La relativité est-elle relativiste - Tracés. Revue de Sciences humaines

La relativité est-elle relativiste ?
Sur la réception de la théorie
de la relativité
FRANÇOIS-XAVIER DEMOURES
Einstein accomplit les rêves les plus contradic toires,
réconcilie mythiquement la puissance infinie de
l’homme sur la nature, et la « fatalité » d’un sacré qu’il
ne peut encore rejeter.
Roland Barthes, Mythologies
Il n’y a aucune diff érence entre le Temps, Quatrième
Dimension, et l’une quelconque des trois dimensions
de l’Espace sinon que notre conscience se meut avec
elle. Mais quelques imbéciles se sont trompés sur le
sens de cette notion.
Herbert George Wells,
La machine à remonter le temps
La publication des premiers articles d’Einstein, en , fut accueillie avec
indiff érence par la communauté scientifi que européenne. Il n’en fut rien
en revanche dans les milieux artistiques, qui furent parmi les premiers à
populariser la théorie de la relativité. Elle semblait ainsi off rir une assise
scientifi que sérieuse à un romancier comme Herbert G. Wells, pour qui
maîtriser les mécanismes du temps revenait à être « maître et possesseur de
la nature »¹. A contrario, vingt ans plus tard, Paul Klee écrit, à propos d’un
aff rontement au sein du Bauhaus entre Gropius et Itten :
L’opposition est une excellente chose pour chaque force en présence, lorsqu’elle
reste objective. Des jugements de valeur sont toujours subjectivement limités et
un jugement négatif porté sur ce que produit l’autre ne peut avoir une impor-
tance déterminante pour l’ensemble. Pour ce qui concerne l’ensemble, rien n’est
« Il [l’homme civilisé] peut s’élever dans un ballon en dépit de la gravitation, et pourquoi ne
pourrait-il espérer que fi nalement il lui sera permis d’arrêter ou d’accélérer son impulsion au
long de la dimension du Temps, ou même de se retourner et de voyager dans l’autre sens ? »
(Wells, , p. ). L’ouvrage est antérieur de six ans à la théorie de la relativité, mais il illustre
bien la tendance des écrivains de la génération de Wells à accorder de l’importance aux dévelop-
pements scientifi ques de l’époque. Par ailleurs, Wells fut, avec Shaw, l’un des plus importants
soutiens artistiques d’Einstein. Voir à ce sujet Brian, .
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faux et rien n’est juste ; l’ensemble vit et se développe grâce à l’action des diff érentes
énergies tout comme dans l’univers, l’action conjuguée du bien et du mal est fi na-
lement positive.²
Tandis que l’un voit dans la relativité l’aboutissement d’une connaissance,
l’achèvement d’un système du monde, l’autre retient surtout « une conju-
gaison des regards », où la valeur de ce qui est proposé dépend du référen-
tiel qui est choisi. À ce titre, ces deux réappropriations indirectes de la rela-
tivité sont assez révélatrices des controverses, y compris philosophiques,
qui ont pu suivre la publication des travaux d’Einstein. Elles semblent de
fait, au premier abord, se contenter de faire état d’un débat, somme toute
assez classique, entre les tenants d’un essentialisme où le monde est un et
sa saisie une également, et ceux d’un relativisme où l’unicité du monde
est plus que douteuse et sa connaissance nécessairement singulière. Mais
la nouveauté principale de cette opposition est que celle-ci prend racine
dans la même théorie : ces deux points de vue radicaux s’appuient sur les
re cherches d’Einstein, au nom de la défense d’une conception tradition-
nelle de la connaissance, comme au nom d’un phénoménalisme pour lequel
seule compte l’expérience.
Ces deux « expressions artistiques » de la relativité sont loin d’être
anecdotiques. Elles sont aussi loin de ne concerner que les écrivains ou
les peintres : ainsi, entre  et , près de   ouvrages et articles
sont consacrés à la relativité. Or, explique Klaus Hentschel, « ces textes […]
contiennent de grosses simplifi cations, de mauvaises interprétations et des
comptes rendus incorrects des deux théories de la relativité. » Mais, ajoute-
t-il, « j’affi rme que ces mauvaises interprétations sont justement un indice
pour comprendre comment, de manière générale, les interprétations phi-
losophiques se sont formées. »³ Qu’est-ce qui a pu donner prise à ce traite-
ment oxymorique de la théorie de la relativité ?
Françoise Balibar a insisté sur cette question dans un séminaire tenu en
 à l’Institut d’astrophysique de Paris. À ce propos, elle note le carac-
tère apparemment paradoxal du principe de relativité : « Comme chacun
sait, la théorie de la relativité est une théorie des invariants, ce qui semble,
à première vue, contradictoire avec le mot “relativité”. » Mais, s’empresse-
t-elle d’ajouter, « quoi qu’on en dise, relativité et relativisme ne sont pas
deux notions orthogonales, bien loin de là, et l’idée moderne de relativité
Klee, , p. . Je souligne. Je tiens à remercier Servane Dargnies qui m’a fait connaître ces
propos.
Hentschel, , p. . Je traduis.
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(liée à la théorie des invariants) est une réponse à la question du relativisme
qui traverse et hante toute l’histoire de la physique, de Galilée à Einstein,
et peut-être même de Protagoras à nos jours. »⁴ Ce qui peut donner assise
au développement des deux thèses opposées au sein des deux théories de
la relativité semble donc se centrer, si l’on suit Françoise Balibar, autour
de la notion d’invariant, et autour du choix du terme de relativité qui,
dans une perspective de philosophie du langage, peut porter à confusion.
Celle-ci conduit les postures qui sont privilégiées par l’une ou l’autre des
parties. Elle s’accompagne aussi, semble-t-il, d’un débat sur la prétention
d’une théorie scientifi que à être vraie, et sur ce que signifi e être vraie pour
une théorie. L’objet de ce propos n’est pas de prouver le relativisme de la
relativité, ou au contraire son mécanicisme, mais de montrer qu’à travers
le questionnement sur des concepts d’invariance, de relativité et de vérité,
la valeur d’explication⁵ accordée à une théorie change de donne radicale-
ment : qu’est-ce qu’une théorie doit dire du monde, et qu’est-elle en mesure
de dire ? Ce qu’apporte dans le débat la relativité est un « ni-ni » : la science
n’est pas un système achevé et parfait en puissance, une connaissance abso-
lue du monde, qui serait l’équivalent de celle de Dieu (comme l’envisageait
Laplace), mais elle n’est pas non plus une connaissance particulière reposant
sur la perception singulière du monde à partir d’un observateur. La contro-
verse qui, dans les années vingt, opposa les tenants d’un certain relativisme
(ou, pour reprendre l’expression privilégiée par Bachelard, d’une certaine
relativation), comme Léon Brunschvicg, à des néothomistes comme Gas-
ton Rabeau, illustre toute la diffi culté que peut représenter le passage d’un
système du monde à un autre. Le problème du nom, celui de l’invariance
et de la valeur d’explication du concept de relation et celui de la vérité et de
la référence sont, à nos yeux, les plus révélateurs de ces problèmes posés par
la relativité aux contemporains d’Einstein, à commencer par la peur – ou la
satisfaction – de voir avec elle s’imposer un relativisme qui renouvellerait de
manière radicale la façon dont la science peut envisager le réel.
Idem. On pourrait légèrement modifi er les propos de Balibar en insistant davantage sur l’idée
que la théorie de la relativité se veut une réponse au relativisme.
Le concept de valeur d’explication a été défi ni par l’historienne des sciences Evelyn Fox Keller
dans son ouvrage Expliquer la vie (, Gallimard) : « J’affi rme que la description d’un phéno-
mène a valeur d’explication si, et seulement si, elle répond aux besoins d’un individu ou d’une
communauté. L’enjeu est donc de comprendre les besoins auxquels répondent les diff érents
types d’explication. Bien sûr, les besoins varient, et c’est inévitable : ils varient non seulement
avec l’état de la science à une époque donnée, avec les possibilités technologiques, sociales et
économiques locales, mais aussi avec des préoccupations culturelles plus vastes. » (p. )
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Le problème du nom
Dans La déduction relativiste, publiée en , Émile Meyerson souligne
l’ambiguïté fondamentale de la notion de relativité. Le philosophe – dont
Einstein disait qu’il était celui qui avait le plus lucidement interprété sa
théorie – retrace les grands traits des croyances portées par le terme :
L’on peut même trouver qu’à ce point de vue le nom sous lequel la théorie est
connue n’est pas très heureusement choisi. En eff et, comme nous l’avons dit au
début de ce chapitre, ce nom est susceptible de faire naître la croyance que, dans
la nouvelle conception, l’existence du réel serait elle-même conçue comme étant
relative à autre chose et notamment, bien entendu, à la conscience. (Meyerson,
, p. )
Chez les néothomistes, le problème est aussi souligné : dans un article d’An-
thémar d’Alès, publié en  dans la revue jésuite Études⁶, l’auteur pres-
sent qu’un malentendu va apparaître, que la théorie de la relativité risque
bientôt d’être interprétée, à tort, comme un « relativisme ». Dans quelle
mesure cette théorie laisse-t-elle place à cette ambiguïté et, éventuellement,
l’entretient ?
Rappelons tout d’abord que dans le cadre des travaux d’Einstein, la
relativité est un concept avant tout opérationnel. En cela il qualifi e le mode
d’accès eff ectif à une grandeur cinématique, et désigne ainsi la procédure
par laquelle une quantité physique est défi nie expérimentalement. Cette
défi nition de la relativité comme procédure ne va pas de soi, et continue à
entretenir la confusion que soulignait Meyerson. Dire de la relativité qu’elle
est une procédure, c’est déjà, en quelque sorte, « ouvrir la boîte de Pandore »
et faire de ce qui qualifi e une procédure la procédure elle-même (le relati-
visme n’étant autre chose qu’une procédure). Les physiciens n’échappent
donc pas non plus à cette ambiguïté : elle n’est pas réservée à ce que l’auteur
de La déduction relativiste appelle le « sens commun ». Mais ce terme a beau
être ainsi défi ni, on peut considérer que cette confusion fut historiquement
entretenue, entre autre par Michelson, qui utilisa le terme de relativité pour
désigner ce que pouvait être le mouvement de la terre par rapport à l’éther
en repos – esquissant de fait un premier principe de relativité de l’espace.
Au-delà de cette utilisation du terme « relativité » pour désigner un rapport,
ou de cette volonté de rompre avec le traditionnel point de vue newtonien,
qu’on peut considérer a posteriori comme une raison susceptible d’expli-
Cité par Klein, , p. .
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quer cette confusion, le problème du lien entre relativité et relativisme se
pose peut-être encore plus radicalement au sein même des écrits des pères
de la théorie, et notamment chez Poincaré.
Françoise Balibar⁷ souligne que Poincaré, qui est à l’origine de l’utilisa-
tion régulière de l’expression « principe de relativité », avait manifestement
en tête l’idée d’un relativisme (de la connaissance en particulier) ; la ques-
tion de la relativité de l’espace chez Poincaré est à cet égard intéressante parce
qu’il emploie la « relativité » en un sens qui n’est pas celui de la théorie de la
relativité. Ainsi, dans le chapitre qu’il consacre à la notion d’espace dans La
valeur de la science, Poincaré explique que si tous les objets du monde se dila-
taient simultanément, nous ne pourrions nous en rendre compte, puisque
nos instruments de mesure grandiraient simultanément, à condition qu’à
chaque objet du premier monde corresponde dans le second un objet de
même nature placé au point correspondant. Il en conclut que « quand on
parle de relativité de l’espace, on ne l’entend pas d’ordinaire dans un sens aussi
large ; c’est ainsi cependant qu’il conviendrait de l’entendre » (Poincaré, ,
p. ). Dans le cadre de ces deux mondes, le nôtre sera doté de droites eucli-
diennes, le monde dilaté appellera « droite » des courbes. Néanmoins, ajoute
Poincaré, si les propriétés de ces droites du monde dilaté sont les mêmes,
par rapport au monde et par rapport au mouvement perçu, que les droites
de notre monde, et leur géométrie une géométrie euclidienne, il n’en reste
pas moins que ces droites ne seront pas nos droites. En d’autres termes, si les
schèmes de connaissabilité sont les mêmes d’un monde à l’autre, le monde ne
l’est pas forcément. La connaissance est relative au sens traditionnel du terme
en ce qu’elle est un regard jeté sur son propre monde et sur un ensemble de
rapports. Le regard évalue donc des rapports et non pas les choses en réalité :
« Si nous voulons, conclut-il, à toute force proclamer qu’ils [les habitants
du deuxième monde] se trompent, que leur droite n’est pas la vraie droite,
si nous ne voulons pas confesser qu’une pareille affi rmation n’a aucun sens,
du moins devrons-nous avouer que ces gens n’ont aucun moyen de s’aperce-
voir de leur erreur » (ibid., p. ). Et pour prolonger ce que dit Poincaré, en
d’autres termes, nous non plus.
Dans l’expression « principe de relativité », on peut donc considérer que
se trouvent les germes d’une confusion possible entre relativité et relati-
visme. Ces germes sont entretenus ensuite, dans la mesure où l’expression,
reprise et popularisée par des philosophes comme Brunschvicg, conduit
Je tiens à remercier Françoise Balibar, qui a relu cet article et m’a fait part de ses recherches sur
Poincaré et l’origine du principe de relativité.
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