
au tournant de 1500 (18) : la période comprise
approximativement entre 1799 et 1835 (je
retiens comme dates butoir la découverte de
la pierre de Rosette et la mort de Wilhelm
von Humboldt), ce moment où l’Europe, à
travers quelques savants et grands esprits
(archéologues, philologues) soutenus par
certaines forces politiques, se décentra davan(18) J’évoque cette période dans L’Exception européenne, op. cit.,
p. 146 et s.
tage, sortit mieux encore qu’elle ne l’avait fait
de son lieu d’origine, découvrit son propre
arrière-pays indo-européen, mais aussi des
langues extra-européennes, mortes ou
vivantes, accédant ainsi à la connaissance
intime d’autres cultures et civilisations.
Mentionnons pêle-mêle, et de manière non
exhaustive, l’exhumation de grandes pierres
aztèques par Antonio de Leon y Gama (dès
1790), la découverte de la pierre de Rosette
en 1799 pendant l’expédition de Bonaparte, le
décryptage des hiéroglyphes par Champollion
en 1822, les expéditions scientifiques
d’Alexandre von Humboldt, la découverte du
sanskrit, du chinois et de certaines langues
amérindiennes, permettant notamment l’accès
aux textes religieux des Upanishads et du
bouddhisme. L’expédition française en Égypte
est d’ailleurs un bel exemple de ce que j’appelle le « Janus » européen : était-ce une
équipée impérialiste et colonisatrice intéressée, ou bien un voyage scientifique désintéressé ? Les deux à la fois, de manière quasiment indémêlable.
Une certaine intuition se fait jour à cette
époque : l’universalité comme n’étant plus
donnée d’avance quasiment a priori, mais
devant être trouvée et « découverte », au sens
d’une compréhension et d’une appropriation
intellectuelle – et ce, même si, en un sens, elle
doit également être posée comme une sorte
d’a priori indéterminé. Les universaux –
entendons par là les grandes structures
universelles de l’esprit humain – n’étaient plus
simplement donnés, mais devenaient l’objet
d’une recherche, d’une interrogation. C’est ce
que j’appelle la quête des universaux, entreprise aujourd’hui non terminée et en quelque
sorte interminable.
Il ne s’agit donc pas simplement, dans cette
évocation de la Prusse et de la Deuxième
Renaissance, de procéder à des commémorations et de pratiquer une conception « patrimoniale » de la culture et de l’histoire – par
exemple en organisant de belles expositions
ou en éditant de beaux livres. Il s’agit – dans
une perspective identificatoire – de retrouver
des figures d’identification qui, à la fois,
donnent des raisons d’être fier de ce que l’on
est, de ce que nos ancêtres ont été, mais aussi,
à la fois, donnent des modèles de ce que nous
pourrions être. Car l’Histoire n’est pas close ;
elle contient des tendances, des possibles qui
ne se sont pas réalisés et est intéressante à ce
133
JACQUES DEWITTE
titre. Les monuments de notre passé sont le
souvenir de l’audace même qu’eurent nos
ancêtres.
Où est le danger ?
On rétorquera à ce genre de considération :
est-ce qu’une telle position – consistant à
réhabiliter l’identité et la fierté – n’est pas
« dangereuse » ? De toute façon, on l’a
compris, je plaide non pas pour une fierté illimitée, mais pour ce que j’ai appelé une estime
de soi et une juste fierté. Et je rétorquerai à
mon tour : existe-t-il des idées qui ne soient
pas, d’une manière ou d’une autre, dangereuses, en risquant d’être mal comprises ? Et
j’avancerai surtout : n’est-il pas patent que la
peur du risque et du danger peut s’avérer plus
dangereuse encore que l’attitude opposée ? À
côté du bellicisme, le pacifisme a été et reste
encore l’un des grands dangers qui pèsent sur
l’Europe (qui est incapable de développer une
défense commune et reste tributaire des
États-Unis pour sa défense). Le « patriotisme
constitutionnel » habermassien, la conception
qui veut s’en tenir à une attitude procédurale,
en réduisant pratiquement à rien l’identité,
qu’elle soit allemande ou européenne, représente, elle aussi, un danger, celui d’une
construction vide à laquelle personne ne peut
vraiment adhérer sur un plan affectif, c’est-àdire qu’on ne peut véritablement aimer. Et le
danger est grand, dans une situation où la
question de l’identité a été bannie, de résurgences venant d’un horizon que l’on peut
qualifier de « populiste » ou d’« extrême
droite ». C’est de ce côté-là que j’aperçois un
danger (19). La posture de l’autodénonciation
(19) D’où en France des mouvements tels que celui qui s’intitule
précisément le « bloc identitaire ».
134
radicale fait le jeu de l’extrême droite, c’està-dire lui fait un cadeau en lui accordant le
monopole de la question de l’identité. Dans
une situation sociale et politique où dominent
à la fois le discours de la culpabilisation
extrême (de la repentance obligatoire
devenue quasiment nihiliste) et le discours
postmoderne de l’identité éclatée et du pur
relativisme, seul le discours nationaliste
chauvin prend en charge la question de l’identité et le sentiment de l’estime de soi,
lesquelles demeurent des aspirations réelles
chez les hommes du commun, qui ne sont pas
prises en compte par l’élite politico-médiatique ou culturelle.
On l’aura compris, la question formulée
dans mon titre : « Comment peut-on être allemand ? », petite allusion à Montesquieu, ne
doit pas être comprise comme un étonnement
ironique, analogue à l’effarement des Parisiens devant l’étrangeté des Persans, mais
comme une interrogation sérieuse et une incitation amicale aux Allemands à redevenir euxmêmes, à être à nouveau ce qu’ils sont. À l’encontre de l’idée qu’il serait impossible, voire
intenable d’être allemand, sauf à faire table
rase de son passé et à embrasser une identité
postnationale, montrer qu’il est possible et
nécessaire pour l’Europe que les Allemands
soient allemands.
Donc : oui, on peut être allemand. Soyez
allemands ! Osez à nouveau être vous-mêmes,
non pas en répétant votre passé, mais de telle
sorte que ce qu’il a eu de grand suscite une
émulation dans le présent, et faites-en bénéficier l’Europe.
JACQUES DEWITTE
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