Joan Robinson JPAPEG2017

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Joan Robinson, économiste rebelle
1903-1983
Journées pédagogiques 3 février 2017, Paris
« Penser et entreprendre au féminin »
Sophie Boutillier
Blandine Laperche
Université du Littoral-Côte d’Opale
CLERSE (UMR, 8019), Réseau de Recherche sur l’innovation
Joan Robinson (1903-1983)
Plan de la présentation
1. Les premières économistes : les vulgarisatrices et les collaboratrices
2. Joan Robinson : la deuxième économiste « à part entière » dans
l’histoire de la théorie économique
3. Les grandes étapes d’un parcours intellectuel remarquable
4. Les influences théoriques fondamentales
5. Rien n’est jamais acquis, tout remettre en question
6. Bilan et perspectives, Joan Robinson est-elle un économiste comme
les autres ?
1. Les premières économistes, les
vulgarisatrices et les collaboratrices
Dans un article publié en 1992 dans « La revue française d’économie »
(Vol 7, N°3, p. 113-138), Marie-Véronique Wittmann a réalisé une
histoire des femmes-économistes.
Trois types de femmes-économistes : 1/ les vulgarisatrices, 2/ les
collaboratrices et 3/ les économistes à part entière.
Lorsque l’économie politique se constitue en tant que discipline
scientifique à part entière, au 18e siècle, les femmes dissertent, comme
les hommes, dans les salons littéraires.
François Quesnay et Madame de Pompadour
1/ Les vulgarisatrices : deux pionnières
Janet Marcet (1769-1858)
Harriet Martineau (1802-1876)
Janet Marcet et Harriet Martineau
Janet Marcet
Harriet Martineau
Fille d’un négociant suisse établi à
Londres.
Publie des ouvrages dans des
domaines très variés : chimie,
physique, économie.
1816 : « Conversations d’économie
politique ».
J.-B. Say : « c’est la seule femme qui
écrit sur l’économie politique et elle
s’y est montrée supérieure à
beaucoup d’hommes ».
Née de parents français établis à Londres.
Elle publie en 1832 « La révolte et le renvoi
des ouvriers ».
Influencée par les « Conversations
d’économie politique » et se rend compte
qu’elle fait de l’économie politique sans le
savoir.
1832-34, elle publie « Illustration of Political
economy » où elle illustre sous forme de
dialogues les principes d’économie
politique (Ricardo, Malthus).
2/ Les collaboratrices
Dans son autobiographie, John Stuart Mill reconnait que sa femme eut
une grande influence sur son œuvre, sans plus !
Mary Paley Marshall (1850-1944) écrit avec son mari « The economics
of Industry » (1879). Mais, lorsque l’ouvrage fut réédité en 1892,
Marshall effaça le nom de sa femme. Dans la préface, Marshall
mentionne seulement une aide pour la relecture. Mary Paley fut
pourtant la première femme qui enseigna l’économie à l’université de
Cambridge. Mais, selon Keynes, une véritable association intellectuelle
liait les deux époux.
Harriet Ann Jevons (1838-1910) travailla à la publication des œuvres
posthumes de son mari.
2/ Les collaboratrices (suite)
Elizabeth Boody Schumpeter (1898-1953) fit publier en 1954 l’ouvrage sur
lequel J. A. Schumpeter travaillait depuis neuf ans, « Histoire de l’analyse
économique ». Elle était économiste à l’université de Harvard.
Beatrice Potter Webb (1853-1943) participa à la création de la London
School of Economics. En 1891, elle publie « Le mouvement coopératif en
Grande-Bretagne ». Elle publie avec son époux, H. G. Webb, 14 ouvrages
dont « Industrial democracy » (1897), et 8 en tant qu’unique auteur.
Aline Walras (1863-1942) a joué un rôle central dans l’œuvre de son père
Léon Walras. Après sa mort, elle a largement contribué à diffuser l’œuvre de
son père auprès des économistes qui la sollicitaient. Mais, elle n’était pas
économiste. Son père l’appelait « ma petite ménagère » (Potier, Walker,
2011).
2/ Les collaboratrices (suite)
Grace Jaffe rédige une thèse sur le mouvement ouvrier à Paris et
devient en 1924 l’assistante de Richard Ely dans le département
d’économie de l’université d’Evanston (Illinois). Elle rédige un chapitre
sur Veblen dans « L’histoire économique des Etats-Unis ».
Vera Lutz (1912-1976) est proche de l’école autrichienne (F. Hayek). Elle
publie avec son mari, Friedrich A. Lutz en 1951 « La théorie de
l’investissement et de la firme ». A partir des années 1950, elle devient
une économiste à part entière et mène sa propre carrière.
3/ Joan Robinson : la deuxième économiste « à part entière »
dans l’histoire de la théorie économique
Rosa Luxembourg (1871-1919)
La première économiste à part entière
1907 : professeur à l’école centrale du Parti
socialiste allemand.
Travaille à la rédaction de « Introduction à
l’économie politique », mais met en évidence
une contradiction dans « Le Capital » entre les
schémas de la reproduction élargie et les
contradictions internes du capitalisme.
1913 : publication de « L ’accumulation du
capital » où elle met l’accent sur l’impérialisme.
3/ Joan Robinson : la deuxième économiste « à part entière »
dans l’histoire de la théorie économique (suite)
Joan Robinson est une économiste à part entière.
Elle publie entre 1933 et 1983 une dizaine d’ouvrages majeurs qui ont
largement contribué à enrichir la théorie économique.
Trois ouvrages majeurs : « L’économie de la concurrence imparfaite » (1933),
« Un essai sur l’économie de Marx » (1942) et « L’accumulation du capital »
(1956).
Mais, elle ne devient professeur au poste jusque-là occupé par son mari,
Austin Robinson (retraite) qu’en 1965 (elle prend sa retraite en 1972).
Austin Robinson est l’auteur de deux ouvrages : « The structure of
competitive industry » (1931) et « Monopoly » (1934). Economiste proche de
J. M. Keynes, il est aussi éditeur de « The Economic Journal » (créé en 1891).
3/ Les grandes étapes d’un parcours intellectuel
remarquable
Née dans une famille de la haute société britannique (père et grand-père
généraux), mais « traditionnellement contestataire » (Harcourt, 2001).
Fréquente l’une des écoles les plus réputée du Royaume-Uni, la Saint Paul’s
Girl’s School de Londres (créée en 1904) où elle étudia l’histoire.
1922 : Inscription à l’université de Cambridge, imitant l’exemple donné par
Mary Paley 50 ans plus tôt.
Elle choisit d’étudier l’économie principalement pour des raisons
humanistes: comment lutter contre la pauvreté et le chômage?
1925 : elle est diplômée de l’université de Cambridge avec mention « assezbien », ce fut pour elle une « grande déception ».
L’université de Cambridge
Créée en 1209
Girton College, créé en 1869,
premier collègue universitaire
pour les femmes.
Les premières étudiants passent
leurs examens en 1882.
Mais, il faut attendre 1947 pour
que les femmes deviennent
membres à part entière de
l’université.
Des objectifs humanistes, dans « Contribution à
l’économie contemporaine » (1978), elle écrit :
« Lorsque je suis arrivée à Cambridge (en octobre 1921) pour
étudier l’économie, je ne savais pas trop de quoi il était
question. J’espérais confusément que cette discipline
m’aiderait à comprendre la pauvreté et les moyens permettant
d’y remédier. Je croyais aussi que l’économie offrait une base
de raisonnement rationnel plus large que l’histoire (mon sujet
d’étude) tel qu’on l’enseignait à cette époque-là ».
Mais des espoirs déçus (idem):
« (…) la fonction de production s’est révélée être un puissant instrument
de déséducation. L’étudiant en théorie économique doit écrire O = f (L,
C), où L est une quantité de travail, C une quantité de capital et O le
niveau de production des biens. Il doit supposer que tous les travailleurs
sont interchangeables , et mesurer L en heures de travail d’homme ; on
lui dit quelque chose à propos de l’indice retenu pour choisir une unité
de production ; et on le presse de passer très vite à la question suivante
dans l’espoir qu’il oubliera de se demander dans quelle unité on calcule
C. Avant même qu’il se soit posé la question, il est devenu professeur, et
c’est ainsi que se transmettent de génération en génération, des
habitudes de pensée nébuleuses ».
3/ Les grandes étapes d’un parcours
intellectuel remarquable (suite)
1926 : mariage avec Austin Robinson. Ils séjournent pendant trois ans en Inde.
1929 : elle commence à enseigner l’économie, rencontre Keynes et découvre les travaux de Straffa.
1932 : première publication importante « Economics is a serious subject ».
1934 : elle est chargée de cours adjointe.
1937 : elle est chargée de cours.
Dans les années 1930, elle est l’un des membres les plus assidus du Cambridge Circus, un groupe de
jeunes économistes réunis autour de Keynes pour l’aider à élaborer « La Théorie générale de l’emploi, de
l’intérêt et de la monnaie ».
1949 : elle est maitre de conférences.
Dans les années 1950, Joan Robinson joue un rôle important dans la controverse des deux Cambridge
(USA : la « grande synthèse »).
Après la guerre, elle continue à publier et est invitée dans un grand nombre d’universités pour faire des
conférences…
Mais face au contexte politico-économique du monde, elle est de plus en plus pessimiste et déprimée par
la course aux armements.
4/ Les influences théoriques fondamentales
Léon Walras
Alfred Marshall
Arthur Pigou
Pietro Straffa
Michal Kalecki
John M. Keynes
Karl Marx
Critique de
l’ensemble du
modèle théorique
de Walras , en
premier lieu la
concurrence pure et
parfaite, la firme et
la rationalité
économique
Marshall fut son
professeur, alors
qu’il était à
Cambridge la
référence
incontestée en
économie.
Pigou est « tout
à fait ignorant les
réalités de
l’industrie »
« La suggestion
importante » de Straffa
: la demande.
Rendements croissants
ou décroissants (non
constants).
Kalecki se base sur
Marx et analyse la
détermination des
profits (a devancé
Keynes selon JR)
Remise en cause
fondamentale du
modèle
marginaliste.
Remise en cause de
la loi de Say.
Rôle de la demande.
Irrationalité du
comportement des
agents
économiques.
Anticipations
Influence de Kalecki
Rapports sociaux
conflictuels
Cycles économiques
Rapports
d’exploitation
Schéma de la
reproduction élargie
Mettre l’accent sur les faits
économiques, le temps, le progrès
technique, les grandes entreprises et
les forces sociales
Mettre l’accent sur la demande, sur les monopoles et les cycles
économiques
5/ Rien n’est jamais acquis, tout remettre en question/ Quels sont les principaux
apports de Joan Robinson à la théorie économique ?
Théorie de la concurrence imparfaite (1933) [aux Etats-Unis, E. Chamberlin : « The theory of
Monopolistic competition »], Joan Robinson met l’accent sur :
La discrimination par les prix,
Le pouvoir de marché par les grandes firmes,
L’homogénéité du produit,
L’élasticité de la demande par rapport au prix,
L’information est imparfaite.
« (…) Il est souvent possible et profitable pour un monopoliste de vendre un seul bien à différents
prix et à différents acheteurs. Cela peut se produire lorsqu'il vend sur différents marchés séparés les
uns des autres, de telle manière que les quantités vendues sur le marché le moins cher ne peuvent
être achetées et revendues sur le marché le plus cher, et que les clients sur ce dernier ne peuvent se
transférer sur le marché le moins cher pour bénéficier du prix plus faible » (Robinson, 1975, p.169).
5/ Rien n’est jamais acquis, tout remettre en question/ Quels sont les principaux
apports de Joan Robinson à la théorie économique ?
« L’accumulation du capital » (1956) : J. Robinson analyse le développement sur le long
terme de l’économie capitaliste.
Selon ses dires, le taux d’intérêt n’est pas un paramètre essentiel de la croissance
économique. C’est le profit qui est le seul moyen et le but de la croissance.
L’entreprise investit et accumule du capital en fonction des perspectives de vente et des
profits auxquels elle s’attend la thèse du livre est résumée par Kalecki : « Les capitalistes
gagnent ce qu’ils dépensent, les salariés dépensent ce qu’ils gagnent ».
Le profit revêt une dimension psychologique : pour gagner de l’argent, la création d’une
entreprise n’est pas forcément le meilleur moyen…
Eléments contextuels :
1937 : John Hicks amalgame entre la théorie keynésienne et la théorie néoclassique
(modèle IS-LM).
4939 : Roy Forbes Harrod donne sa version keynésienne de la croissance économique
indépendante du taux d’intérêt (central pour les néoclassiques).
5/ Rien n’est jamais acquis, tout remettre en question/ Quels sont les
principaux apports de Joan Robinson à la théorie économique ? (suite)
« Essai sur l’économie de Marx » (1942)
Keynes n’apprécia pas du tout le livre. Dans une lettre adressée à Madame Austin
Robinson, le 20/08/1942, il écrit que le livre était « aussi bien écrit que tout ce que vous
avez fait auparavant… en dépit du fait qu’il y a quelque chose de fondamentalement
ennuyeux dans le fait d’essayer de donner du sens à ce qui n’en a pas ». Il a « le sentiment
que Marx était un très perspicace et original mais qu’il était vraiment un piètre penseur »
(cité par Harcourt, 2001, p. 18).
Elle analyse dans cet ouvrage les apports de Marx, la théorie de l’exploitation, de la valeur
travail, via Ricardo et la sous-consommation. Elle écrit : « le schéma de la reproduction
élargie fournit une approche très simple et tout à fait indispensable au problème de
l’épargne et de l’investissement, et de l’ajustement entre production de biens d’équipement
et demande de biens de consommation ».
Dans « Lettre ouverte à un marxiste » (1953), Joan Robinson se définissait comme une
« keynésienne de gauche ».
6/Bilan et perspectives, Joan Robinson est-elle un
économiste comme les autres ? En tant qu’intellectuelle
Joan Robinson n’est pas devenue économiste d’abord pour faire
carrière, mais pour comprendre le monde, et sans doute, (cf. Marx),
le transformer.
En parallèle à son activité d’enseignante et de chercheure, elle est
aussi une militante pour diffuser la théorie keynésienne qu’elle a
reformée dans une période économique difficile (les années 1930 et
les années de croissance de l’après-guerre marquée par la guerre
froide et la course aux armements). Elle était « une chercheuse
passionnée de la vérité » (Dick Goodwin, cité par Harcourt, 2001, p.
28).
6/Bilan et perspectives, Joan Robinson est-elle un économiste
comme les autres ? Sur le plan théorique
Joan Robinson a mis l’accent sur l’existence des grandes entreprises et leur extraordinaire
pourvoir de marché et a largement participé au développement de l’économie industrielle :
« La volonté des firmes de s'agrandir a été un trait caractéristique du capitalisme depuis son
début ; à la vérité, s'il n'en avait pas été ainsi, le capitalisme n'aurait jamais existé ».
(« Hérésies économiques », 1976, p,170).
Les grandes entreprises ne sont pas un « accident », mais le résultat logique de l’évolution
capitaliste (cf. Marx).
Remise en cause fondamentale du laisser-faire et de l’individualisme méthodologique :
« Même lorsqu'il est techniquement possible de faire fonctionner le système sur la base du
laisser-faire, le raisonnement (que chacun fasse ce qui est dans son propre intérêt et la
concurrence parfaite garantira le bénéfice maximum pour tous, p.133) est, dans son essence,
incohérent. Dans la poursuite de leur intérêt personnel, les individus découvrent qu'ils ont
intérêt à s'unir et à se mettre d'accord pour ne pas entrer en concurrence les uns avec les
autres » (Robinson, 1984, p. 133-134).
Pour conclure
« Les femmes économistes ont en commun d’avoir été à des
titres divers des pionnières, en choisissant de manifester leur
intérêt pour l’économie (J. Marcet et H. Martineau), en
s’engageant dans des études jusque-là réserver aux hommes
(M. Paley), en décidant de mener une carrière universitaire
dans un milieu aussi fermé aux femmes que l’université de
Cambridge » (Wittmann, 1992, p. 132)
Merci pour votre attention
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