Journées de réflexion organisées par l’association A Double Sens les 2 et 3 juillet 2010 à la Maison des Métallos en partenariat avec la Maison des Métallos et Arcadi Actes réalisés par Sarah Behar, Lucie Combes et Pauline David de l’association A Double Sens avec le soutien de la Fondation Réunica. Arts participatifs, partageons l’état de l’art ! ► C’est dans un esprit de dialogue et de transmission que la Fondation Réunica soutient les actes des Rencontres A°Double Sens de juillet 2010. Elle souhaite contribuer à la mise en visibilité du phénomène des Créations partagées. Elle prolonge ainsi son engagement financier sur nombre de créations dans le cadre de l’axe « Partager l’art, transformer la société » initié par la Fondation de France. Trop peu d’entre nous le savent ! Loin de la « culture de masse », des artistes professionnels s’impliquent et impliquent des personnes de 7 à 77 ans - et bien plus ! touchées par des difficultés de tout ordre, parfois très éloignées du monde de la culture. Ils recueillent leur histoire, leur intime, leur imaginaire. Ils les placent au cœur de processus de créations artistiques qui revêtent des formes variées : théâtre, cinéma, danse ou concert, lecture, défilé de mode, peinture, chant. La Fondation Réunica s’intéresse particulièrement à ces projets de créations partagées car ils sont porteurs de mieux-être, voire de transformation : l’un y gagne en autonomie, l’autre en confiance. Ces arts stimulent des potentiels insoupçonnés, font jaillir ce qui rassemble, élargissent le champ des possibles. Ils sont à même de « réveiller le désir » de ceux chez qui la force de vie s’est parfois évanouie. Fertiles et généreux, ils ouvrent les portes de la rencontre, de la transmission, du non-jugement, du vivre ensemble et aussi celles de la Culture, cet immense patrimoine dont beaucoup d’entre nous se sentent encore exclus. Quels sont les facteurs de réussite ? Que nous disent ces expériences ? Comment sont-elles reçues par le public ? C’est tout ce savoir accumulé au fil d’aventures éminemment humaines que la Fondation Réunica a à cœur de voir partagé et enrichi. Puissent ces rencontres animées par Florence Castera, spécialiste du sujet, y avoir contribué et ces actes en conserver la trace ! La Fondation Réunica espère ainsi sensibiliser de nombreux acteurs culturels et sociaux (artistes, institutions, intervenants…) et les encourager à explorer cette voie. En soutenant des projets participatifs qui s’appuient sur une pratique culturelle et artistique à destination des personnes fragilisées, le mécénat de la Fondation Réunica rappelle le droit au beau, à la dignité et à l’excellence pour tous avec cette conviction sans cesse renforcée : « Faire du bien à l’esprit, ça fait du bien à la vie ! » Éliane Hervé-Bazin Déléguée générale de la Fondation Réunica Sommaire : Introduction générale ................................................................................. 5 QUELLES IMPLICATIONS ESTHÉTIQUES ? .......................................................... 9 I. Un positionnement d’artistes : 1. Des parcours hétéroclites 2. Un enrichissement de la pratique artistique 3. Un positionnement artistique et personnel II. Un travail à part : 1. Faire "avec" ce qu’apportent les "non-professionnels" 2. Donner de la valeur III. Processus vs œuvre : 1. Quel rendu ? 2. Quels publics ? VERS UNE TRANSFORMATION DES MODES DE PRODUCTION ARTISTIQUES ET CULTURELS ? ........................................................................................... 20 I. La question du partenariat ou comment travailler ensemble ? 1. Parler la même langue 2. Partager les mêmes objectifs ? II. L’économie de ces projets 1. Des projets transversaux 2. Des projets risqués et longs 3. La nécessité de trouver des financeurs pluriels et pérennes III. Face à leurs spécificités, quels dispositifs sont à réinventer pour valoriser et mettre en œuvre ces projets ? 1. La médiation 2. La mutualisation des expériences, les réseaux 3. Des nouvelles formes de diffusion et de médiatisation PROJETS PARTICIPATIFS : UNE RÉPONSE Á DES ENJEUX SOCIO-ÉCONOMIQUES ? ..... 29 I. Contre une segmentation des personnes et des compétences 1. Provoquer des rencontres, faire bouger les lignes de la représentation 2. Mettre en complémentarité, faire bouger les lignes dans le travail 3. Révéler des compétences II. Une préparation à la participation citoyenne ? 1. Donner les clés pour plus d’implication citoyenne 2. Préparer à la gestion participative des biens communs ? ET APRÈS ? ..............................................................................................38 I. Des impacts qualitatifs très forts, à la fois individuels et collectifs 1. Reconstruire des vies 2. Mieux vivre ensemble 3. Participer à la construction d’un projet de société plus large II. Les limites de l’évaluation des projets 1. De l’urgence d’élaborer des critères de référence pertinents 2. Médiatisation et instrumentalisation 3. Les effets psychologiques sur les participants : un risque à prendre ? Conclusion générale .................................................................................. 45 Bibliographie ............................................................................................46 Liste non exhaustive de réseaux et structures de mutualisation...........................47 Remerciements.........................................................................................48 4 Introduction générale Pourquoi réfléchir interactifs ? aux arts participatifs et L'introduction des nouvelles technologies dans notre quotidien a transformé notre rapport au monde et à la création. Avec Internet, l'interactivité est donnée comme essentielle en tant qu'elle permet l'expression de tous. Apparaît alors le paradoxe d'une société dont les membres sont actifs dans leur rapport aux nouvelles technologies alors qu’ils sont souvent maintenus dans un rôle de simples récepteurs dans les lieux culturels « traditionnels ». De nouveaux processus artistiques apparaissent néanmoins où l’artiste n’est plus seul créateur et où il s’investit dans des projets sociétaux. Parallèlement, de nouvelles économies et de nouveaux modes d’organisation se mettent en place qui vont vers plus de mutualisation et une plus forte collaboration entre différents secteurs d’activités. Il y a là un enjeu crucial pour les années à venir : cette implication croissante de tout un chacun dans les processus créatifs et les ponts construits entre acteurs économiques, sociaux et culturels ne sont-ils pas les marques de profondes mutations futures dans nos sociétés ? La prise en compte de ce que les arts participatifs et interactifs représentent en termes "d'émancipation" apparaît nécessaire et doit être encouragée. Ainsi paraît-il opportun d'ouvrir le débat sur les questions "d'interaction" et de "participation" sous l'angle du public, dans les différents champs de création actuels : quels sont les enjeux de la participation des publics à la création ? quelle vision de notre société ces pratiques portent-elles ? Pourquoi des Rencontres ? Nous souhaitions valoriser des initiatives souvent isolées et contribuer à mettre en relation les professionnels des différents secteurs. Beaucoup d’entre eux cherchent à enrichir leur pratique et ne disposent pas toujours de temps de réflexion et d’échange sur celle-ci. Des rencontres étaient l’occasion d’amener les différents acteurs des projets participatifs et interactifs à s’interroger sur leur travail, au-delà du simple témoignage. Elles ont été conçues autour de problématiques et invitaient les participants à réfléchir sur les enjeux globaux liés à ces pratiques. Comment se sont-elles déroulées ? Nous avons pensé ces Rencontres comme un moment d’échange. C’est pourquoi nous avons souhaité que la réflexion ne soit pas uniquement destinée aux professionnels. Un cycle de rencontres-spectacles a ainsi été organisé en amont des Rencontres afin que les publics et les participants formulent leurs impressions et questionnements sur l’expérience participative ou interactive vécue. ► Les ► Le Rencontres des 2 et 3 juillet 2010 : Les deux demi-journées de débats ont été organisées à la Maison des Métallos afin de confronter les différents points discutés lors du cycle et mettre en lumière des artistes, lieux et œuvres interactives et participatives. cycle : Du 18 avril au 29 juin 2010, cinq rencontres-spectacles ont été menées dans différents lieux d’Île-de-France autour des projets suivants : Le vendredi 2 juillet : Participation et interaction : des mutations esthétiques et une reconfiguration de la filière culturelle ? *14h-16h : Quelles implications esthétiques ? *16h-18h : Vers une transformation des modes de production artistiques et culturels ? - Dale Recuerdos XXI (Je pense à vous) de Didier Ruiz – Le 18 avril 2010 à la Maison des Métallos Théâtre participatif - Allons z’en France du Collectif DAJA – Le 17 mai 2010 au WIP-Villette Théâtre et danse participatifs Le samedi 3 juillet : Démarches participatives et interactives dans la société : enjeu local ou enjeu global ? *14h : Lecture de Marie-Pierre Bésanger *14h30-16h30 : Projets participatifs et interactifs : une réponse à des enjeux sociopolitiques ? *16h30-18h30 : Et après ? - Théâtre forum autour de « Victor ou les enfants au pouvoir » par le Théâtre de l’Opprimé et un groupe de comédiens amateurs – Le 22 mai 2010 au Théâtre de l’Opprimé Théâtre interactif et participatif Pour rendre l’ensemble plus participatif, les séances se sont déroulées sur le modèle suivant : un chercheur a fait une courte communication, des extraits vidéo rendant compte de projets ont été diffusés, le sujet a été posé par Florence Castera et les intervenants, et la discussion s’est engagée immédiatement avec la salle. - Mon corps mon lieu avec Thierry Thieu Niang – Le 29 mai 2010 à Maison du Temps Libre de Stains dans le cadre des Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis Danse participative - La web radio du Vent se Lève !, Radio 10 de l’association « Un Sourire de toi et j’quitte ma mère » et Lecture(s) de Bouche(s) de Patrick Fontana – Le 29 juin 2010 au Vent se Lève ! Projets participatifs (web radio / poésie) L’ensemble de ces Rencontres a été animé par Florence Castera, consultante en ingénierie de projets dans les domaines de la culture, de l’éducation et de l’insertion pour A faire, à suivre. 6 formes très particulières s'appuient sur ce type de réflexion, parmi eux: le théâtre d'improvisation, le théâtre forum, le théâtre d'intervention, le théâtre invisible. Très utilisées pour sensibiliser des populations à des questions de société, certaines de ces formes ne sont pas considérées comme réellement artistiques. Ainsi, si les arts de la rue s'inscrivent souvent dans une relation toute particulière avec le public, ce dernier est souvent utilisé comme support pour permettre à l'artiste de faire la démonstration de sa virtuosité ; l'œuvre varie légèrement selon les publics, mais ceux-ci n'interviennent pas réellement dans le processus de création. Avant de rendre compte des discussions qui se sont engagées durant les Rencontres A Double Sens des 2 et 3 juillet 2010, il nous paraît utile de préciser ce que nous entendons par "interaction" et "participation". Interaction: action réciproque (action/réaction/interdépendance)1 L'interaction est un processus par lequel différentes entités s'influencent réciproquement. Ce terme est employé dans plusieurs domaines comme la physique et les sciences sociales pour désigner un même processus qui suppose la mise en contact de sujets, d'objets ou de phénomènes qui agissent de manière non linaire les uns envers les autres et se modifient réciproquement. Les interactions sont de diverses formes ; les plus évidentes sont les interactions verbales ou physiques. Elles sont aussi de différentes natures, selon les sujets engagés, c'est-à-dire qu'elles varient qualitativement et dans leur substance selon les publics (douces, violentes, conflictuelles, symbiotiques…). Dans le domaine de l'art, l'interaction est principalement pensée en termes de secteurs ; on parle notamment d'interaction entre la musique et le théâtre, entre la vidéo et la danse. Pourtant ce terme rend compte d'un processus humain, que l'on tient traditionnellement pour acquis dans le domaine du spectacle vivant et qui pourtant est sans cesse questionné par la frontalité institutionnalisée qui sépare le public de la scène. L'intérêt que représente une réflexion sur cette notion réside dans le fait qu'elle suppose un questionnement sur la place du spectateur comme individu et du public comme collectif. En effet, l'interaction en art signifie la mise en contact du public (comme groupe ou individu) et du créateur, des interprètes ou de l'œuvre qui nécessairement, dans ce processus, se transforme, s'adapte. Le public réagit, participe, et l'œuvre se modifie à son contact. Cela suppose une part d'imprévu, une capacité d'improvisation des artistes dans certains cas, et une attitude plus dynamique du public qui s'approprie l'espace d'expression et construit avec l'artiste une œuvre toujours renouvelée. Bien entendu, la question n'est pas de nier les liens qui existent entre le spectateur et l'œuvre par le regard et l'attention que le premier porte au second, elle n'est pas de nier l'aspect actif du spectateur dans sa position frontale à l'œuvre, mais de se pencher sur les nouvelles pratiques des publics avec l'apparition des nouvelles technologies et les moyens employés pour les intégrer dans les modes de création. Il s'agit de penser un art autre, qui implique d'une manière plus évidente les spectateurs dans la réflexion de l'artiste, dans la création. On connaît fort bien des installations interactives qui ne mettent plus en interaction des artistes et un public, mais un spectateur et une technologie (on parle alors plutôt d'interactivité) ou plusieurs spectateurs et une technologie, situation qui crée un nouveau rapport entre l'œuvre et le public mais aussi, au sein même du groupe "public", entre les entités "spectateurs". Il est en revanche moins évident de trouver cette interaction avec le public dans le spectacle vivant. Des 1 Définition issue du Robert de la langue française 2006. 7 quartiers dits « difficiles ». Les artistes ont donc dans ce cas pour mission de « redonner la parole », à ceux qui sont souvent exclus de la société notamment par leur statut social et leur origine géographique. La participation des citoyens à un projet artistique en lien avec un problème de société plus ou moins grave peut faire craindre un risque d’instrumentalisation des artistes, et de récupération des projets participatifs à des fins politiques. Mais ce serait oublier que les artistes travaillent sur l’humain, font émerger une parole peu sollicitée habituellement et qui peut se révéler assez encombrante pour les décideurs politiques. Participation : action de participer à quelque chose ; son résultat. Droit de regard, de libre discussion et d'intervention des membres d'une communauté.2 La participation désigne des tentatives de donner un rôle aux individus dans une prise de décision affectant une communauté. Cette notion s'est appliquée à plusieurs champs distincts. L’art dit «participatif» ne se revendique pas comme un mouvement ; il s’agit plutôt d’une manière de penser l’art et de le mettre en œuvre, en recherchant une véritable rencontre avec l’autre, qui fut – ou non spectateur d’une œuvre et qui est amené à prendre une part beaucoup plus grande au processus de création. A ce titre, et tout en ayant cette crainte d’être instrumentalisés à des fins politiciennes, les artistes du participatifs se revendiquent parfois d’un mouvement politique au sens large : les citoyens, souvent oubliés par leurs élus, ont la possibilité de s’exprimer publiquement, ou plus exactement chacun peut voir sa personnalité reconnue comme unique, valorisée comme telle et non plus fondue dans la masse du « public ». De la même façon qu’Internet a révolutionné la manière de produire et de recevoir l’information journalistique et que l’on parle de « démocratie participative », de « journalisme participatif », etc., les mondes de l’art font de plus en plus participer de non-professionnels aux processus de création pour que leurs voix soient reconnues et entendues. L’art participatif implique son public dans la création de l’œuvre et dans sa représentation3, conférant ainsi un nouveau statut à l’œuvre, au spectateur et à l’artiste. A travers cette participation, celui qui n’était qu’un spectateur non-artiste n’est plus devant l’œuvre, en tant que «regardeur», mais bien dedans. Il est chargé d’y inscrire l’empreinte de sa personnalité, de sa singularité, de façon à changer profondément l’œuvre par rapport à ce qu’elle aurait pu être sans lui. L’action aléatoire du public que présume la forme participative nécessite une évolution du statut d’artiste : il peut être amené à partager la conception de son œuvre, à organiser l’action des participants, à déléguer tout ou partie de la restitution finale. Avant même d’être confronté à la réaction d’un public classique, l’artiste doit se confronter aux actions, propositions et réactions des participants qui s’approprient le projet par leurs subjectivités. Les formes participatives sousentendent presque toujours une certaine dépossession de l’œuvre pour l’artiste, ce qui amène un risque pour lui de ne pas reconnaître son projet une fois celui-ci terminé. Le point commun que nous établissons entre art participatif et art interactif est la possibilité pour les participants de modifier l’œuvre, d’y imprimer leurs personnalités. La différence entre les deux réside dans la temporalité de chaque forme : alors que l’art interactif fait intervenir un public, le temps d’une représentation, l’art participatif construit une œuvre à plus long terme (de quelques jours à plusieurs années) avec des personnes issues de divers horizons. Depuis plusieurs années, de nombreuses collectivités territoriales ou organismes sociaux font appel à des artistes pour les aider à gérer un problème de société sur un territoire donné, en particulier sur des 2 Définition issue du Robert de la langue française 2006. Lorsqu’on parle d’arts participatifs, la notion d’œuvre -comme celle de public- fait l’objet de nombreuses discussions qui seront développées plus tard. Si nous avons choisi de parler d’œuvre ici c’est pour poser les bases d’une réflexion dans les termes usuels du champ de l’art afin de mieux souligner les enjeux du participatif. 3 8 QUELLES IMPLICATIONS ESTHETIQUES ? ► INTERVENANTS : de l’art de participation depuis l’époque moderne, Christian Ruby montre comment la manière d’aborder l’œuvre révèle les différentes façons de poser la question du référentiel commun. « Toute perspective artistique pose le problème global du « commun » de référence (dans le spectacle, et pour le spectacle) », explique-t-il. Christian RUBY : docteur en philosophie, enseignant, chargé de cours sur le serveur audiosup.net de l'Université de Nanterre (Paris 10), et chargé de cours à l'antenne parisienne de l'Université de Chicago. Didier RUIZ : metteur en scène et directeur artistique de la Compagnie des Hommes. Géraldine BENICHOU : metteure en scène et directrice artistique du Théâtre du Grabuge. Marie-Pierre BÉSANGER : metteure en scène et directrice artistique du Bottom Théâtre. Laurence PETIT-JOUVET : réalisatrice de documentaires, elle a mené le projet participatif « Correspondances » Dans le cas d’un tableau représentatif classique comme la Joconde, le spectateur est placé dans une position de contemplation. Il se situe à une juste distance du tableau et reçoit, seul, la "création" artistique selon le présupposé du sens commun à faire valoir pour tous. Dans le cas d’une œuvre d’art d’avant-garde moderne, comme un readymade, le spectateur devient "regardeur". « La multiplicité des spectateurs possibles est collectivement poussée vers des exercices d’une (autre) sensibilité qui, à l’encontre des esthétiques du goût s’appelle "expérience". L’œuvre fait l’objet d’une pratique ou d’une participation du regardeur, non d’une contemplation. » Dans ce cas de figure, l’intervention participative sollicite l’idée d’une communauté qui n’est pas et qu’il convient de fabriquer. Dans un troisième cas, c’est la notion d’interférence qui préside. Extraits diffusés : Correspondances, film réalisé par Laurence Petit-Jouvet Captation de la pièce Pose ta valise mise en scène par Géraldine Benichou « Une très intime conviction me conduit à souligner que le champ des arts n’est pas le terrain de la paix esthétique que certains veulent y voir, simplement parce qu’ils réfléchissent encore les arts au miroir du décoratif et du ludique. Rien n’est plus délibérément absurde que de croire que les formes artistiques se juxtaposent seulement alors qu’elles se fondent sur des présuppositions qui excitent des vitalités antagonistes. L’histoire de l’art est justement tissée de ruptures et de conflits autour des règles de l’art. Les oppositions entre les genres, les supports ou les partis pris artistiques ne sont jamais réductibles à de simples choix de sensibilité. Ce sont toujours des puissances d’impulsion qui sont en jeu et des rapports aux formes de la communauté »4. «Tel artiste d’art contemporain vient s’adresser à nous pour nous entraîner, nous public, à dialoguer entre nous autour d’une proposition que l’artiste nous fait, afin de servir de déclencheur. [...] Ce n’est plus ni affaire de goût, ni affaire d’expérience, mais affaire d’exercice de soi (dans le rapport aux autres). L’œuvre disparaît aussitôt après. Parfois même l’œuvre est sans objet et sans spectateur ».6 C’est avec ces considérations que Christian Ruby a choisi d’introduire le débat sur les implications esthétiques des arts de la participation5. Il existe divers parcours de spectateurs. En retraçant rapidement l’histoire L’interférence en art contemporain a « pour point d’appui l’idée d’une communauté faite qu’il convient de refaire à partir d’exercices de soi ». On parle ici souvent de "spect-acteur". 4 Ce que Jacques Rancière appelle le « partage du sensible », dans le livre éponyme (Paris, La Fabrique, 2000). 5 Christian Ruby travaille sur la notion de spectateur. L’expression “les arts de la participation” ou “arts de participation” renvoie à tout art impliquant des “spectateurs”. 6 Mélik Ohanian, Œuvre sans public, 2005 : Invisible Film, film projeté dans le désert sans écran, mais filmé lui-même et ce deuxième film est projeté en salle ; Loris Gréaud, Palais de Tokyo, 2007. 9 « en faisant éclater les formes et en dénonçant les esthétiques du "point du sujet" et de la création, [il] attend des œuvres, des actions et des manifestations artistiques qu’elles travaillent avec des "acteurs non professionnels", s’ouvrent à de nouveaux publics, de nouveaux lieux de l’art, qui cessent de se définir par la clôture sur soi et donnent lieu à de multiples discours esthétiques inédits. » 8 Enfin, Christian Ruby évoque la question des arts de rue et de la logique des flux, celle-ci restant ouverte : « la question reste celle du rapport envisageable entre la foule et un public, celle du mode de structuration opéré par le spectacle urbain ». La rue présente la spécificité d’être un lieu ouvert où circule tout type de personnes. Dans ce contexte, il est en effet difficile de penser la relation aux spectateurs car si certaines personnes viennent assister à une performance, déambulation ou autre spectacle, d’autres ne font que passer qui s’intéresseront ou pas à ce qui est donné à expérimenter ou à voir. Dans la foule, des personnes peuvent être ou devenir des spectateurs. Ils peuvent l’être par hasard, temporairement, puis retourner dans le flux de la foule. Dans ce contexte, le public n’est pas un groupe de personnes bien défini ; il se définit en étroite relation avec le mouvement de la foule qui arpente l’espace urbain. C’est pourquoi la question se pose : comment s’articulent la foule et le public ? Avant de laisser place au débat, Christian Ruby souligne le risque pour les pratiques participatives de tomber dans la pratique ludique, l’artiste devenant « animateur institutionnel ». Ce qui se pose ici, c’est à la fois le positionnement de l’artiste et les implications que cela a pour la pratique de spectateur. Le rapport frontal, contemplatif à l’œuvre étant bouleversé par les arts impliquant des "non-professionnels" au sein même des processus de création, nous avons souhaité questionner des parcours d’artistes, voir comment ces pratiques s’inscrivent dans leur démarche et nous interroger sur la notion d’œuvre et de processus. Quelle place ont les créations dites "participatives" ou "partagées" dans les champs de l’art ? Qu’implique ce travail de création entre des artistes et des "non-professionnels" dans les mondes de l’art ? Et, comme le formule Thomas Cepitelli, chargé de développement au Théâtre de l’Opprimé, « que produit l’artiste s’il ne produit pas d’œuvre ? » Après avoir présenté ces différents rapports du spectateur à l’art, Christian Ruby se concentre sur les « grandes heures » de la participation, à savoir celles des avant-gardes du début du XXe siècle et celle des années 1960-1970. Il note que : « l’audace des mouvements artistiques révolutionnaires aura été de déclencher des processus qui s’attaquaient à l’idée classique d’un public unique et homogène ainsi qu’au rapport de représentation. Le renouvellement de ces pratiques dans les années 1960 a érigé la participation en modèle de travail [...]. L’impératif en tout cas est bien celui de la participation critique, devant d’ailleurs conduire à une prise de conscience politique ».7 Il observe : d’un côté, l’art de participation se bâtit sur une contestation des mœurs esthétiques classiques et dénoue « l’autorité immédiate de l’œuvre classique » ; de l’autre, 8 Gaëtanne Lamarche-Vadel, La gifle au goût public... et après ?, Paris, éditions de la Différence, collection "Les Essais", 2008. Dada, le Bauhaus, les happenings, les events ont déconstruit les formes du goût, du public et même de l'art en réinventant de nouveaux processus de création. Et après ? Sur fond de "déclin du public", la commande publique a ressurgi augmentée d'un rouage : les médiateurs chargés d'ajuster la création à la réception, ou, au contraire, le public à l'œuvre. Cependant des artistes, partant du même constat, ne se contentent plus de faire œuvre dans un espace public institutionnel et engagent des pratiques artistiques et conceptuelles créatrices de nouvelles façons d'exister avec les autres et avec la ville. 7 Frank Popper, Art, action et participation, l’artiste et la créativité aujourd’hui, Paris, Klincksieck, 1972. 10 DALE RECUERDOS I. Un positionnement d’artistes 1. C’est en 1999, avec cette annonce : « Metteur en scène cherche personnes âgées de plus de 70 ans pour faire un travail sur le thème de la mémoire », que démarre la démarche d’écriture et de mise en scène Dale Recuerdos, une pièce devenue depuis une série constamment renouvelée, chaque fois avec un groupe de 8 à 10 personnes, dans des villes différentes et même à l’étranger. La méthode est toujours la même : au cours d’entretiens individuels, Didier Ruiz recueille un grand nombre de souvenirs dont il sélectionne une partie qu’il soumet à l’approbation de chacun des participants. Rien n’est écrit pour que tout soit toujours "raconté". Didier Ruiz regroupe ensuite les participants et travaille la mise en scène de leurs souvenirs avant de les faire monter sur scène pour les raconter. Ce travail dure 4 semaines. Des parcours hétéroclites Lorsque l’on interroge des artistes sur leur parcours et les raisons de leur travail avec des "non-professionnels", il ressort des réflexions très singulières qui s’inscrivent dans des trajectoires professionnelles et personnelles hétéroclites. Géraldine Bénichou : « j’ai eu envie de voir ce que ça faisait d’inscrire l’imaginaire au cœur du réel » Didier Ruiz : « repenser mon métier d’interprète dans un théâtre dans lequel je ne me reconnaissais plus » Formée à la philosophie, dotée d’un goût particulier pour les histoires, Géraldine Bénichou a souhaité raconter des histoires aux gens pour voir ce qui en résulte. Son passage à une pratique participative a été très progressif. Elle a d’abord investi des lieux à vocation sociale pour raconter les mythes, lire et faire lire des grands textes comme l’Odyssée. « C’était un partage de l’écrit avec la conviction [...] que l’imaginaire produit quelque chose dans le rapport que l’on a au monde ». A partir de ces textes elle montait des spectacles professionnels auxquels elle invitait les personnes avec qui elle avait partagé ces écrits. Rapidement, l’impression qu’entendre ces histoires donnait envie aux gens de se livrer s’est imposée et un nouveau travail s’est ajouté au premier. A partir des mythes, Géraldine Bénichou a travaillé sur l’ « écho intime » que produisent ces récits sur les histoires personnelles de chacun. Restituer les textes issus de ces récoltes a généré une réflexion sur les formes à donner à cette restitution. Ce fut d’abord par des lectures publiques participatives au cours desquels les gens rencontrés lisaient leur histoire et les mythes, puis par des spectacles professionnels à partir des paroles de ces personnes, avant de passer à la mise en scène des auteurs de ces paroles. « J’ai, petit à petit, au gré des rencontres, modifié, inventé des formes différentes, des traces de ces rencontres ». Ici la participation est née d’une recherche personnelle artistique et philosophique sur la question de l’imaginaire et de son impact. Après avoir été comédien, Didier Ruiz s’est attelé à la mise en scène. Avant de lancer, il y a 10 ans, la série Dale Recuerdos (Je pense à vous), il a travaillé la mise en scène « classique », à partir de textes. Aujourd’hui, il a le sentiment d’avoir réellement débuté la mise en scène avec la première expérience Dale Recuerdos (Je pense à vous). Cette forme participative a « amené une réponse à cette recherche de la définition d’un théâtre qui me correspondrait plus, dans lequel je me reconnais plus en tous cas ». C’est en cherchant un sens à son métier que Didier Ruiz est venu aux pratiques participatives. Il continue parallèlement à faire du théâtre avec des professionnels. 11 Les Passerelles du Théâtre du Grabuge Être au contact de la parole de ces personnes, et « d’une présence poétique » l’a décidée à être metteure en scène. Ainsi son positionnement artistique est-il né d’une rencontre et de la volonté de rendre compte de ce qui en ressortait. Les Passerelles sont une programmation de rencontres artistiques en lien avec des lieux à vocation sociale et culturelle sur un territoire donné. Ce sont des formes artistiques ouvertes à la participation des habitants, conçues comme des étapes dans les créations de la compagnie, des temps d’expérimentations artistiques au cœur de la ville et des réalités sociales. Elles prennent la forme de lectures musicales et théâtrales, interprétées par les participants à des ateliers et l’équipe du Théâtre du Grabuge. Ligne de faille Depuis décembre 2004, une équipe artistique réunie par le Bottom Théâtre arpente le pays de Tulle, et plus particulièrement les communes de Lagraulière, Saint-Bonnet Avalouze et Tulle. Des rencontres, individuelles ou collectives, ont permis aux artistes de tisser des liens avec des habitants, d'ouvrir la parole, le regard, de confronter les perceptions. Chaque artiste a disposé de sept semaines de présence sur le territoire et a produit des objets artistiques, films, photographies, phonographies, textes... Un spectacle réunit toute l'équipe et une manifestation rend compte de l'ensemble de la démarche et en rassemble tous les acteurs. Laurence Petit-Jouvet : « au départ c’est une proposition de Claudie Le Bissonnais à Arcadi » Laurence Petit-Jouvet est réalisatrice de documentaires. Dans le cadre des ateliers d’éducation à l’image menés avec Passeurs d’Images, Claudie Le Bissonnais a initié une collection de lettres filmées entre des communautés de diasporas d’Île-de-France et les "gens au pays". L’idée est ainsi venue de proposer à la cinéaste d’ajouter une pièce à cette collection. Il s’agit d’un échange de lettres filmées entre des femmes maliennes de Montreuil et des femmes au Mali. Ce travail a donné naissance au film Correspondances. Il apparaît qu’aucune des démarches exposées ne procède d’une volonté d’engagement politique mais que les hasards des différents parcours ont guidé ces artistes vers des pratiques impliquant des "non-professionnels " et dont le sens s’est construit progressivement. Néanmoins, deux éléments se retrouvent dans plusieurs de ces expériences : le hasard d’une rencontre avec un ou plusieurs individus, la volonté de partager des paroles surgies de ces rencontres. Correspondances Des femmes de la diaspora malienne vivant à Montreuil en Seine-Saint-Denis s'adressent, dans une “lettre filmée” à une personne de leur choix, réelle ou imaginaire. Des femmes de Bamako et de Kayes au Mali s'en inspirent ensuite librement, pour réaliser à leur tour leur lettre “filmée”. Chacune était invitée à parler de son travail, chacune a saisi l'occasion pour dire ce qui est important pour elle. Toutes ont participé aux étapes successives de la fabrication de ces courts-métrages, dans le cadre d'ateliers de création audiovisuelle menés en France et au Mali par Laurence Petit-Jouvet. Cette expérience a duré 3 ans. Marie-Pierre Bésanger : « j’ai pensé que je ne pouvais pas être la seule à recevoir ça ». Marie-Pierre Bésanger a été comédienne et a mené un atelier-théâtre avec des personnes handicapées mentales dans un Centre d’Aide par le Travail. Ce qu’elle a vécu durant ces ateliers a fait naître chez elle le désir de passer à la mise en scène. « Ce qui se passait dans le travail a fait qu’à un moment j’ai pensé que je ne pouvais pas être la seule à recevoir ça, et c’est comme ça que je suis venue à la mise en scène ». 12 2. Un enrichissement de leur pratique artistique dirait [l’homme de théâtre Armand] Gatti : "Faire l’homme plus grand que l’homme". C’est un peu ça la tension commune », précise MariePierre Bésanger. Si les parcours et les motivations des artistes sont très différents, chacun s’accorde sur le fait que ces expériences, pérennes ou ponctuelles, apportent beaucoup à leur pratique artistique. Il s’agit également, de fait, d’une régénération de sa discipline. Vincent Bady, comédien, auteur et directeur du Nouveau Théâtre du 8e à Lyon souligne la nécessité pour les artistes de se déposséder mais dans un sens un peu différent : Se déposséder pour acquérir plus de liberté dans le travail. Le déplacement et l’immersion de l’artiste dans des environnements autres que ceux des mondes de l’art, permet, par le jeu des rencontres humaines, de réveiller des éléments sensibles et de régénérer ainsi la pratique artistique. Que ce soit un moyen pour l’artiste d’être plus libre dans son processus de création, d’accéder plus facilement à une forme de vérité ou que cela le pousse à repenser les formes qu’il donne à son travail, les pratiques participatives sont de véritable terreaux pour les artistes. Elles apportent plus de liberté dans le travail. « Il y a un besoin d’aller hybrider le théâtre ailleurs que là où sont ses repères constitutifs depuis longtemps. [...] Cela me paraît une nécessité vitale pour nous artistes et cela suppose que l’on se dépossède un peu de nos canons.» Porter un regard neuf sur son propre métier Le travail avec des « non-professionnels » est aussi un moyen de reconsidérer les professionnels. Avec Dale Recuerdos, Didier Ruiz a changé et affiné son regard d’humain sur les autres êtres humains. Cela lui permet de « se nettoyer les yeux pour revenir sur les acteurs, de les regarder à nouveau. Cela permet une acuité », confie-t-il. Ce projet participatif nourrit son travail plus "classique" en montrant une palette plus riche de cette humanité qui est tellement difficile à percevoir. A travers Dale Recuerdos, le metteur en scène recherche une spontanéité et une force parfois difficile à retrouver chez des comédiens professionnels qui travaillent à partir de textes. Cette spontanéité passe bien souvent par l’improvisation, ce « mystère de la première fois ». « Didier nous a interdit d’écrire. A chaque fois où l’on a raconté nos souvenirs, nous avons brodé. Il fallait qu’à chaque fois, ce soit comme un premier jet » nous raconte Annette Goldstein lors de la rencontre menée à la Maison des Métallos en avril 2010. En somme, une expérience participative décale le regard des praticiens et enrichit aussi le travail mené avec des professionnels. Pour Marie-Pierre Bésanger : « L’acte poétique a quelque chose à voir avec la dépossession. [...] Moi je ne me sens pas forcément très bien dans les théâtres, en tous cas je ne peux pas y commencer. [...] Pour entrer en art j’ai besoin d’être débarrassée. Avec les personnes les plus démunies [...], j’accède plus rapidement à quelque chose de la grâce, du sensible, à quelque chose de plus immédiat. C’est-à-dire qu’on est ensemble placés tout de suite à l’endroit qui est le fondement de ce qui peut aller vers l’art. [...] C’est d’un accès plus rapide à la vérité. » Il est important de noter ici que le travail s’effectue "ensemble". Pour que quelque chose de riche naisse de ce positionnement, il faut un échange ; l’artiste ne doit être ni vampire, ni voyeur. « C’est aussi le chemin que les gens nous font faire. [...] On voyage ensemble. Comme 13 Les limites de la mise en valeur des singularités dans la fabrique du commun Sur cette question de la fabrique du commun, Vincent Bady s’interroge sur l’intérêt d’un théâtre dans un quartier populaire : est-ce encore un espace possible du commun ? Comment en faire un espace commun ? Comment raconter encore des choses ensemble ? Ces questionnements et le positionnement de ce directeur de théâtre qui mène des actions participatives se posent en réaction à la formule d’Antoine Vitez, "l’art élitaire pour tous". Il considère en effet qu’il faut la dépasser parce qu’elle ne pose pas la question de savoir pourquoi il y a des gens qui ne partagent pas aujourd’hui les espaces communs où l’on raconte des histoires, d’où le sens des théâtres qui vont à la rencontre des personnes habitant le quartier et qui ne sont pas des habitués de ces espaces. 3. Un positionnement artistique et personnel Pour un artiste, il n’est pas toujours facile de faire reconnaître son travail lorsqu’il s’inscrit dans une démarche participative. Il est souvent dénigré ou considéré hors des cadres artistiques. Pourtant il s’agit pour les artistes, que ce soit leur unique mode d’expression ou une forme parmi d’autres, d’un véritable positionnement à la fois personnel et artistique. Trouver sa place en tant qu’homme et en tant qu’artiste Didier Ruiz travaille depuis 10 ans sur Dale Recuerdos et si cette expérience nourrit sa pratique artistique, elle lui donne aussi un sens qui tient à la série. Cela rencontre son intérêt pour la notion de trace, de souvenir. « Cela donne du sens à ma place d’artiste et d’homme dans le monde ». Cette démarche participative forge une réflexion très personnelle sur la place de chacun. Cela dit, cette construction d’espaces communs qui intègrent les singularités a ses limites. Vincent Bady s’interroge également sur le fait de demander aux gens de raconter leur histoire : «à centrer très souvent notre travail de glanage sur des histoires passées ou sur les origines, notamment sur les populations d’origine étrangère, est-ce que, loin de constituer une chose commune, on ne les renvoie pas à leur statut d’étranger ? » En effet, alors que l’enjeu est de construire un avenir ensemble n’est-il pas stigmatisant pour ces personnes d’être sans cesse renvoyées à leur passé et à leurs origines ? La responsabilité artistique : la fabrique du commun Lors de la rencontre organisée au WIP en mai 2010 autour d’Allons z’en France du collectif DAJA, une personne du public avait souligné que le « théâtre a perdu sa fonction citoyenne, l’agora dans laquelle on peut débattre, cette dimension politique. Ce genre de projet renoue avec l’origine du théâtre par nature politique.» Géraldine Bénichou revient sur cette dimension politique du théâtre : « petit à petit j’ai découvert ce que c’était au fond que ma responsabilité artistique. Je crois que ce que j’aimais c’est le théâtre politique ». Petit à petit, son travail prenait sens. En invitant les gens à raconter quelque chose de leur singularité autour d’un mythe, d’une grande histoire, elle fait du théâtre politique. En effet, la question qui se pose au travers de cette expérience est celle du vivre ensemble : « comment aujourd’hui on se raconte à peu près une même histoire, comment on vit dans le même monde sans être dans un effacement de nos singularités ». Ce que recherche Géraldine Bénichou c’est un « air théâtral [qui] continue à inventer un commun, qui affirme des histoires communes et qui en même temps donne une place à des singularités, à des différences. » En ce sens, le travail effectué avec des "non-professionnels" positionne l’artiste dans une démarche symbolique qui agit sur le "partage du sensible", notion développée par Jacques Rancière. 14 manière de travailler avec ces femmes et avec les personnes choisies pour ses films documentaires, à ceci près que pour ce film les femmes sont co-auteures. Elles ont écrit leurs lettres. Le rôle de l’artiste a été, au début, d’ouvrir « l’espace de l’imaginaire ». Le prétexte du travail a permis de toucher à une grande intimité. Les femmes se sont « emparées » de cette opportunité pour s’exprimer. Dans ce travail, il est impossible de savoir à l’avance ce que sera le film. Pour Didier Ruiz le fait de ne pas choisir les gens avec qui il travaille lui interdit d’être dans une demande, il est nécessairement dans l’acceptation de ce qui va advenir. Cependant il insiste sur le besoin d’avoir un cadre bien défini. Cet aspect très "directif" du metteur en scène permet à la parole d’être plus libre et permet aussi de construire une pièce cohérente. Dans un cas comme dans l’autre, il faut se plier à une forme (pièce, film...) qui a ses codes et ses contraintes tout en laissant ouvert l’espace d’expression. II. Un travail à part 1. Faire "avec" ce qu’apportent les "non-professionnels" La disponibilité apparaît être un élément central du travail avec des "non-professionnels". Ne pas avoir d’attentes trop déterminées, laisser émerger les possibles est une nécessité. Cette attitude ne facilite pas la mise en place des projets sous les formats systématiques incluant objectifs et moyens d’évaluation. Cette ouverture aux possibles peut transformer l’idée que se faisait l’artiste du projet et constitue aussi pour lui une contrainte dans le travail. De la difficulté de fixer des objectifs Lorsque l’on met en place un projet, il est convenu de fixer des objectifs. Dans le cas d’expériences qui réunissent des artistes et des "nonprofessionnels" pour travailler sur du sensible, la question se pose d’autant plus qu’elle n’est pas évidente. Éliane Hervé-Bazin, responsable de la Fondation Réunica, souligne la tension qui existe souvent entre la valeur artistique de ces travaux et leur valeur humaine et pose la question des objectifs de l’artiste, même si l’imprévu contenu par essence dans ce type de projet amène parfois à revoir les objectifs fixés initialement. Cette interrogation n’a pas trouvé de réponse mais a permis de soulever la difficulté d’un travail dans lequel l’artiste ne maîtrise pas tout. Pour Laurence Petit-Jouvet, travailler avec des femmes sur Correspondances a été plein de surprises. Il n’y avait pas tellement de différences entre la Faire des choix parfois douloureux Cette part d’inconnu est une contrainte pour l’artiste : « il a fallu que je fasse avec ce qu’elles apportaient, contrairement à mes propres films où il y a un grand repérage et où, en fonction de ce que je trouve, je construis le film » précise Laurence Petit-Jouvet. D’autre part il a fallu effectuer des choix, couper des lettres, des séquences. Malgré l’implication de certaines femmes et l’intérêt que revêtaient leurs lettres, leur travail ne sera pas montré. Il s’agit de décisions difficiles à prendre pour l’artiste d’autant qu’il y a un enjeu humain très fort dans ce type de pratique. 2. Donner de la valeur Les co-auteures de Correspondances : de la dépossession à la satisfaction Malgré les responsabilités de l’artiste vis-à-vis du film, l’implication des femmes n’est pas sans conséquences sur la manière dont celle-ci considère l’objet fini. Pour Laurence Petit-Jouvet il a été difficile de l’apprécier comme elle apprécie ses autres films : « J’ai eu du mal à trouver la distance avec cet objet, cela m’a fait souffrir [...], il y a des moments où j’ai eu du mal à aimer le résultat ; ce n’était pas mon film et en même temps c’était mon film donc c’était très difficile». Ne pas être totalement maître de ce que l’on produit peut faire douter de la 15 qualité du travail accompli même si l’on s’était imposé de garder une « exigence artistique ». C’est avec les retours des femmes et l’accueil réservé au film par la communauté malienne que celui-ci a trouvé sa place pour la réalisatrice : « Les femmes qui ont présenté le film à l’avant-première ont dit des choses que, je pense, les personnages de mes films n’auraient pas dites. Elles ont dit qu’elles s’étaient libérées, autorisées à dire quelque chose et à se dire quelque chose qu’elles ne s’étaient jamais dit ». Au sentiment de dépossession dont faisait part Laurence Petit-Jouvet suit une forme de satisfaction due à l’apport qu’a été cette expérience d’atelier pour les participantes : « je constate que les femmes en sont très fières aujourd’hui ». C’est aussi par l’importance qu’a le film pour les co-auteures, le fait qu’il y ait un avant et un après, qu’il acquiert une valeur accrue pour elle : « une expérience comme ça fait grandir ensemble, on en ressort tous différents ». Et lorsqu’elle aborde la question de la diffusion de ce film, elle y inclut les co-auteures qui, en tant que telles, participent au devenir du film. De son côté, Géraldine Bénichou s’interroge sur ce que signifie l’expression "exigence artistique". Pour la metteure en scène, dire que l’on met la même exigence artistique dans un travail avec des "nonprofessionnels" est une manière de se défendre de quelque chose. Le travail est totalement différent : « Je ne fais pas de sélection [...] je donne des armes pour être au plus près de ce qu’ils sont sur le plateau ». Lorsque Laurence Petit-Jouvet fait référence à l’exigence artistique, elle précise : « il m’a semblé tout de suite indispensable de maintenir un enjeu artistique à cette expérience, de réunir les moyens économiques qui permettaient qu’à la fin on ait un vrai film. Cela m’a pris 3 ans [...] donc effectivement cette expérience est très proche des expériences avec mes films ». La durée et les moyens semblent être des éléments qui participent de l’exigence artistique et donc de la valeur qu’aura un objet artistique car ils contribuent à la qualité de celui-ci en permettant un travail en profondeur à la fois sur le relationnel, la création et la technique. L’enjeu artistique s’adjoint à la notion d’ "exigence". Quel est l’enjeu artistique ? Est-ce qu’il se situe au niveau de l’œuvre ou dans le processus ? Garder la même exigence artistique ? Répondre à la question de la valeur d’un travail artistique mené avec des "non-professionnels" est toujours difficile. Où place-t-on les exigences ? Pour Miguel Borras, metteur en scène au Théâtre du Bout du Monde, l’exigence est celle du parcours : « Je veux que la personne aille plus loin que ce qu’elle a fait la première fois. Je me situe toujours dans ce petit interstice […]. A ce niveau-là c’est l’exigence du parcours. Tout est dans l’interstice : quelle potentialité ? Où elle peut aller ? L’important c’est la rigueur avec laquelle je fais mon travail. Comme pour les comédiens avec qui on travaille : les faire aller plus loin dans la connaissance de soi, de l’artistique et dans le trou noir du "jusqu’où je peux aller" ». 16 III. Processus vs œuvre processus de fabrication, mais elle a une existence autonome ; elle constitue un objet fini qui peut être présenté à un public. Si l’on pose le fait que l’œuvre « est définie comme un produit fini qui peut être possédé » comme l’explique Marc Le Glatin lors du troisième débat des Rencontres (voir ci-après), il convient de s’interroger sur la restitution d’expériences parfois menées sur plusieurs années et qui n’ont pas nécessairement pour finalité de produire un objet. « Il peut y avoir une vie artistique extrêmement riche qui n’a pas pour objectif de réaliser des œuvres finies », souligne Marc Le Glatin. Finie ou en cours, doit-on faire œuvre ? Et quelles implications cela a-t-il en termes de publics ? Doit-on rendre compte de l’expérience vécue ? Et si oui, comment ? Évacuer l’œuvre, rendre compte du processus L’essentiel étant le processus, certains préfèrent en rendre compte sans produire d’objet fini. Patricia Perdrizet insiste sur ce point en mentionnant certains spectacles de piètre qualité qui, selon elle, desservaient le processus au lieu de rendre compte du travail important qui avait été fourni : « J’ai vu des pièces très mauvaises faites avec des sans papiers ou des SDF, et au final ils sont contents d’être allés jusqu’au bout […] mais heureusement que cela ne tourne pas, ce n’est vraiment pas un avantage pour le metteur en scène ni pour les personnes qui ont participé. Mais tout le processus, la rencontre, les déplacements, la considération de leur histoire, si ça a été coécrit avec eux par exemple, c’est cela qui est passionnant. Il faut le faire comprendre autrement ». 1. Quelle restitution ? L’importance de construire un objet ensemble Certains artistes construisent leur travail avec pour objectif de présenter un "objet" à un public. C’est le cas de Géraldine Bénichou pour qui la représentation permet un partage plus large de l’expérience avec un public. Elle souligne également la notion de « construction » commune. Le processus est essentiel mais il faut que les gens construisent quelque chose ensemble ; que du lien se crée entre leurs histoires. La représentation est donc un objet sur lequel travailler ensemble avant de partager avec d’autres cette expérience. L’œuvre est ici considérée en lien avec son Pour Patricia Perdrizet, il ne s’agit pas de créer une œuvre, mais de communiquer sur l’expérience vécue. Durant tout le processus, il faut prendre des photos, faire des films ou encore avoir un graphisme de qualité pour montrer ce qui a eu lieu. Elle insiste sur la nécessité que ces différents éléments de communication soient de qualité de manière à réellement valoriser l’expérience. Pour illustrer son propos, elle se réfère au partenariat que son association a noué avec Arte radio et à la différence qui est faite entre ce qui est diffusable (les créations des réalisateurs) et ce qui ne l’est pas (les créations dans le cadre des ateliers avec les jeunes). Les créations menées dans l’atelier ne seront pas diffusées à la radio même si le travail a suffisamment d’intérêt pour que l’on commande au réalisateur ayant travaillé avec les jeunes une création personnelle autour de cet atelier. 17 Inscrire la rencontre dans l’œuvre La relation à l’œuvre et l’intérêt qu’elle revêt dans ce type d’expérience varie. En tant qu’écrivain, Bruno Allain insiste sur la rencontre qui est au cœur de ce type de projets. Pour lui, l’intérêt est de présenter et représenter la relation entre les êtres. Nous ne nous trouvons plus dans un rapport à l’ego : « dans les résidences, ce qui est décrit dans les textes est toujours la relation, que ce soit fictif ou documentaire ». « La représentation n’est pas simplement pour du beau, cela pose toujours la question d’où ça vient » souligne Marie-Pierre Bésanger. Cela décale la relation au spectateur et pose la question de l’origine de l’œuvre, du processus qui l’a fait naître. Pour Joëlle Naïm, plasticienne, le produit de ce type de travail est « une relation, un être ensemble, un lieu ensemble ». participants au projet se font également relais. Il est important de préciser que mobiliser différents publics qui ne sont généralement pas des habitués des salles de cinéma, de spectacles ou des galeries et musées représente un travail considérable et demande beaucoup d’énergie pour parfois ne donner que de maigres résultats. Le revers d’un tel travail ciblant le public non-habitué est l’absence d’un public plus habitué aux salles de spectacles et non-concerné directement par le projet. Une forte implication des habitants rend-elle le projet incompréhensible pour un public plus large ? Chaque expérience étant très particulière, il est difficile d’apporter une réponse à cette question. On note néanmoins que souvent, un temps d’échange et de rencontre accompagne la restitution afin que le projet soit apprécié dans sa globalité. Correspondances pose la question des destinataires sous un autre angle : doit-on ou non faire parvenir les lettres adressées dans le film à leurs destinataires lorsqu’ils existent. En d’autres termes, est-ce que ce qui est produit doit être révélé aux personnes qui ont motivé cette production ou au contraire est-il plus pertinent que la production se détache de son auteur pour devenir un objet universel, capable de toucher chacun d’entre nous ? La démarche diffère selon que l’on se place dans une démarche ou dans l’autre : d’un côté il y a un objet dépendant de son auteur et de son histoire, de l’autre il y a une œuvre autonome et qui peut donc "tourner" et être vue par tous. Pourtant certains exemples montrent que combiner les publics est possible, ce dont témoigne Eric Chevance en mentionnant le spectacle Bi-Portait Jean-Yves. 2. Quels publics ? Il est difficile d’envisager une restitution sans s’intéresser aux publics auxquels on la destine. A qui souhaite-t-on rendre compte de ces expériences ? Quels en sont les publics ? Quels destinataires ? Qui souhaite-t-on toucher ? La question de la destination interroge parfois. Dans la salle, on s’inquiète de voir tant de projets menés avec des populations issues de l’immigration quand celles-ci viennent rarement dans les lieux culturels et ne se déplacent pas toujours voir la restitution de projets auxquels elles ont participé. Un certain nombre de restitutions de projets se fait néanmoins devant des salles pleines de familles, de proches, de voisins ou de membres de communautés sollicités par des associations locales. Il y a tout un travail de relations avec le public qui se construit spécifiquement autour de ceux directement impliqués dans le projet. Tout tient à la relation établie avec les différents acteurs locaux, les participants et plus généralement les habitants. En effet, les associations qui ont pris part à l’aventure se font souvent relais de l’information, ce qui permet de toucher différents publics. Pour l’avant-première de Correspondances, à Montreuil, un tiers de la salle était composé de Maliens et Maliennes, souligne Laurence Petit-Jouvet. Ces moments de restitution sont organisés comme des moments d’échanges conviviaux avec, par exemple, des repas. Les 18 Quelles attentes des publics ? Eric Chevance, directeur du TNT à Bordeaux et président d’Artfactories/Autre(s)pArts9 insiste sur le fait que chaque public trouve ce qu’il vient chercher. Pour illustrer son propos il fait appel à une expérience qu’il a vécue autour d’un projet de Mickael Phelippeau, danseur et chorégraphe, qui, ayant rencontré le curé de Bègles, a décidé de créer un spectacle avec lui, intitulé Bi-Portrait Jean-Yves. C’est la rencontre entre les deux hommes qui est à l’origine de ce spectacle, et non une envie particulière du danseur de travailler avec un curé. Ce spectacle a été présenté au TNT en avril 2008. réfléchi aux enjeux esthétiques d’un travail artistique mené avec un amateur. Cela laisse penser que la diffusion de ces restitutions est tout à fait envisageable. Bien entendu, tout dépend de la forme qu’ils prennent. Chaque expérience est très singulière et si certains, comme Catherine Regula, font tourner les spectacles s’ils trouvent acheteurs, d’autres n’envisagent pas de les déraciner du contexte de création. Il est intéressant de noter qu’Internet s’avère être un outil efficace pour rendre compte de ces projets et générer ensuite des désirs de programmation. Au-delà de cette question de la diffusion, il reste celle du suivi des projets : comment faire en sorte que les questions qui ont été générées dans les publics continuent d’être interrogées ? « Chacun est venu pour des raisons différentes. Il y avait les spectateurs habitués de notre établissement qui sont venus voir un spectacle de danse […] et puis il y a aussi nos voisins, des gens de Bègles, qui ne sont pas venus voir un spectacle de danse mais qui sont venus voir leur curé […]. Ils ont vu leur curé dans un contexte très différent, parfois même choquant. Ils se sont rendu compte que leur curé était aussi un homme, avec un corps, avec une sensualité, qui pouvait avoir un discours, une parole déconnectée de celle qu’ils ont l’habitude d’entendre. […] » Ici le public vient par curiosité, mais il est amené à décaler le regard qu’il porte sur un homme, peut-être même sur une fonction, puisque Jean-Yves en était déconnecté dans ce spectacle, participant non en tant que curé, mais en tant que personne. La plupart de ces gens ne reviendra pas au théâtre, là n’est pas l’enjeu. « Ce qui est important c’est ce que cela a provoqué chez eux, sur le regard qu’ils portent sur quelqu’un qu’ils pensaient connaître et qu’ils ne connaissaient pas ». Les débats suscités par ces expériences sont également passionnants. Dans ce cas précis, beaucoup de questions se sont posées sur la place du curé : devait-il être là ? Devait-il montrer autre chose que ce que son institution lui demande ? Finalement, les motivations des spectateurs sont différentes ainsi que les questionnements qui s’ensuivent. Si certains ont réfléchi à la fonction de curé, d’autres ont peut-être 9 Artfactories/Autre(s)pARTs est une plateforme internationale de ressources pour les lieux d’art et de culture citoyens. Depuis 2002, elle défend de nouvelles approches artistiques d’appropriation par des populations, qui participent d’un développement culturel local et durable en portant et diffusant à travers l’art des valeurs éducatives et coopératives. 19 VERS UNE TRANSFORMATION DES MODES DE PRODUCTION ARTISTIQUES ET CULTURELS ? ► INTERVENANTS : projet monté, il est souvent impossible de le diffuser, voire de le "rentabiliser" par des tournées, parce que les participants sont amateurs et que ce travail ne constitue pas leur activité principale. Cependant, selon Philippe Henry, ce verrou économique n’est que la conséquence de deux autres verrous : l’un organisationnel, l’autre idéologique. Philippe HENRY : maître de conférences en études théâtrales à l’université Paris 8 – SaintDenis. Eric CHEVANCE : directeur du TNT de Bordeaux et délégué général d’ARTfactories / Autre(s)pARTs Eliane HERVE-BAZIN : responsable de la Fondation Réunica Samir KHEBIZI : directeur de l’association de médiation artistique Les Têtes de l’Art François LORIN : responsable des relations avec le public aux Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis Anne MINOT : anciennement responsable du bureau des pratiques artistiques amateurs au sein du Ministère de la Culture - Un enjeu de construction identitaire personnelle. « Sur le plan idéologique, ces formes non canoniques se heurtent à une conception dominante de l’art développée dans la deuxième moitié du 20e siècle, dans laquelle la convention d’originalité » est mise en avant. Cette convention est liée à l’impératif de la professionnalisation. Enfin, s’ajoute à cela la question de l’excellence artistique. Se libérer de ce référentiel idéologique dont nous avons hérité constitue une réelle difficulté. « Dans l’évolution de nos sociétés, c’est désormais à chacun d’entre nous qu’est enjoint de construire sa propre singularité et sa propre originalité ». Selon Philippe Henry, pour que ces nouvelles pratiques artistiques acquièrent leurs lettres de noblesse, elles ne peuvent continuer à s’appuyer sur ce triptyque idéologique. Ces projets sont le plus souvent interculturels, transversaux et d’une grande richesse, mais ils rencontrent de nombreuses difficultés dans leur développement : l’émergence d’une parole habituellement peu sollicitée et souvent fragilisée, ainsi que le travail avec des professionnels qui ne viennent pas du monde culturel, impliquent un temps de production beaucoup plus long que pour des projets classiques. De plus, une fois le Elles doivent en effet s’en détacher pour passer à un référentiel idéologique fondé sur la convention d’identité, dans laquelle le parcours de chacun est valorisé. Cette nouvelle convention repose sur une conception hétérodoxe de l’art, qui suppose que celui-ci soit questionné au regard des préoccupations sociales, économiques et territoriales. Extraits diffusés : 1’36 (2 jours pour apprendre le solo de Thierry Thieu Niang), projet réalisé dans le cadre de Lieu Commun, à travers des ateliers avec des personnes âgées menés par Thierry Thieu Niang et Jean-Pierre Moulères. Avant-Première, action menée au Théâtre du Gymnase de Marseille, par la Compagnie Souffle (Bruno Deleu) et l’association Les Têtes de l’Art, avec des enfants. Voir la vidéo. Dans son introduction au débat, Philippe Henry souligne combien le contexte économique et politique conditionne la production et la mise en œuvre des projets artistiques participatifs. Selon lui, « ces formes "moins canoniques" de l’art sont les héritières des formes actives de l’éducation populaire et visent à renouveler les mises en interaction entre des artistes professionnels et des populations locales. » Il ne faut pas s’étonner que ces pratiques soient en nombre croissant car, dans un monde en pleine mutation, elles relèvent d’un triple enjeu : - Un enjeu d’expérience artistique - Un enjeu de sociabilité 20 Philippe Henry soutient également que le manque de valorisation de ces projets par les pouvoirs publics, voire même par une partie des professionnels de la culture, a une conséquence à la fois sur le soutien financier qu’on leur accorde et sur leur organisation : la base de l’idéal d’une relation plus symétrique entre professionnels et non-professionnels de l’art. Il met donc l’action culturelle au cœur même du processus artistique et non comme un complément à une œuvre artistique préalablement produite. « Sur le plan [financier], nous héritons d’un système conçu dans une sorte de duo entre l’initiative privée d’un côté et l’initiative publique de l’autre, qui a laissé beaucoup moins de place à un troisième type d’économie qui serait une économie d’initiative privée mais à but autre que lucratif […]. Or tant que nous ne serons pas sortis de cette vision binaire […], les pratiques participatives et interactives n’auront pas un espace suffisant pour se déployer. » Notre rôle à chacun est donc d’affirmer l’importance de ce deuxième pilier et ces nouvelles démarches y participent. Cependant, tant qu’elles resteront l’accumulation d’expériences singulières, il n’y aura pas d’évolution. Philippe Henry insiste sur la nécessité de mettre en commun les démarches, de les valoriser et de construire ensemble un argumentaire commun relevant les enjeux artistiques, sociaux, culturels et économiques de ce genre de projets. Enfin, sur le plan organisationnel, « il y a de réelles difficultés à mettre en place ces dispositifs de coopération entre [différents] acteurs sociaux ». A chaque fois, la question de l’interculturalité se pose car la culture des artistes professionnels n’est pas la même que la culture d’autres acteurs, et plus il y a de partenaires, plus ces projets croisent de cultures. Or, « c’est dans cette confrontation, dans cette interculturalité, dans cet échange […] entre plusieurs identités que se génère le meilleur de ces pratiques ». Cela exige d’autres compétences que l’on ne demandait pas encore aux artistes de la fin du 20e siècle. Se pose ainsi la question de la formation des artistes à ces formes moins canoniques. Après avoir exposé ces difficultés, Philippe Henry plaide pour que le « développement culturel de l’art » ne soit plus appuyé sur un seul pilier mais sur un double pilier : - Le premier pilier prolonge l’héritage de notre passé. Dans le spectacle vivant, il donne la priorité à l’œuvre textuelle mise en scène par des professionnels, même si toute une série d’actions d’accompagnement, de médiation culturelle et de sensibilisation est également mise en place. Ce pilier reste aujourd’hui largement dominant. - Le deuxième pilier, encore oublié par les artistes eux-mêmes et par les pouvoirs politiques, se développe quant à lui sur la base d’une confrontation et d’un croisement permanent entre la culture des professionnels de l’art et « la culture d’autres mondes sociaux, d’autres territoires, d’autres individualités ». Ce pilier se construit également sur 21 pour autant. L’important est surtout que s’établisse une vraie connaissance mutuelle entre ceux-ci ». I. La question du partenariat ou comment travailler ensemble ? Pour Éric Chevance, c’est cette question de la confiance et du respect qui est au centre du partenariat. Il souligne à ce sujet que contrairement à ce que l’on pourrait penser, le milieu artistique n’est pas plus tolérant que d’autres milieux. 1. Parler la même langue Les projets participatifs impliquent souvent une certaine interdisciplinarité et demandent par conséquent des compétences plurielles. Mais travailler avec des partenaires issus de milieux très différents n’est pas toujours aisé : les formations, les démarches et parfois même les objectifs peuvent différer d’un partenaire à l’autre. Pour Éric Chevance, la première chose à faire avant de commencer un tel projet est « d’apprendre à parler la même langue » car « chacun ne met pas nécessairement les mêmes significations derrière les mêmes mots ». Or comment faire du commun avec un langage différent ? En effet, comme le souligne Florence Eliakim, anciennement directrice adjointe d’une MJC à Asnières, « le mépris des "cultureux" envers le socioculturel, et particulièrement envers les maisons de quartier, est encore très prégnant ». Ainsi, la charte culture/éducation populaire, lancée en 1999 par Catherine Trautmann (alors ministre de la culture), a malheureusement été une expérience de courte durée et l’éducation populaire a vite été reléguée à une position très subalterne, avec la complicité de la majorité des professionnels de la culture qui se sont beaucoup défendus de "faire du socioculturel". Or il serait très dommageable que ces pratiques artistiques participatives, à la croisée du champ culturel et du champ social, soient considérées uniquement comme un terrain d’expériences et par conséquent enfermées dans une sous-catégorie artificielle et nécessairement réductrice, faisant des arts participatifs et interactifs une discipline spécifique : « ces expériences sont intéressantes parce qu’elles promettent quelque chose de nouveau [pour l’art] », comme le souligne un participant au débat. Ménager un temps de rencontres en amont du projet semble nécessaire. Sur cette question, Anne Minot se dit favorable aux « formations conjointes » et elle explique, évoquant un projet de danse qui s’est déroulé au sein d’une école, que cela permet à chacun d’apprivoiser le « jargon » de l’autre, ce qui contribue à une meilleure compréhension par le danseur des enjeux pédagogiques et par l’enseignant des enjeux artistiques. Par ailleurs, cette formation a permis également qu’une confiance mutuelle s’établisse entre les différents partenaires. Un glissement qualitatif s’effectue alors dans le cadre même du projet et le renforce. Selon Éliane Hervé-Bazin, « ce n’est pas au nombre de partenaires qu’on juge la valeur d’un projet. Certains projets comptaient de nombreux partenaires mais ne fonctionnaient pas mieux 22 2. Partager les mêmes objectifs... sans perdre sa spécificité d'artiste ? Que ce soit des partenaires financiers ou des partenaires de terrain, les objectifs et motivations de chacun diffèrent nécessairement. En effet, un théâtre a pour mission de produire et de diffuser des œuvres artistiques, un enseignant de transmettre des connaissances à ses élèves, une entreprise de produire de la richesse économique et peut-être de renforcer la cohésion entre ses salariés et le même projet peut répondre à ces multiples objectifs. Anne Minot apporte néanmoins une nuance : selon elle, les partenaires financiers peuvent avoir des objectifs différents, mais les partenaires sur le terrain doivent trouver un ou plusieurs objectifs communs pour que le projet puisse fonctionner. Mon corps, mon lieu – Thierry Thieu Niang et les Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis Depuis quatre ans, Mon corps, mon lieu propose à des habitants d'un même territoire de poursuivre une "exploration corporelle commune de leur ville". En 2009-2010, ce projet d'action artistique s’est déroulé dans deux quartiers de Stains : le clos Saint-Lazare et la cité-jardin. Avec 25 élèves de maternelle, 25 élèves de Terminale comptabilité et des seniors, le chorégraphe Thierry Thieu Niang a exploré le "vivre ensemble", les liens intergénérationnels et le partage d'un lieu d'habitation dans une perspective créatrice. Ce projet a été mené dans le cadre des Rencontres chorégraphiques internationales de SeineSaint-Denis. Mais s’accorder sur des objectifs communs nécessite certains compromis. Or c’est sans doute là que réside toute la difficulté pour un artiste : comment monter des projets artistiques participatifs sans pour autant perdre sa spécificité d’artiste au milieu des objectifs pédagogiques ou sociaux qu’ont pu se fixer les autres partenaires ? Dans la salle, quelqu’un nuance les propos de Philippe Henry sur les compétences multiples que doivent acquérir les artistes pour mener ce type de projet et souligne ainsi l’importance de la reconnaissance du statut d’artiste en tant que tel. Lors de ces projets, celui-ci peut facilement être assimilé à un enseignant ou un animateur ; or la compétence artistique doit être reconnue en tant que telle, comme le sont les compétences pédagogiques et d’animation. Un artiste n’est pas non plus un médiateur entre des populations ou entre des corps de métier. Cela sous-entend que les artistes peuvent avoir besoin de médiateurs, des maisons des jeunes et de la culture et d’autres relais éducatifs et sociaux qui connaissent bien mieux le territoire ou les populations. Pour éviter ces confusions, Éric Chevance précise bien que ces projets participatifs sont nécessairement « des projets de production [artistique] et non des ateliers. Le rôle des artistes reste avant tout de produire des œuvres. Si par ailleurs celles-ci créent du lien social, c’est parfait, mais cela ne sera en aucun cas l’objectif principal ». 23 Politique de la ville, tantôt pour des projets élitistes et "cultureux" pour avoir des sous de la Culture. » II. L’économie de ces projets Face à cette précarité, Philippe Henry note que « les artistes se spécialisent rarement uniquement dans ce type de projets mais alternent également avec des projets plus classiques. Si on peut expliquer ce phénomène par des choix personnels artistiques et esthétiques, la raison est peut-être également à chercher du côté économique. » Les seuls financements pérennes proposés par le Ministère de la Culture aux compagnies (aide à la structuration, conventionnement) ne sont pas conçus dans l’objectif d’aider des artistes qui mettent au cœur de leurs projets à la fois des enjeux artistiques et des enjeux sociaux. 1. Des projets transversaux La question du financement de ces projets a souvent été évoquée lors de ces deux jours de rencontres. En effet, les œuvres participatives et interactives s’inscrivent très souvent dans une logique transversale tant au niveau des disciplines qu’au niveau des secteurs professionnels. Difficile alors de rentrer dans les "cases" souvent très réductrices des dispositifs de financement publics et privés. Philippe Henry dresse un tableau « peu optimiste mais réaliste » de la situation économique de ces projets et identifie plusieurs financements possibles. Ceux-ci n’ont cependant pas été créés explicitement pour ce type d’initiatives mais ont permis de façon résiduelle de remédier à l’absence de financement spécifique. 2. Des projets risqués et longs Ainsi, les faibles possibilités de financement de ces projets artistiques rendent leur situation relativement précaire. Or, « cette précarité est d’autant plus dommageable que ces pratiques ne peuvent se développer qu’à partir d’un maillage relationnel et organisationnel important qui implique du temps. La durée de mise en œuvre de ces projets est en effet beaucoup plus longue que pour les autres formes plus classiques », ajoute Philippe Henry. « Sur le plan économique, de grandes difficultés se posent, les aides du ministère de la culture restant extrêmement modestes au profit de ces pratiques ; les aides publiques en provenance des collectivités courent toujours le risque d’être indexées à des enjeux éducatifs, sociaux ou urbains tandis que les enjeux directement artistiques, et la question esthétique, sont occultés. D’autre part, les financements « Politiques de la ville », utilisés à la marge par les porteurs de ces projets participatifs ont apporté une relative liberté d’action même si la valorisation symbolique de ces projets n’a pas suivi. Or, ces financements sont en train d’être réduits drastiquement. Enfin, du côté du Ministère de l’Éducation où là aussi, des marges d’action pouvaient être dégagées pour ce type de projets, on observe une tendance à ré-internaliser certains dispositifs au sein même du ministère […]. » En effet, trouver des personnesrelais, établir une relation de confiance entre les partenaires et les participants et, plus généralement, travailler avec des amateurs, suppose de s’adapter aux rythmes de chacun. Selon Éliane HervéBazin, cette Florence Eliakim souligne également que l’absence de financement spécifique pérenne conduit les structures à « camoufler les projets pour les faire passer tantôt pour des projets sociaux pour avoir des sous de la 24 temporalité plus longue entraîne également « de plus gros risques pour les porteurs de projets comme pour les financeurs. Pour ce type de projet, la gestion du risque est capitale et des solutions de repli doivent absolument être trouvées ». Les exemples de projets participatifs s’inscrivant sur le long terme semblent primer autour de la table. Par exemple, le projet de Thierry Thieu Niang développé dans le cadre des Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis s’échelonne tout au long de l’année scolaire. Pour François Lorin, le chargé de développement des Rencontres, « le temps mis en œuvre en amont du projet est capital. Il va poser les bases d’une compréhension réciproque entre ces retraités et ces jeunes qui se rencontrent finalement pour la première fois ici alors même qu’ils vivent côte-à-côte tout le reste de l’année. Pour l’artiste, prendre le temps, c’est aussi et surtout croiser la question des territoires et des corps ». Ces projets fondés sur le long terme impliquent évidemment un risque non négligeable d’abandon ou de désengagement de la part des amateurs. François Lorin ajoute que le porteur de projet doit nécessairement garder à l’esprit que le risque d’échec est grand, que le projet peut se révéler artistiquement pauvre ou ne pas se réaliser du tout. La Fondation Réunica Dotée d’un capital initial de 1,5 millions d’euros, la Fondation Réunica est née en 2002, sous l’égide de la Fondation de France. Elle soutient des projets culturels dont l’objectif est de venir en aide aux personnes touchées par la maladie ou le handicap. Les projets sont sélectionnés par des spécialistes du monde médical et de la sphère culturelle française. Les actions retenues doivent être utiles et fortes d'une solide implication locale. Par la qualité artistique et l'originalité, la Fondation Réunica contribue à faire évoluer le regard sur le monde de la maladie et du handicap. Elle apporte un financement notamment au festival Futur Composé auquel participent des jeunes autistes. On le voit, la faible reconnaissance de ces démarches par les pouvoirs publics rend très délicate la mise en place de projets pérennes et ambitieux. Cependant, certains financeurs privés ont pris conscience de l’importance de ces démarches. Ainsi la fondation Réunica encourage-telle des projets mettant en œuvre des pratiques culturelles et artistiques au bénéfice de personnes touchées par la maladie ou le handicap en privilégiant le lien entre amateurs et artistes professionnels. En portant son exigence sur ce dernier aspect, Éliane Hervé-Bazin espère apporter une « valeur ajoutée » à ces projets. 25 impliquent donc de faire appel à des partenaires connaissant parfaitement le territoire et les personnes impliquées dans ce projet. Le fait que ces projets s’inscrivent dans de longues durées amène à penser qu’il vaut mieux travailler dans un système d’équipes associées sur plusieurs années [par exemple en] résidences longues. [D’autre part,] pour que ces équipes puissent trouver des organisations partenaires sur les territoires et résoudre des problèmes de production auxquels elles n’avaient jamais été confrontées auparavant, peut-être doivent-elles se tourner vers des agences de production mutualisées mais là encore, la mise en commun et le travail mutualisé est indispensable. » III. Face aux difficultés, quels dispositifs sont à réinventer pour valoriser ces projets ? 1. Médiation et organisation : Il a été dit de nombreuses fois que ces pratiques imposent aux artistes de développer de nouvelles compétences qu’ils ne possédaient pas nécessairement. Seuls des "artistes complets" comme les nomme Anne Minot peuvent porter de telles démarches. Or, ces derniers sont rarement formés à travailler avec des non-professionnels. La formation en amont d’un projet reste capitale pour venir à bout de la démarche. Cependant, l’implication de médiateurs peut apporter une solution. Ces derniers tissent des liens entres les artistes et les autres partenaires. Samir Khebizi, directeur fondateur de l’association Les Têtes de l’Art, souligne ainsi l’importance du médiateur : c’est lui qui pose les objectifs de chacun et qui, dans le cas de projets avec des scolaires par exemple, fait en sorte que les objectifs pédagogiques ne prennent pas le pas sur les objectifs artistiques et inversement. Il est en quelque sorte le garant du maintien de l’équilibre du partenariat. L’organisation en structures plus construites permettrait notamment aux différents porteurs de projet de se rendre plus visibles et d’être plus reconnus par les pouvoirs publics et leurs pairs. Une réflexion sur les indicateurs d’évaluation semble absolument nécessaire, afin de s’appuyer sur des données tangibles pour se valoriser. Les Têtes de l'Art Fondée en 1996, les Têtes de l’Art, association de médiation artistique, est spécialisée dans l’ingénierie et l’accompagnement de projets artistiques participatifs. Les Têtes de l’Art (TDA) est une association interface, d’appui technique au montage de projets culturels participatifs. L’objet de l’association est de rendre l’art accessible à tous, d’être des « déclencheurs d’arts » en intervenant dans le montage de projets artistiques. L’association crée des passerelles entre un réseau pluridisciplinaire d’artistes et des porteurs de projets collectifs (dans les secteurs de l’éducation, la formation, la prévention, l’insertion, la santé, etc.). Elle accompagne les porteurs de projet à le concevoir – écriture, formalisation,… – puis intervient dans la mise en œuvre, la valorisation et l’évaluation des actions ainsi montées. Ces pratiques par nature transversales, risquées et inscrites dans la durée imposent aux artistes d'inventer de nouveaux dispositifs de travail. Philippe Henry propose deux pistes différentes : « Ces pratiques non canoniques font partie des pratiques les plus risquées parmi les pratiques artistiques. Elles 26 En outre, créer une dynamique de réseaux pourrait s’avérer utile pour le partage des connaissances qui entoure ces démarches. A travers l’expérience du réseau ARTfactories / Autre(s)pART qu’il dirige, Éric Chevance, explique l’intérêt et le mode de fonctionnement de ces réseaux. 2. La mutualisation des expériences, les réseaux Sans pour autant répertorier et mettre par écrit les « bonnes pratiques » comme le précise Samir Khebizi, une troisième voie est indispensable pour le développement de ces actions : « capitaliser ce qui relève du modélisable ». « Á ARTfactories, nous souhaitons aborder les modalités de travail dans le cadre de projets participatifs et interactifs. Nous organisons ainsi régulièrement, entre les structures membres, des ateliers de travail autour de différentes thématiques précises. Nous exposons un cas particulier de façon très détaillée afin de le problématiser et de soulever les difficultés ou les réussites pouvant être communes à d’autres projets. Cette réflexion est ensuite rendue publique sur le site du réseau ». Ainsi, si chaque expérience reste singulière, certains éléments sont récurrents à tous les projets participatifs et interactifs. François Lorin souligne que les expériences participatives qui ont échoué ou qui ne sont pas parvenues aux objectifs visés peuvent être tout aussi instructives que les autres. Elles permettent de mettre en perspective des expériences et de repérer ce qui a pu dysfonctionner. Transmettre ces expériences pourrait constituer un premier pas vers la structuration d’un discours commun pour mettre en valeur et reconnaître enfin ces pratiques. 3. Des nouvelles formes de diffusion et de médiatisation Philippe Henry explique ainsi : « On pourrait également reprendre et actualiser un projet évoqué dans les « Propositions pour préparer l’avenir du spectacle vivant » de septembre 2004 qui a bien sûr été oublié depuis, celui d’un contrat pluriannuel d’action artistique évoqué pour "traiter spécifiquement des équipes artistiques qui interviennent régulièrement sur le champ social". […] Cette convention devrait avant toute chose porter des enjeux artistiques ET culturels qui ne sont pas nécessairement les mêmes. Cette convention devrait aussi être interministérielle et ne pas rester enfermée au sein du Ministère de la Culture. […] Il serait indispensable qu’une cellule nationale de veille d’étude de conseils et d’impulsion interministérielle soit consacrée aux démarches participatives et interactives. Cette cellule devrait être en lien avec les collectivités territoriales». La valorisation de ces projets passe également par une meilleure diffusion et par une médiatisation auprès du public. Or, pour les expériences impliquant des amateurs, plusieurs questions se posent inévitablement sur les modalités de diffusion : Y a-t-il des lieux de diffusion spécialisés dans ces projets et peut-on les présenter de la même façon que les œuvres plus classiques ? De la même manière que la production croise les champs 27 salles prévues pour cela, il est indispensable que la rencontre entre les auteurs du film participatif et le public ait lieu. » artistiques et sociaux, la diffusion a-t-elle lieu indifféremment dans des lieux artistiques et dans des MJC ? Pour Éric Chevance, il convient de bien distinguer la question de la présentation et celle de la circulation car c'est finalement celle-ci qui est la plus problématique. Ainsi, « lorsque l'on travaille avec des amateurs sur le plateau, le spectacle ne peut que très difficilement tourner car ceux-ci ont bien évidement d'autres activités. Ce qui circule dans ces projets, ce sont les modalités et les protocoles de travail, soit par conséquent, des choses immatérielles ». Ainsi selon Philippe Henry, lors de la diffusion de ces démarches artistiques, « l'œuvre disparait au profit du processus ». Pour Samir Khebizi, cette question rencontre celle de la capitalisation : Il est intéressant de constater que même pour un support cinématographique, dans un projet participatif, le passage par une rencontre vivante entre les amateurs et leur public est maintenu et considéré comme élément central du projet. Une question importante se pose rémunération et le statut des développé puisqu’il soulève la professionnel non plus du point champ légal et contractuel. « Les Têtes de l’Art étant une structure pérenne, il y a une vraie mutualisation des contacts établis sur le territoire qui nous permettent d’envisager, même si on ne les a pas encore assez travaillées de notre côté, des formes de diffusion alternatives et complémentaires aux formes de diffusion traditionnelles. Quand ces connexions sont faites avec d’autres structures sur un projet, on arrive à construire un circuit de diffusion pour d’autres projets, à partir du moment où on est dans une démarche de rassemblement et de capitalisation ; et ce n’est pas seulement un circuit alternatif, mais bien aussi complémentaire car la confrontation de ces travaux-là au sein des institutions traditionnelles est importante et il ne faut pas la négliger. » Pour ce qui est d’Internet comme possible canal de diffusion alternatif des œuvres participatives, Claudie Le Bissonnais, responsable du programme Passeurs d’images au sein d’Arcadi réagit vivement : « Je considère que ces films participatifs souffrent […] d’être "balancés" sur Internet et que précisément les conditions de restitution de ces films sont encore à imaginer, à réfléchir à l’aune de leurs conditions de production. […] De la même façon que le cinéma "art et essai" existe encore grâce aux débats organisés dans des 28 également qui n’a pas été évoquée : la amateurs. Ce point mériterait d’être question de la frontière amateur / de vue des compétences, mais sur le UNE REPONSE A DES ENJEUX SOCIOCULTURELS ? ► INTERVENANTS Afin de mieux souligner les questions politiques que sous-tendent les arts et la culture, Marc Le Glatin est revenu sur l’invention du théâtre et de la démocratie avant d’élargir sur le contexte actuel et les enjeux qu’ils supposent : Patricia PERDRIZET : directrice de l’association Un sourire de toi et j’quitte ma mère Frédérique KABA : directrice du territoire Emmaüs du 10e arrondissement de Paris, elle travaille avec le Théâtre du Bout du Monde sur des projets participatifs. Catherine REGULA : comédienne et fondatrice du Théâtre du Kariofole au sein de la MJC de Ris Orangis, elle travaille à une forme de théâtre ouvert à une culture de proximité. Thomas CEPITELLI : chargé de cours en médiation culturelle à l’université Paris III (Sorbonne-Nouvelle), il est responsable du développement au Théâtre de l’Opprimé. Marc LE GLATIN : comédien, metteur en scène et directeur du Théâtre de Chelles – scène conventionnée, chargé de cours à l’Institut d’études européennes de Paris 8. « C’est au Ve siècle avant Jésus-Christ que sont inventés en même temps la démocratie et le théâtre. Ce n’est pas un hasard ; le théâtre est le lieu de mise en représentation des problématiques de la cité, qu’il s’agisse des problèmes d’identité, des problèmes de pouvoir, des problèmes liés aux relations amoureuses [...]. Et lorsque le théâtre revient à la forme qui avait été inventée en Grèce au Ve siècle avant Jésus-Christ, c’est à dire à la Renaissance en Europe, un certain Shakespeare donne pour nom à son théâtre le Théâtre du Globe, à nouveau “lieu de représentation du monde”. [...] Par essence l’art revêt invariablement une dimension politique. [...] le processus de création artistique lui-même se situe au point d’intersection entre une subjectivité qui s’exprime, celle de l’artiste ou d’un groupe d’artistes [...] et la communauté ou la collectivité à laquelle s’adresse cette personne ou ces personnes. C’est ce point d’intersectionlà, à l’origine du processus de création, qui est la définition même du politique. » Lecture de Marie-Pierre Bésanger de textes écrits par des jeunes suivis par la Protection Judiciaire de la Jeunesse du Service Territorial Educatif et d’Insertion de Paris, édités dans l’ouvrage Rien n’est perdu, Ed Actualis (textes coordonnés par Frédéric Roussel). Extrait diffusé : Vidéo Derrière les murs, la mer : projet théâtre de la Maison des Jeunes et de la Culture de Ris Orangis. Avec l’introduction des nouvelles technologies, nos modes d’interaction et de participation, que ce soit dans des cercles fermés ou dans l’espace public, se sont modifiés. La transmission du savoir ne se fait plus seulement sur un mode vertical (des experts aux apprenants), comme cela a longtemps été le cas : les pratiques artistiques interactives et participatives qui se développent fortement aujourd’hui, encouragent la participation de tous à la vie de la cité, non seulement dans une démarche artistique individuelle, mais aussi à plus grande échelle et dans une optique collective. Aujourd’hui, le désengagement politique des citoyens que l’on peut constater par l’abstentionnisme récurrent lors des élections par exemple, pourrait être contrebalancé par une plus grande implication au débat public via des canaux non normés. Mais cette participation demeure encore relativement confidentielle quand la démocratie appelle à une implication de chaque citoyen. La discussion autour des enjeux sociopolitiques qui s’est tenue lors de ces Rencontres a donné lieu à des réflexions sur les liens entre art et politique et les apports de ces pratiques à la vie collective. Comme le politique, l’art concilie des subjectivités individuelles, chargées de désirs, avec la nécessité de vivre en commun. D’autre part, le travail artistique, jouant sur les modes de représentation, travaille à faire bouger les structures qui régissent notre représentation du monde. Ce travail est aujourd’hui plus que jamais nécessaire selon Marc Le Glatin : 29 l’arrivée d’Internet a généré une accélération dans l’évolution de ces conceptions. « Quand on rentre dans la période qui est la nôtre où l’économie immatérielle prend l’importance qu’elle prend et où la matière première devient les signes, il est évident que la question de la culture et de l’art doit ou plutôt devrait être au cœur des problématiques politiques. On est tout à fait conscients que nos représentants sousestiment la portée de cela mais [...] tout ce qui ressort de la culture au sens le plus large du terme est placé au cœur des enjeux politiques ». « Avec l’arrivée d’Internet on sort quand même en bonne partie de cette verticalité. Cela est dû à l’architecture d’Internet. La communication sur Internet n’est pas une communication du un vers tous mais une communication du tous vers tous. Internet n’a pas de centre, c’est une espèce de bulle au centre de laquelle il y a des connexions. L’intelligence est toujours placée à la périphérie, derrière l’écran de l’ordinateur, c’est-à-dire dans la boite crânienne de la personne qui est derrière son écran. Cette communication du tous vers tous est effectivement très ennuyeuse pour les industries culturelles car elle permet une médiation culturelle qui échappe aux verticalités énoncées précédemment. On a à ce moment-là un trouble qui est introduit anthropologiquement dans le fonctionnement qui avait précédé ». Le contexte actuel est aussi celui d’un développement des technologies et avec elles des moyens de surveillance. Marc Le Glatin insiste sur la menace que cela fait planer sur la démocratie et souligne la nécessité de mener ce qu’il appelle « la bataille symbolique » avec les différents acteurs que sont les artistes, les travailleurs sociaux, les structures éducatives, etc. Cette bataille symbolique se mène notamment contre un système de transmission d’un savoir et de savoir-faire vertical, du haut vers le bas, du un vers le tous. Dans l’industrie culturelle, cette verticalité est omniprésente et fonctionne selon les principes du marketing : une œuvre créée est diffusée vers le public via les techniques de communication de masse. Dans la théorie de la démocratisation culturelle, cette verticalité se retrouve également. Les politiques publiques de l’art et de la culture soutiennent certaines créations via des dispositifs d’expertise et favorisent ensuite leur diffusion ou l’accès des publics à ces œuvres. Dans les deux cas, nous sommes en présence d’une offre, même si les finalités sont différentes. Pour Marc Le Glatin l’un des problèmes principaux est la difficulté que rencontrent beaucoup de professionnels à appréhender le rapport à l’œuvre autrement que comme rapport à l’offre. Il souligne néanmoins que Internet apporte la possibilité de produire des contenus (images, sons, articles, etc.) que l’on peut diffuser en même temps que nous partageons ce que l’on aime et recevons ce que d’autres souhaitent nous faire parvenir. Il est ainsi à la fois possible d’être émetteur et récepteur. Si certains s’interrogent sur le fait qu’être actif sur Internet ait des conséquences néfastes sur la participation des internautes à la vie sociale, Marc Le Glatin est plutôt optimiste. Pour lui, cette relation individuelle à l’écran, bien que l’on soit connecté à des réseaux à travers le monde, ne peut qu’avoir des conséquences sur la volonté d’implication à l’échelle locale. Internet serait un accélérateur de cette tendance qui se lit par l’augmentation des personnes pratiquant des activités en amateur mais aussi par le fait que les lieux de proximité et notamment ceux dédiés aux musiques actuelles rassemblent un public nombreux. Il y a donc un réel désir et un enjeu très fort que les représentants politiques tardent à prendre en compte. Face à ce besoin accru de participer, d’être plus impliqué localement, les démarches participatives et interactives se multiplient et l’on est en droit de se demander à quoi elles contribuent d’un point de vue social et politique. 30 différents corps de métiers issus de divers milieux. L’idée ici est d’ouvrir des perspectives en présentant des réalités multiples, plus ou moins proches de celles de ces jeunes. Ce travail que l’on pourrait qualifier "d’interculturel" permet une ouverture réelle sur d’autres possibles et une évolution dans les modes de représentation qui fonctionne dans les deux sens ; les jeunes apprennent à connaître d’autres réalités et les personnes qu’ils rencontrent réajustent la représentation qu’ils se font de ces jeunes. Les jeux de rencontres ont néanmoins des limites : des stéréotypes peuvent également avoir cours au sein même des équipes qui initient et mènent ces projets. I. Contre une segmentation des personnes et des compétences ? 1. Provoquer des rencontres pour faire bouger les lignes de la représentation En plaçant la notion de "rencontre" au cœur de leurs démarches, beaucoup de porteurs de projets interactifs et participatifs contribuent à transformer les représentations que l’on se fait de "l’autre". Radio 10 Travailler à déplacer Ce point apparaît central quelle que soit la discipline. Patricia Perdrizet insiste sur la nécessité de provoquer ces rencontres pour amener chacun à sortir des représentations stéréotypées : Née en 2008, Radio 10 est un atelier de création sonore sur la thématique du travail à destination de jeunes du quartier de Belleville à Paris (10e). Il est produit par l'association "Un sourire de toi et j'quitte ma mère" (dont Patricia Perdrizet est la directrice) et mené par Mehdi Ahoudig (réalisateur son), Anna Salzberg (journaliste) et Mathilde Guermonprez (réalisatrice son). L'équipe des jeunes de Radio 10 se compose de Sidya Faty, Abdel Saada, Simbaye Sylla, Milad Chouanine, Teddy Foly. Radio 10 favorise le déplacement à la fois physique et symbolique. Les jeunes sont amenés à interviewer des personnes de cultures et milieux sociaux différents autour de la thématique du travail. ARTE Radio est partenaire du projet. « Il y a d’abord tout un stade de rencontres à mettre en place ; l’objet artistique permet, à partir de ces rencontres, de décloisonner les genres […], de changer le regard des jeunes sur le monde extérieur où ils pensent ne pas avoir de place, changer le regard du monde extérieur sur eux et changer le regard qu’ils portent sur eux-mêmes. Il y a beaucoup de peurs, beaucoup de jugements hâtifs, de racisme, d’homophobie». Une mixité nécessaire mais difficile à mettre en place La notion de mixité est également beaucoup évoquée. Il est important que ces expériences artistiques mêlent des participants de milieux, d’âges et/ou de cultures différentes. Frédérique Kaba et Patricia Perdrizet insistent toutes deux sur ce point. L’association Un sourire de toi et j’quitte ma mère a La notion de déplacement est très importante ici. Qu’il soit symbolique ou physique, le déplacement génère la remise en cause des représentations. Patricia Perdrizet raconte notamment comment le fait d’avoir travaillé avec une jeune étudiante chinoise a fait évoluer la représentation que les jeunes participants de son atelier radio se faisaient de la communauté chinoise. Ce changement de regard, si minime puisse-t-il être, est notamment passé par une modification de vocabulaire à l’encontre de la jeune femme. Par ailleurs, dans le cadre des ateliers radiophoniques menés sur le thème du travail avec ces mêmes jeunes de Belleville, Patricia Perdrizet a fait en sorte que les participants rencontrent des professionnels de 31 stéréotypes des acteurs impliqués dans les projets ou les moyens donnés à ces actions. par exemple associé à certains ateliers menés avec les jeunes de Belleville des élèves issus de différentes écoles d’art. Au sein d’Emmaüs, un projet nommé « l’avenir c’est possible » associe de jeunes polytechniciens aux travailleurs sociaux et aux personnes fragilisées. Frédérique Kaba souligne que les ateliers sont mixtes, ce qui implique souvent que les acteurs rusent avec les cadres rigides et segmentés des financements, publics notamment, pour que leurs dossiers soient recevables. Il s’agit d’une difficulté mentionnée par nombre de porteurs de projets. Pour être financées, ces initiatives doivent bénéficier à certaines catégories de la population : 13-18 ans, personnes des quartiers prioritaires, personnes handicapées, etc. Pourtant, de plus en plus de projets rassemblent différentes personnes ; ils dépassent les tranches d’âges, les zones géographiques et les catégories sociales définies par les institutions. Cela amène les équipes porteuses de ces projets à biaiser pour qu’ils soient recevables au regard de ces institutions. Derrière les murs, la mer Projet mené par la MJC Ris Orangis sous l’impulsion de Max Leguem, son directeur, Derrière les murs, la mer se construit autour de la rencontre de jeunes Israéliens et de jeunes Rissois. Ces jeunes se sont rencontrés quatre fois pour échanger et travailler ensemble avec Catherine Regula, metteur en scène attachée à la MJC, à ce spectacle en quatre langues (hébreu, arabe, français et anglais) mariant théâtre et danse contemporaine. Ce projet est né de la volonté de lutter contre les préjugés antisémites qui ont cours en France et avaient donné lieu à des inscriptions « Mort aux juifs et vive Ben Laden » sur le mur du centre aéré de Torcy, ville de la banlieue parisienne où Max Leguem était, en 2003, directeur de la MJC. Ce projet se poursuit actuellement. 2. Mettre en complémentarité pour faire bouger les lignes dans le travail Un travail de longue haleine Par ailleurs, la question de la temporalité se pose constamment. Combien de temps nécessite un projet qui travaille sur les représentations ? Travailler ensemble Associant des professionnels de différents secteurs, beaucoup de projets de co-création invitent à une mise en complémentarité qui redéfinit les spécificités de chaque métier. Philippe Guérin du Théâtre du Bout du Monde parle du partenariat comme d’un fondamental : « C’est dans la complémentarité qu’on apporte des réponses [...], chaque métier a ses spécificités, et on a intérêt à créer des passerelles entre nous tous. » En effet, comme le soulève Catherine Regula, ce type d’initiatives peut impliquer des compétences autres que simplement artistiques. Apprendre à travailler ensemble c’est aussi apprendre à se comporter en groupe, à respecter un certain nombre d’engagements et de règles. « Il ne faudrait surtout pas croire que le simple fait de s’exprimer fasse changer d’avis, souligne Catherine Regula. On parlait d’homophobie, c’est un sujet sur lequel on a travaillé parce que les jeunes voulaient le faire, mais je ne vous dis pas le temps que cela prend. Ce qu’il ne faut surtout pas oublier c’est que l’on parle de transformation ; il faut évaluer le temps que cela prend, et si l’on n’arrive pas à développer des actions pérennes, c’est mort ; on n’est pas dans le magique, on n’est pas dans l’instantané. » Le double travail d’éducation artistique et d’éducation "civique" (comme le comportement de chacun dans un groupe) est très long et les différents acteurs se heurtent souvent à des difficultés de financement au long cours et de développement de partenariats pérennes. Ainsi, si beaucoup d’initiatives s’inscrivent dans une volonté de rompre avec les stéréotypes, notamment par les rencontres qu’elles provoquent, elles se confrontent à de nombreuses difficultés, que ce soit les « Moi je travaille main dans la main avec des éducateurs […]. L’artiste et l’éducateur, pour moi, dans ce contexte, sont indissociables parce qu’il y a la personne en tant qu’acteur qui va évoluer dans une œuvre artistique et il y a la personne en tant que citoyen et là il y a un vrai travail à faire ». 32 émerger de la parole donc d’avoir fait émerger de la souffrance certainement aussi, en tous cas d’avoir fait émerger de l’émotion, de la sensibilité, de la prise de risque, en disant après "merci beaucoup ça fait tant d’euros et puis nous on s’en va". On monte ces projets vraiment en collaboration avec des éducateurs, des travailleurs sociaux, des psychothérapeutes. » Catherine Regula n’hésite pas ici à employer le terme d’ "éducation". Au contraire, parlant du théâtre-forum, Thomas Cepitelli, insiste sur la séparation du travail d’éducation et du travail artistique en soulignant l’importance de s’inscrire, en tant qu’artistes, dans un cadre défini par les partenaires. Il faut qu’il y ait réelle collaboration pour que ce qui adviendra durant le théâtre-forum soit préparé mais aussi retravaillé ensuite. Si les problèmes abordés par le théâtre-forum peuvent être les mêmes dans un collège de zone prioritaire et dans un lycée privé par exemple, les ressorts étant différents, le travail ne sera pas le même. Pour que le théâtre-forum soit réellement efficace, il faut qu’il y ait eu un travail en amont avec les équipes de la structure qui accueille le théâtre-forum. De même, une fois que le forum a eu lieu, il faut que cette même équipe poursuive la démarche entamée. L’artiste apporte une plus-value artistique et non "éducative" : Théâtre de l’Opprimé Hérité d'Augusto Boal, le théâtre de l’opprimé (théâtre-forum) est une méthode créée en Amérique Latine dans les années 1970. Dans le contexte brésilien de l’époque, Augusto Boal souhaitait faire du théâtre une arme qui fasse émerger la parole des opprimés. « Ce que propose le théâtre de l'opprimé, c'est l'action même : le spectateur ne délègue aucun pouvoir au personnage, ni pour qu'il joue ni pour qu'il pense à sa place. » Ainsi est-il invité à venir incarner un personnage sur scène afin d’essayer de résoudre une situation critique qui lui est soumise. Cette méthode est aujourd’hui encore beaucoup utilisée pour sensibiliser et mobiliser sur des questions comme l’homophobie, les violences conjugales, la discrimination, le VIH, mais aussi le développement durable, le travail le dimanche etc. Le théâtre-forum n’a pas de répertoire ; les scènes présentées s’adaptent aux situations pour lesquelles on crée le forum. Il existe de nombreuses compagnies qui travaillent sur cet héritage de manière différente. La compagnie du Théâtre de l’Opprimé en est une. Le Théâtre de l’Opprimé est aussi le lieu où cette compagnie travaille (Paris 12e). Proposer et s’affirmer dans des environnements parfois réticents Inscrire les projets artistiques au sein d’institutions sociales, médicales ou pédagogiques n’est pas facile. Les différents porteurs de projet se heurtent aux réticences de corps de métiers qui ne placent pas la culture et les arts comme un fondamental et ne l’envisagent pas non plus comme un outil qui peut être utile et complémentaire à leur travail. Dans le cas d’Emmaüs, cela fait quatre ans que des ateliers de pratique artistique ont été mis en place avec le Théâtre du Bout du Monde. «Si on veut la participation la plus juste possible, la seule chose à faire c’est de la préparer et donc d’aller à la rencontre de l’institution, collège, Région, Point d’information jeunesse, qui nous passe commande. [...] Nous on hésite à employer le mot d’éducation [...]. On n’est pas enseignant, on n’est pas éducateurs, on n’est pas travailleurs sociaux, nous sommes des artistes donc on ne se substitue pas à ça. [...] On ne mène ces ateliers ou on ne donne ces forums que lorsqu’on est sûr qu’il y a un cadre derrière, suffisamment important pour pouvoir emmener ces gens ailleurs. [...] Quand on travaille sur des sujets très sensibles on ne peut pas se permettre de venir dire "on va faire un forum de deux heures", d’avoir fait « Emmaüs a décidé de faire des pratiques artistiques un droit fondamental au même titre que la santé, que le logement ou que le travail par exemple. C’est un travail de longue haleine parce que ce n’est pas un travail habituel avec les pouvoirs publics qui financent. [...] C’est difficile de faire entendre aux financeurs que cela fait partie des droits fondamentaux, sociaux. [...] » 33 est évident que cette mise en complémentarité des différents acteurs n’amène pas uniquement les acteurs sociaux à repenser leur travail mais qu’il implique aussi une remise en question, par les artistes et opérateurs culturels, de leurs pratiques. Il est toujours difficile de rompre avec une segmentation du travail et les représentations qui entourent les mondes de l’art. Ce sont des personnes qui, au sein d’institutions, portent ces projets et les valorisent dans des cadres institutionnels souvent rigides, en particulier lorsqu’il s’agit des pouvoirs publics. Au sein d’Emmaüs, Hélène Tulucq a par exemple été un important moteur. Aujourd’hui le centre d’accueil Louvel Tessier a pour projet de se développer en proposant des espaces d’accueil, d’hébergement, d’art. En somme, ces projets hybrides tant dans leur définition que dans leur mise en œuvre doivent contribuer à mettre en complémentarité des compétences et à valoriser des outils qui enrichissent les savoir-faire des différents professionnels pour mieux servir les différents objectifs qu’ils se sont fixés. Repenser la manière d’aborder son métier Introduire l’art et la culture dans les droits fondamentaux de l’individu permet de repenser le travail social. La tradition française construit la rencontre du travailleur social et de l’usager (comme le nomme la loi de 2002) dans un mode individuel, souvent via un guichet. La mise en œuvre d’ateliers de pratiques artistiques s’inscrit dans une volonté de renouer avec un temps de parole non lié au travail social. Cela permet, comme le mentionne Frédérique Kaba « de remettre de la créativité et faire bouger les lignes du travail social ». Pour elle, il s’agit d’une démarche très riche car elle contribue à passer d’une pratique sociale qu’elle qualifie de « duelle » à une « pratique du travail social communautaire, collective, où à un moment donné la contribution de la personne, [...] devient une contribution proactive qui fait bouger la ligne de ce qu’on estime être la personne intégrée ou pas intégrée, de ce qu’on estime être la personne qui est dans le droit social ou qui n’y est pas ». Les personnes issues de la rue, les "grands cassés", n’ont que rarement l’occasion de s’exprimer au travers de pratiques artistiques, or ce mode d’expression, parce qu’il diffère des autres qui leurs sont donnés dans les cadres institutionnels notamment, contribuent au mieux-être des personnes. Il L’Association Emmaüs Créée en mars 1954 par l’abbé Pierre, l’association Emmaüs intervient dans le domaine de l’hébergement, de l’accompagnement social, et du logement d’insertion des personnes sans-abri. Les 5 équipes de maraude, les 30 centres d’hébergement et les 12 espaces d’accueil aident régulièrement 5 000 personnes en France. Les personnes accueillies sont au cœur du projet associatif, solidaire et laïc. Leur implication et leur expression sont favorisées afin qu’elles puissent conquérir leur autonomie et être elles-mêmes actrices de leur avenir. L’accès à la vie culturelle est ainsi considéré comme l’un des droits fondamentaux. Au sein de la Direction des Interventions Sociales et Solidaires (DISS), la mission Culture a pour but de rendre le culturel comme outil de remobilisation des personnes en situation de précarité, grâce à la remise en activité et à la révélation des talents et des compétences, pour faire de la culture un tremplin pour l’insertion personnelle et professionnelle. 3. Travailler avec des personnes fragilisées pour révéler des compétences Rompre la temporalité des institutions Il est souvent malaisé de justifier le travail mené avec des personnes dont les parcours de vie ont été particulièrement difficiles. Beaucoup arguent que les priorités sont ailleurs. Pour Frédérique Kaba, un des points importants de ces ateliers artistiques se situe dans le fait qu’ils placent leurs participants dans une logique temporelle différente. En effet, ces pratiques ne s’inscrivent ni dans la temporalité du travail social, ni dans celle des institutions. Or « le temps des personnes ayant 34 vécu dans la rue n’est ni celui des financeurs ni celui de la société en général », souligne Frédérique Kaba, puisqu’il se redécoupe selon des urgences différentes des nôtres. II. Une préparation à la participation citoyenne ? Nous l’avons mentionné, avec l’arrivée et le développement rapide des nouveaux outils technologiques, la question de la démocratie se pose plus que jamais. D’un côté, chaque citoyen est de plus en plus actif et désireux de plus participer et de l’autre, les moyens de surveillance se développent et sont de plus en plus présents au quotidien. A ce contexte, Marc Le Glatin voit deux issues possibles : une pessimiste, qui serait le glissement vers une société totalitaire, une optimiste qui serait fondée sur une participation accrue de chacun et qui romprait avec la verticalité pour adopter le mode tous vers tous d’Internet. Face à cette alternative on peut se demander si les pratiques participatives et interactives constituent un nouveau moyen de se sentir actif dans la société et de préparer une société où chacun participe plus activement. « Mettre en œuvre avec une troupe de théâtre un atelier artistique, c’est ouvrir la possibilité du travail social et la question de l’évolution au temps de celui qui est dans l’atelier, première chose. Deuxième chose, c’est aussi redécouvrir, découvrir, mettre en œuvre des compétences de la personne, en dehors de la relation duelle avec le travailleur social [...]. C’est aussi parce qu’il y a des allers- retours avec le travailleur social, avec l’institution qu’il y a quelque chose qui se construit pour la personne et qu’il y a quelque chose qui se révèle, qui se réveille et qui évolue. [...] C’est compliqué pour le financeur que le temps qu’on lui propose ne soit pas le temps de l’institution qui répond à des exigences calibrées et légalisées par des textes de loi, mais celui de quelque chose de l’ordre effectivement de la création, qui n’est pas LA création, mais qui est un espace de création et de révélation de compétences. C’est parce qu’il va y avoir de la compétence qui va se révéler que l’énergie va être là à nouveau, que la possibilité à s’exprimer, à avoir un avis est à nouveau présente ou naît, et que l’on peut aussi faire collectif, faire corps et exprimer ce que l’on souhaite, ce que l’on veut et comment on le souhaite ». 1. Préparer la participation citoyenne ? Maîtriser différents outils d’expression Les ateliers de pratique artistique ou les projets participatifs constituent des moyens pour les participants d’acquérir la maîtrise de certains outils d’expression. Marc Le Glatin mentionne notamment les ateliers d’écriture qui permettent une réappropriation du langage, ce qui constitue le préalable de la réappropriation du politique. Donner des outils c’est également permettre, à terme, une participation de qualité à la vie publique. La maîtrise par chacun de différents outils d’expression prépare une participation plus large et notamment dans la vie de la cité. En se plaçant sur un autre rapport et dans un cadre différent, les pratiques artistiques offrent un espace d’autres possibles. Cette ouverture n’est néanmoins pertinente en termes de développement de la personne que si des échanges réguliers sont opérés avec les différents travailleurs sociaux. Permettre de s’exprimer et d’échapper aux structures normées ne suffit pas ; travailler à redonner confiance et énergie à des personnes fragilisées doit s’accompagner d’un travail d’insertion ou de réinsertion. Cette complémentarité dans le travail est importante mais se heurte à la question de la gestion du temps et des partenariats, chacun fonctionnant avec des temporalités et des objectifs différents. « La participation se prépare, dans quelque domaine que ce soit, [...]. Cela se prépare précisément par des ateliers de pratique et cela peut se préparer à l’école, dans les centres sociaux ou dans tous les lieux que l’on connaît », insiste Marc Le Glatin. En somme, il s’agit d’acquérir un esprit critique et des moyens d’expressions qui pourront être réinvestis, au quotidien, dans la vie publique. 35 Prendre du recul et penser le vivre ensemble Pour Catherine Regula, il faut bien préciser le sens que prend le terme « politique ». Il est difficile de faire entendre que si les personnes qui s’investissent dans ces projets acquièrent un sens politique, ils ne vont pas nécessairement adhérer à un parti et s’investir par les voies classiques dans la vie de la cité. Il s’agit d’une éducation citoyenne qui passe en premier lieu par apprendre à se comporter au sein d’un groupe, à travailler à plusieurs. Parallèlement, par les thèmes évoqués et la mise à distance vis-à-vis des problématiques traitées, chacun est amené à réfléchir sur des questions qui le préoccupent et à développer ainsi son esprit critique. L’intérêt de toute activité artistique réside dans la capacité à transposer les problématiques, à offrir un regard et une mise en forme singuliers qui décalent le regard des personnes « de sorte que ça accélère les mutations à l’intérieur des esprits », pointe Marc Le Glatin. Ce mode d’exposition des problématiques est par ailleurs complémentaire des travaux didactiques. A travers la transposition, ces pratiques permettent notamment une mise à distance : situation qu’eux il y a quelque temps. Cela les met en position de travailleurs, rémunérés, face à des problématiques de décrochage scolaire et autres difficultés auxquelles eux-mêmes ont été confrontés. En somme les ateliers de pratique artistique ou les projets participatifs constituent un outil qui permet d’avoir une meilleure prise sur les questions de société et plus de confiance dans ses capacités. La difficulté demeure dans la gestion de ces initiatives à valeur éducative. La verticalité dont parle Marc Le Glatin est encore dominante dans les modes de relation. Il est nécessaire de maintenir un rapport ouvert aux personnes participantes. 2. Quid de la préparation à la gestion participative des biens communs Contre une verticalité dans la gestion de lieux culturels La question de la verticalité et de l’implication des participants se pose également en termes de gestion d’équipements. En effet, les lieux culturels sont administrés de manière verticale et ne semblent pas toujours ouverts à une gestion plus communautaire. Des membres du Comité des Métallos rappellent le projet de la Maison des savoirs et des cultures de l’Est parisien, devenue la Maison des Métallos, et qui était fondée sur l’idée qu’un équipement public doit être géré collectivement et non dirigé par des directions nommées par des élus. Ils s’interrogent : la participation à des projets artistiques ainsi qu’à des ateliers de pratique ne devrait-elle pas être conjointe à la participation à la gestion du lieu ? En effet, si l’on « La transposition oblige à ne pas regarder le monde en ayant le nez collé dessus. Cela oblige, à travers un atelier d’écriture par exemple, à mettre les gens qui participent à l’atelier dans une relation distanciée par rapport à une question, à les obliger à avoir un regard de mise à distance et donc un regard critique sur le monde. Tout ce à quoi participent les gens dans des ateliers de pratique artistique concourt justement à la préparation du scénario, qui n’est peut-être pas le plus probable mais auquel nous devons croire, qui est le scénario optimiste offert par internet ». Responsabiliser Ces pratiques sont aussi un moyen de responsabiliser certaines personnes. Même si, pour les jeunes avec lesquels Patricia Perdrizet travaille, il est difficile de s’engager, il est important de créer des cadres qui leur permettent de se responsabiliser. Dans le cas d’Un sourire de toi et j’quitte ma mère, certains anciens des ateliers sont rémunérés pour encadrer les plus jeunes. Ils se trouvent ainsi responsables du comportement de leurs cadets, lesquels se trouvent dans la même 36 L’équilibre des différentes forces et la transversalité semblent être les meilleurs ressorts. Les pratiques participatives et les ateliers, s’ils se développent beaucoup aujourd’hui, continuent souvent à être considérés comme des projets à part dans les lieux culturels. Repenser ces lieux et leurs systèmes de gestion permettrait peut-être d’inventer de nouveaux modes de participation plus globaux. parle de citoyenneté et de démocratie il faut aussi se demander comment s’invente la démocratie dans les lieux culturels : « Où est l’urne qui permettrait de s’exprimer ? Où sont les budgets participatifs qui permettraient de s’initier à la gestion d’un lieu ? » Il n’est par exemple jamais demandé de voter sur les orientations, de fonctionnement notamment, d’un équipement culturel. La stratégie de l’oblique Face à ces interrogations, Marc Le Glatin fait appel à la notion de « stratégie oblique », l’oblique résultant du croisement de deux forces, l’une verticale et l’autre horizontale. On l’a dit, les modes de transmission qui ont toujours prévalus sont verticaux. Internet ouvre d’autres voies, plus horizontales, sans normes, mais « pour que le participatif gagne en qualité il faut aussi que les gens qui participent sur Internet aient la possibilité de maîtriser quelques repères. C’est à dire qu’à un moment donné il faut aussi de la verticalité ». Ce problème rejoint la question qui se pose de l’articulation entre la démocratie participative et la démocratie représentative. Si elles sont complémentaires, Marc Le Glatin souligne néanmoins les difficultés qui se posent lorsqu’on laisse à la société civile la possibilité d’occuper les espaces publics. La première est celle, dans un système qui introduit le vote, de bien respecter ceux que l’on représente. La seconde est celle, dans un système participatif, de voir la parole accaparée par ceux qui sont plus à l’aise et qui s’expriment plus facilement, occupant ainsi des espaces que d’autres n’ont pas l’audace d’occuper. « Par conséquent, quand je parle de stratégie oblique c’est qu’il y a nécessité d’avoir des espaces de discussion libre comme celui que nous avons [...], même si le lieu, parce qu’il est subventionné et qu’il ne pourrait pas vivre sans, reçoit des subventions selon des modalités verticales et que l’articulation est à travailler, je n’en disconviens pas. Il n’y a pas d’opposition entre la verticale et l’horizontale, il faut travailler sur les stratégies obliques. » 37 ET APRÈS ? ► INTERVENANTS I. Des impacts qualitatifs très forts, à la fois individuels et collectifs Danièle BELLINI : directrice des affaires culturelles de la ville de Champigny-sur-Marne (94). Jean-Pierre CHRETIEN-GONI : metteur en scène et directeur du lieu interdisciplinaire Le Vent se Lève !, Annette GOLDSTEIN : participante de Dale Recuerdos XXI (je pense à vous), mis en scène par Didier Ruiz à la Maison des Métallos en avril 2010 Nathalie JOYEUX : réalisatrice de films documentaires Pascal RICO : ancien participant-amateur à des ateliers de théâtre aujourd’hui acteur et animateur d’ateliers au sein du Théâtre du Bout du Monde Gilles ROLAND-MANUEL : directeur d’un Institut Médico-Educatif et président de l'association du Futur Composé 1. Reconstruire des vies Pour Pascal Rico, acteur et formateur au Théâtre du Bout du Monde à Nanterre, participer à un projet artistique participatif a tout simplement changé sa vie. En 1998, il passe de la rue, sans emploi ni logement, toxicomane et délinquant, au Centre d’Accueil et de Soins Hospitaliers (CASH) de Nanterre, qui a la particularité d’avoir un centre d’hébergement et de réinsertion sociale, unique en France. En attendant le renouvellement de ses papiers et dossiers administratifs, sa "référente sociale" lui propose d’aller faire un tour à l’atelier-théâtre mené par Philippe Guérin du Théâtre du Bout du Monde : « Il m’a donné le plaisir de goûter au théâtre, de façon très progressive et très mesurée au départ ». Après trois années de participation en amateur aux ateliers du CASH, le Théâtre du Bout du Monde lui a proposé quelques contrats intermittents, puis un contrat de travail permanent pour animer plusieurs ateliers-théâtre, avec des enfants et des adultes, comme celui mené au CASH de Nanterre. Cela lui fait dire aujourd’hui : Extraits diffusés : Parures pour dames de Nathalie Joyeux captation du spectacle Le Songe d’une nuit de mai avec Pascal Rico. Tout au long de ces rencontres, les différents intervenants ont plusieurs fois souligné l’importance d’envisager ce qui n’est pas à proprement parler le projet participatif et sa partie visible, mais ce qui l’entoure et ses implications futures. Pour eux, le manque de reconnaissance de ces démarches par les pouvoirs publics tient aussi aux difficultés rencontrées pour les évaluer. Comment en effet appréhender, quantifier et témoigner des impacts invisibles des projets sur les participants amateurs comme sur les artistes qui les portent ? Comment prouver aux financeurs que l’argent donné a été « utile », que le projet a apporté une plus-value aux bénéficiaires, souvent dans une situation fragile ? Pourtant, l’accumulation des expériences permettent aux porteurs de projets d’affirmer que malgré les difficultés rencontrées, les impacts qualitatifs sont extrêmement importants, à la fois sur les individus et sur les groupes. « La pratique des activités artistiques et culturelles a constitué pour moi un moteur dans mon processus de réinsertion sociale et dans mon parcours de reconstruction intérieure, tant intellectuelle que sociale. » Il souligne ainsi « l’importance d’une prise de conscience par les pouvoirs publics : c’est incontournable et ça doit être soutenu, tant de façon financière que de toutes les autres manières possibles. » Une participante a également tenu à témoigner : après un licenciement difficile, elle a eu « un mal fou à retourner à la vie active » et « s’est beaucoup libérée grâce au théâtre ». Actuellement en recherche-action au conservatoire national des arts et métiers (CNAM), elle s’interroge sur 38 le métier d’art-thérapeute, peu reconnu en France, qui intervient souvent en milieu médicalisé où l’évaluation est plus courante. Comment font-ils pour évaluer les impacts de l’art-thérapie ? Peut-être est-ce une piste à explorer pour déterminer des critères d’évaluation propres à l’activité artistique, sans se laisser enfermer par les critères trop quantitatifs des pouvoirs publics. spectaculaires. Ce serait idiot de dire que le théâtre les soigne ou que le journalisme les guérit. […] Mais au-delà du soin aux jeunes autistes, Gilles Roland-Manuel a beaucoup souligné l’apport de ces projets aux soignants, aux accompagnants en termes de partage et de meilleure compréhension de ces personnes si déstabilisantes : « Ça change un peu leur vie, et ça change aussi la nôtre ». Le Projet « au cœur du quartier » du TBM La Compagnie du Théâtre du Bout du Monde travaille depuis 1998 au sein du CASH (Centre d’accueil et de soins hospitaliers) situé dans le quartier du Petit Nanterre. En résidence au cœur même du quartier, la compagnie mène une action culturelle en continu sur le territoire dont l’objectif est de (re)lier les différentes populations du quartier et de permettre à des artistes d’engager leurs démarches et propositions artistiques auprès des habitants, pour une amélioration du « vivre ensemble ». Leur mission se veut locale et sociale. « J’ai appris énormément comme j’étais sur scène avec eux. J’ai appris le fait de pouvoir partager quelque chose avec eux ENFIN : ça manque quand on fait un métier comme le mien car on est toujours à distance et on apprend toujours la bonne distance ; ce qui est très important. Mais pour trouver la bonne distance, il faut trouver aussi des moments de partage. » Le songe d’une Nuit de Mai : Au départ de cette création participative était le souhait du théâtre du Bout du Monde de travailler sur l’idée de transformation. Cette thématique forte est en effet inhérente au Songe d’une nuit d’été, texte travaillé au sein de l’atelier Emmaüs depuis janvier 2009. S’ajoute à cela l’envie d’élargir ce travail à l’ensemble des publics avec comme point de rencontre cette même pièce de Shakespeare. Ainsi, des personnes d’Emmaüs, du Centre d’Accueil et de Soins Hospitaliers (CASH) de Nanterre, des habitants du quartier du Petit Nanterre et de Nanterre, jeunes et moins jeunes, ont-ils travaillé ensemble, avec des acteurs professionnels pour monter Le songe d’une nuit de mai présenté au printemps 2010. L’impact serait donc double, pour les autistes comme pour le personnel soignant qui a besoin de les comprendre, de partager quelque chose avec eux pour les accompagner dans leur vie. En dehors du contexte médical, les projets participatifs ont aussi la vertu de créer des liens sociaux, de reprendre confianc e en soi et de mieux vivre ensemble dans notre société. C’est ce que pense Annette Goldstein, participante amateur à la XXIe édition de Dale Recuerdos (je pense à vous) mis en scène par Didier Ruiz à la Maison des Métallos en avril 2010. La première peur a été celle de ne pas intéresser un "vrai" public : « Mais on va montrer ça à qui ? Ça me paraissait invraisemblable que les gens 2. Mieux vivre ensemble L’apport de la science en matière d’évaluation a également été souligné par Gilles Roland-Manuel, psychiatre et directeur de l’hôpital de jour d’Antony. Depuis toujours fervent partisan du travail entre des artistes et les jeunes autistes accueillis à l’hôpital, il a créé le festival Futur Composé qui propose des spectacles de jeunes autistes et d’artistes reconnus. Parce que les autistes souffrent de troubles de la communication, il est très difficile pour eux de dire quel impact ont ces pratiques artistiques sur leur vie quotidienne. Pourtant, « on constate des choses […] parce qu’on les regarde vivre et qu’on les connaît bien ; il y a quelques fois des améliorations après ces expériences qui sont extrêmement 39 viennent voir des petits vieux qui causent et qui racontent des souvenirs très hétéroclites. » En réalité, la rencontre a eu lieu : auront sans doute plus d’impact et les marqueront peut-être plus durablement, au contraire des spectacles qui, pour le spectateur lambda, semblent se faire de façon "magique", sans besoins de moyens de production. « On s’est donné beaucoup de mal, on a eu très peur parce qu’on est vieux […] et puis aidés par les autres, poussés, on a fini par y arriver. Nous avons eu un mal fou à nous séparer. Nous étions arrivés à une espèce d’osmose dans le travail, nous avons eu le sentiment de travailler tous ensemble à quelque chose que nous ne connaissions pas du tout. […] En fait nous étions très émus, très impliqués, nous nous sommes tenus les coudes alors que nous ne nous connaissions ni d’Eve ni d’Adam. » Dans cet ordre d’idée, un participant au débat, membre du Comité Métallos, est intervenu pour s’interroger sur la possibilité pour la population de s’impliquer non pas seulement sur un projet, mais sur un lieu sensible à ces thématiques. Les lieux culturels peuvent-ils mieux reconnaître ou admettre des pratiques artistiques populaires "spontanées", sans forcément l’aide d’un artiste extérieur ? Se pose alors la question du rapport à la direction artistique du lieu en question : « Peut-on imaginer des systèmes participatifs où les lieux culturels puissent accueillir sans jugement les pratiques des gens qui n’ont pas forcément la culture artistique instituée ? » L’association Futur Composé L’association Futur Composé permet la rencontre de personnes autistes et d’artistes reconnus. Ils se retrouvent généralement sur une scène pour faire du théâtre, de la musique, de la danse ou encore dans des expositions de peinture, au comité de rédaction d’un journal, à la télévision, etc., mais avant de rencontrer des artistes et le public, les personnes handicapées travaillent avec les membres des équipes qui les prennent en charge dans des établissements spécialisés. Le Futur Composé fédère les différents professionnels et propose un festival tous les deux ans. S’il est difficile d’ôter aux directeurs des lieux culturels la maîtrise de leur direction artistique, et si la mise en place concrète d’une gouvernance participative paraît encore hasardeuse, cette intervention montre bien que les projets artistiques participatifs peuvent donner envie aux participants de s’impliquer plus largement, dans des projets de société et de culture. Il s’agit en tous cas de créer du lien entre les participants, mais aussi, dans le cas de personnes marginalisées, de retisser des liens avec la société. Lorsque le projet se termine, lorsque l’artiste part, que faire de l’énergie créée, des nouvelles envies des participants, des projets en devenir lorsqu’il y en a ? 2. Participer à la construction d’un projet de société plus large Pour Jean-Pierre Chrétien-Goni, directeur du Vent se Lève ! (Paris 19e), il est fondamental de partager avec les participants les "coulisses" des projets participatifs. « Quand on parle avec les artistes, c’est comme si tout était concentré dans l’œuvre, on ne parle pas trop des coulisses. » Pourtant, il existe une « confrontation beaucoup plus globale qu’avec le simple fait artistique au sens étroit du terme. Il faut entraîner les gens avec qui on travaille à être aussi impliqués, interrogatifs en tous cas, sur les moyens de production. » Au cours des débats, il a beaucoup été dit que l’artiste ne devait pas soigner les maux de la société et qu’il devait être accompagné par un relais social pour que celui-ci puisse gérer les effets négatifs de l’aprèsprojet avec les participants, notamment le sentiment d’abandon qui peut exister à la fin d’un projet. En revanche, la question des effets positifs de l’après-projet a été moins soulevée : comment transformer en une Il s’agit selon lui de « globaliser un dispositif d’invention du monde dans lequel on est pris et que les artistes ont un peu oublié. » Si les participants réfléchissent aux moyens de production des projets, ceux-ci 40 action durable la volonté des participants de poursuivre le projet ? Quels pourraient être dans ce cas les relais sur lesquels s’appuyer, qui sont tout autant indispensables afin de ne pas transformer ces volontés en une frustration encore plus grande ? II. Les limites de l’évaluation des projets 1. De l’urgence d’élaborer des critères de référence pertinents Danièle Bellini, directrice des affaires culturelles de la ville de Champigny-sur-Marne et active dans le montage de projets participatifs sur sa ville, suggère que l’appropriation directe des projets par les habitants soit un critère retenu pour l’évaluation de ces projets. La réussite d’un projet se mesurerait par une disparition progressive de son service dans la prise d’initiatives et de décisions, puisque les habitants n’en auraient plus besoin pour se lancer dans de nouveaux projets participatifs. Mais loin de prôner un désengagement des acteurs publics dans le montage de projets culturels, elle alerte tout un chacun, en demandant ce que font les élus et les partis politiques, qui ne voient pas souvent l’importance de permettre à ces nouvelles démarches d’exister, en termes de développement artistique et de cohésion sociale. En revanche, Jean-Pierre Chrétien-Goni dénonce fermement la notion même d’évaluation, car elle « fait partie de la domination des ingénieurs, de la logique de projet ». Selon lui, les dispositifs mis en place par les pouvoirs publics piègent les porteurs de projets en leur faisant accepter des règles et des critères d’évaluation extrêmement restrictifs. 41 « La stigmatisation vient parce qu’on nous fait faire des projets "18-25", "femmes seules", […] " quartiers banlieue", "politiques de la ville" ([citant un fonctionnaire :] “attention monsieur, votre projet est de l’autre côté de la rue”). On nous met et on accepte d’entrer dans ces dynamiques-là parce que derrière, il y a des moyens qui sont proposés, il y a des cadres qui sont posés par les pouvoirs publics et par un certain nombre de gens qui pensent le monde dans lequel on est. » 2. Un risque d’instrumentalisation permanent Si le témoignage et la restitution sont très importants, il existe toujours en revanche un risque bien réel d’instrumentalisation provoqué par la médiatisation. Nathalie Joyeux, réalisatrice du film Parures pour dames, qui rend compte de l’atelier mené par la styliste Sakina M’Sa, écrit dans le dossier de presse de son film : « Ces "laboratoires textiles" sont un lieu de ressource pour la créatrice, en énergie comme en inspiration ; pour les participantes, c’est l’opportunité de se questionner sur le corps, le vêtement, et de réveiller leur créativité. J’ai vu des femmes s’épanouir en cousant des morceaux de tissus, retrouver confiance, aller vers les autres, se transformer. » En effet, Sakina M’Sa leur a proposé de porter leurs créations lors de son défilé professionnel : les douze femmes ont ainsi côtoyé le monde de la mode, les mannequins professionnels et les journalistes. Si l’extrait projeté pendant les Rencontres montrait que les femmes étaient très heureuses d’avoir été autant valorisées, l’une d’entre elles ne s’est pas reconnue dans ce qui a été dit dans la presse. Elle a eu l’impression d’être instrumentalisée et a regretté cette médiatisation : « On utilise le fait qu’on soit des gens en difficulté pour voir une sorte de “bon samaritanisme” qui me gonfle franchement, qui me dérange ». Dans un monde évalué à l’aune de ces critères, quelle pourrait ainsi être la valeur d’un projet monté hors plan, hors cadre ? Car pour monter un projet hors du cadre imposé, il faut pouvoir se passer des moyens donnés par les pouvoirs publics, donc soit bénéficier d’autres sources de revenus, soit revoir à la baisse le budget de la démarche, ce qui aura finalement des impacts sur la qualité de celle-ci… Parures pour Dames Entre novembre 2006 et mai 2007, la styliste Sakina M’Sa a mené un « atelier de la désobéissance » au Petit Palais à Paris, avec douze femmes sans emploi ; il s’agissait de transformer de vieux habits donnés par Emmaüs en se rebellant contre la domination des marques et leur valeur de code social. La réalisatrice Nathalie Joyeux a eu envie de filmer les échanges entre ces douze femmes autour du vêtement et de sa signification esthétique et sociale, mais aussi les transformations provoquées par cet atelier sur ces femmes. Son documentaire s’appuie sur le projet « L’Étoffe des héroïnes », lui-même porté par l’association Daïka, en partenariat avec la Direction de la Politique de la Ville et de l’Intégration, la Fédération des centres sociaux de Paris, les centres d’hébergement de l’association Emmaüs, et des associations d’insertion telles que Mosaïque-93. Parce qu’il s’agit en grande partie de démarches travaillant sur l’humain, l’évaluation quantitative reste difficile à mener et ne peut rendre compte de l’entièreté des impacts de ces initiatives. Pour Jean-Pierre Chrétien-Goni, la question à poser n’est pas tant « qu’est-ce que ça vaut ? » que « comment décrire intelligemment ce que ça fait ? ». La fragilité des participants amateurs et le caractère absolument sensible de ces démarches rendent impuissante l’évaluation. En revanche, il faut « témoigner », « tracer », « donner à voir », « contribuer à penser le monde » et non « se justifier ». La même question s’est posée à Gilles Roland-Manuel. Comment éviter l’écueil de l’instrumentalisation, qui reste un risque important même avec une volonté initiale de valoriser les jeunes autistes mobilisés pour Futur Composé ? D’autant que l’instrumentalisation est vue dans le monde médical comme un « sacrilège » : « [le personnel soignant] essaie de ne pas se substituer [aux personnes autistes], de ne pas parler à leur 42 quelques personnes et sous un angle précis. Pour Jean-Pierre ChrétienGoni : place. » Pourtant, ses expériences avec le secteur culturel lui ont montré certaines vertus de l’instrumentalisation : l’un des comédiens a pris l’initiative de jouer un duel en portant un jeune autiste sur son dos et en dirigeant ses bras. Selon Gilles Roland-Manuel, le personnel soignant « n’aurait jamais eu l’idée, ç’aurait été sacrilège de faire ça. C’est en fait les comédiens, le monde culturel qui ouvre là des possibilités pour ce gamin qui était enchanté de pouvoir le faire, qui depuis a une valorisation de lui-même qui fait plaisir à voir. » « La question la plus importante, c’est la durée. Le lieu que j’ai dans le 19e, je dis souvent que ce n’est pas un lieu, c’est du temps, et c’est de ça dont j’ai le sentiment d’avoir profondément besoin. Un projet, ce n’est jamais du temps. » Pour ce pédopsychiatre, la question de l’instrumentalisation est à mesurer en fonction de l’état de santé des jeunes autistes : tant que cette médiatisation – voire cette instrumentalisation – leur apporte une valorisation d’eux-mêmes, une possibilité de partager quelque chose avec le reste de la société qui leur est tellement fermée, il faut continuer à leur proposer. Gilles Roland-Manuel a d’ailleurs ouvert le Foyer d’Accueil Médicalisé (F.A.M.) « L’Alternat » d’Antony, qui propose aux adultes autistes de continuer à vivre ensemble, de bénéficier de formation à la musique et de continuer à faire des concerts, voire de partir en tournée ; pour lui, la première évaluation de ce F.A.M. se résume à ce constat : « ils vont bien ! » LE VENT SE LEVE ! Le Vent se Lève est un lieu interdisciplinaire qui associe les artistes et les « nonprofessionnels » dans un projet citoyen et d’éducation populaire. Situé dans le 19è arrondissement de Paris, il se veut ouvert aux expérimentations diverses et orienté vers ses voisins. Le collectif qui l’anime mène également des ateliers dans des lieux à vocation pédagogique ou sociale. Dans le cadre du Cercle de Craie, laboratoire de théâtre, JeanPierre Chrétien-Goni explore notamment les espaces de l'enfermement et de la folie; intervenant avec le théâtre dans les espaces de la difficulté : prisons, hôpitaux psychiatriques, quartiers sensibles. Il a mené plus de trente chantiers d’intervention et de recherche dans ce cadre depuis 1991. Enfin, la question de l’instrumentalisation se pose aussi pour les artistes et porteurs de projet, comme le souligne Danièle Bellini : 3. Les effets psychologiques sur les participants : un risque à prendre ? « Il faut qu’on fasse attention à ce que la pratique culturelle et artistique ne tombe pas dans la recherche de soin ; on est pas là pour soigner, mais pour réveiller, peutêtre pour déranger. Dans tous ces projets “politiques de la ville”, je me demande si on n’est pas utilisés nous aussi par les classes dominantes comme soupapes. » La durée est nécessaire pour anticiper les risques psychologiques sur les participants. La réalisatrice Nathalie Joyeux a travaillé pendant quatre années avec des lycéens de Tremblay-en-France sur un film autour de leurs vies. Elle remarque que la question des impacts est d’autant plus prégnante avec un documentaire, qu’on expose sans filtre la vie des gens, alors qu’au théâtre on joue le rôle de quelqu’un d’autre. Par conséquent, se pose dès le début et tout au long du projet une question éthique importante : jusqu’où peut-on aller ? « Les personnes saventelles ce qu’elles donnent ? » Or, la pratique artistique seule ne soigne pas les jeunes autistes, ni ne suffit à réinsérer les personnes en marge de la société, elle n’a rien de miraculeux ; les projets se terminent, les artistes partent à la fin du projet. Que faire pour que les participants et les artistes ne soient pas instrumentalisés à des fins politiciennes ? La réponse la plus souvent évoquée est la nécessaire participation des élus et des partenaires sociaux aux projets, pour ne pas être dans cette croyance naïve que les artistes vont trouver la solution à tous les problèmes de la société. D’autant que les artistes n’interviennent que sur un temps donné, avec 43 Elle raconte que parmi les lycéens, un jeune garçon en grande détresse psychologique a eu envie de participer au film sans être à l’image ; elle a eu l’idée d’en faire le personnage central du documentaire, et a axé le film autour de son absence régulière du lycée. Cette idée lui plaisait cinématographiquement, mais après une année entière de travail, elle s’est rendue compte qu’un film sur ce garçon allait être trop lourd à porter pour lui et elle a renoncé : « il ne faut pas le faire parce que c’est dangereux pour lui. » coûter, à tout le monde ; il faut ne pas lâcher l’affaire sauf quand on dit “c’est mes limites”. » Du côté de l’artiste comme du côté du participant (qu’il soit atteint d’un trouble, marginalisé, ou pas) des limites humaines existent. Il faut savoir les écouter, les déterminer et les travailler sans les outrepasser car cela mettrait en danger la démarche dans sa globalité. Et c’est là peut-être le meilleur moyen de ne pas instrumentaliser les artistes et les participants dans ce type de projet qui n’est « pas là pour réparer mais pour inventer », insiste Jean-Pierre Chrétien-Goni. Aujourd’hui et demain Ce film participatif est une aventure de trois années qui implique des jeunes de Tremblayen-France. Il débute alors que les lycéens doivent se déterminer sur une orientation professionnelle, l’année du bac et s’achève deux ans après le bac, alors que le trajet des jeunes tremblaysiens vers une profession se précise encore. Le film s’écrit à partir d’entretiens menés entre la réalisatrice et les participants. Les thèmes abordés, les personnages secondaires, les décors, les situations… sont choisis d’un commun accord entre les jeunes et la réalisatrice. Une étudiante tremblaysienne de 22 ans est également impliquée sur la réalisation (sans apparaître à l’image). Elle intervient sur les tournages et sur le montage. Le film est en cours de réalisation. Une autre expérience menée par Jean-Pierre Chrétien-Goni avec des prisonniers de Fleury-Mérogis lui a montré la « confrontation radicale » et irréductible entre lui, partisan du « théâtre comme lieu où l’homme se réalise comme être libre », et eux, qui retourneront dans leurs cellules à la fin du projet. « On ne peut plus rien faire de ça, cette confrontation est radicale. Derrière cette radicalité, comment nous la travaillons, ça c’est notre front à nous. Comment on s’inscrit dans du non-abandon, […] avec ce que ça peut 44 Conclusion posent ces problématiques de manière parfois différente et très riche demandent à être questionnés. Plusieurs pistes restent donc à explorer et à l’heure où le désengagement de l’État se fait sentir et où ces projets ont besoin d’inventer de nouveaux dispositifs pour pouvoir se maintenir et se développer, on se pose naturellement la question de ce qui se fait ailleurs et de comment cela se fait ailleurs, en Europe et dans le monde. Ces rencontres auront permis de partager des questionnements que nous souhaitons voir mûrir. Nous espérons qu’ils en génèreront de nouveaux en même temps qu’ils produiront leurs fruits. Si la participation et l’interaction sont des notions omniprésentes dans les pratiques artistiques actuelles, leur reconnaissance par les dispositifs officiels reste timide. Les projets participatifs, souvent hybrides à la fois par la forme et par l’éventail des personnes mobilisées, se multiplient et questionnent la place de l’artiste dans la société en même temps qu’ils interrogent le statut de « l’œuvre » et du « public ». Ces initiatives sont portées selon des modes de production hétéroclites et la plupart du temps sont fragiles. Elles souffrent des systèmes de représentation et de classification encore en cours et notamment institués par des dispositifs publics trop rigides. Pourtant un grand nombre de professionnels, qu’ils soient issus du champ social, politique, éducatif, culturel, médical ou artistique reconnaissent l’enrichissement mutuel qu’apportent les créations participatives. Travailler ensemble dans la complémentarité, se rencontrer, échanger, construire un objet commun, sont autant d’éléments qui incitent professionnels comme amateurs à s’impliquer dans ce type d’expériences. A Double Sens… et après ? La suite que l’association se propose de donner à ces Rencontres est de réunir des groupes de travail pour approfondir des thématiques particulières, d’assurer le suivi et la valorisation de certains projets pour, nous l’espérons, contribuer à valoriser ces initiatives et à faire réfléchir ensemble leurs différents acteurs. S’il a beaucoup été question du « participatif », « l’interactif » a été moins questionné lors de ces rencontres. Associer ces deux notions nous semblait important pour interroger ce qui se joue en matière de relation au « public ». Les difficultés rencontrées pour trouver des projets où le public modifiait vraiment l’œuvre et où son implication était réelle, rend compte des différences d’approches dont relèvent « le participatif » et « l’interactif ». Leurs enjeux sont, aujourd’hui, assez éloignés ; « l’interactif » semble s’inscrire soit dans une démarche artistique assez canonique, ce qui lui permet souvent de faire appel aux dispositifs institutionnels et de se concevoir selon des modes de production traditionnels tout en questionnant les notions de public et d’œuvre, soit dans des sphères innovantes et très pointues qui interrogent notre rapport aux technologies et questionnent les mondes de l’art tout en restant très confidentielles et peu abordables aux non-initiés. Deux jours ne suffisent pas à développer toutes les questions que posent ces pratiques. Le spectacle vivant, particulièrement propice à ce type de démarche, a été plus largement abordé, mais de nombreux travaux de plasticiens, vidéastes, photographes, collectifs d’architectes, etc., qui 45 BIBLIOGRAPHIE (non exhaustive) Ouvrages : ARDENNE Paul, Un art contextuel - Création artistique en milieu urbain, en situation, d'intervention, de participation, Paris, Flammarion, 2009 BOAL Augusto, Théâtre de l’Opprimé, La Découverte, 1996. BOURRIAUD Nicolas, Esthétique relationnelle, Dijon, Les presses du réel, 1998. COLIN Bruno et GAUTIER Arthur, Pour une autre économie de l’art et de la culture, Paris, Éditions Érès, 2008. HENRY Philippe, Spectacle vivant et culture d’aujourd’hui : une filière à reconfigurer, Grenoble, PUG, 2009. LIOT Françoise (coord.), Projets culturels et participation citoyenne - Le rôle de la médiation et de l’animation en question, Paris, l’Harmattan, 2010 LE GLATIN Marc, Internet : un séisme dans la culture ?, Toulouse, Éditions de l’attribut, 2007. RANCIERE Jacques, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008. RANCIERE Jacques, Le partage du sensible, esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000 (PS). RUBY Christian, L’Age du public et du spectateur, Bruxelles, La Lettre volée, 2007. STIEGLER Bernard, L’adresse au public en question, conférence du 16 septembre 2009. TEBOUL René (dir.), Les mutations technologiques, institutionnelles et sociales dans l’économie de la culture, Paris, l’Harmattan, 2004. Articles : Entretien avec STIEGLER Bernard, Pour une politique sans réserve in Mouvement n°48 juin-septembre 2008. Toutes les pratiques culturelles se valent-elles ? revue Hermès n°20, éditions CNRS, 1997. Numéro 58 du magazine La Scène : Projets culturels et démarches participatives – Automne 2010. Comptes-rendus : Compte rendu de la table ronde Partager l’art, transformer la société dans le cadre des Rencontres de la Villette le 25 avril 2008 (consulter) Compte rendu de l’atelier de réflexion La place des habitants dans les projets artistiques, Artfactories / AutrepART (consulter) Doc Kasimir Bisou, Art et populations, intervention au Séminaire professionnel autour des pratiques artistiques participatives du 18 juin 2008. Conférence : STIEGLER Bernard, Conférence Acteur ou spectateur ? L’adresse au public en question, donnée le 16 septembre 2009 au Nouvel Olympia de Tours. Mémoires : KHEBIZI Samir: L’accompagnement des projets artistiques participatifs, un enjeu sous-évalué : étude du projet Les Têtes de l’Art, Conservatoire National des Arts et Métiers / CESTE, 2008. (consulter) ECALLE Linda : Les projets artistiques participatifs comme nouvelles formes d’engagements en Europe. Quelles formes pour quels engagements ? Le cas du projet « êtres » initié par Nicolas Frize, Institut d’études européennes de l’université Paris 8, 2006 (consulter) A noter : En septembre 2010, Francis Lacloche et Guillaume Pfister, Conseillers au Ministère de la Culture, remettaient une note au Ministre énonçant un programme et des perspectives autour de la notion de « la culture pour chacun » (consulter). Cette note évoque pour la première fois les « co-créations et productions participatives. Elle a fait l’objet d’une analyse critique par Philippe Henry (consulter). 46 LISTE NON EXHAUSTIVE DE RESEAUX ET STRUCTURES DE MUTUALISATION ARTfactories/Autre(s)pARTs Née de la mutualisation d’une plateforme de ressource sur les lieux de créativité artistique et sociale et d’un groupe d’acteurs unis autour de la relation population, art et société, l’association a pour fonction de repérer et mettre en réseau des lieux et des projets artistiques citoyens dans les régions du monde entier. Elle a également pour vocation de relier ces espaces-projets initiés par des acteurs de la société civile pour les encourager à affirmer leur singularité et ainsi contribuer à une diversité d’expression. Actes-if Réseau solidaire de lieux culturels franciliens, Actes-If a pour objectif de valoriser les actions, modes de fonctionnement des adhérents ; favoriser les échanges d’informations, d’expériences et de savoir-faire et mettre en place des outils et des services en direction des adhérents ; favoriser la construction d’une réflexion collective autour des principaux enjeux du secteur d’activité des adhérents, notamment par l’établissement de relations d’échanges avec d’autres fédérations, associations ou réseaux ; conseiller et accompagner la création et le développement de nouveaux lieux culturels en Île-de-France. Banlieues d’Europe Banlieues Bleues est un réseau européen qui a pour but de sensibiliser aux questions de l’intervention artistique dans les quartiers défavorisés et en direction des habitants généralement et faire avancer au niveau européen une réflexion partagée entre chercheurs, élus et acteurs artistiques et culturels sur les espaces de tension et d’innovation que sont aujourd’hui plus que jamais les périphéries des villes exclues. Réseau Chaînon Le réseau Chaînon est la fédération nationale des nouveaux territoires des arts vivants. Il contribue au développement culturel national et international ; Il soutient la création et la diffusion artistiques dans l’intérêt général. L’association s’inscrit, dans le domaine des arts, comme un acteur dans le débat des politiques publiques à travers un mouvement citoyen et un engagement professionnel définis dans son projet politique inspiré des valeurs de l’éducation populaire et de la défense de l’éducation artistique et culturelle. FEDUROK Fédération Nationale de Lieux de Musiques Amplifiées/Actuelles. 47 Remerciements Nous souhaitons remercier avant tout Florence Castera, non seulement pour la qualité avec laquelle elle a su animer les Rencontres A Double Sens, mais aussi pour l’énergie et l’enthousiasme qu’elle a mis à nous accompagner dans l’organisation et la conception des débats. Nos plus vifs remerciements vont également aux partenaires qui nous ont fait confiance et aidé à mettre en œuvre les Rencontres, bien au-delà d’un apport financier : Arcadi et son précieux pôle ressources (Françoise Billot et Franck Michaut), la Maison des Métallos (Philippe Mourrat, Christine Chalas, Ophélie Deschamps), et pour le financement des actes, la Fondation Réunica (Éliane Hervé-Bazin). Merci à Julien Couaillier pour le site Internet, à Coraline Janvier pour le son, à Grégory Voivenel pour les photos et à Elodie Morel pour les vidéos. Nous remercions chaleureusement les quatre autres lieux qui ont montré très tôt leur intérêt pour notre projet en accueillant les ateliers de réflexion entre le 18 avril et le 29 juin 2010 : le WIP-Villette (MarieFrance Ponczner), le Théâtre de l’Opprimé (Thomas Cepitelli), les Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis (François Lorin), le Vent se Lève ! (Jean-Pierre Chrétien-Goni) en partenariat avec l’Espace Khiasma (Olivier Marboeuf). Merci à ces personnes, qui ont permis de vraies rencontres. Merci enfin aux nombreux artistes, chercheurs, responsables de lieux culturels et socioculturels, responsables politiques, qui nous ont accordé un peu de leur temps pour construire notre réflexion et ce projet. Parmi eux, nous remercions bien sûr tout particulièrement tous les intervenants et les participants aux débats des 2 et 3 juillet 2010 pour leur présence, leurs témoignages et leurs réflexions. 48