d'inaugurer un précis de philosophie par une étourderie, celle de
Vendredi. Au centre de l'île, une poudrière qu'il fait sauter et un
Robinson qui ne cherche pas à la reconstruire mais découvre un
ordre dont le principe même lui était étranger.
Robinson croyait savoir ce qui faisait un ordre -la Bible, la mesure
du temps, la discipline, les cadastres et les liwes de comptes. Il
croyait savoir ce que c'était qu'une force -la poulie qui crisse, la
main qui tranche, l'oeil qui mesure, le nez que révulse l'odeur de la
jungle. Mais Vendredi est moins sûr de ce qui est fort et de ce qui
est ordonné. Rival et égal des arbres et des animaux, il s'allie à eux
pour un temps et jouit de leur solidité comme de leu¡ faiblesse. Non,
la force de Robinson n'est pas celle de Vendredi, et sa faiblesse non
plus, qui le fait pleurer de solitude, seul humain sur son île. Vendredi
a des rivaux, des alliés, des traîtres, des amis, des confidents, une
population de frères et de brigands dont un seul porte le nom
d'homme. Même lorsqu'ils rivalisent d'ingênuité, Robinson ne suit
qu'un état des forces alors que Vendredi en a plus d'un dans le fond
de son sac.
Dans ce petit précis non plus, je ne sais pas ce que c'est qu'une
force. On en voit de toutes les couleurs. Il y a les malignes, qu'on
associait jadis à la magie et au diable. Il y a les aristotêliciennes, qui
veulent l'achèvement de la forme qui dort en puissance en elles. Il y
a les malthusiennes ou les darwiniennes, qui veulent toujours plus de
la même chose et qui envahiraient le monde de leur croissance
exponentielle
newtonnienne
du même pas
qui cherchent
se substituent, se métamorphosent ou se paralysent elles-mêmes au
besoin. Il y a les nietzschéennes, entêtées mais plastiques, qui sont
touiours à produire des volontês pour se donner à elles-mêmes des
formes. Et toutes ces forces prétendent par surcroît à l'hêgêmonie, se
réduisant I'une à l'autre, s'emmêlant I'une dans I'autre, faisant croître
ainsi su¡ l'île le territoire de la jungle.
Personne ne sait par avance quel est l'êtat des forces, ni même ce
que c'est qu'une force, pas même Robinson. C'est pourquoi nous
touchons, effritons, c'est pourquoi nous tâtonnons, caressons et
plions... sans jamais savoir par avance quand ça va céder, se renforcer,
s'affaiblir ou se déplier d'un coup comme un ressort. Mais comme
nous aimons tous jouer avec des champs de forces et de faiblesses
qui sont diffërents, nous ne parveûoûs iamais à admettre cette
ignorance sur l'êtat des forces qui est pourtant la seule chose en
commun que nous ayons.
Celui-ci, par exemple aime jouer avec les plaies; il excelle à en
suiwe la dêchiru¡e iusqu'à ce qu'elles rêsistent enfin et qu'il puisse
coudre le catgut pour faire s'embrasser les lèvres avec tout le doigtê
dont il est capable sous le microscope. Celui-ci aime l'épreuve des
batailles qu'il commande; il ne sait jamais d'avance si le front va
plier ou céder; il aime à le renforcer d'un coup avec des troupes
he d'un ordre; il aime voir ces troupes fondre
voir comment elles s'allient au bord d'un fossê,
se en force et faisant de la colonne ennemie un
nuage qui se dissipe.
Cette femme aime par-dessus tout la dêlicate manipulation des
affects qu'elle suit à I'oeil sur le visage des enfants qu'elle soigne.
Elle aime dégonfler d'un_mot un chlgri!,. apaiser de la main une
grosse peur qui envahit le cerveau. Parfois, la peur est si grosse
qu'elle I'entoure elle aussi, lui fait battre le coeur, et qu'elle ne sait
plus si elle va se mettre en colère ou ieter l'enfant par la fenêtre;
puis elle dit les mots qui diffractent l'angoisse. Elle n'y peut rien,
c'est cette matière là qu'elle aime et où elle comprend les mots
< résister )D et ( cêder u. C'est son terrain d'exercice à elle d'où elle
prend touiours de quoi donner de la consistance au mot * réalité >.
Pour une autre, ce sera la manipulation des phrases; monter les
mots, les assembler, les faire tenir, les voir prendre sens selon I'ordre
qu'elle y met ou le perdre parce qu'elle a dit un mot de travers.
Voilà la matière à laquelle elle s'attache, surtout quand les mots
commencent à se lier les uns aru( autres de sorte qu'on ne peut plus
leur en ajouter un seul sans qu'il se mettent à résister de toutes leurs
forces. Les mots ont-ils des forces et sont-ils capables de se battre, de
se rêvolterr'de trahir ou de faire le mort ? Mais oui, conme toutes
les autres matières qu'on aime voir tour à tour résister ou céder. Les '
matériaux nous divisent, mais pas ce que nous y faisons. Si tu me
décris ce que tu sens en les éprouvant, ie te reconnaîtrai toujours
comme un autre moi-même, alors que je ne comprends rien à ce que
tu fais et que tes intérêts me sont étrangers.
Celui-ci, par exemple, aime les sauces blanches autant que l'autre
ses phrases; il aime surtout quand la farine et le beurre commencent
par être de petites boules sèches que la spatule a de la peine à remuer,
puis quand elles deviennent, grâce artx gouttes de lait, une pâte
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