Comment peut-on être allemand ? JACQUES DEWITTE J’aborderai ici la question de l’identité européenne par un biais particulier, celui de l’Allemagne et de l’identité allemande. J’ai choisi un titre provocant : « Comment peuton être allemand ? » qui ne doit pas être compris comme un étonnement méprisant (celui des Parisiens envers le Persan dans les Lettres persanes de Montesquieu), mais bien comme un encouragement amical. Car, s’il est vrai qu’existe quelque chose comme une identité européenne – l’identité étant une notion certes problématique mais non fantomatique – mais que prévaut actuellement une difficulté à l’assumer, cette difficulté se manifeste de manière différente chez chaque peuple européen (ou nation), et elle me semble demeurer particulièrement aiguë en Allemagne. J. D. Sortir du dilemme identificatoire livre L’Exception européenne (1) peut se lire notamment comme une contribution pour aider l’Europe à sortir de sa crise morale qui rend difficile la construction politique. Cette crise, liée à l’expérience du XXe siècle : les deux guerres mondiales, Auschwitz, la décolonisation, tient à ce que l’on demeure figé, collé à une « posture dépressive » et à un sentiment de repentir ou de culpabilité devenu exclusif, interdisant tout sentiment positif, toute estime de soi, toute fierté. C’est évident chez les Allemands et de plus en plus chez les Français. Cette crise est également liée à une impasse intellectuelle, à un dilemme dont on est M ON (1) L’Exception européenne. Ces mérites qui nous distinguent, Michalon, 2008. COMMENTAIRE, N° 129, PRINTEMPS 2010 prisonnier : on n’aurait le choix qu’entre deux attitudes extrêmes : d’une part l’auto-exaltation chauvine et, d’autre part, la culpabilité, l’autodénonciation, l’autoflagellation masochiste, qui semble la seule issue. Il importe de sortir de cette crise en surmontant le dilemme et en mettant en avant un troisième terme (exclu dans le dilemme). Je l’appelle de différents noms : une juste fierté, une estime de soi, une réconcilation avec soi-même. Quelques mots pour préciser le cadre général dans lequel je pose le problème. Ma démarche consiste à distinguer entre deux dimensions que l’on peut appeler respectivement « identitaire » et « identificatoire » – entre une identité représentée comme donnée et positive et une identité qui, bien que préexistante, demeure en quelque façon à confirmer et, jusqu’à un certain point, à constituer. 125 JACQUES DEWITTE Elle consiste d’autre part à constater que, dans ce processus identificatoire, nous sommes prisonniers d’une alternative, d’un « ou bien… ou bien ». « Sujet exalté, sujet humilié, c’est toujours, semble-t-il, par un tel renversement du pour et du contre qu’on s’approche du sujet », écrivait Paul Ricœur souhaitant dépasser l’« alternative du cogito et de l’anticogito (2) ». Cela peut être transposé à mon propos, qui ambitionne de dépasser, cet autre « renversement du pour et du contre », celui, de nature existentielle mais aussi politique, où l’on oscille constamment entre l’auto-exaltation et l’auto-humiliation. Cela conduit, à un certain moment, à admettre tout de même une estime de soi foncière (voire une « affirmation originaire »), à distinguer de l’auto-exaltation, qui n’exclut pas mais rend possible l’autocritique. Il faut admettre qu’il existe, comme condition de possibilité de tout le reste, un certain sentiment de soi positif, quelque chose comme une fierté. Elle constitue une sorte de socle qui n’exclut pas, mais rend au contraire possible l’esprit critique. Faute de cette souche, l’on en vient à scier la branche sur laquelle on est assis. En articulant une telle conception croisée, et en mettant en évidence cette souche existentielle, on contribue à surmonter une situation assez courante, dans la sphère individuelle comme dans la sphère collective, à savoir une alternative tranchée où se font face deux conceptions extrêmes : soit l’amour de soi exacerbé, poussé jusqu’à l’autocélébration chauvine, soit la haine de soi poussée jusqu’à l’autodestruction et l’autoflagellation masochiste. Ou bien encore, phénomène très courant, une oscillation cyclothymique, un vaet-vient incessant entre ces deux « thumoi ». En avançant un tiers terme qui dépasse l’alternative, la conception croisée propose un remède allant dans les deux directions. Contre une autoglorification chauvine qui écarte toute distance réflexive et critique, elle pose l’exigence d’un regard critique sur soi-même. Mais à cette autoflagellation destructrice elle oppose un sentiment positif de soi-même, une « estime de soi », laquelle – c’est là la pointe de mon argumentation – est la condition de possibilité de l’esprit critique (« qui aime bien châtie bien ») et non pas son opposé. (2) Soi-même comme un autre, Seuil, 1990, p. 27. 126 Ce cadre général étant posé, il faut se demander dans quelle conjoncture particulière on se trouve. Car, selon les situations personnelles ou historiques concrètes, on devra rééquilibrer la balance dans un sens ou dans un autre : en s’en prenant soit à l’autoglorification chauvine, soit à l’autoflagellation destructrice. Dans l’Allemagne des années 1930, le premier remède aurait été de mise afin de rétablir une juste mesure ; dans l’Allemagne d’après les années 60, une fois effectuée la nécessaire prise de conscience des fautes, il devient nécessaire de mettre l’accent sur le sentiment positif. Mon jugement est que l’Europe actuelle se trouve également dans une telle période où, pour retrouver une juste mesure mais aussi pour retrouver une appréciation réelle des choses, il convient de retrouver une juste fierté. À mes yeux, l’Allemagne a quelque chose d’« emblématique » : car c’est dans ce pays que la crise identitaire – ou identificatoire – européenne apparaît avec la plus grande netteté. Dans cet effort pour sortir du blocage ontologique et existentiel, dû notamment à une conscience exacerbée de la responsabilité pour les fautes commises, à une réduction de sa propre histoire aux crimes dont elle est entachée, je mets en avant la notion de réconciliation avec soi-même. Non plus comme chez Hegel la perspective d’un simple retour sur soi, d’une « coïncidence » retrouvée avec son « identité » (ce qui nous ramènerait à une « métaphysique de la présence » que je récuse), mais une identification globalement positive avec ce que l’on est ou a été. La réconciliation ainsi comprise permet à la fois de puiser les ressources d’une créativité retrouvée et de maintenir un esprit critique : elle est la condition à la fois d’une estime de soi raisonnable et d’une autocritique de bon aloi – qui dépasse les extrêmes de la haine de soi et de l’exaltation de soi chauvine – que l’on trouve, en tant que structure psychologique, aussi bien dans le psychisme individuel que dans l’existence collective – des peuples, des communautés, des nations ou des civilisations. L’Allemagne et la Russie Dans le cadre général que je propose : dépasser le dilemme entre deux positions extrêmes, l’Allemagne et la Russie constituent, dans la COMMENT PEUT-ON ÊTRE ALLEMAND ? conjoncture actuelle (le début du XXIe siècle), deux figures radicalement opposées. Dans la République fédérale a été pratiquée, non certes sans résistances, une attitude consistant à admettre ses fautes, à se confronter à son propre passé immédiatement antérieur. En Allemagne, j’aperçois la concrétisation de cette attitude double, de ces deux « dispositions » que j’ai mises en évidence dans mon livre comme étant toutes deux essentielles à l’esprit européen : « battre sa coulpe » et « s’incliner devant les faits » ; d’une part une attitude morale, de l’autre une attitude permettant l’histoire objective (3). Ce qui a été pratiqué dans ce pays après 1945 m’apparaît, je l’ai maintes fois souligné, comme exemplaire, et comme une manifestation de l’esprit européen des temps modernes, s’il est vrai, pour ne citer qu’un exemple, que l’Europe (ou l’Occident), à la différence de toutes les autres cultures (c’est l’un des aspects de ce que j’appelle l’« exception européenne »), s’interroge sur les méfaits qui ont été commis dans le passé colonial, ce qui est unique dans l’histoire de l’humanité. Comme l’a écrit Cornelius Castoriadis : « Je ne dis pas que tout cela efface les crimes commis par les Occidentaux, je dis seulement ceci : que la spécificité de la civilisation occidentale est cette capacité de se mettre en question et de s’autocritiquer. Il y a dans l’histoire occidentale, comme dans toutes les autres, des atrocités et des horreurs, mais il n’y a que l’Occident qui a créé cette capacité de contestation interne (4). » Sans cette double disposition, l’Europe unie n’aurait pas pu s’édifier (il n’y aurait pas eu tout d’abord la « réconciliation franco-allemande »). Pourtant, si l’Allemagne est à cet égard emblématique de l’esprit européen, elle est aussi symptomatique de ce qui, à mes yeux, est un problème : que l’Europe a été trop loin dans cette attitude, devenue une « repentance » obligatoire et unilatérale (puisque la part de culpabilité des autres parties n’est pas prise en compte, comme on le voit avec l’histoire des traites esclavagistes où l’Europe seule bat sa coulpe, les autres parties accablant les seuls Européens impliqués dans ce trafic). En Russie, la situation est tout autre. Elle a toujours été partagée entre les tendances dites occidentaliste et slavophile, entre l’atti(3) L’Exception européenne, op. cit., p. 174 et s. (4) La Montée de l’insignifiance, Seuil, 1996, p. 94. rance pour l’Europe et son rejet, avec la polarité des deux villes : Saint-Pétersbourg et Moscou. Il semble hélas évident que dans la Russie poutinienne c’est la seconde tendance qui s’est imposée. Si on admet les traits que j’ai mis en avant comme caractéristiques de l’esprit européen, la Russie manifeste son étrangeté à l’Europe par le fait même que la mémoire, la confrontation critique à son propre passé, à l’histoire du communisme et de ses crimes, que tout cela soit une dimension complètement exclue et que la disposition mentale et morale nécessaire à cet effet semble absente. Au contraire, c’est la tendance opposée, l’auto-exaltation chauvine qui domine. Récemment, un « vote télévisé » (« Un nom pour la Russie ») effectué en Russie dans le courant de l’année 2008 pour déterminer qui était le plus grand Russe de l’histoire a donné le résultat suivant : Alexandre Nevski, Stolypine et, en troisième position, Staline. Ce sondage, sans doute effectué de manière biaisée, révèle quand même un état d’esprit et une situation impensables en Allemagne (dans un vote analogue, les personnalités retenues étaient Bismarck et Adenauer). Cela confirme différentes choses que l’on savait déjà : que ni en Russie ni d’ailleurs en Europe il n’y a eu de « travail de mémoire » comparable à celui qui a été fait pour le nazisme. Selon l’expression très juste d’Alain Besançon, il y a une hypermnésie du nazisme et une amnésie du communisme. À l’époque de Gorbatchev (comme l’a également écrit Alain Besançon), le cercueil de Dracula a été entrouvert, mais il fut rapidement refermé. Le crime de Katyn a été reconnu par Gorbatchev, mais la version officielle est une interprétation déformante. Les historiens du groupe « Mémorial » sont complètement marginalisés (5). Cela tient notamment à ce que, pour beaucoup, il reste scabreux de comparer le nazisme et le communisme et de les envisager comme deux formes de totalitarisme. Cela a pour effet, globalement, qu’il n’y a eu aucun procès en Russie ou dans les autres pays communistes à l’encontre des crimes du communisme, alors que, récemment, on a (5) Toutefois, je relève que Stéphane Courtois semble manifester un plus grand optimisme. Dans Communisme et totalitarisme (Perrin, coll. Tempus, 2009), il salue la « révolution documentaire » qui a ouvert aux historiens des archives insoupçonnées et permis de mieux comprendre la nature criminelle du régime communiste. 127 JACQUES DEWITTE ramené en Allemagne sur une civière un vieil homme grabataire pour lui faire un procès ; c’est une disproportion flagrante. Il est évident qu’en Russie, le KGB est toujours au pouvoir. Le Président russe fut un KGBiste et il l’est resté. Qu’aurait-on dit si, dans la République fédérale des années cinquante et soixante, un ancien gestapiste était devenu Chancelier ou Président ? Il y a deux poids, deux mesures. Si l’Allemagne a développé une attitude à cet égard exemplaire et même outrancière, de sorte qu’il n’existe aucun culte potentiel ou refoulé de Hitler (au point que ses réussites indéniables dans les années trente peuvent à peine être reconnues), on a affaire à une situation diamétralement opposée en Russie. Par cette absence d’une mémoire historique, d’une attitude critique portant sur les crimes du communisme, ce grand pays se met luimême en dehors de l’Europe, il répond à l’avance à la question de savoir s’il n’en ferait pas partie. L’Allemagne et la Russie sont, à cet égard, deux figures radicalement opposées : d’une part une autocritique poussée jusqu’à l’autonégation ; d’autre part, une absence de regard critique et un retour de l’auto-exaltation chauvine. Pour une réflexion sur l’identité européenne portée par le souci d’un retour à une fierté raisonnable, à un sentiment de soi positif, ces deux figures constituent les deux formes extrêmes qui doivent être évitées. La Russie représente le sentiment « identaire brut » excluant la dimension autocritique, le chauvinisme nationaliste ; l’Allemagne représente l’autocritique poussée jusqu’à l’autoreniement et l’autodestruction – ou, forme en quelque sorte soft, privilégie une gestion sans sentiment d’exaltation et de grandeur. Car il y a, à mes yeux, un autre démon qui menace l’Europe : le démon de l’autoreniement et du pacifisme qui, paradoxalement, résulte de la peur de ses propres démons. Pour une réconciliation germano-allemande À bien des égards, l’Allemagne est emblématique de la crise identitaire (ou identificatoire) européenne, du piège par lequel toute forme de sentiment de soi ou de fierté est assimilée à un chauvinisme étroit – assimilation intériorisée et pour ainsi dire adoptée à 128 l’avance : on prend les devants pour éviter l’accusation. Si la tâche politique et existentielle consiste à dépasser le dilemme de l’exaltation chauvine et de la haine de soi, ce pays est aux premières loges. C’est là que le bât blesse : dans cette assimilation erronée de l’estime de soi ou même de toute idée d’identité et de chauvinisme, de l’auto-affirmation brutale et bornée. L’attitude consistant à se confronter à son passé a été pratiquée et quasiment institutionnalisée outre-Rhin. Les Allemands, même ceux de la plus jeune génération, doivent constamment se justifier, à l’avance, avant toute critique explicite, du fait même d’être allemands. Ils ont complètement intériorisé l’accusation globale qui leur a été adressée et sont continuellement sur la défensive. Je considère que cette attitude en soi noble et louable a été poussée trop loin, et que ce n’est pas une bonne chose pour l’Europe. On peut interpréter différents phénomènes de la vie culturelle allemande des années cinquante et soixante comme autant de « fuites devant soi-même » – non pas de fuites devant son passé, mais des fuites devant sa propre identité, devant sa vocation, son charisme, son génie propre. Les exemples sont nombreux : dans les arts plastiques et en architecture, une fuite vers l’avant-gardisme proche de l’Amérique (s’accompagnant d’une destruction des villes dans le prolongement des bombardements afin de faire table rase). Les écrivains polonais invités à Berlin-Ouest, comme Zbignew Herbert et Adam Zagajewski, découvraient, comme l’écrit ce dernier, « une ville amnésique », où les artistes et hommes de lettres berlinois optaient pour les attitudes de « l’avant-garde radicale, comme s’ils voulaient oublier le Mur, la honte de l’histoire récente. Ils préféraient croire que Berlin-Ouest était un quartier de New York (6) ». En philosophie, cette fuite se manifeste dans la suspicion qui continue à peser sur la philosophie allemande (idéalisme, phénoménologie), avec une entrée en force de la philosophie analytique anglo-saxonne et des penseurs français « postmodernes ». Il y a eu ce moment décisif dans l’histoire européenne contemporaine : la réconciliation franco-allemande, l’une des pierres de la construction européenne de l’après-guerre. (6) Adam Zagajewski, Éloge de la ferveur, Fayard, 2002, p. 139. COMMENT PEUT-ON ÊTRE ALLEMAND ? Mais il serait grand temps qu’ait lieu un autre événement politique et moral également susceptible d’influer grandement sur la conscience européenne : une réconciliation germano-allemande. Je veux dire par là : une réconciliation des Allemands avec euxmêmes, un dépassement de la méfiance et de la haine de soi qui ont été exigées d’eux ou qu’ils se sont imposées à eux-mêmes. Une capacité – qui s’amorce dans certains domaines mineurs comme le sport – à retrouver une fierté, un sentiment de soi positif. À s’identifier à nouveau à leur propre histoire, dans ce qu’elle a eu de glorieuse, de brillante et de géniale, sans avoir à se demander à chaque instant s’ils ne sont pas en train de céder à nouveau aux vieux démons nationalistes ; sans que cette histoire ne soit considérée rétrospectivement, dans sa globalité, comme un simple « prélude à Hitler », et pas davantage en « passant l’éponge » sur les douze années sombres de la dictature nazie et de ses crimes. Et ainsi de retrouver leur élan, leur propre créativité et leur propre charisme à l’intérieur de la culture européenne, sans se réfugier dans des courants intellectuels qui ont en commun de nier cette spécificité. Étant donné que l’on a affaire au pays européen le plus peuplé, que l’histoire contemporaine reste dominée par le souvenir de Hitler, que le repentir allemand fut l’un des modèles de la repentance européenne, nul doute que cela ne serait pas sans incidence sur la conscience européenne. Ce serait un bel exemple de la manière d’allier l’esprit critique – y compris la conscience des fautes passées – et le sentiment positif de soi-même. Relation immédiate ou médiate à Hitler ? Mais comment faire ? Comment œuvrer en vue de cette « réconcilation avec soi-même », de cette « réconcilation germano-allemande » que j’appelle de mes vœux ? L’impasse identificatoire tient notamment à ceci : toute l’histoire allemande, non seulement celle des XIXe et XXe siècles, a été interprétée rétrospectivement à partir d’Hitler, et donc, si j’ose dire, a été éclairée à la lumière de cette tache obscure. De proche en proche, c’est toute l’histoire et la culture qui ont été contaminées, à quelques exceptions près, rares sanctuaires non pollués. L’historien Thomas Nipperdey a bien décrit ce processus, en montrant qu’on a affaire là à une réduction téléologique inversée. Un historien, dit-il, doit certes admettre une continuité historique, en vertu de laquelle l’ultérieur peut être expliqué par l’antérieur, mais la direction ne peut être inversée. On ne peut expliquer l’antérieur par l’ultérieur, « comme s’il existait une quasi-téléologie (7) ». Sinon, on procède à une simplification et à une unilatéralisation du passé – de ce présent que fut le passé. Cette téléologie inversée, dans laquelle toute l’histoire allemande devient une sorte de « prélude à Hitler (8) », a une incidence évidente sur la question identificatoire. Certes un peuple – comme une personne – n’a pas une « identité » toute faite (ce qui correspond à l’« identitaire »), elle est en partie un processus de constitution (que j’appelle « identificatoire »). Mais cette identification – au sens actif du terme – n’est pas une pure « construction » en l’air, succédant à une opération de table rase. Elle a besoin de repères, de figures auxquelles on s’identifie, parfois extérieures et légendaires, mais provenant aussi de son propre passé (ou de sa propre famille), identification à ce qui, dans ce passé, fait sens, apparaît comme méritant d’être admiré et imité. L’identité est liée à un passé au moins de deux manières : de manière factuelle parce que l’on est issu d’une histoire, et de manière imaginaire (ou mieux : identificatoire) parce que l’on ne cesse de se rapporter, en pensée, à travers des récits et légendes, à une histoire que l’on perçoit comme étant sienne et comme ce qui vous porte. Or, comment faire lorsque, dans ce passé, tout est contaminé par l’épisode infamant ? En pareil cas, il est impossible de s’identifier à quoi que ce soit de positif ; les identifications ne peuvent être que négatives. Une voie possible est alors de s’identifier de manière globale et unilatérale aux victimes (ou supposées telles), en déniant entièrement sa propre identité. Une autre voie est d’envisager une identification à une identité vide, non historique, qui serait entièrement à construire et ne reposerait que sur (7) Nachdenken über die deutsche Geschichte, Munich, 1986, p. 248. Il existe une traduction française de cet ouvrage : Réflexions sur l’histoire allemande, Gallimard, 1992, à laquelle je ne me suis pas référé. (8) J’emprunte cette expression à l’historien américain Peter Gay, qui reprend à son propre compte la démarche de Nipperdey. 129 JACQUES DEWITTE des principes philosophiques et juridiques abstraits (ce qui correspond globalement au républicanisme français et au « patriotisme constitutionnel » avancé par Habermas (9)). Mais il ne s’agit guère plus d’une identité ni d’une identification au sens véritable du terme. Telle est bien la situation de l’Allemagne, mais qui correspond aussi, dans une large mesure à celle de l’Europe elle-même. Comment débloquer la crise, sortir du piège ? Comment retrouver une légitime et une saine fierté – pas simplement en une sorte de thérapie psychique, mais parce qu’on peut avoir de bonnes raisons (objectives) d’être fier ? Dans le cas de l’Allemagne comme de l’Europe en général, cela doit passer notamment par un rapport retrouvé à son passé. Car la question de l’identité, si elle ne veut pas être une auto-affirmation figée, va de pair avec une articulation de la temporalité : passé/présent/futur. Actuellement, la fixation à un passé honteux empêche une vraie ouverture à un avenir, de même d’ailleurs qu’une fixation à un passé qui serait envisagé de manière purement « monumentale » ou « mémoriale ». D’une manière discrète mais décisive, Nipperdey a indiqué la bonne direction pour sortir de l’impasse, en une formulation que l’on trouve dans Réflexions sur l’histoire allemande (10) et, de manière plus ramassée, dans sa contribution à la Querelle des historiens de 1986-1987. Je retiens cette seconde version, où est abordée nommément la question de l’identité. Je cite le passage en allemand avant de le traduire moi-même en français : « Alle deutsche Geschichte ist mittelbar zu Hitler. Mittelbar auch zur Bundesrepublik. Aber unmittelbar ist sie auch etwas ganz anderes, nämlich sie selbst. Beides gehört zu unserer Identität, zu unserem Erbe. Geschichte beunruhigt unsere Identität. Aber sie stabilisiert sie auch (11). » (Traduction : « Toute l’histoire allemande est de manière médiate en rapport avec Hitler. Et aussi de manière médiate en rapport avec la République fédérale. Mais de manière immédiate, elle est également tout autre chose, à savoir elle-même. Ces deux aspects font partie de notre identité, de notre héritage. L’histoire dérange notre identité. Mais elle la stabilise aussi. ») C’est un passage très dense (avec ces concepts allemands difficiles à traduire en français sans lourdeur : mittelbar/unmittelbar) qui appelle un commentaire serré. Nipperdey paraphrase de toute évidence la phrase célèbre de Leopold von Ranke : « jede Epoche ist unmittelbar zu Gott » – chaque époque est « immédiatement devant Dieu », « en relation à Dieu ». Par là même, sa réflexion prolonge la critique de la philosophie de l’Histoire hégélienne ou, d’une manière générale, progressiste, exprimée tout au long du XIXe siècle par Ranke, mais aussi par le Russe Alexandre Herzen et, au XXe siècle, par Franz Rosenzweig ou Emmanuel Levinas (12). Contre une considération qui privilégie les médiations, l’enchaînement des causes et des effets, qui subordonne un événement donné à sa place dans un ensemble dirigé vers une fin ultime, on porte l’accent sur l’immédiateté du présent et ce, soit pour maintenir la dimension d’une joie humaine insouciante (Herzen), soit pour maintenir la dimension de la responsabilité morale (Levinas) contre l’idée que « l’Histoire jugera » (selon la phrase célèbre de Hegel « Die Weltgeschichte ist das Weltgericht » : l’Histoire universelle est le Jugement dernier). Il s’agit donc de critiquer une subordination téléologique et de défendre une forme d’immédiateté, qui ne nie pas les médiations historiques, mais en limite le champ de validité. Il ne faut pas que la conscience des médiations occupe tout le champ de l’attention. Restituer au présent – le présent passé – son caractère de présent, ouvert sur un avenir indéterminé – c’est d’ailleurs, il faut le signaler, du Raymond Aron à l’état pur. Cela correspond à la démarche développée par Aron tout au long de son Introduction à la philosophie de l’Histoire, consistant à détacher l’Histoire de la représentation rétrospective d’une nécessité (13). Un geste qui consiste en (9) La notion a été forgée par Dolf Sternberger, mais Jürgen Habermas lui a donné un sens fort différent. (10) Nachdenken über die deutsche Geschichte, op. cit., p. 247-248. (11) Historikerstreit. Die Dokumentation der Kontroverse um die Einzigartigkeit der nationalsozialistischen Judenvernichtung, München/Zürich, Piper, 1987, p. 218. J’ai traduit moi-même ce passage. Il existe une traduction française de ce volume, que je n’ai pas consultée. (12) Je songe respectivement à De l’autre rive de Herzen (écrit en 1848) et à la préface à Totalité et Infini d’Emmanuel Levinas (1961). (13) « La rétrospection crée une illusion de fatalité qui contredit l’impression contemporaine de contingence. » Pour contrecarrer cela, le sens du travail de l’historien est « de conserver ou de restituer au passé l’incertitude de l’avenir », Introduction à la philosophie de l’Histoire, Gallimard, coll. Tel, p. 224. 130 COMMENT PEUT-ON ÊTRE ALLEMAND ? somme à libérer l’Histoire de l’Histoire : à dégager de sa gangue l’Histoire effective, faite de moments qui ont été des présents avant de devenir un passé, de se muer en une Histoire rétrospective dans laquelle il n’y a plus que du passé. De même, Hitler ou 1933 ne « devaient » pas être, comme si cet événement découlait nécessairement du passé, c’est-àdire de l’ensemble de l’histoire allemande – représentation dans laquelle cet événement partiellement contingent est projeté rétrospectivement sur le passé en un enchaînement nécessaire. Dans l’Histoire, il existe des événements qui auraient pu ne pas avoir lieu, des personnalités sans lesquelles elle aurait eu un autre visage. Il est permis de penser que Hitler fut l’un de ceux-là – sans lui, l’Histoire allemande et même le nazisme auraient pris une autre tournure, l’extermination des Juifs n’aurait pas été entreprise. Même dans les années vingt, comme le montre Sebastian Haffner dans le chapitre de Histoire d’un Allemand consacré à cette période de sa jeunesse, il existait certaines « promesses (14) », d’autres directions possibles que celle qui s’est finalement réalisée (15). Mais dans le texte cité Thomas Nipperdey apporte quelque chose de plus, ayant précisément à voir avec la dimension identificatoire. En dégageant l’immédiateté du passé, en dissociant ce passé de la chaîne des médiations qui « conduisent » à Hitler, on restitue l’immédiateté à elle-même, on lui rend sa complexité, son ouverture, et on en refait aussi un objet possible d’identification pour les Allemands d’aujourd’hui. Ils peuvent s’identifier à des épisodes ou époques de leur histoire qui ne sont ni entièrement « mauvais » (comme préfigurant Hitler) ni entièrement « bons », mais complexes. Il ne s’agit donc pas simplement d’une démarche d’historien qui cherche- rait à délimiter un objet en faisant abstraction des « contextes » et « médiations » et voudrait retrouver un passé plus pur (ce qui était sans doute l’intention de Ranke) ; cela permet de favoriser une autre relation du présent et du passé, et de redonner un support possible au présent – de restituer ce va-et-vient entre présent et passé qui est le fait même de l’identification comme processus ouvert, en acte. Ce qui importe n’est ni de « déranger » ni de « stabiliser » de manière absolue, mais de trouver une relation ouverte, non figée, la possibilité non pas d’une fixation « identitaire », mais d’un travail « identificatoire », d’une quête de soi-même. Ou plus exactement d’un double mouvement de rapport au passé et d’invention d’un avenir. Car il y a certes des conjonctures où il importe de « déranger » les certitudes, les évidences, les habitudes pour réintroduire une distance critique, où il faut citer des faits qui mettent en question les convictions établies. Mais il est aussi des conjonctures où on n’en finit pas de « déranger » et où il convient de retrouver une forme de stabilité (16). En restituant au passé, aux générations passées, ce qu’elles ont jadis possédé, comme tout présent, à savoir une contingence, une non-nécessité, on rend également possible une identification positive, ou en tout cas ambivalente et non plus unilatéralement négative, des Allemands à leur passé. Et ce n’est pas uniquement du passé qu’il s’agit. Car, retrouvant une relation à un passé auquel a été restitué sa qualité de présent ouvert, ce sujet collectif appelé « Allemagne » se rouvre également l’accès à un avenir. Par là, on n’évacue pas non plus la critique, la remise en question, mais on l’empêche de devenir omniprésente et dévorante. On retrouve un certain socle existentiel – un passé, une identité – qui rend possibles l’esprit critique aussi bien que la créativité. (14) « Il est difficile de parler de choses qui ne se sont pas réalisées, de prémices restées au stade du “peut-être” et du “presque”. […] Un avenir très beau, très prometteur se préparait chez l’élite de la jeunesse allemande entre 1925 et 1930. […] Tout cela était encore bien loin de devenir réalité et de prendre le pouvoir. C’en était au stade des idées et des mots quand les brutes arrivèrent pour tout piétiner » (Histoire d’un allemand, trad. par Brigitte Hébert, Actes Sud, 2003, p. 120-121). (15) C’est un point de divergence que j’ai avec mon ami Alain Besançon, qui semble envisager cette période comme un déroulement inélectable, comme l’événement d’une Révolution allemande qui devait, de toute façon, faire sortir l’Allemagne de l’Ancien Régime, comme les autres pays européens. Voir « Sébastien Haffner et la révolution nazie », Commentaire, n° 99, automne 2002, p. 715-722. La Prusse et Humboldt La perspective indiquée par Thomas Nipperdey permet d’effectuer une sorte de « déblocage » psychologique et existentiel. Elle restitue aux Allemands une histoire complexe, ambiva(16) Dans l’usage actuel en France, « déranger » est devenu un vocable très tendance, à propos des productions artistiques dont on veut faire l’éloge. Un synonyme de « dérangeant », dans cet idiome, est « décoiffant ». 131 JACQUES DEWITTE lente ou polyvalente, car, comme l’Europe ellemême, cette histoire a un « visage de Janus », avec des côtés positifs et négatifs, des aspects auxquels on peut s’identifier et d’autres dont on a honte (souvent d’ailleurs, c’est le plus troublant, sans que l’on puisse les séparer de manière radicale). Elle permet aux Allemands (comme aux Européens) de retrouver ce que j’appelle une estime de soi et une juste fierté, non pas en une simple complaisance narcissique, mais parce qu’il y a des choses pour lesquelles il y a des raisons objectives d’être fier, et sans pour autant renoncer à l’esprit critique (et en l’occurrence à ce que l’on a maladroitement appelé « Vergangenheitsbewältigung »). Car il ne peut s’agir d’un retour de balancier : de faire basculer le balancier fixé sur le pôle de la haine de soi vers le pôle opposé de l’exaltation de soi et du chauvinisme nationaliste. Pour donner une illustration possible de cette attitude, je voudrais évoquer une période de l’Histoire allemande qui m’est chère et est aussi une période lumineuse de l’Histoire européenne : la Prusse, dans le domaine des sciences, de la philosophie et des arts. Je veux parler de ce lieu géographique, historique, culturel où, à un certain moment, se sont côtoyés Friedrich Schinkel, Caspar-David Friedrich, Heinrich von Kleist, Alexander et Wilhelm von Humboldt (pour ne citer que ceux qui comptent pour moi). Il est possible aux Allemands de se pencher sur cette période de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle sans songer obligatoirement et compulsivement au fait que cette époque se rapporte « médiatement » à la Prusse ultérieure du Reich allemand, puis au Troisième Reich. Il est possible de l’envisager dans son « immédiateté », mais aussi selon tout ce dont, par là, elle était porteuse : d’autres « possibles » que ceux qui se sont réalisés. Car tel est aussi le propre d’un présent restitué à sa dimension de présent ouvert : il est porteur d’un avenir indéterminé. Cette Prusse-là contient des possibles non réalisés de l’Histoire allemande comme de l’Histoire européenne (17). Remettre à l’honneur une fierté pour l’œuvre de quelques grands Prussiens, c’est adhérer à une vision non étriquée, européenne et universaliste, et d’un universalisme non abstrait. Les Allemands pourraient, (17) Mais je n’oublie pas que, pour d’autres Allemands, notamment en Rhénanie, le vocable « Prusse » conserve des implications politiques négatives. 132 à cet égard, s’inspirer des Polonais ou des Hongrois, pour lesquels il n’y a pas à choisir entre la nation et l’Europe, puisque l’esprit national se définit comme européen. Ainsi les Allemands peuvent-ils non seulement trouver une estime de soi et une juste fierté – juste car impliquant des raisons véritables, objectives d’être fiers –, mais retrouver une forme d’émulation : une incitation à être à la hauteur de ce que furent et firent leurs ancêtres, à les égaler ou à les dépasser. L’émulation ainsi comprise implique, il est vrai, un sens de la grandeur qui est suspect à l’heure actuelle, où que ce soit en Europe. Elle va à l’encontre du rabaissement systématique qui a lieu aujourd’hui, avec la supposition implicite que la grandeur en soi est dangereuse – ce qui est également un trait frappant de l’actuelle crise européenne. On n’ose plus être grand, pour différentes raisons : on a appris à persifler, à démystifier la grandeur elle-même, quelle qu’elle soit, en privilégiant « le petit bout de la lorgnette », en niant que cette dimension puisse exister et être autre chose qu’une usurpation. Et, s’agissant de son propre peuple, on a appris à se méfier d’une grandeur qui serait forcément associée au crime ou serait elle-même un crime. Donc l’aspiration à de grandes choses que l’on peut éventuellement percevoir en soimême doit être refrénée, comme une tendance mauvaise, analogue à une pulsion sexuelle criminelle qu’il faut contenir avant qu’il ne soit trop tard. Le résultat est forcément analogue à une autocastration et, dans les résultats effectifs, cela débouche sur la platitude, la vulgarité, l’absence de toute élévation et de toute complexité, réduite aux schémas idéologiques du politiquement correct. Parmi ces quelques grandes figures allemandes, qui sont aussi de grandes figures de l’esprit européen, je suis tout particulièrement attaché à celle de Wilhelm von Humboldt. Ses travaux sur le langage – relevant à la fois de la philologie, de la linguistique et de la philosophie – sont d’une génialité non surpassée. Il avait en vue une autre linguistique comparée que celle, contemporaine, des langues indoeuropéennes, où toutes les langues du monde devaient pouvoir trouver place. Géant de l’érudition et de la pensée, le penseur prussien était partagé entre une prise en compte de la diversité des langues, correspondant à une diversité COMMENT PEUT-ON ÊTRE ALLEMAND ? des formes de l’esprit humain, et un idéal d’universalité. Il oscillait ainsi entre l’humanisme classique – l’idéal grec – et un humanisme plus universel ; entre une démarche globalement égalitaire – toutes les cultures sont à mettre sur le même pied – et une démarche hiérarchisante, conduisant notamment à considérer la langue grecque comme un accomplissement ultime de la faculté du langage. Il n’a jamais surmonté cette tension, même s’il s’est progressivement acheminé vers une perspective plus anthropologique, ayant rassemblé dans les dernières années de sa vie à peu près tous les travaux existants à son époque sur les langues du monde. Le château de Tegel, où il travailla pendant les quinze dernières années de sa vie, fut un lieu magique – à mes yeux, une sorte de Zauberberg – à la fois très bien localisé géographiquement et ouvert au monde entier, puisque c’est là que s’élaborait un projet sans équivalent de vision universelle de l’esprit humain. Mais ce fut une œuvre inachevée, à la fois parce que Humboldt est mort en 1835 avant de terminer son grand œuvre, et parce que le projet luimême n’a pas vraiment été poursuivi par d’autres. Cette conception du langage n’est pas une théorie datée et dépassée ; elle est riche d’avenir. Il ne s’agit donc pas de célébrer une belle figure de l’Histoire passée, mais de discerner en elle ce qui peut nourrir la réflexion et inspirer des directions de recherche largement abandonnées aujourd’hui. Un certain passé – des « possibles » de l’Histoire non réalisés – peut être davantage porteur d’avenir que les tendances présentes dans l’immédiateté de la recherche scientifique institutionnelle. Mais ce que j’admire en Prusse doit être situé dans un contexte plus large, celui de ce grand moment de l’Histoire européenne qui mérite d’être caractérisé comme une « Deuxième Renaissance » ou une seconde phase de « Grandes Découvertes », analogue au tournant de 1500 (18) : la période comprise approximativement entre 1799 et 1835 (je retiens comme dates butoir la découverte de la pierre de Rosette et la mort de Wilhelm von Humboldt), ce moment où l’Europe, à travers quelques savants et grands esprits (archéologues, philologues) soutenus par certaines forces politiques, se décentra davan(18) J’évoque cette période dans L’Exception européenne, op. cit., p. 146 et s. tage, sortit mieux encore qu’elle ne l’avait fait de son lieu d’origine, découvrit son propre arrière-pays indo-européen, mais aussi des langues extra-européennes, mortes ou vivantes, accédant ainsi à la connaissance intime d’autres cultures et civilisations. Mentionnons pêle-mêle, et de manière non exhaustive, l’exhumation de grandes pierres aztèques par Antonio de Leon y Gama (dès 1790), la découverte de la pierre de Rosette en 1799 pendant l’expédition de Bonaparte, le décryptage des hiéroglyphes par Champollion en 1822, les expéditions scientifiques d’Alexandre von Humboldt, la découverte du sanskrit, du chinois et de certaines langues amérindiennes, permettant notamment l’accès aux textes religieux des Upanishads et du bouddhisme. L’expédition française en Égypte est d’ailleurs un bel exemple de ce que j’appelle le « Janus » européen : était-ce une équipée impérialiste et colonisatrice intéressée, ou bien un voyage scientifique désintéressé ? Les deux à la fois, de manière quasiment indémêlable. Une certaine intuition se fait jour à cette époque : l’universalité comme n’étant plus donnée d’avance quasiment a priori, mais devant être trouvée et « découverte », au sens d’une compréhension et d’une appropriation intellectuelle – et ce, même si, en un sens, elle doit également être posée comme une sorte d’a priori indéterminé. Les universaux – entendons par là les grandes structures universelles de l’esprit humain – n’étaient plus simplement donnés, mais devenaient l’objet d’une recherche, d’une interrogation. C’est ce que j’appelle la quête des universaux, entreprise aujourd’hui non terminée et en quelque sorte interminable. Il ne s’agit donc pas simplement, dans cette évocation de la Prusse et de la Deuxième Renaissance, de procéder à des commémorations et de pratiquer une conception « patrimoniale » de la culture et de l’histoire – par exemple en organisant de belles expositions ou en éditant de beaux livres. Il s’agit – dans une perspective identificatoire – de retrouver des figures d’identification qui, à la fois, donnent des raisons d’être fier de ce que l’on est, de ce que nos ancêtres ont été, mais aussi, à la fois, donnent des modèles de ce que nous pourrions être. Car l’Histoire n’est pas close ; elle contient des tendances, des possibles qui ne se sont pas réalisés et est intéressante à ce 133 JACQUES DEWITTE titre. Les monuments de notre passé sont le souvenir de l’audace même qu’eurent nos ancêtres. Où est le danger ? On rétorquera à ce genre de considération : est-ce qu’une telle position – consistant à réhabiliter l’identité et la fierté – n’est pas « dangereuse » ? De toute façon, on l’a compris, je plaide non pas pour une fierté illimitée, mais pour ce que j’ai appelé une estime de soi et une juste fierté. Et je rétorquerai à mon tour : existe-t-il des idées qui ne soient pas, d’une manière ou d’une autre, dangereuses, en risquant d’être mal comprises ? Et j’avancerai surtout : n’est-il pas patent que la peur du risque et du danger peut s’avérer plus dangereuse encore que l’attitude opposée ? À côté du bellicisme, le pacifisme a été et reste encore l’un des grands dangers qui pèsent sur l’Europe (qui est incapable de développer une défense commune et reste tributaire des États-Unis pour sa défense). Le « patriotisme constitutionnel » habermassien, la conception qui veut s’en tenir à une attitude procédurale, en réduisant pratiquement à rien l’identité, qu’elle soit allemande ou européenne, représente, elle aussi, un danger, celui d’une construction vide à laquelle personne ne peut vraiment adhérer sur un plan affectif, c’est-àdire qu’on ne peut véritablement aimer. Et le danger est grand, dans une situation où la question de l’identité a été bannie, de résurgences venant d’un horizon que l’on peut qualifier de « populiste » ou d’« extrême droite ». C’est de ce côté-là que j’aperçois un danger (19). La posture de l’autodénonciation (19) D’où en France des mouvements tels que celui qui s’intitule précisément le « bloc identitaire ». 134 radicale fait le jeu de l’extrême droite, c’està-dire lui fait un cadeau en lui accordant le monopole de la question de l’identité. Dans une situation sociale et politique où dominent à la fois le discours de la culpabilisation extrême (de la repentance obligatoire devenue quasiment nihiliste) et le discours postmoderne de l’identité éclatée et du pur relativisme, seul le discours nationaliste chauvin prend en charge la question de l’identité et le sentiment de l’estime de soi, lesquelles demeurent des aspirations réelles chez les hommes du commun, qui ne sont pas prises en compte par l’élite politico-médiatique ou culturelle. On l’aura compris, la question formulée dans mon titre : « Comment peut-on être allemand ? », petite allusion à Montesquieu, ne doit pas être comprise comme un étonnement ironique, analogue à l’effarement des Parisiens devant l’étrangeté des Persans, mais comme une interrogation sérieuse et une incitation amicale aux Allemands à redevenir euxmêmes, à être à nouveau ce qu’ils sont. À l’encontre de l’idée qu’il serait impossible, voire intenable d’être allemand, sauf à faire table rase de son passé et à embrasser une identité postnationale, montrer qu’il est possible et nécessaire pour l’Europe que les Allemands soient allemands. Donc : oui, on peut être allemand. Soyez allemands ! Osez à nouveau être vous-mêmes, non pas en répétant votre passé, mais de telle sorte que ce qu’il a eu de grand suscite une émulation dans le présent, et faites-en bénéficier l’Europe. JACQUES DEWITTE