UN CULTE D`EXHUMATION DES MORTS A MADAGASCAR: LE

publicité
UN CULTE D'EXHUMATION DES MORTS A
MADAGASCAR: LE FAMADIHANA
ANTHROPOLOGIE
PSYCHANALYTIQUE
Collection Espaces Théoriques
dirigée par Michèle Bertrand
Partout où le réel est donné à penser, les sciences de l'homme et de la
société affûtent inlassablement outils méthodologiques et modèles
théoriques. Pas de savoir sans construction qui l'organise, pas de
construction qui n'ait sans cesse à mettre à l'épreuve sa validité. La
réflexion théorique est ainsi un moment nécessaire à chacun de ces
savoirs. Mais par ailleurs, leur spécialisation croissante les rend de plus en
plus étrangers les uns aux autres. Or certaines questions se situent au
confluent de plusieurs d'entre eux. Ces questions ne sauraient être traitées
par simple juxtaposition d'études relevant de champs théoriques distincts,
mais par une articulation rigoureuse et argumentée, ce qui implique la
pratique accomplie, chez un auteur, de deux ou plusieurs disciplines. La
collection Espaces Théoriques a donc une orientation épistémologique.
Elle propose des ouvrages qui renouvellent le champ d'un savoir en y
mettant à l'épreuve des modèles validés dans d'autres disciplines, parfois
éloignées, aussi bien dans le domaine des SHS, que dans celui de la
biologie, des mathématiques, ou de la philosophie.
Déjà parus
Jean-Michel OUGHOURLIAN, Hystérie, transe, possession: un mime
nommé désir, 2000.
Jean-Michel OUGHOURLIAN, Le désir: énergie et finalité, 1999.
Michèle BERTRAND, Gilles CAMPAGNOLO, Olivier LE GUILLOU,
Esther DUFLO, Pierre SERNE, La reconstruction des identités
communistes après les bouleversements intervenus en Europe centrale et
orientale, 1997.
Michèle BERTRAND, Les enfants dans la guerre et les violences civiles.
Approches cliniques et théoriques, 1997.
Jean-Pierre LEVAIN, Développement cognitif et proportionnalité, 1997.
Michèle PORTE, Même, Semblable, Autrui, 1997.
S. BOUYER, M.-C. MIETKIEWICZ, B. SCHNIEDER (eds), Histoire(s)
de Grands-Parents, 2000.
Claude de TYCHEY, Peut-on prévenir la psychopathologie ?,2001.
Françoise POUËCH, Effets des jeux langagiers de l'oral sur
l'apprentissage de l'écrit, 2001.
Jean-Paul TERRENOIRE, Sciences de l'homme et de la société la
responsabilité des scientifiques, 2001.
Michèle PORTE, De la cruauté collective et individuelle: singularité de
l'approche freudienne, 2002.
Pierre-Loïc
PACAUD
UN CULTE D'EXHUMATION DES MORTS
A MADAGASCAR: LE F AMADIHANA
ANTHROPOLOGIE
PSYCHANALYTIQUE
préface de Sophie de Mijolla-Mellor
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris
FRANCE
L 'Harmattan Hongrie
Hargita u. 3
1026 Budapest
HONGRŒ
L'Harmattan Italia
Via Bava, 37
10214 Torino
ITALŒ
cg L' Harmattan, 2003
ISBN: 2-7475-4491-5
A ma femme
A la mémoire de Christian Geffray
TABLE DES MA TIERES
Préface ..
Introd uctio n
...
.11
17
PREMIEREPARTIE: ApPROCHE METHODOLOGIQUE
Chapitre 1 : Le contre-transfert dans l'approche du rite
L 'ill us ion
ob je ctiv
29
31
is te. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 31
Les motivations, subjectivité et résistances
Le transféré: l'insu du chercheur
L'assignation à une place imaginaire
Oublier, exhumer
L'oubli... du meurtre ?
Chapitre 2 : Le « modèle freudien» du rêve
L a v 0 i e r oy
a le.
32
33
34
35
37
41
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 41
Le rêve de mort, embrayeur du rite ?
Rêve effectif ou énoncé culturel?
L'aîné, porte-parole des ancêtres familiaux
Critique
de
l' interprétation.
.........................
41
42
43
.. .. ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
.. . . . .. 44
Travail du rêve, travail du rite ?
Rêve et rite: la figuration in situ
Les processus primaires et la censure à l 'œuvre dans le rite
Les sept tours: élaboration secondaire etfiguration in situ
Les sept tours: les morts, ces puissants souverains
Chapitre 3 : La seconde topique et le transfert « analyseur»
des processus culturels
La dimension du sens: l'interprétation des contenus
Le transfert ou l'actualisation de l'historicité
La constitution de l'altérité, genèse de la sociabilité
Le transfert, voie d'accès à l'historicité de la culture
La construction en anthropologie psychanalytique
51
51
52
53
54
55
DEUXIEME PARTIE: LE CONTEXTECULTUREL
57
Chapitre 1 : Le monde des vivants
L'organisation sociale: des groupes hiérarchisés
Les « blancs» et les « noirs»
Castes, « pseudo-castes» ou groupes statutaires?
Un système de hiérarchie mobile
La dynamique statutaire
Chapitre 2 : La parenté: alliance et descendance
L 'organisation fam iliale
L'écart entre la sémantique et la syntaxe de la parenté
59
59
59
62
63
64
69
69
71
7
45
46
46
47
47
Une énigme: le système cognatique
Les règles de descendance: choix ou contraintes?
Les processus optatifS
Le mariage: opérateur structuraliste de l'échange ?
L'adoption: second processus optatif
Le troisième processus optatif: les tombeaux des ancêtres
Chapitre 3 : Le monde des morts et le Hasindrazana
L'échange des femmes, l'élision des morts
Le principe ancestral et le pacte généalogique
Le tsiny et le tody
L'angoisse de conscience
Des morts et des rites
Le tabou de tout contact
Les rites
TROISIEME PARTIE:
LE CONTEXTE RITUEL
INTERPRET ATIONS
Chapitre 1 : Inhumation provisoire et Famadihana
Une première définition
Les proscriptions et leur contexte
Proscriptions provisoires
Chapitre 2 : Le rite du Famadihana
Préambule
Les préparatifS du famadihana
Le recours à l'astrologue
Les jours interdits
Le famadihana de transfert
Le famadihana d'inauguration
Le famadihana de prestige
Chapitre 3 : Le famadihana dans l'histoire
L'historiographie: de la censure aux résistances
Les reconstructions historiques
Le famadihana : un assemblage hétéroclite et récent?
Une lecture critique
Un rite ancien: généalogie dufamadihana
Les mutations tardives
Des similitudes troublantes: le rite du Bain royal
Chapitre 4 : Le rite du fandroana
L'origine: entre mythe et histoire
Description dufandroana
Le fandroana royal
La parenté rituelle du fandroana et dufamadihana
8
72
73
76
77
84
88
99
99
103
103
105
105
106
106
ET
SES
111
113
113
115
117
121
121
121
122
122
123
126
127
139
139
142
142
145
147
153
155
163
163
164
165
169
Chapitre
5: Les interprétations
anthropologiques
famadihana
L 'hypothèse structuraliste
Les constructions historiques
Les autres hypothèses anthropologiques
L'interprétation du rite d'exhumation
Une lecture critique de l'interprétation anthropologique
Le rite d'exhumation: nouvelles perspectives heuristiques
Les avancées: la dynamique conflictuelle du rite
Le famadihana : une seconde naissance?
Limites des interprétations anthropologiques..
du
175
175
176
176
181
184
188
191
194
196
QUATRIEMEPARTIE: L'APPROCHE PSYCHANALYTIQUE
Chapitre 1 : Jeu de sens et ambivalence
Lefamadihana, un retournement des morts ?
Une convergence insistante
Le rite ou l'actualisation du conflit d'affects
Les processus de la censure à l'œuvre: refoulement et déni
La crainte des morts
Chapitre 2 : L'ambivalence:
de l'hostilité à la vénération
L'ambivalence
L'actualisation du conflit d'affects
201
203
203
211
212
212
213
221
221
223
La pro} ection
224
de l' hostilité...
... ................. ... .......
.. .......... ....
Un destin de l'ambivalence: le culte des ancêtres
225
Les mots et l'acte rituel: deux destins divergents du conflit d'affects... 226
L'acte rituel, un acte symptôme collectif?
227
Chapitre 3 : Repentir et «vérité historique»
231
Valo: du remords au parricide
231
Le système animiste et I 'altérité
236
Altérité et culpabilité: la genèse de la sociabilité
241
Les figures de la culpabilité individuelle et collective
243
Culpabilité et genèse de la sociabilité
245
Culpabilité et « vérité historique »
247
La dynamique rituelle: culpabilité-agression
249
La vérité historique du rite ou l'ombre de l'originaire
251
L'ombre de l'originaire: l'oubli du meurtre collectif?
253
Chapitre 4 : Le hasina : « noyau originaire du pouvoir ))
263
Le hasina : les enjeux d'une notion énigmatique
264
L'apportfreudien: violence, pouvoir, droit
267
L'étymologie et les occurrences sémantiques
271
Le hasina monétaire: agalma et dissolution de la culpabilité
272
Le hasina de la parole: une puissance fascinante
276
9
L'investissement narcissique du langage, un pouvoir usurpé
279
Une analogie: le parcours oral des généalogies ancestrales
280
L'appropriation du pouvoir ou la consommation des ancêtres
281
Le hasina : le regard, instrument de l'exercice du pouvoir
282
Le hasina : l'éclat de la transgression et la culpabilité collective
287
Chapitre 5 : Construction psychandlytique dufamadihana ..303
Le désir de l'ancêtre et le pouvoir de contrainte
303
« L'appel des ancêtres» ou l'invocation: le cri de l'angoisse
305
Le kabary : l'omnipotent évincé et la culpabilité des frères
310
La violence sur les reliques: doublet de l'éviction de l'omnipotent
314
L'acte rituel: la haine assouvie
316
L'acte rituel: le triomphe de l'amour
318
La hantise de la perte inéluctable du hasindrazana
321
Co ncl usio n
327
Postface: Du social au psychique et vice-versa
329
Glossaire
...335
Bib Iiog ra phie
341
10
PREFACE
Comment peut-on être Merina? L'exotisme du thème de ce livre,
qui traite non seulement d'un rite étrange, mais qui le localise dans
une région spécifique de l'île de Madagascar et à partir d'un
groupe de population particulier, inclinerait le lecteur à reposer
l'ouvrage parmi les curiosités ou les études réservées au «happy
few» des spécialistes en la matière.
Or, c'est bien de nous dont il est question dans ces pages, de
l'angoisse de mort tout d'abord mais aussi, à travers nos morts, de
la relation à la famille et à la généalogie, et plus profondément
encore, d'une interrogation ontologique, celle-là même qui saisit
tout enfant aux alentours de quatre ans, sur la manière dont on
vient au monde et dont on le quitte. L'une des qualités essentielle
de ce livre est de savoir conserver cet étonnement philosophique de
base qui plonge ses racines dans l'infantile et parcourt, avec le
double regard de l'anthropologue et du psychanalyste, l'étude de
cette surprenante pratique du famadihana, rite de retournement des
morts, secondes funérailles qui répètent et donc remettent à nu et
en jeu une réalité qui touche à l'insoutenable, c'est-à-dire la
matérialité de ce qui a été un individu vivant. Heidegger, dans son
style particulier, écrit à propos du mort: «Ce qui n'est plus que
sous-la-main est davantage qu'une chose matérielle inerte. Ce qui
fait encontre avec cet étant, c'est de l'inanimé en ce sens qu'il a
perdu la vie» (Être et Temps, p.177). Pourtant, le cadavre apparaît
bien comme cette chose matérielle inerte et, si on peut nier qu'il le
soit, c'est à la mémoire des vivants qu'il le doit, ainsi qu'à la
capacité d'anticipation de leur propre trépas qui fonde leur
identification à la dépouille mortelle, fut-elle celle d'un inconnu.
Jean-Paul Sartre, pour sa part, considérait comme choquante la
solidarité ontologique que nous ne pouvons dénier avec le fœtus
que nous avons été: « Solidarité, écrit-il, que nous ne pouvons ni
nier ni comprendre. Car enfin ce fœtus, c'était moi, il représente la
limite de fait de ma mémoire mais non la limite de droit de mon
Il
passé» (L'être et le néant, p.185). Le liquide, voire le visqueux,
tomberaient-ils nécessairement hors de notre identification qui ne
pourrait se faire qu'à la relative pérennité que constitue la structure
du squelette? Je crois que le rite ici analysé soulève une question
très vaste et pourrait servir la compréhension du fantasme
nécrophile. La contemplation d'une tête de mort peut accompagner
la méditation philosophique précisément parce que tout en
dénonçant la vanité éphémère de l'être, elle en affirme en même
temps la présence comme objet durable. A l'inverse, le cadavre
trouble d'être fait d'une chair analogue à la nôtre. La chair putride
est contagieuse, elle attire dans le trépas, tandis que le squelette est
une forme de représentation de ce qui dure, une éternité à la
mesure de la mémoire humaine, comme le montre le monologue de
Hamlet avec Yorick.
D'où l'intérêt de l'interrogation sur une pratique culturelle
collective comme celle du famadihana, sa fonction et son
efficacité. P.Pacaud nous donne avec cette étude une illustration de
la thématique freudienne du meurtre du père de la horde primitive
qui aurait certainement été favorablement accueillie par le père de
la psychanalyse. Car cet ancêtre mis à mal, voilà qu'on l'entend
parler depuis son tombeau: il a froid, il tremble et il désire qu'on
organise le rite en son honneur. Ce saisissant appel des ancêtres,
l'auteur n'a pas de mal à nous convaincre d'y reconnaître la
projection du remords et de la détresse des vivants, réunis dans les
liens familiaux et sociaux. La haine assouvie libère l'amour qui
peut dès lors s'exprimer dans la culpabilité collective et fonder la
soumission à l'autorité de l'État. Ici entrent en résonance d'un côté
le collectif de la scène familiale et de l'autre celui du groupe élargi.
Cependant, on aurait tort de croire les choses aussi simples, car le
désir supposé de l'ancêtre d'être réchauffé et pacifié amène son
exhumation, dans un rite qui ne peut être ressenti que comme une
profanation. Il s'agit d'un véritable passage à l'acte sur les reliques
des défunts, qui vont être manipulées dans une mise en scène
fortement ambivalente. Qu'il s'agisse d'une transgression est rendu
encore plus clair par le fait que c'est le cadet du groupe qui prend
alors la parole à la place de l'aîné, permettant à la collectivité des
vivants, identifiée au cadet héroïque, d'usurper non seulement le
12
pouvoir magique de la parole, mais l'omnipotence de l'ancêtre
laquelle va, dès lors revenir au groupe tout entier.
On entre dans ce monde étrange comme si on en avait toujours fait
partie, comme si cette surprenante conduite faite de piété et de
profanation nous était connue. Certes, la bénédiction des ancêtres
apparaît comme la meilleure assurance tout risque, mais le prix à
payer ici comme ailleurs est celui de la répétition et, plus que d'une
relation identifiante, on peut penser qu'il s'agit là d'une relation
d'aliénation où la seule identité du vivant se fonde sur celle du
mort. Aliénation car c'est la mort elle-même qui, dans ce cas,
donne la puissance en conférant aUx morts la force dangereuse qui
amènera la nécessité de leur assurer répétitivement qu'ils sont
aimés et implorés. Mais la réciproque ne viendra jamais d'eux, ils
sont dans l'ultra-monde, hors d'atteinte de toute souffrance ou de
tout sentiment.
Dans nos cultures occidentales, les morts trouvent leur identité
nominale dans l'inscription de leurs noms et des dates de leur
durée de vie sur la pierre tombale, aussi ces transferts,
modifications exhumations, surprennent. A l'immobilité du gisant
de pierre vient ici s'opposer une danse macabre des os dans une
dimension proprement érotique qui ne peut que troubler les
évidences reçues de la coutume.
Cette étude, issue d'un travail de thèse de Doctorat1, ne pouvait
être conduite que par un auteur s'adonnant avec une passion égale
à l'anthropologie et à la psychanalyse et, si le propre du chercheur
est de savoir allier l'assurance de son objet avec l'exercice du
doute méthodique, P.Pacaud nous donne ici un exemple
particulièrement réussi de cet équilibre difficile. L'assurance de
son objet a été acquise avec le sérieux qui l'a conduit à ne pas se
contenter de documents ethnographiques déjà constitués, mais à
aller, à retourner sur le terrain et à faire en direct ce travail
d'investigation. Là est bien la condition d'un authentique travail
sur les « interactions de la psychanalyse », c'est-à-dire une double
compétence qui assure qu'on ne va pas se trouver face à un objet
abstrait et exsangue, commentaire de commentaire, sur lequel la
grille psychanalytique pourrait dès lors s'appliquer sans retenue.
Or, l'auteur montre à l'inverse un permanent souci de maintenir le
13
questionnement, de souligner la dimension énigmatique de son
objet, de relever les contradictions, les fausses pistes: celles des
auteurs qu'il critique, mais aussi celles qui pourraient le tenter dans
un désir de simplification de l'explication. Il cite beaucoup, discute
vivement, parfois âprement aussi: on le sent maître de son sujet et,
ce qui est rare, à la fois en position de le dominer et de le respecter.
De le dominer, ce qui lui permet de ne citer qu'à bon escient ce qui
correspond exactement au point de discussion, évitant l'écueil
majeur du collage des références ou de la discussion qui s'enlise
dans des généralités. Respect de l'objet, en ce sens qu'il constitue
tout au long de ce travail une énigme pour laquelle l'auteur
propose des hypothèses sans jamais chercher à donner la question
comme résolue.
Les psychanalystes trouveront plus qu'un écho entre l'attitude
analytique et celle que l'auteur adopte face à son objet, soit la
pratique rituelle. On a là un excellent exemple de ce que la
psychanalyse peut apporter aux autres champs de la rationalité, la
manière dont elle peut les « intéresser» pour reprendre le terme de
S.Freud, mais aussi (peut-être surtout) de ce que la psychanalyse
peut apprendre en retour pour elle-même de ces explorations hors
du champ de la cure.
L'approche méthodologique critique qui accompagne la recherche
peut se rapprocher de la manière dont l'analyste, d'une oreille se
laisse bercer par le discours du patient dans son contenu manifeste
séduisant ou non et de l'autre, filtre ce propos à partir des
indispensables questions qui sont: « Pourquoi me dit-il cela à moi
maintenant? A quoi sert l'éprouvé et l'exposé de cette souffrance?
Qui parle en ce moment et à qui? Ainsi, la double question posée
vis-à-vis du rite examiné: comment est-ce efficace? Pourquoi estce que cela se répète? pourrait être exactement transposée vis-à-vis
du symptôme sans pour autant pathologiser ou psychologiser le
rite. L'« interaction» dès lors peut rester dans la dimension
« inter », c'est-à-dire à mettre des éléments en relation sans
chercher à les tirer dans un sens ou dans un autre.
Un autre aspect de la pertinence de l'approche méthodologique de
ce livre tient à la place donnée au contre-transfert entendu non pas
comme le risque d'une déformation subjective, mais comme le
14
véhicule affectif de l'entendement devant son objet. La difficulté,
là encore, tient au fait que si le patient vient demander quelque
chose, le «terrain» en revanche lui ne demande rien! Aussi
fallait-il beaucoup d'autres éléments pour établir le contretransfert: le dialogue transférentiel de l'auteur avec son analyste,
l'exhumation de souvenirs personnels au sein desquels gisait cette
autre exhumation énigmatique.
L'hypothèse de l'auteur consiste à voir dans le rite étudié un
processus de restitution des instances, « une construction par voie
régrédiente ». Toutefois, la place du meurtre et de la violence dans
une telle construction demeure explosive et contraint à la
répétition. Cette place de la répétition fait écho à une question que
l'on peut se poser vis-à-vis de la construction dans l'analyse. A-telle à être re-construite, re-fondée, réélaborée, ou constitue-t-elle,
selon l'expression de Thucydide, une «KellJ.laEt~aEt: une
acquisition pour toujours? Et si re-construction il y a, est-ce que ce
qui la différencie du rite ce n'est pas précisément d'y introduire du
nouveau précisément parce que l'identique est devenu caduc?
Telles sont quelques-unes des nombreuses questions que soulève
ce livre qui ouvre sur la relation à la mort et aux morts, une voie
originale, dans une approche méthodologique stricte et exigeante.
La pulsion d'exhumer qui est au cœur de la démarche analytique
trouve dans cette rencontre entre psychanalyse et anthropologie
une saisissante illustration, celle du rite lui-même qui, grâce à ce
livre, dévoile son étrange mystère.
Sophie de Mijolla-Mellor
Psychanalyste, Professeur, Université Paris7, Denis Diderot
Doctorat de Psychopathologie fondamentale et Psychanalyse, «Le
famadihana, Rite, Sacré, et Pouvoir, dans un culte d'exhumation des morts
familiaux sur les hauts-plateaux de Madagascar. Interprétations et
(re)construction psychanalytiques ». Directeur de thèse: Mme le Professeur
S.de Mijolla-Mellor ; membres du jury: Mme le Professeur M.Porte ; Mrs les
Professeurs G.Althabe, B.Juillerat, F.Richard; Université Paris 7, Jussieu,
soutenue le 13 février 1998.
15
INTRODUCTION
Ce livre est le fruit d'une recherche menée en France et à
Madagascar au cours de séjours successifs, sur un culte des morts:
lefamadihana. Le terme désigne des cérémonies d'exhumations de
morts familiaux effectuées par des groupes de parents. Le culte est
pratiqué couramment, aujourd'hui, par des groupes de la
population merina installée sur les hautes terres centrales (lmerina)
de l'île de Madagascar. Les cérémonies se déroulent entre juin et
octobre, période d'hivernage qui correspond à la saison sèche et
aux vacances agricoles. Les famadihana sont communs à plusieurs
régions de l'île. Toutefois, l'étude est circonscrite à I'lmerina et au
seul groupe de population merina. Élargir mon champ d'étude
comportait le risque d'y perdre en précision, même si les
exhumations sont similaires en différentes régions. Les limitations
de temps et financières ont aussi compté. Mais surtout mes
retrouvailles avec un contexte culturel « étrangement familier» où
j'avais vécu auparavant, plus de dix années. Mon élaboration y est
ainsi associée de plusieurs manières. Par la reviviscence d'affects,
attachée à mon histoire et à l'occurrence de mon retour sur des
lieux chargés de souvenirs... oubliés. Car, paradoxalement,
« l'oubli» a tenu un rôle majeur dans mon retour à Madagascar,
comme il se trouve au cœur de mon élaboration et, peut-être,
jusqu'au culte d'exhumation lui-même.
Un principe rigoureux régit la recherche; le chercheur a un sujet,
un questionnement précis sur son sujet, une problématique, et une
méthode d'approche. Ma situation s'en écarte largement. J'avais
bien un thème précis et circonscrit: le famadihana en lmerina,
mais mon questionnement était centré autour de quelques
énigmes: quel est le registre de causalité de l'efficacité d'une
pratique culturelle collective comme le famadihana? Comment
est-il efficace? Quelle peut bien être la relation entre l'efficacité du
culte et sa répétition? Qu'est-ce qui se répète et pourquoi cela se
répète-t-il? Le flou de mon questionnement de départ m'a sans
17
doute servi, favorisant un mode d'investissement de mon thème
comparable à la suspension de tout jugement et à l'absence de
sélection d'un contenu sur un autre, à «l'attention égale en
suspens ». Ma problématique relevait plus du doute et de la
plongée dans l'inconnu (malgré ma familiarité avec le contexte),
que de l'assurance de renouveler l'approche psychanalytique du
culte. D'autant que le «champ» du famadihana avait été
débroussaillé par des prédécesseurs prestigieux. Y-avait-il encore
un coin d'obscurité à éclairer sur le culte d'exhumation?
L'étendue et la qualité des travaux semblaient indiquer le contraire,
malgré l'inachèvement inhérent à toute production de l'esprit.
Un premier constat s'impose à la fréquentation assidue des travaux
sur le famadihana, indépendamment de la discipline ou de l'angle
d'approche. Quelques propositions suscitent l'unanimité, ont
acquis statut d'évidence. La première, tombe sous le sens: ce type
de cérémonies est rattaché au deuil, au sens large. La seconde est
historique: le famadihana aurait à peine plus d'un siècle
d'existence. Il serait né à la fin du XIXè siècle, des guerres
coloniales et du souhait, de la volonté, voire de la contrainte
(soudaine ?) des vivants de rapatrier leurs morts dans des tombeaux
familiaux situés sur leur territoire ancestral de groupe. La nouvelle
coutume aurait ensuite donné lieu à une extension cultuelle: le
famadihana, sans transfert de tombe. Le culte participerait ainsi
d'une « mode» et son sens, d'un étalage de prestige social par les
« élites ». Or, il me paraissait en premier lieu, difficile d'imaginer
la nécessité soudaine d'un transfert de restes mortuaires exempt de
motivations, aussi variées soient-elles. En second lieu,
l'historiographie sur laquelle s'appuient ces affirmations, est
essentiellement missionnaire. Les sources sont donc, soit directes,
issues d'observations missionnaires, soit indirectes par le biais
d'informateurs ou de convertis. Or, les premiers étaient hostiles
aux cérémonies, dépendaient d'une hiérarchie à laquelle ils
devaient rendre des comptes. Mon doute (initial), s'est ainsi
rapidement déplacé vers l'historiographie missionnaire, non
exempte d'enjeux, d'une fiabilité contestable. Une vérification
critique et exhaustive de l'historiographie du culte s'imposait,
comme la nécessité d'interroger les constructions qui ne lui
18
donnent sens qu'en termes historiques. Venons-en à la première
évidence. Plus durkheimien, C.Lévi-Strauss (Paroles données,
1984) soutient que les rites funéraires (donc le famadihana),
l'adoption, et le mariage, assurent la fonction de reproduction
sociale des groupes, dans le cadre plus général des systèmes
bilatéraux. Le culte n'aurait, en définitive, d'autre signification que
de régulation sociale, rétro-activement, à l'occasion d'une mort et
d'un deuil. L'anthropologue M.Bloch énonçait déjà une option
proche (Placing the dead, 1971 ; Death, women and power, 1981),
associée à une fonction de sortie du de~i1, de séparation définitive
des morts et des vivants signifiée et réalisée par le rite, conjointe à
la négation rituelle du rôle des femmes dans le lien individuel
assimilé culturellement à la procréation, par la soumission au lien
collectif du clan représenté par les hommes et les ancêtres. Sa
construction détaillée s'appuie sur son ethnographie directe très
fine et répétée. Antérieurement, le sociologue F.Rajaoson (thèse de
doctorat, 1969), avait abouti à une conclusion proche, sur un point:
le famadihana est un rite de sortie du deuil, en transposant le
modèle des « secondes funérailles» dû à un brillant anthropologue,
R.Hertz. C'est le second point commun à la plupart des travaux sur
le culte, toutes disciplines confondues. À l'exception de C.LéviStrauss (qui ne traite pas la question explicitement sous cet angle),
chacun confère au rite, le statut de « secondes funérailles », et lui
attribue la signification de fin du deuil. Pour autant, et c'est là un
point commun aux travaux anthropologiques et historiques, le
psychisme n'y occupe aucune place. Toute dimension psychique et
a fortiori inconsciente, s'en trouve irrémédiablement exclue.
Certes, F.Rajaoson évoque l'obligation liée à un sentiment de
culpabilité et à une «dette» envers les ancêtres qui pousse ou
contraint les vivants à effectuer le rite, mais il ne pousse pas plus
loin l'interrogation. Bien sûr, M.Bloch souligne la «terreur»
inspirée par les morts et leur contact, mais comme un
épiphénomène face à l'importance « structurale» que revêt à ses
yeux «l'invariant» de l'opposition hommes/femmes, dramatisée
par le rite. En ce sens, il s'inscrit dans les derniers développements
structuralistes (F.Héritier), tout en accordant au rite une fonction
sociale essentielle, en référence au modèle durkheimien. Un second
19
« silence»
(anthropologique)
corollaire du premier est
remarquable: l'absence de toute dimension psychique en relation à
la place pourtant conférée aux croyances. Les croyances sont
« laïcisées », déplacées dans le registre profane; les seules
significations conservées, se rapporte,nt en définitive à une
opposition structurale exclusivement référée à la reproduction
sociale des groupes. Pourtant, si les famadihana sont des
«secondes funérailles », s'ils consacrent (classiquement) la
conversion de la souillure et de la crainte du contact avec les morts
en contact bénéfique, quels sont les ressorts sous-jacents de tels
contenus de croyance et de leur mutation? Et les ressorts comme
les contenus sont-ils exclusivement sociaux ou relèvent-ils d'un
autre ordre de causalité? Quant à ce qui constitue le ressort de
l'efficacité rituelle pour chacun des actants comme pour
l'ensemble du groupe, elle tiendrait dans un «symbolisme
d'antithèse dramatisé» (M.Bloch, 1981). Ainsi, les travaux
évoqués n'interprètent le rite, et ne lui concèdent d'efficacité qu'en
termes de structure innée d'oppositions binaires, d'invariant
reposant sur la différence naturelle des sexes, et en termes sociaux
(durkheimien). Une autre énigme perdure, à la lecture des travaux
existants : si le rite consacre la séparation définitive des morts et
des vivants, la sortie du deuil ou encore la libération consécutive à
l'obligation rendue, quel est le motif (de quelque causalité qu'il
relève) de sa répétition dans le temps, quand on sait que des
ancêtres déjà exhumés peuvent l'être à nouveau?
La reprise et mise en tension critique des travaux anthropologiques
et des données historiques, comme celles issues de ma propre
ethnographie du culte et du contexte culturel dans lequel il s'insère,
soulève des difficultés considérables. En premier lieu, si les
exhumations se déroulent selon un ordre de succession séquentiel
invariable, elles présentent souvent des variations. Unfamadihana
à Anosyzato ne se déroulera pas exactement de la même manière
qu'un autre près de Mahazoarivo, même si les deux cérémonies
sont organisées par des familles de descendants d'esclaves, situées
au dernier échelon de la hiérarchie statutaire merina. En second
lieu, l'observateur est un sujet, et si deux sujets assistent à un
même évènement, celui-ci donnera lieu à deux récits et
20
Téléchargement