Deuxième partie
IRREDUCTIONS
INTRODUCTION
Robinson êtait seul sur son île jusqu'à ce qu'il rencontre Vendredi. Il
le réduisit aussitôt en esclavage. Le Robinson de Defoe êtait paralysê
par la peur de l'île, qu'il rêduisait à sa merci. Un jour pourtant le
mythe de Robinson rencontra Tournier, qui fut son Vendredì ou
les Límbes du Pacìfíque (1967). < Méfiez-oous de la pureté, c'est Ie
oitriol de l'ôme u, écrit-il. Le nouveau Robinson commence comme
celui de Defoe. C'est un conquistador, un grand bourgeois, un
rêducteur de tête comme il y en a tant. Mais à mi-roman, Vendredi,
par étourderie, fait sauter la_poudrière et Robinson se retrouve nu
comme aux premiers jours. Pendant un instant il veut reconstruire
son chateau de poutres, de réglements et de mesures disciplinaires.
Puis, il se met à suivre Vendredi et découvre qu'il vit dans son île
comme lui, Robinsoû, D'y a jamais vêcu. Comme un sauvage ? Comme
un paresseu( ? Non, car il n'y avait de sauvage et de paresseux que
par contraste avec le maître de l'île. Il dêcouvre un nouveau monde,
un nouvel ordre des choses, simplement parce qu'il les laisse aller à
la suite de Vendredi.
On a commencê jadis plus d'un traitê de philosophie par le récit
d'une révolution copernicienne. L'esprit, disait-on, fatigué de tourner
autour des choses comme un esclave, se voulait le centre de l'univers
et exigeait des objets qu'ils se mettent à tourner autour de lui. C'est
au prix de cette révolution qu'il était possible, disait-on, de fonder
les sciences. Depuis, il y a eu beaucoup d'autres révolutions et,
comme touiours, il a fallu décider qui tournerait et qui serait fixe;
qui obéirait et qui commanderait, serait le fondement et serait
la su¡face. Le moment est peut-être venu, après tous ces coups de
force, toutes ces fondations de Rome et de tours de Babel, tous ces
pronunciamentos et ces golpes, de faire le coup de la faiblesse et
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d'inaugurer un précis de philosophie par une étourderie, celle de
Vendredi. Au centre de l'île, une poudrière qu'il fait sauter et un
Robinson qui ne cherche pas à la reconstruire mais découvre un
ordre dont le principe même lui était étranger.
Robinson croyait savoir ce qui faisait un ordre -la Bible, la mesure
du temps, la discipline, les cadastres et les liwes de comptes. Il
croyait savoir ce que c'était qu'une force -la poulie qui crisse, la
main qui tranche, l'oeil qui mesure, le nez que révulse l'odeur de la
jungle. Mais Vendredi est moins sûr de ce qui est fort et de ce qui
est ordonné. Rival et égal des arbres et des animaux, il s'allie à eux
pour un temps et jouit de leur solidité comme de leu¡ faiblesse. Non,
la force de Robinson n'est pas celle de Vendredi, et sa faiblesse non
plus, qui le fait pleurer de solitude, seul humain sur son île. Vendredi
a des rivaux, des alliés, des traîtres, des amis, des confidents, une
population de frères et de brigands dont un seul porte le nom
d'homme. Même lorsqu'ils rivalisent d'ingênuité, Robinson ne suit
qu'un état des forces alors que Vendredi en a plus d'un dans le fond
de son sac.
Dans ce petit précis non plus, je ne sais pas ce que c'est qu'une
force. On en voit de toutes les couleurs. Il y a les malignes, qu'on
associait jadis à la magie et au diable. Il y a les aristotêliciennes, qui
veulent l'achèvement de la forme qui dort en puissance en elles. Il y
a les malthusiennes ou les darwiniennes, qui veulent toujours plus de
la même chose et qui envahiraient le monde de leur croissance
exponentielle
newtonnienne
du même pas
qui cherchent
se substituent, se métamorphosent ou se paralysent elles-mêmes au
besoin. Il y a les nietzschéennes, entêtées mais plastiques, qui sont
touiours à produire des volontês pour se donner à elles-mêmes des
formes. Et toutes ces forces prétendent par surcroît à l'hêgêmonie, se
réduisant I'une à l'autre, s'emmêlant I'une dans I'autre, faisant croître
ainsi su¡ l'île le territoire de la jungle.
Personne ne sait par avance quel est l'êtat des forces, ni même ce
que c'est qu'une force, pas même Robinson. C'est pourquoi nous
touchons, effritons, c'est pourquoi nous tâtonnons, caressons et
plions... sans jamais savoir par avance quand ça va céder, se renforcer,
s'affaiblir ou se déplier d'un coup comme un ressort. Mais comme
nous aimons tous jouer avec des champs de forces et de faiblesses
qui sont diffërents, nous ne parveûoûs iamais à admettre cette
ignorance sur l'êtat des forces qui est pourtant la seule chose en
commun que nous ayons.
Celui-ci, par exemple aime jouer avec les plaies; il excelle à en
suiwe la dêchiru¡e iusqu'à ce qu'elles rêsistent enfin et qu'il puisse
coudre le catgut pour faire s'embrasser les lèvres avec tout le doigtê
dont il est capable sous le microscope. Celui-ci aime l'épreuve des
batailles qu'il commande; il ne sait jamais d'avance si le front va
plier ou céder; il aime à le renforcer d'un coup avec des troupes
he d'un ordre; il aime voir ces troupes fondre
voir comment elles s'allient au bord d'un fossê,
se en force et faisant de la colonne ennemie un
nuage qui se dissipe.
Cette femme aime par-dessus tout la dêlicate manipulation des
affects qu'elle suit à I'oeil sur le visage des enfants qu'elle soigne.
Elle aime dégonfler d'un_mot un chlgri!,. apaiser de la main une
grosse peur qui envahit le cerveau. Parfois, la peur est si grosse
qu'elle I'entoure elle aussi, lui fait battre le coeur, et qu'elle ne sait
plus si elle va se mettre en colère ou ieter l'enfant par la fenêtre;
puis elle dit les mots qui diffractent l'angoisse. Elle n'y peut rien,
c'est cette matière qu'elle aime et elle comprend les mots
< résister )D et ( cêder u. C'est son terrain d'exercice à elle d'où elle
prend touiours de quoi donner de la consistance au mot * réalité >.
Pour une autre, ce sera la manipulation des phrases; monter les
mots, les assembler, les faire tenir, les voir prendre sens selon I'ordre
qu'elle y met ou le perdre parce qu'elle a dit un mot de travers.
Voilà la matière à laquelle elle s'attache, surtout quand les mots
commencent à se lier les uns aru( autres de sorte qu'on ne peut plus
leur en ajouter un seul sans qu'il se mettent à résister de toutes leurs
forces. Les mots ont-ils des forces et sont-ils capables de se battre, de
se rêvolterr'de trahir ou de faire le mort ? Mais oui, conme toutes
les autres matières qu'on aime voir tour à tour résister ou céder. Les '
matériaux nous divisent, mais pas ce que nous y faisons. Si tu me
décris ce que tu sens en les éprouvant, ie te reconnaîtrai toujours
comme un autre moi-même, alors que je ne comprends rien à ce que
tu fais et que tes intérêts me sont étrangers.
Celui-ci, par exemple, aime les sauces blanches autant que l'autre
ses phrases; il aime surtout quand la farine et le beurre commencent
par être de petites boules sèches que la spatule a de la peine à remuer,
puis quand elles deviennent, grâce artx gouttes de lait, une pâte
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onctueuse qui retombe en rubans et qu'on peut napper sur un flatin.
Il apprêcie I'excitation de savoir si les doses sont iustes, les temps de
cuisson bien calculés et la flamme assez forte. Ces forces ne sont
pas moins avides, pas moins risquées, pas moins plastiques que toutes
les autres. Cet homme n'aime pas la cuisine, qui lui paraît insignifiante,
mais il apprécie par-dessus tout la rêsistance ou l'anéantissement des
cellules dans les gels d'Agar. Il aime l'ensemencement avec la pipette
et ce geste rapide qui ne laisse qu'une trace invisible dans les boîtes
de Pêtri. Toute son êmotion est mise dans l'attente des colonies
cellulaires. Vont-elles croître ? Vont-elles périr ? Il a misé sur les
boîtes 35 et 12 et toute sa carrière est attachée à ces quelques mutants
capables de résister aux effroyables épreuves auxquelles il les soumet.
Pour lui, c'est cela qu'il appelle ( matière r et que Jacob se bat
avec I'Ange. Tout le reste est irréel puisqu'il voit les autres manipuler
des matériaux qu'il n'éprouve pas. Cet autre chercheur ne se sent
chez lui.que lorsqu'il peu!, dans- son atelier, révolutionner-des états
qui paraissent immuables â tous les autres. La grande aile des avions
est touiours à l'avant des ailerons, mais il renégocie ces êvidences-li
et fait basculer la grande aile porteuse à I'arrière des ailerons qui se
trouvent dêsormais en tête. Il passera des années à éprouver la soliditê
des alliances qui rendent impossibles son rêve et â les dissocier une â
une, à force de patience et de rage. Cet autre n'aime que la douce
peur de draguer, cette hêsitation passionnée entre perdre la face,
recevoir une gifle, se trouver englué, ou réussir. Il perdrait des
semaines à cartographier les courbes de niveau qui rendent chaque
femme accessible ou imprenable. Il aime ne pas savoir s'il va
dêgringoler, monter doucement, reculer en bon ordre ou accéder sans
coup fêrir au temple de ses voeux.
Je vous I'ai dit, nous n'apprécions pas les mêmes matêriaux, mais
nous aimons y faire les mêmes choses et nous y retrouvons toujours
les épreuves grâce auxquelles nous apprenons, chacun pour soi, ce
que c'est que fort et faible, réel et irréel, associé et dissocié. Nou¡
nous disputons touiours su¡ la taille relative de ces matières, leur
impoftance, leur ordre de préséance et nous oublions toujours qu'elles
ont la même tailte et qu'aucune n'est plus complexe, plus multiple,
plus réelle, plus palpable, plus intéressante, plus irisée qu'une autre.
Le matêrialisme de ce petit précis devrait faire pâlir les beaux
matêrialismes de jadis avec leurs nappes de matière homogène et leurs
forces uniques, si belles qu'elles en devenaient immatêrielles.
Non, nous ne savons pas ce que c'est qu'une force, ni quel est,
l'état des forces en présence. Nous ne voulons réduire aucune chose
à aucune autre. Autrement dit, comme Vendredi, nous voulons'
éprouver l'île, et cette jungle, nous la voulons explorer.
Ce précis ne poursuit qu'un chemin, füt-ce dans ses conséquences
les plus étranges et les plus contraires aux habitudes de Robinson.
Que se passe-t-il quand nous ne réduisons plus aucune chose à aucune
autre ? Que se passe-t-il quand nous ne savons plus par avance ce
que sont les forces et l'état variable dans lequel elles se trouvent ?
Que se passe-t-il quand nous relâchons ce souci, cette passion, cette
indignation, cette religion, cette obsession, ce flamboiement, cette
démesure, cette rage, cet éblouissement, cet excès, ce débordement,...
* de réduire , dit-elle ?
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