UN CULTE D'EXHUMATION DES MORTS A MADAGASCAR: LE FAMADIHANA ANTHROPOLOGIE PSYCHANALYTIQUE Collection Espaces Théoriques dirigée par Michèle Bertrand Partout où le réel est donné à penser, les sciences de l'homme et de la société affûtent inlassablement outils méthodologiques et modèles théoriques. Pas de savoir sans construction qui l'organise, pas de construction qui n'ait sans cesse à mettre à l'épreuve sa validité. La réflexion théorique est ainsi un moment nécessaire à chacun de ces savoirs. Mais par ailleurs, leur spécialisation croissante les rend de plus en plus étrangers les uns aux autres. Or certaines questions se situent au confluent de plusieurs d'entre eux. Ces questions ne sauraient être traitées par simple juxtaposition d'études relevant de champs théoriques distincts, mais par une articulation rigoureuse et argumentée, ce qui implique la pratique accomplie, chez un auteur, de deux ou plusieurs disciplines. La collection Espaces Théoriques a donc une orientation épistémologique. Elle propose des ouvrages qui renouvellent le champ d'un savoir en y mettant à l'épreuve des modèles validés dans d'autres disciplines, parfois éloignées, aussi bien dans le domaine des SHS, que dans celui de la biologie, des mathématiques, ou de la philosophie. Déjà parus Jean-Michel OUGHOURLIAN, Hystérie, transe, possession: un mime nommé désir, 2000. Jean-Michel OUGHOURLIAN, Le désir: énergie et finalité, 1999. Michèle BERTRAND, Gilles CAMPAGNOLO, Olivier LE GUILLOU, Esther DUFLO, Pierre SERNE, La reconstruction des identités communistes après les bouleversements intervenus en Europe centrale et orientale, 1997. Michèle BERTRAND, Les enfants dans la guerre et les violences civiles. Approches cliniques et théoriques, 1997. Jean-Pierre LEVAIN, Développement cognitif et proportionnalité, 1997. Michèle PORTE, Même, Semblable, Autrui, 1997. S. BOUYER, M.-C. MIETKIEWICZ, B. SCHNIEDER (eds), Histoire(s) de Grands-Parents, 2000. Claude de TYCHEY, Peut-on prévenir la psychopathologie ?,2001. Françoise POUËCH, Effets des jeux langagiers de l'oral sur l'apprentissage de l'écrit, 2001. Jean-Paul TERRENOIRE, Sciences de l'homme et de la société la responsabilité des scientifiques, 2001. Michèle PORTE, De la cruauté collective et individuelle: singularité de l'approche freudienne, 2002. Pierre-Loïc PACAUD UN CULTE D'EXHUMATION DES MORTS A MADAGASCAR: LE F AMADIHANA ANTHROPOLOGIE PSYCHANALYTIQUE préface de Sophie de Mijolla-Mellor L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris FRANCE L 'Harmattan Hongrie Hargita u. 3 1026 Budapest HONGRŒ L'Harmattan Italia Via Bava, 37 10214 Torino ITALŒ cg L' Harmattan, 2003 ISBN: 2-7475-4491-5 A ma femme A la mémoire de Christian Geffray TABLE DES MA TIERES Préface .. Introd uctio n ... .11 17 PREMIEREPARTIE: ApPROCHE METHODOLOGIQUE Chapitre 1 : Le contre-transfert dans l'approche du rite L 'ill us ion ob je ctiv 29 31 is te. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 31 Les motivations, subjectivité et résistances Le transféré: l'insu du chercheur L'assignation à une place imaginaire Oublier, exhumer L'oubli... du meurtre ? Chapitre 2 : Le « modèle freudien» du rêve L a v 0 i e r oy a le. 32 33 34 35 37 41 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 41 Le rêve de mort, embrayeur du rite ? Rêve effectif ou énoncé culturel? L'aîné, porte-parole des ancêtres familiaux Critique de l' interprétation. ......................... 41 42 43 .. .. ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . .. 44 Travail du rêve, travail du rite ? Rêve et rite: la figuration in situ Les processus primaires et la censure à l 'œuvre dans le rite Les sept tours: élaboration secondaire etfiguration in situ Les sept tours: les morts, ces puissants souverains Chapitre 3 : La seconde topique et le transfert « analyseur» des processus culturels La dimension du sens: l'interprétation des contenus Le transfert ou l'actualisation de l'historicité La constitution de l'altérité, genèse de la sociabilité Le transfert, voie d'accès à l'historicité de la culture La construction en anthropologie psychanalytique 51 51 52 53 54 55 DEUXIEME PARTIE: LE CONTEXTECULTUREL 57 Chapitre 1 : Le monde des vivants L'organisation sociale: des groupes hiérarchisés Les « blancs» et les « noirs» Castes, « pseudo-castes» ou groupes statutaires? Un système de hiérarchie mobile La dynamique statutaire Chapitre 2 : La parenté: alliance et descendance L 'organisation fam iliale L'écart entre la sémantique et la syntaxe de la parenté 59 59 59 62 63 64 69 69 71 7 45 46 46 47 47 Une énigme: le système cognatique Les règles de descendance: choix ou contraintes? Les processus optatifS Le mariage: opérateur structuraliste de l'échange ? L'adoption: second processus optatif Le troisième processus optatif: les tombeaux des ancêtres Chapitre 3 : Le monde des morts et le Hasindrazana L'échange des femmes, l'élision des morts Le principe ancestral et le pacte généalogique Le tsiny et le tody L'angoisse de conscience Des morts et des rites Le tabou de tout contact Les rites TROISIEME PARTIE: LE CONTEXTE RITUEL INTERPRET ATIONS Chapitre 1 : Inhumation provisoire et Famadihana Une première définition Les proscriptions et leur contexte Proscriptions provisoires Chapitre 2 : Le rite du Famadihana Préambule Les préparatifS du famadihana Le recours à l'astrologue Les jours interdits Le famadihana de transfert Le famadihana d'inauguration Le famadihana de prestige Chapitre 3 : Le famadihana dans l'histoire L'historiographie: de la censure aux résistances Les reconstructions historiques Le famadihana : un assemblage hétéroclite et récent? Une lecture critique Un rite ancien: généalogie dufamadihana Les mutations tardives Des similitudes troublantes: le rite du Bain royal Chapitre 4 : Le rite du fandroana L'origine: entre mythe et histoire Description dufandroana Le fandroana royal La parenté rituelle du fandroana et dufamadihana 8 72 73 76 77 84 88 99 99 103 103 105 105 106 106 ET SES 111 113 113 115 117 121 121 121 122 122 123 126 127 139 139 142 142 145 147 153 155 163 163 164 165 169 Chapitre 5: Les interprétations anthropologiques famadihana L 'hypothèse structuraliste Les constructions historiques Les autres hypothèses anthropologiques L'interprétation du rite d'exhumation Une lecture critique de l'interprétation anthropologique Le rite d'exhumation: nouvelles perspectives heuristiques Les avancées: la dynamique conflictuelle du rite Le famadihana : une seconde naissance? Limites des interprétations anthropologiques.. du 175 175 176 176 181 184 188 191 194 196 QUATRIEMEPARTIE: L'APPROCHE PSYCHANALYTIQUE Chapitre 1 : Jeu de sens et ambivalence Lefamadihana, un retournement des morts ? Une convergence insistante Le rite ou l'actualisation du conflit d'affects Les processus de la censure à l'œuvre: refoulement et déni La crainte des morts Chapitre 2 : L'ambivalence: de l'hostilité à la vénération L'ambivalence L'actualisation du conflit d'affects 201 203 203 211 212 212 213 221 221 223 La pro} ection 224 de l' hostilité... ... ................. ... ....... .. .......... .... Un destin de l'ambivalence: le culte des ancêtres 225 Les mots et l'acte rituel: deux destins divergents du conflit d'affects... 226 L'acte rituel, un acte symptôme collectif? 227 Chapitre 3 : Repentir et «vérité historique» 231 Valo: du remords au parricide 231 Le système animiste et I 'altérité 236 Altérité et culpabilité: la genèse de la sociabilité 241 Les figures de la culpabilité individuelle et collective 243 Culpabilité et genèse de la sociabilité 245 Culpabilité et « vérité historique » 247 La dynamique rituelle: culpabilité-agression 249 La vérité historique du rite ou l'ombre de l'originaire 251 L'ombre de l'originaire: l'oubli du meurtre collectif? 253 Chapitre 4 : Le hasina : « noyau originaire du pouvoir )) 263 Le hasina : les enjeux d'une notion énigmatique 264 L'apportfreudien: violence, pouvoir, droit 267 L'étymologie et les occurrences sémantiques 271 Le hasina monétaire: agalma et dissolution de la culpabilité 272 Le hasina de la parole: une puissance fascinante 276 9 L'investissement narcissique du langage, un pouvoir usurpé 279 Une analogie: le parcours oral des généalogies ancestrales 280 L'appropriation du pouvoir ou la consommation des ancêtres 281 Le hasina : le regard, instrument de l'exercice du pouvoir 282 Le hasina : l'éclat de la transgression et la culpabilité collective 287 Chapitre 5 : Construction psychandlytique dufamadihana ..303 Le désir de l'ancêtre et le pouvoir de contrainte 303 « L'appel des ancêtres» ou l'invocation: le cri de l'angoisse 305 Le kabary : l'omnipotent évincé et la culpabilité des frères 310 La violence sur les reliques: doublet de l'éviction de l'omnipotent 314 L'acte rituel: la haine assouvie 316 L'acte rituel: le triomphe de l'amour 318 La hantise de la perte inéluctable du hasindrazana 321 Co ncl usio n 327 Postface: Du social au psychique et vice-versa 329 Glossaire ...335 Bib Iiog ra phie 341 10 PREFACE Comment peut-on être Merina? L'exotisme du thème de ce livre, qui traite non seulement d'un rite étrange, mais qui le localise dans une région spécifique de l'île de Madagascar et à partir d'un groupe de population particulier, inclinerait le lecteur à reposer l'ouvrage parmi les curiosités ou les études réservées au «happy few» des spécialistes en la matière. Or, c'est bien de nous dont il est question dans ces pages, de l'angoisse de mort tout d'abord mais aussi, à travers nos morts, de la relation à la famille et à la généalogie, et plus profondément encore, d'une interrogation ontologique, celle-là même qui saisit tout enfant aux alentours de quatre ans, sur la manière dont on vient au monde et dont on le quitte. L'une des qualités essentielle de ce livre est de savoir conserver cet étonnement philosophique de base qui plonge ses racines dans l'infantile et parcourt, avec le double regard de l'anthropologue et du psychanalyste, l'étude de cette surprenante pratique du famadihana, rite de retournement des morts, secondes funérailles qui répètent et donc remettent à nu et en jeu une réalité qui touche à l'insoutenable, c'est-à-dire la matérialité de ce qui a été un individu vivant. Heidegger, dans son style particulier, écrit à propos du mort: «Ce qui n'est plus que sous-la-main est davantage qu'une chose matérielle inerte. Ce qui fait encontre avec cet étant, c'est de l'inanimé en ce sens qu'il a perdu la vie» (Être et Temps, p.177). Pourtant, le cadavre apparaît bien comme cette chose matérielle inerte et, si on peut nier qu'il le soit, c'est à la mémoire des vivants qu'il le doit, ainsi qu'à la capacité d'anticipation de leur propre trépas qui fonde leur identification à la dépouille mortelle, fut-elle celle d'un inconnu. Jean-Paul Sartre, pour sa part, considérait comme choquante la solidarité ontologique que nous ne pouvons dénier avec le fœtus que nous avons été: « Solidarité, écrit-il, que nous ne pouvons ni nier ni comprendre. Car enfin ce fœtus, c'était moi, il représente la limite de fait de ma mémoire mais non la limite de droit de mon Il passé» (L'être et le néant, p.185). Le liquide, voire le visqueux, tomberaient-ils nécessairement hors de notre identification qui ne pourrait se faire qu'à la relative pérennité que constitue la structure du squelette? Je crois que le rite ici analysé soulève une question très vaste et pourrait servir la compréhension du fantasme nécrophile. La contemplation d'une tête de mort peut accompagner la méditation philosophique précisément parce que tout en dénonçant la vanité éphémère de l'être, elle en affirme en même temps la présence comme objet durable. A l'inverse, le cadavre trouble d'être fait d'une chair analogue à la nôtre. La chair putride est contagieuse, elle attire dans le trépas, tandis que le squelette est une forme de représentation de ce qui dure, une éternité à la mesure de la mémoire humaine, comme le montre le monologue de Hamlet avec Yorick. D'où l'intérêt de l'interrogation sur une pratique culturelle collective comme celle du famadihana, sa fonction et son efficacité. P.Pacaud nous donne avec cette étude une illustration de la thématique freudienne du meurtre du père de la horde primitive qui aurait certainement été favorablement accueillie par le père de la psychanalyse. Car cet ancêtre mis à mal, voilà qu'on l'entend parler depuis son tombeau: il a froid, il tremble et il désire qu'on organise le rite en son honneur. Ce saisissant appel des ancêtres, l'auteur n'a pas de mal à nous convaincre d'y reconnaître la projection du remords et de la détresse des vivants, réunis dans les liens familiaux et sociaux. La haine assouvie libère l'amour qui peut dès lors s'exprimer dans la culpabilité collective et fonder la soumission à l'autorité de l'État. Ici entrent en résonance d'un côté le collectif de la scène familiale et de l'autre celui du groupe élargi. Cependant, on aurait tort de croire les choses aussi simples, car le désir supposé de l'ancêtre d'être réchauffé et pacifié amène son exhumation, dans un rite qui ne peut être ressenti que comme une profanation. Il s'agit d'un véritable passage à l'acte sur les reliques des défunts, qui vont être manipulées dans une mise en scène fortement ambivalente. Qu'il s'agisse d'une transgression est rendu encore plus clair par le fait que c'est le cadet du groupe qui prend alors la parole à la place de l'aîné, permettant à la collectivité des vivants, identifiée au cadet héroïque, d'usurper non seulement le 12 pouvoir magique de la parole, mais l'omnipotence de l'ancêtre laquelle va, dès lors revenir au groupe tout entier. On entre dans ce monde étrange comme si on en avait toujours fait partie, comme si cette surprenante conduite faite de piété et de profanation nous était connue. Certes, la bénédiction des ancêtres apparaît comme la meilleure assurance tout risque, mais le prix à payer ici comme ailleurs est celui de la répétition et, plus que d'une relation identifiante, on peut penser qu'il s'agit là d'une relation d'aliénation où la seule identité du vivant se fonde sur celle du mort. Aliénation car c'est la mort elle-même qui, dans ce cas, donne la puissance en conférant aUx morts la force dangereuse qui amènera la nécessité de leur assurer répétitivement qu'ils sont aimés et implorés. Mais la réciproque ne viendra jamais d'eux, ils sont dans l'ultra-monde, hors d'atteinte de toute souffrance ou de tout sentiment. Dans nos cultures occidentales, les morts trouvent leur identité nominale dans l'inscription de leurs noms et des dates de leur durée de vie sur la pierre tombale, aussi ces transferts, modifications exhumations, surprennent. A l'immobilité du gisant de pierre vient ici s'opposer une danse macabre des os dans une dimension proprement érotique qui ne peut que troubler les évidences reçues de la coutume. Cette étude, issue d'un travail de thèse de Doctorat1, ne pouvait être conduite que par un auteur s'adonnant avec une passion égale à l'anthropologie et à la psychanalyse et, si le propre du chercheur est de savoir allier l'assurance de son objet avec l'exercice du doute méthodique, P.Pacaud nous donne ici un exemple particulièrement réussi de cet équilibre difficile. L'assurance de son objet a été acquise avec le sérieux qui l'a conduit à ne pas se contenter de documents ethnographiques déjà constitués, mais à aller, à retourner sur le terrain et à faire en direct ce travail d'investigation. Là est bien la condition d'un authentique travail sur les « interactions de la psychanalyse », c'est-à-dire une double compétence qui assure qu'on ne va pas se trouver face à un objet abstrait et exsangue, commentaire de commentaire, sur lequel la grille psychanalytique pourrait dès lors s'appliquer sans retenue. Or, l'auteur montre à l'inverse un permanent souci de maintenir le 13 questionnement, de souligner la dimension énigmatique de son objet, de relever les contradictions, les fausses pistes: celles des auteurs qu'il critique, mais aussi celles qui pourraient le tenter dans un désir de simplification de l'explication. Il cite beaucoup, discute vivement, parfois âprement aussi: on le sent maître de son sujet et, ce qui est rare, à la fois en position de le dominer et de le respecter. De le dominer, ce qui lui permet de ne citer qu'à bon escient ce qui correspond exactement au point de discussion, évitant l'écueil majeur du collage des références ou de la discussion qui s'enlise dans des généralités. Respect de l'objet, en ce sens qu'il constitue tout au long de ce travail une énigme pour laquelle l'auteur propose des hypothèses sans jamais chercher à donner la question comme résolue. Les psychanalystes trouveront plus qu'un écho entre l'attitude analytique et celle que l'auteur adopte face à son objet, soit la pratique rituelle. On a là un excellent exemple de ce que la psychanalyse peut apporter aux autres champs de la rationalité, la manière dont elle peut les « intéresser» pour reprendre le terme de S.Freud, mais aussi (peut-être surtout) de ce que la psychanalyse peut apprendre en retour pour elle-même de ces explorations hors du champ de la cure. L'approche méthodologique critique qui accompagne la recherche peut se rapprocher de la manière dont l'analyste, d'une oreille se laisse bercer par le discours du patient dans son contenu manifeste séduisant ou non et de l'autre, filtre ce propos à partir des indispensables questions qui sont: « Pourquoi me dit-il cela à moi maintenant? A quoi sert l'éprouvé et l'exposé de cette souffrance? Qui parle en ce moment et à qui? Ainsi, la double question posée vis-à-vis du rite examiné: comment est-ce efficace? Pourquoi estce que cela se répète? pourrait être exactement transposée vis-à-vis du symptôme sans pour autant pathologiser ou psychologiser le rite. L'« interaction» dès lors peut rester dans la dimension « inter », c'est-à-dire à mettre des éléments en relation sans chercher à les tirer dans un sens ou dans un autre. Un autre aspect de la pertinence de l'approche méthodologique de ce livre tient à la place donnée au contre-transfert entendu non pas comme le risque d'une déformation subjective, mais comme le 14 véhicule affectif de l'entendement devant son objet. La difficulté, là encore, tient au fait que si le patient vient demander quelque chose, le «terrain» en revanche lui ne demande rien! Aussi fallait-il beaucoup d'autres éléments pour établir le contretransfert: le dialogue transférentiel de l'auteur avec son analyste, l'exhumation de souvenirs personnels au sein desquels gisait cette autre exhumation énigmatique. L'hypothèse de l'auteur consiste à voir dans le rite étudié un processus de restitution des instances, « une construction par voie régrédiente ». Toutefois, la place du meurtre et de la violence dans une telle construction demeure explosive et contraint à la répétition. Cette place de la répétition fait écho à une question que l'on peut se poser vis-à-vis de la construction dans l'analyse. A-telle à être re-construite, re-fondée, réélaborée, ou constitue-t-elle, selon l'expression de Thucydide, une «KellJ.laEt~aEt: une acquisition pour toujours? Et si re-construction il y a, est-ce que ce qui la différencie du rite ce n'est pas précisément d'y introduire du nouveau précisément parce que l'identique est devenu caduc? Telles sont quelques-unes des nombreuses questions que soulève ce livre qui ouvre sur la relation à la mort et aux morts, une voie originale, dans une approche méthodologique stricte et exigeante. La pulsion d'exhumer qui est au cœur de la démarche analytique trouve dans cette rencontre entre psychanalyse et anthropologie une saisissante illustration, celle du rite lui-même qui, grâce à ce livre, dévoile son étrange mystère. Sophie de Mijolla-Mellor Psychanalyste, Professeur, Université Paris7, Denis Diderot Doctorat de Psychopathologie fondamentale et Psychanalyse, «Le famadihana, Rite, Sacré, et Pouvoir, dans un culte d'exhumation des morts familiaux sur les hauts-plateaux de Madagascar. Interprétations et (re)construction psychanalytiques ». Directeur de thèse: Mme le Professeur S.de Mijolla-Mellor ; membres du jury: Mme le Professeur M.Porte ; Mrs les Professeurs G.Althabe, B.Juillerat, F.Richard; Université Paris 7, Jussieu, soutenue le 13 février 1998. 15 INTRODUCTION Ce livre est le fruit d'une recherche menée en France et à Madagascar au cours de séjours successifs, sur un culte des morts: lefamadihana. Le terme désigne des cérémonies d'exhumations de morts familiaux effectuées par des groupes de parents. Le culte est pratiqué couramment, aujourd'hui, par des groupes de la population merina installée sur les hautes terres centrales (lmerina) de l'île de Madagascar. Les cérémonies se déroulent entre juin et octobre, période d'hivernage qui correspond à la saison sèche et aux vacances agricoles. Les famadihana sont communs à plusieurs régions de l'île. Toutefois, l'étude est circonscrite à I'lmerina et au seul groupe de population merina. Élargir mon champ d'étude comportait le risque d'y perdre en précision, même si les exhumations sont similaires en différentes régions. Les limitations de temps et financières ont aussi compté. Mais surtout mes retrouvailles avec un contexte culturel « étrangement familier» où j'avais vécu auparavant, plus de dix années. Mon élaboration y est ainsi associée de plusieurs manières. Par la reviviscence d'affects, attachée à mon histoire et à l'occurrence de mon retour sur des lieux chargés de souvenirs... oubliés. Car, paradoxalement, « l'oubli» a tenu un rôle majeur dans mon retour à Madagascar, comme il se trouve au cœur de mon élaboration et, peut-être, jusqu'au culte d'exhumation lui-même. Un principe rigoureux régit la recherche; le chercheur a un sujet, un questionnement précis sur son sujet, une problématique, et une méthode d'approche. Ma situation s'en écarte largement. J'avais bien un thème précis et circonscrit: le famadihana en lmerina, mais mon questionnement était centré autour de quelques énigmes: quel est le registre de causalité de l'efficacité d'une pratique culturelle collective comme le famadihana? Comment est-il efficace? Quelle peut bien être la relation entre l'efficacité du culte et sa répétition? Qu'est-ce qui se répète et pourquoi cela se répète-t-il? Le flou de mon questionnement de départ m'a sans 17 doute servi, favorisant un mode d'investissement de mon thème comparable à la suspension de tout jugement et à l'absence de sélection d'un contenu sur un autre, à «l'attention égale en suspens ». Ma problématique relevait plus du doute et de la plongée dans l'inconnu (malgré ma familiarité avec le contexte), que de l'assurance de renouveler l'approche psychanalytique du culte. D'autant que le «champ» du famadihana avait été débroussaillé par des prédécesseurs prestigieux. Y-avait-il encore un coin d'obscurité à éclairer sur le culte d'exhumation? L'étendue et la qualité des travaux semblaient indiquer le contraire, malgré l'inachèvement inhérent à toute production de l'esprit. Un premier constat s'impose à la fréquentation assidue des travaux sur le famadihana, indépendamment de la discipline ou de l'angle d'approche. Quelques propositions suscitent l'unanimité, ont acquis statut d'évidence. La première, tombe sous le sens: ce type de cérémonies est rattaché au deuil, au sens large. La seconde est historique: le famadihana aurait à peine plus d'un siècle d'existence. Il serait né à la fin du XIXè siècle, des guerres coloniales et du souhait, de la volonté, voire de la contrainte (soudaine ?) des vivants de rapatrier leurs morts dans des tombeaux familiaux situés sur leur territoire ancestral de groupe. La nouvelle coutume aurait ensuite donné lieu à une extension cultuelle: le famadihana, sans transfert de tombe. Le culte participerait ainsi d'une « mode» et son sens, d'un étalage de prestige social par les « élites ». Or, il me paraissait en premier lieu, difficile d'imaginer la nécessité soudaine d'un transfert de restes mortuaires exempt de motivations, aussi variées soient-elles. En second lieu, l'historiographie sur laquelle s'appuient ces affirmations, est essentiellement missionnaire. Les sources sont donc, soit directes, issues d'observations missionnaires, soit indirectes par le biais d'informateurs ou de convertis. Or, les premiers étaient hostiles aux cérémonies, dépendaient d'une hiérarchie à laquelle ils devaient rendre des comptes. Mon doute (initial), s'est ainsi rapidement déplacé vers l'historiographie missionnaire, non exempte d'enjeux, d'une fiabilité contestable. Une vérification critique et exhaustive de l'historiographie du culte s'imposait, comme la nécessité d'interroger les constructions qui ne lui 18 donnent sens qu'en termes historiques. Venons-en à la première évidence. Plus durkheimien, C.Lévi-Strauss (Paroles données, 1984) soutient que les rites funéraires (donc le famadihana), l'adoption, et le mariage, assurent la fonction de reproduction sociale des groupes, dans le cadre plus général des systèmes bilatéraux. Le culte n'aurait, en définitive, d'autre signification que de régulation sociale, rétro-activement, à l'occasion d'une mort et d'un deuil. L'anthropologue M.Bloch énonçait déjà une option proche (Placing the dead, 1971 ; Death, women and power, 1981), associée à une fonction de sortie du de~i1, de séparation définitive des morts et des vivants signifiée et réalisée par le rite, conjointe à la négation rituelle du rôle des femmes dans le lien individuel assimilé culturellement à la procréation, par la soumission au lien collectif du clan représenté par les hommes et les ancêtres. Sa construction détaillée s'appuie sur son ethnographie directe très fine et répétée. Antérieurement, le sociologue F.Rajaoson (thèse de doctorat, 1969), avait abouti à une conclusion proche, sur un point: le famadihana est un rite de sortie du deuil, en transposant le modèle des « secondes funérailles» dû à un brillant anthropologue, R.Hertz. C'est le second point commun à la plupart des travaux sur le culte, toutes disciplines confondues. À l'exception de C.LéviStrauss (qui ne traite pas la question explicitement sous cet angle), chacun confère au rite, le statut de « secondes funérailles », et lui attribue la signification de fin du deuil. Pour autant, et c'est là un point commun aux travaux anthropologiques et historiques, le psychisme n'y occupe aucune place. Toute dimension psychique et a fortiori inconsciente, s'en trouve irrémédiablement exclue. Certes, F.Rajaoson évoque l'obligation liée à un sentiment de culpabilité et à une «dette» envers les ancêtres qui pousse ou contraint les vivants à effectuer le rite, mais il ne pousse pas plus loin l'interrogation. Bien sûr, M.Bloch souligne la «terreur» inspirée par les morts et leur contact, mais comme un épiphénomène face à l'importance « structurale» que revêt à ses yeux «l'invariant» de l'opposition hommes/femmes, dramatisée par le rite. En ce sens, il s'inscrit dans les derniers développements structuralistes (F.Héritier), tout en accordant au rite une fonction sociale essentielle, en référence au modèle durkheimien. Un second 19 « silence» (anthropologique) corollaire du premier est remarquable: l'absence de toute dimension psychique en relation à la place pourtant conférée aux croyances. Les croyances sont « laïcisées », déplacées dans le registre profane; les seules significations conservées, se rapporte,nt en définitive à une opposition structurale exclusivement référée à la reproduction sociale des groupes. Pourtant, si les famadihana sont des «secondes funérailles », s'ils consacrent (classiquement) la conversion de la souillure et de la crainte du contact avec les morts en contact bénéfique, quels sont les ressorts sous-jacents de tels contenus de croyance et de leur mutation? Et les ressorts comme les contenus sont-ils exclusivement sociaux ou relèvent-ils d'un autre ordre de causalité? Quant à ce qui constitue le ressort de l'efficacité rituelle pour chacun des actants comme pour l'ensemble du groupe, elle tiendrait dans un «symbolisme d'antithèse dramatisé» (M.Bloch, 1981). Ainsi, les travaux évoqués n'interprètent le rite, et ne lui concèdent d'efficacité qu'en termes de structure innée d'oppositions binaires, d'invariant reposant sur la différence naturelle des sexes, et en termes sociaux (durkheimien). Une autre énigme perdure, à la lecture des travaux existants : si le rite consacre la séparation définitive des morts et des vivants, la sortie du deuil ou encore la libération consécutive à l'obligation rendue, quel est le motif (de quelque causalité qu'il relève) de sa répétition dans le temps, quand on sait que des ancêtres déjà exhumés peuvent l'être à nouveau? La reprise et mise en tension critique des travaux anthropologiques et des données historiques, comme celles issues de ma propre ethnographie du culte et du contexte culturel dans lequel il s'insère, soulève des difficultés considérables. En premier lieu, si les exhumations se déroulent selon un ordre de succession séquentiel invariable, elles présentent souvent des variations. Unfamadihana à Anosyzato ne se déroulera pas exactement de la même manière qu'un autre près de Mahazoarivo, même si les deux cérémonies sont organisées par des familles de descendants d'esclaves, situées au dernier échelon de la hiérarchie statutaire merina. En second lieu, l'observateur est un sujet, et si deux sujets assistent à un même évènement, celui-ci donnera lieu à deux récits et 20