TEXTE - Unil

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COMPRÉHENSION ÉCRITE (TEXTE)
La langue évolue...
même la langue de bois !
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Lorsque nous avons créé les émissions du « Jeu des Dictionnaires », nous ne mesurions pas
l’engouement qu’elles allaient susciter dans le public. Diffusées à la radio et à la télévision dans
le monde entier, elles nous prouvèrent le grand intérêt des francophones pour leur langue.
Aujourd’hui encore nous proposons de jouer autour des mots et de leurs définitions. Cette
manière ludique d’aborder le véhicule de notre culture est la moins contestable ; car, dès qu’on
explique, corrige, suggère, on se trouve face à deux positions extrêmes – et à une multitude
d’attitudes intermédiaires.
« Il y a dans tout usager du français un conservateur qui sommeille», écrit André Goosse. Cet
usager est aussi le plus cultivé précise Georges Mounin : « Le plus curieux, c’est que ce sont les
plus cultivés qui sont les plus imperméables [...] parce qu’on leur a mis dans la tête, et depuis des
siècles, que plus une langue est pure, plus elle est précise, plus elle est belle. Ce vieil idéal est
issu du latin classique. Il faut toujours garder en mémoire que les seules langues fixées sont les
langues mortes. »
Existent aussi les partisans du « laisser faire », pour ne pas jouer sur les mots en écrivant
« laisser-aller ». Selon A. Goosse, « il ne sert à rien de légiférer, mais il faut laisser faire l’usage.
C’est encore confondre la langue, qui évolue en effet quoi qu’on fasse, et l’orthographe, qui
n’évolue pas d’elle-même, mais par l’intervention explicite de décideurs. » Ces décideurs sont
les copistes du Moyen Age, les imprimeurs du XVIe siècle, les dictionnaires et les grammaires.
Donc, à part l’orthographe, c’est l’usage du peuple qui fait évoluer la prononciation, la syntaxe et
une partie du vocabulaire. Aujourd’hui, comme nous le savons, ce sont les médias qui amplifient
ce phénomène évolutif. Et lorsqu’on dit « médias », il s’agit tout autant de ceux qui y travaillent
que de ceux qui y passent.
Paresse est un terme plus commun que « économie d’énergie » utilisée par les spécialistes de la
langue. Pourtant, il semble bien que ce soit à cause de la paresse que la plupart de nos mots
évoluent. L’exemple le plus clair est l’abrègement ; la liste est longue : piano, photo, dactylo,
resto, parano, télé, sana...
La prononciation de certains mots subit également le poids de la paresse. Les mots en isme sont
des exemples actuels. Au lieu de prononcer [i s] parce que la consonne S placée près d’une autre
consonne se prononce [s] et non [z], la paresse et la fatigue articulaire modifient les consonnes
sourdes en sonores. Que faire ? Chaque jour, comme vous, je découvre que les règles n’étaient
pas aussi arrêtées que je ne l’imaginais. C’est toujours finalement l’usage qui s’impose. Et on
assiste à une accélération de ce phénomène née du succès incontestable de la télévision.
Ce qu’il faut dénoncer, et sans doute combattre, c’est le mauvais usage de la langue française par
les journalistes (et les animateurs, les présentateurs, etc.). Parmi les fautes les plus courantes
relevons : Vous n’êtes pas sans ignorer. En français, la double négation recommande le
contraire : Vous n’êtes pas sans savoir. Les pléonasmes, eux, servent à bien affirmer, voire à
rassurer l’auditeur. Aussi un problème est-il toujours douloureux, une victime toujours
innocente, une tragédie fatale, une erreur involontaire, on collabore … ensemble, le scénario est
bien réglé, un accident est toujours stupide et bien sûr l’actualité est brûlante. Certains
pléonasmes sont tellement familiers à nos oreilles, que nous ne les décelons quasiment plus : le
but final, voire même, conclusion définitive, opposer un veto, monopole exclusif, applaudir des
deux mains, tout à fait exceptionnel, actuellement en cours…
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Pour faire passer l’information il serait apparemment trop simple de prononcer des phrases
concises, courtes et simples. C’est la raison des multiples « ornements » de langage qui font
patienter entre deux nouvelles, qui prolongent le suspense entre deux informations. Citons, en
vrac : En tout état de cause, pour le reste, dont acte, pour l’heure, à terme, d’ores et déjà…
Mais le plus grand défaut à mes yeux c’est l’utilisation de clichés, de poncifs. Celui de terre de
contraste a tellement été utilisé que même le moins imaginatif n’ose encore s’en servir. Mais
pour celui-là éradiqué, combien d’autres : la partie visible de l’iceberg, la cerise sur le gâteau,
une hypothèse d’école, tirer la sonnette d’alarme, le bout du tunnel, souffler le chaud et le froid,
la réponse du berger à la bergère, la bouteille à encre…
Nous parlions de la paresse ; l’autre aspect important de l’évolution d’une langue, c’est la
nouveauté – comment exprimer de nouvelles notions, de nouvelles choses, de nouveaux
métiers ? Cela se passe parfois naturellement comme avec le suffixe thèque. Si le mot
bibliothèque date de 1493, la cinémathèque de 1921, on accueillit récemment pochothèque,
bédéthèque, foliothèque, etc.
Dans les médias, c’est à coup sûr la publicité (la pub) qui essaie d’innover le plus souvent. Elle
doit convaincre et pour ce faire s’appuyer sur une base déjà connue. Alors, la publicité invente
de nouveaux adjectifs avec des noms de marques commerciales, de nouveaux adverbes inutiles.
Alors, elle se trompe volontairement par l’emploi de répétitions, de pléonasmes ou de
tautologies. Elle utilise des mots inconnus mais qui sonnent bien dans le paysage audiovisuel :
pulper chez Orangina ou énergiser chez Yves Saint-Laurent !
« Le politicien parle pour ne rien dire, l’homme politique pour dissimuler sa pensée. L’homme
d’état, seul, prononce et dit. » Cette phrase citée par Jacques Cellard illustre bien les
interventions de la classe politique dans les médias.
Tout d’abord on complique. C’est une première attitude utilisée pour deux raisons. Celle de
prouver son accession à un stade plus élevé de l’échelle sociale. (Les syndicalistes lancèrent avec
succès le au niveau de qui provenait d’un autre emploi.) Celle ensuite de brouiller les cartes.
C’est un langage d’initiés. L’emploi abusif de mots techniques jette de la poudre aux yeux (et
aux oreilles) : clivage au lieu de séparation, banalisation au lieu de habitude, initier au lieu de
amorcer, biotope au lieu d’environnement, épiphénomène au lieu de détail… et tous les termes
en isme, cela va de soi !
Dans le même ordre d’idées, c’est dans le contexte politique que nous entendons le plus
d’adjectifs inutiles : un changement radical, un démenti catégorique ; le plus de locutions
creuses : pour ma part, force est de constater, naturellement, cela étant ; le plus de verbes
« grisâtres », c’est-à-dire ceux en ER qui remplacent, inventés ou non, ceux qui ont une
conjugaison plus délicate. Mais on excusera volontiers les hommes politiques qu’on interroge sur
le vif, sans concentration facile et qui évitent de parler mal. Ainsi on utilise concepturer pour
concevoir, promotionner pour promouvoir, émotionner pour émouvoir, petit-déjeuner pour
prendre le petit déjeuner, positionner pour mettre. Et tous les verbes en ISER : optimiser pour
améliorer, finaliser pour achever…
Si la publicité, la politique, l’information sont des secteurs d’activité d’importance pour la langue
utilisée dans les médias, il en est un qui reste omniprésent et a sa part d’influence plutôt négative
c’est le domaine sportif. Mais là aussi comment renouveler les commentaires d’un reportage,
d’un match de football par exemple, sans utiliser des mots plus approximatifs ou carrément
inexacts ? Ainsi peut-on entendre balle pour ballon, l’herbe pour pelouse, cadre pour intérieur
de la cage, lucarne, etc.
Le constat est incomplet, vous vous en doutez. Il faudrait encore parler des mots utilisés trop
fréquemment comme : incontournable, convivial ; ceux qu’on prononce mal comme :
consensus ; ceux dont on a fait glisser le sens comme : impact, créneau, performant, interpeller,
tout à fait… Et la floraison des hyper, méga, super… Bref !
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Beaucoup de personnes sont attentives à notre langue, sans être ni puristes ni laxistes et c’est la
bonne attitude. Pourtant, à l’adresse des hommes qui s’adressent à un public, il faut souligner
que ce privilège entraîne le devoir de bien parler, de se faire comprendre.
Et si la télévision nous apportait elle-même le salut ? Je pense en particulier à TV5 qui regroupe
toute la francophonie. Les mots venus d’ailleurs (forgés dans d’autres circonstances)
conviennent parfois bien mieux que ceux que nous empruntons à d’autres langues. C’est une
réflexion que nous devrions approfondir. Je pense que le mot rocking-chair, par exemple,
pourrait avantageusement être remplacé par le mot qui désigne cet objet en Haïti et qui est
dodine…En prenant le temps de chercher un peu, en ne se laissant pas passivement envahir, on
trouverait sûrement des substituts francophones aux mots peu jolis, qui encombrent nos ondes,
comme : killer, pizza, homeboy, dee jay, glasnost, lobby ou lifting.
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D’après J. Mercier, W+B Wallonie-Bruxelles, oct. 95. n 53
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