Ismaël BEN-MESBAH Le Trompeur trompé Théâtre 2 Du même auteur : Chronique de société : – Sous le goudron, les pavés. 2011. Edilivre. Nouvelles : – Il était une fois les voisins. (Recueil de 12 nouvelles) 2012. Edilivre. Contes et Légendes de Vendée : – Le Chevalier vengeur. (Prix du jury au salon du livre de Barbâtre – 85 –) Octobre 2013. Roman : – La démesure. (Saga familiale) 2014. Edilivre. 2 2 Avant-propos Printemps 1967. Quartier Latin. Je venais de rejoindre dans un bistrot quelques camarades de fac et deux autres du conservatoire. Le garçon qui connaissait nos habitudes m’apporta mon café expresso. Après les plaisanteries d’usage, je leur mis sous le nez un article paru dans une revue d’histoire que signait un académicien de renom et que je venais de lire avec intérêt dans le métro. Cet article parlait de Molière, l’homme de théâtre prolifique, qui selon son auteur n’aurait pas écrit lui-même ses pièces, laissant ce soin à Louis XIV, qui l’avait pris sous sa protection. Il avait, pour justifier ces affirmations, cité plusieurs pistes, l’une d’elles étant sa mise de bonne heure en apprentissage dans la boutique familiale pour succéder plus tard à son père tapissier. Il ne savait alors que lire, écrire et calculer, des connaissances suffisantes pour la profession. Mais pas pour devenir un écrivain de renom. Cet académicien semblait oublier que le jeune Poquelin avait un grandpère paternel amateur de théâtre, qui le menait quelquefois à l’Hôtel de Bourgogne voir des pièces de haut comique ou de farce. Il était toujours triste de retour à la maison, à l’idée qu’on le destinait à une profession qui ne l’inspirait pas. Il en parla à son père, lequel encouragé par le grand-père, prit la sage décision de mettre Jean-Baptiste dans une pension, d’où il suivit comme externe des études dans le collège de Clermont, dirigé par les Jésuites. Il y resta cinq ans pour parfaire ses études et y fit d’intéressantes connaissances, dont celle du prince de Conti qui s’en souviendra par la suite et obtiendra de son aîné, le Grand Condé, de protéger jusqu’au bout Molière. Il fut l’un des plus créatifs des génies, le plus inventif aussi. On lui 2 3 reprochait déjà de voler la moitié de ses œuvres aux vieux bouquins, pour avoir vécu sur la farce italienne et gauloise. Je ne vais pas refaire son parcours, mais il me suffira de rappeler ce jour où Louis XIV demanda à Boileau quel était le plus rare des grands écrivains, qui auraient honoré la France durant son règne et qui s’entendit répondre sans hésiter par le juge rigoureux : « Sire, c’est Molière. » Il se donna la liberté, avec sa troupe de livrer au rire la vieille société, sa fatuité, la piété, le mariage, l’inégalité conjugale, et ce grâce, dans ses tentatives hardies et familières, au jeune Louis XIV qui le protégea de tous. Cela ne signifiait guère que c’était le souverain qui écrivait lui-même les pièces comme le Tartuffe, sur l’hypocrisie et le vice. Il se rattachait à son siècle, s’y adaptait et en sortait avec panache. Ses contemporains, Boileau, Racine, Bossuet sont plus spécialement des hommes de leur temps. Molière n’entrait dans aucune réaction religieuse ou littéraire, comme eux. Il était plus du monde de Ninon de Lenclos qui ouvrait son salon aux libres penseurs, de madame de la Sablière, avant sa conversion dont le salon de la Folie-Rambouillet rassemblait la meilleure société tels que Racine, Boileau, Perrault ou encore Marie de Sévigné, pour ne citer qu’eux. Molière recevait à Auteuil de jeunes seigneurs libertins, se permettait de faire dire à son don Juan le fameux mot qu’il retira pour avoir provoqué une levée de boucliers : « Tu passes ta vie à prier Dieu et tu meurs de faim, prends cet argent, je te le donne pour l’amour de l’humanité. »* Alors, si comme le soutenait l’académicien, les pièces étaient de Louis XIV, aurait-on osé y toucher ? Le roi l’aurait-il seulement autorisé ? Molière pouvait-il fréquenter tout ce monde d’érudits, s’il ne pesait luimême du poids de son érudition ? Déjà avant lui, un autre de ses illustres aînés, je veux nommer Shakespeare, avait été accusé de plagiat. La paternité de son œuvre avait été contestée par des plumes respectables de Twain, de Dickens ou Borges, alléguant du peu d’éléments qui pouvaient justifier une telle prolifique production de ce bourgeois de province, acteur et monteur de spectacles. On avait tout dit de lui, même qu’il était juif et Italien. Un débat enflammé avec mes camarades s’en suivit. Chacun de nous donna ses impressions, fit connaître ses convictions ; les miennes étaient simples. Pour avoir lu les œuvres complètes de Molière, plusieurs 4 2 biographies dont il avait été l’objet, et convaincu que l’auteur de l’article se fourvoyait dans une erreur monumentale, je leur soutins que n’importe quel amoureux de ce genre de théâtre pouvait s’en inspirer et en tirer une pièce dans le même style, Loin de moi – entendons-nous bien – la prétention d’avoir ne serait-ce qu’un peu de talent encore moins de génie de cet homme, mais pour honorer sa mémoire, je fis le pari à mes camarades de leur présenter dans les trois mois qui suivaient une pièce en vers dans laquelle j’allais mêler le marivaudage au vaudeville. Le pari fut tenu. « Le trompeur trompé », pièce en cinq actes, qui n’en demeure pas moins une parodie, fut lue « en avantpremière » par M. Maurice Escande, administrateur de la Comédie Française, qui me fit le grand honneur de m’encourager à la publier ; ce qui fut fait à la « Pensée Universelle. » La suite quant à elle fut ponctuée d’agréables surprises. Mais ça, est une autre histoire. L’auteur *Source : Sainte-Beuve et Albert Demazière, Molière œuvres complètes (Éditions de Crémille). Origine illustration de la couverture : Archives Bibliothèque Nationale. 2 5 « Le changement de mets réjouit l’homme : Quand je dis l’homme, entendez qu’en ceci La femme doit être comprise aussi. » LA FONTAINE 6 2 Personnages LE COMTE DE MAURVALES (exemple d’acteur : Louis de Funès) LA COMTESSE DE MAURVALES (exemple d’actrice : Jacqueline Mailland) LE FILS : ROBERT (exemple d’acteur : un jeune premier) LA SERVANTE : VALENTINE (exemple d’actrice : Catherine Jacob) LE VALET : FIRMIN (exemple d’acteur : Jacques Balutin) LE BARON D’AURIENS (exemple d’acteur : Roger Hanin) SA FILLE : AGNÈS (exemple d’actrice : Sophie Marceau) LA SERVANTE : JOSIANE (exemple d’actrice : Valérie Lemercier) LE DOCTEUR LOUIS (exemple d’acteur : Robert Dalban) L’AMI DE ROBERT : ALBERT (exemple d’acteur : Michel Blanc) LE VALET DE ROBERT : JÉROME (exemple d’acteur : Gérard Jugnot) LE PÈRE JACQUES (exemple d’acteur : Michel Galabru) TROIS SOLDATS (exemple d’acteurs : Les Inconnus) 2 7 Décor Le salon du comte de Maurvales, richement meublé. Un grand luxe, une grande ostentation, beaucoup de goût. Il y a une porte à droite. Aux murs, des armes en panoplie et les armoiries de la famille. Un grand portrait de LOUIS XVI séjourne à droite d’un tableau représentant l’ancêtre du comte. Au centre, un bureau style LOUIS XV. Sur ce bureau il y a quelques livres et une écritoire. Le comte y est assis, une plume à la main. Il est en robe de chambre. On l’entend relire une lettre qu’il achevait d’écrire. 8 2 ACTE I SCÈNE I LE COMTE, VALENTINE, LE DOCTEUR, UNE VOIX. LE COMTE Veuillez agréer monsieur… (On frappe à la porte) LE COMTE (énervé) Valentine ! VALENTINE Monseigneur ? LE COMTE Va donc voir qui cogne à pareille heure ! VALENTINE (de retour) Monseigneur, c’est une visite pour vous. LE COMTE Tiens, pourtant je n’avais aucun rendez-vous. LE DOCTEUR (entre) Bonjour cher ami, est-ce-que je vous dérange ? Oh ! mais vous avez une mine bien étrange ! Donnez-moi votre pouls ; seriez-vous malade ? 2 9 LE COMTE C’est mon cœur qui bat encore la chamade, J’ai eu cette nuit un autre petit malaise. Mais asseyez-vous donc, mettez-vous à l’aise. Alors, qu’avez-vous de si précieux à me dire ? LE DOCTEUR Quelque chose qui vous fera de joie frémir, Aussi ai-je pensé qu’il était de mon devoir De venir, sans plus attendre, vous faire savoir Qu’on aurait aperçu dans Paris votre fils ! LE COMTE Robert ? Vraiment ? Où ça ? Quand ? LE DOCTEUR À l’angle de l’avenue Clovis, Et du Square du Vert-Galant. LE COMTE Voilà une rassurante nouvelle qui me réjouit, Mais de qui tenez-vous cela mon cher Louis ? LA VOIX (dans les coulisses) Valentine, allez me préparer mon bain ! Et faites monter les paquets par Firmin ! 10 2 ACTE I SCÈNE II LE COMTE, LA COMTESSE, LE DOCTEUR, VALENTINE un instant. (La comtesse pénètre dans le salon, le docteur et le comte se lèvent.) LE DOCTEUR Mes hommages madame la comtesse ! LA COMTESSE Bonjour docteur ; comment va votre Déesse ? LE DOCTEUR Elle vieillit madame tandis que vous restez belle, Mais à part ça, je n’ai rien d’autre à dire d’elle ! LA COMTESSE Toujours aussi flatteur, mais aussi ineffable ! LE DOCTEUR Que voulez-vous madame, vous êtes si admirable ! LE COMTE (bas au docteur) Pas un mot de Robert, elle mourrait de chagrin. (Haut) Valentine, apportez-nous donc un peu de vin ! 2 11