Grandeurs et mesures en électrocinétique des courants variables

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Grandeurs et mesures
en électrocinétique
des courants variables
Mohamed Robert, LIRDEF, IUFM-université Montpellier 2 ;
Françoise Khantine-Langlois, LIRDHIST, université de Lyon université
Lyon 1, LIRDHIST, F69622, Lyon, France ; [email protected]
Valérie Munier, LIRDEF, IUFM-université Montpellier 2 ;
Jean-Michel Dusseau, LIRDEF, IUFM-université Montpellier 2 ;
Les élèves ont tendance à utiliser pour les grandeurs électriques variables
les mêmes règles que pour les grandeurs continues. La raison souvent invo-
quée est le formalisme mathématique mal connu ou mal maîtrisé, or cet
argument ne suft pas. Dans cet article, nous faisons l’hypothèse qu’une
certaine pratique de la mesure et de son utilisation, initiée depuis l’école
élémentaire, ainsi que les connaissances acquises sur le courant continu,
peuvent ensuite se constituer en obstacle à la fois épistémologique et didac-
tique. L’analyse des programmes et des manuels scolaires montre que l’uti-
lisation des appareils de mesure reste une activité souvent déconnectée de
la théorie, laissant donc l’appropriation des spécicités des mesures en
courants variables à la charge de l’élève. Celui-ci doit, seul, découvrir la non
validité des lois d’additivité des valeurs efcaces des tensions. Un question-
naire soumis à des élèves de sections techniques montre que s’ils associent
correctement grandeur et instrument de mesure, ils éprouvent cependant
des difcultés à donner du sens au concept de valeur efcace.
Il est admis que la science actuelle ne peut se faire sans activité de mesurage :
« ensemble d’opérations ayant pour but de déterminer une valeur d’une grandeur »1.
Ces opérations impliquent évidemment l’usage d’appareils de mesure.
1 Vocabulaire international des termes fondamentaux et généraux de métrologie (ISO, 1993).
Mohamed Robert, Françoise Khantine-Langlois, Varie Munier
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Dans l’enseignement scientique ou technique, mesurer est une opération
banale pour les élèves ou les étudiants. Ils disposent d’instruments de plus en plus
perfectionnés. On constate cependant qu’ils ont des difcultés à donner un sens
aux grandeurs physiques associées aux mesures. Ceci est particulièrement vrai
dans le domaine de l’électricité en courants variables.
Or, si de nombreux travaux de recherche en didactique concernent la tension
et l’intensité en courant continu, soit à l’école primaire (depuis le travail pionnier
de Tiberghien & Delacôte, 1976), soit au collège (où les références à Closset,
1983 ; Dupin & Johsua, 1993, etc. sont incontournables), plus rares sont les inves-
tigations menées auprès d’élèves de lycée ou d’étudiants à propos d’autres
concepts de l’électricité, comme la résistance par exemple (Viard et al., 2001) ou
du courant alternatif (Lascours & Calmettes, 1998 ; Saadi, 2003 ; Khantine-Langlois,
2004). Il en est de même dans les travaux publiés en langue anglaise (Bernhard
& Cartensen, 2002, 2007).
Ces travaux ont tous montré que les élèves avaient tendance à utiliser pour
les grandeurs alternatives les mêmesgles que pour le courant continu. La raison
invoquée est souvent le formalisme mathématique mal connu ou mal maîtrisé. Il
semble cependant que cet argument ne sufse pas, nous y reviendrons plus loin.
Ces formalismes complexes traduisent tous une caractéristique fondamentale des
phénomènes en jeu, à savoir la nécessité de prendre en compte des variations
dans le temps puisqu’il s’agit de phénomènes ondulatoires. Mais ces variations ne
sont pas perceptibles dans les manipulations usuelles. De plus, dès le début, les
fondateurs de l’électrotechnique ont utilisé un formalisme calqué sur celui du
continu : la loi d’Ohm U = RI en continu est remplacée par U = ZI en alternatif,
Z était même appelée résistance apparente avant l’introduction du terme
d’impédance, et où U et I sont des valeurs efcaces donc des valeurs moyennées
sur le temps.
Les difcultés qui apparaissent lorsqu’on s’intéresse à des courants variables
sont multiples. Caractériser complètement une tension ou une intensité continue
ne nécessite qu’une mesure, celle de l’amplitude. Il en va autrement dans le cas
des tensions ou intensités variables dans le temps où forme, période, fréquence f
(ou pulsation ω = 2πf), valeur maximale (ou crête), valeur moyenne, valeur
efcace2 peuvent être déterminées.
La fréquence du secteur étant une grandeur xe et garantie (50 Hz) dans tout
le réseau de distribution électrique, sa mesure est donc superue. De ce fait la
période, la fréquence et surtout la pulsation sont des grandeurs cachées, rarement
mesurées sur le terrain et souvent ignorées dans la pratique de l’électrotechnicien
ou de l’électricien. Si elles sont associées chacune à un symbole et à une unité, il
2 Parfois curieusement qualiée de vraie en français (et de “Root Mean Square” en anglais, bien plus explicite) pour
préciser qu’elle est calculée en tenant compte de la forme réelle du signal et non comme s’il s’agissait d’un signal
sinusoïdal.
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n’y a pas de « période-mètre » ou de « pulsation-mètre » et le fréquencemètre
est relativement peu utilisé, d’ailleurs il n’est pas prescrit dans les programmes de
collège et de lycée3.
Les valeurs moyennes, efcaces, maximales sont quant à elles associées d’une
part au même symbole, éventuellement indicé, et, d’autre part, à une seule unité,
le volt ; les mesures des valeurs moyennes et efcaces peuvent être faites direc-
tement avec le même appareil appelé voltmètre même s’il faut ensuite choisir le
mode (AC-DC ou alternatif-continu).
Enn, dernier point et non le moindre, la dénition de la valeur efcace modie
fortement l’usage que l’on peut faire des résultats de mesure puisqu’ils n’ont plus
les propriétés de linéarité des mesures habituelles : la mesure d’une somme n’est
plus la somme des mesures.
1. Problématique
La question à l’origine de notre travail est la suivante : pourquoi les élèves
comme les étudiants donnent-ils majoritairement une réponse fausse à la question
présentée dans l’encadré 1 ?4
Encadré 1. Question initiale extraite des travaux de Lascours et Calmettes
(1998)
Le circuit suivant est composé d’une résistance R et d’un condensateur de capacité C. Il
est alimenté par un générateur (GBF) qui délivre une tension alternative sinusoïdale de
valeur efcace 15 V.
RC
– On mesure avec un voltmètre, la valeur efficace de la
tension aux bornes de la résistance. On trouve : UR = 12 V.
– On mesure ensuite la tension aux bornes du condensateur,
qu’on appelle : UC.
Choisissez parmi les valeurs suivantes celle qui correspond
à la valeur de la tension Uc aux bornes du condensateur
qu’indiquera le voltmètre.
❏ UC = 0 V ❏ UC = 3 V ❏ UC = 9 V ❏ UC = 15 V
(bonne réponse)
La bonne réponse 9 V peut être trouvée en utilisant un diagramme de Fresnel par
exemple.
Les distracteurs 0 V et 15 V ont été proposés pour laisser exprimer des raisonnements
de type « le condensateur se comporte comme un circuit ouvert ou fermé ».
La réponse 3 V correspond à l’utilisation de la loi des mailles qu’on ne peut appliquer ici.
3 L’utilisation d’un fréquencemètre gure cependant comme exemple d’activité dans le nouveau programme de
troisième qui prend effet à la rentrée 2008.
4 Qu’on retrouve par exemple dans les travaux de Lascours & Calmettes (1998).
Mohamed Robert, Françoise Khantine-Langlois, Varie Munier
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Un pourcentage très important d’élèves, dans des lières et à des niveaux
d’enseignement variés (Lascours & Calmettes, 1998 ; Robert, 2007), donnent pour
réponse 3 V car ils utilisent, en régime sinusoïdal, la loi des mailles dans les mêmes
conditions qu’en régime continu, c’est-à-dire en appliquant la propriété de linéarité
de la mesure d’une tension continue (74 % des étudiants interrogés par Lascours
& Calmettes et 88 % des élèves interrogés par Robert). Ces auteurs ont montré
que les étudiants savent pourtant utiliser le formalisme des vecteurs de Fresnel si
on le leur propose mais qu’ils ne le mobilisent pas spontanément (Lascours
& Calmettes, 1998). Robert (2007) a poursuivi cette étude avec des élèves de
sections techniques. Conformément à la réalité de la pratique de référence profes-
sionnelle de l’électronicien ou de l’électrotechnicien, le formalisme préconisé dans
les sections génie électronique est celui des nombres complexes alors que dans
les sections génie électrotechnique les élèves utilisent la représentation de Fresnel.
Il a obtenu les mêmes résultats : quel que soit le formalisme préconisé, une grande
proportion des élèves ne l’utilise pas, même s’ils le maîtrisent.
Ces travaux antérieurs ont donc montré qu’une maîtrise insufsante du forma-
lisme ne sufsait pas à expliquer les difcultés des élèves. Nous proposons donc
d’explorer ici une autre piste qui se situe du côté de l’épistémologie implicite des
étudiants à propos de la mesure en courant variable.
Avant toute chose, nous précisons ci-dessous quelles sont les grandeurs en
jeu dans l’étude du courant variable. Sont-elles mesurables ?
On distingue souvent en sciences les grandeurs mesurables et les grandeurs
repérables. On considère que lorsqu’on peut dénir la somme de deux grandeurs,
celles-ci sont dites mesurables, c’est le cas par exemple de la quantité de chaleur,
par opposition à des grandeurs repérables, telle la température : « pour qu’une
grandeur soit réellement mesurable, il faut encore qu’elle obéisse à la loi d’additivité,
c’est-à-dire qu’en réunissant plusieurs corps identiques, sièges de phénomènes semblables,
on puisse constituer un système équivalent aux phénomènes isolés dont on peut mesurer
la grandeur » (Le Chatelier, 1936, p. 141). Selon Malifaud « on peut repérer des
valeurs d’une grandeur et les ordonner selon une échelle numérique par rapport à une
valeur stable prise comme point de repère […] » (1998, p. 141). Cette proposition
pourrait s’adapter à la température si elle n’était complétée par la loi d’additivité
formulée ensuite : « la mesure demande qu’on sache dénir la somme de deux gran-
deurs de même espèce ou de deux valeurs d’une même grandeur. Cette espèce de
grandeur est dite additive ». Pour ces auteurs, une grandeur est mesurable si elle
est additive, mais il n’y a pas de consensus : pour De Broglie (1955) la dénition
de la mesure d’une grandeur à travers la mesurabilité de celle-ci et la reconnais-
sance de la grandeur mesurable à l’additivité est trop restrictive. Pour lui, le
repérage est aussi une mesure, avec les qualités qu’il lui attribue.
Duhem (1914/1997) distingue la quantité et la qualité et considère que « dans
le domaine de la qualité, la notion d’addition n’a point de place ; elle se retrouve au
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contraire lorsqu’on étudie l’effet quantitatif qui fournit une échelle propre à repérer les
diverses intensités d’une qualité » (Duhem, 1914/1997, p. 175). Il donne pour exemple
les dilatations d’un liquide qui s’additionnent quand elles représentent des
températures.
De fait, aucun auteur n’envisage le cas des valeurs efcaces en électricité dont
la non additivité des mesures est due au fait que ce sont des valeurs moyennées.
La valeur numérique traduit un phénomène rapidement variable et la valeur af-
chée ne correspond donc pas à une mesure mais prend en compte un ensemble
de mesures successives
t + T
tu2(t)dt)
T
(Ueff = 1
.
Comprendre la signication des valeurs numériques obtenues dans ce cas
nécessite non seulement de savoir ce qu’est une grandeur et une mesure mais
aussi ce que représente une valeur moyennée et de quoi elle dépend. Ceci fait
intervenir les valeurs de la grandeur et leur répartition dans le temps, c’est-à-dire
non seulement l’amplitude mais aussi la forme du signal.
Dans cet article, nous faisons l’hypothèse qu’une certaine pratique de la mesure
et de son utilisation, élaborée avant l’étude de l’électricité, ainsi que les connais-
sances acquises sur le courant continu, peuvent ensuite se constituer en obstacle,
à la fois épistémologique et didactique, lors de l’introduction de phénomènes
rapidement variables dans le temps. En effet d’un point de vue épistémologique,
depuis le début de leur scolarité les élèves ont été confrontés majoritairement
soit à des mesures de grandeurs indépendantes du temps (mesure de la longueur
d’un objet par exemple), soit à des mesures instantanées de grandeurs susceptibles
d’évoluer dans le temps (mesure de température). La seule grandeur moyennée
sur le temps rencontrée est la vitesse moyenne d’un mobile. Or, en régime
variable, il apparaît une nouvelle caractéristique de la grandeur : la valeur efcace
t + T
tg2(t)dt)
T
(Geff = 1
, qui est différente d’un point de vue mathématique et
physique de la valeur moyenne
t + T
tg(t)dt)
T
(Gmoy =1
, et qui ne possède pas la
propriété classique de linéarité de cette dernière. Dans le cas d’une fonction
alternative, c’est-à-dire prenant autant de valeurs positives que de valeurs néga-
tives, la valeur moyenne est nulle. C’est en particulier le cas d’un conducteur ou
d’une ampoule parcourus par un courant alternatif : il y a échauffement et
production de lumière alors que la valeur moyenne de l’intensité est nulle.
C’est pourquoi les physiciens ont introduit la valeur efcace de l’intensité
comme la valeur de l’intensité continue qui produirait le même échauffement
que l’intensité alternative. La dénition a ensuite été généralisée à d’autres gran-
deurs alternatives, la tension en particulier. Dans le cas d’une tension sinusoïdale
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