Vilar, Béjart, le bazar

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Vilar, Béjart, le bazar
Alors qu'il se réjouit à l'idée de
faire d'Avignon 68 le rendez-vous
d'une jeunesse internationale
dont il a salué la révolte, alors
qu'il a renoncé, dans un élan
d'honnêteté politique, à servir les
intérêts d'un gouvernement qui
lui a commandé une étude sur la
réforme de l'Opéra, Vilar est bientôt pris à contre-pied par une
contestation qui tente, par tous
les moyens, de détourner
Avignon de ses buts fraternels.
Vieille lune, valet de la bourgeoisie, préfecture de police intellectuelle, supermarché de la culture,
le Festival est emporté dans une
tempête de mots débordant bientôt en marée d'insultes. Au-delà
des outrances et des excès inévitables lorsque l'histoire s'accélère, comment un mouvement
d'idées aussi intransigeant et
généreux que celui de Mai 68 a-til pu se caricaturer à ce point en
juillet, c'est ce que notre manifes-
1
tation de l'été 2008 ne parviendra évidemment pas à exposer.
Erreur de cible ou de « casting »
comme on dirait aujourd'hui,
après Jean-Louis Barrault, Vilar
endosse les costumes de tous les
mauvais rôles, surtout celui de la
vache sacrée qu'il n'est plus
question de respecter. Mais celui
qui ne reniait pas son origine
populaire de simple boutiquier
résiste en opposant à ses
Pharisiens une force assez tranquille pour retenir une colère
jupitérienne… On ne lui fera
renoncer à rien, pas même à son
Festival amputé. Alors qu'on
démissionne impoliment Barrault
de l'Odéon, Vilar tient bon,
écoute, plie sans rompre, ne se
laisse pas fixer d'autres règles du
jeu que celles qu'il a lui-même
choisies et attendra vainement,
les quelques années qui lui restent à vivre, les réponses aux
questions qu'il s'est lui-même
posées bien avant qu'on les lui
impose. Il faut lire dans ce on
l'anonyme vindicte des possédants qui avait déjà harassé le
patron du TNP et d'Avignon et qui
revenait, sous le déguisement
inattendu d'une drôle de révolution, à l'assaut d'une indiscutable honnêteté.
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1. Echauffourées, place de l’Horloge,
entre manifestants et CRS.
2. Aux pieds des marches du Palais des
papes. Photos Yvon Provost.
3. Débat au Verger Urbain V.
Photo Maurice Costa.
4. Affiche Avignon 1968. Coll. BnF/MJV
C'est bien davantage par le poids
des mots que par le choc des
photos que nous entreprenons
de raviver le souvenir de ces
jours et de ces nuits hésitant
encore entre couleurs et noir-etblanc, moins pleins de fureur et
de mystère que de bruit et de
cruauté.
Tout ça pour ça ?
Au visiteur d’en décider.
Exposition
du 4 au 26 juillet
Maison Jean Vilar
Entrée libre
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Festival d’Avignon
1968
meeting improvisé avec Vilar,
J. Beck et les comédiens du
Living
19 juillet
Messe pour le temps présent
dans la Cour : prise de parole de
G. Gélas et des comédiens
À 1h du matin, les CRS dégagent
la place de l'Horloge
20 juillet
Ouverture des Assises au Verger
à 17h
Repères chronologiques
14 février
1ère conférence de presse de Vilar
annonçant le programme du
Festival
29 mars
Signature du contrat avec Julian
Beck
13 mai
Arrivée des comédiens du Living
Theatre plus tôt que prévu
14 mai
Conférence de présentation du
Living par Françoise Kourilsky à
la Maison des jeunes
15 mai
Installation du Living au Petit
lycée Mistral inoccupé
7 juin
Communiqué de Vilar modifiant le
programme du Festival
21 juin
Conférence de presse à Paris :
annonce du programme définitif
9 juillet
Condamnation d'un comédien du
Living pour attentat à la pudeur
12 juillet
Conférence de presse de Vilar au
Verger à 18h
14 juillet
Arrivée du Ballet du XXe siècle
(Maurice Béjart) en soirée
15 juillet
Conférence de presse
de M. Béjart au Verger à 11h30
17 juillet
Manifestation sur la place de
l'Horloge à 18h30
1ère dans la Cour du Sacre du printemps. Des contestataires tentent de passer par-dessus les
barrières
18 juillet
Conférence de presse de Jacques
Robert (programme cinéma) et
Guy Erismann (programme musical)
au Verger à 11h30
12h30, affiches sur le Palais des
papes : « Les 13 questions
posées au Festival » et
« Supermarché de la culture »
13h, annonce de l'interdiction par
le préfet du Gard de
La Paillasse aux seins nus,
pièce de Gérard Gélas
18h30, manifestation place
de l'Horloge avec J.-J. Lebel,
Intervention des CRS,
arrestations
21h, annulation d'Antigone par le
Living Theatre aux Carmes
(séance réservée aux CEMEA)
suite au désaccord sur la manière
de soutenir le Théâtre du Chêne
Noir. Le public, massé sur la
place pénètre dans le cloître,
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21h, Antigone aux Carmes pour
les CEMEA avec les comédiens
du Chêne Noir assis au fond de la
scène et des invités en surnombre
dans la régie et sur les galeries
0h30, commando dans la cour du
Petit lycée Mistral, un jeune
homme aux cheveux longs
est tondu dans la rue
21 juillet
Agitation suite aux événements
de la veille
22 juillet
Réaction très négative
de J. Beck à la lettre du Maire
concernant son contrat
Réunion d'un Comité de défense
du Festival à 16h30 à la Mairie
Répétition publique
de Paradise now aux Carmes,
en soirée
23 juillet
Discussions autour du contrat
du Living
Messe pour le temps présent
dans la Cour d’honneur
Répétition générale
de Paradise now de 22h30
à 3h du matin
24 juillet
J. Beck se fait régler en espèces
la totalité de la somme prévue
par son contrat
1ère de Paradise now aux Carmes.
Des contestataires tentent de
forcer l'entrée, violences verbales
pendant tout le spectacle
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25 juillet
2ème représentation, archi- comble,
de Paradise now : le public resté
à l'extérieur réclame l'ouverture
des grilles. Chahut dans la rue
avec le Living jusqu'à 3h
du matin
26 juillet
Conseil des adjoints :
interdiction de jouer Paradise
now dans la rue.
Création de A la recherche de,
chorégraphie de M. Béjart, dans
la Cour d'honneur
3ème représentation de Paradise
now, le spectacle est aussi à l'extérieur : un comédien du Living,
grimpé en haut des grilles
harangue le public, certains se
jettent dans les bras de la foule
27 juillet
Débat houleux au Verger :
on commente l'interdiction de
jouer dans la rue
28 juillet
Au Verger à 18h30, J. Beck lit ses
Déclarations en 11 points et
renonce à participer au Festival
29 juillet
Meeting du PSU avec J. Sauvageot :
prise de parole de J. Beck
30 juillet
Agitation en soutien au Living,
manifestation couchée pour
empêcher l'accès au Palais,
échauffourées, arrestations
31 juillet
Départ du Living, point presse de
Béjart sur la soirée du 4 août
3 août
Clôture des Assises du Verger
4 août
Aïoli (annoncé le 1er par Raoul
Colombe) et spectacle Béjart sur
les berges du Rhône
5 et 6 août
Orages et annulation
du spectacle de la Cour le 5
8 août
Dernière du Sacre du printemps
10 août
Dernière de Messe pour le temps
présent
12 août
Projection de Mister Freedom de
W. Klein dans la Cour
13 août
Conférence de presse, bilan du
festival
14 août
Le Festival s'achève avec la
projection de Baisers volé de
François Truffaut dans la Cour
suivie d'un débat au cinéma
Le Paris
Chronologie établie par
Marie-Claude Billard
Conservateur en chef
Bibliothèque nationale de France Maison Jean Vilar
Jaguar, film de Jean Rouch dans
la Cour, lâcher de pintades en fin
de projection
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Le Living Theatre
L'aventure du Living commence
au début des années 50 à New
York lorsque Julian Beck (né à
New York en 1925) et Judith
Malina (née à Kiev en 1926), deux
fous de théâtre passés par le
cours d'Erwin Piscator, décident
de créer leur théâtre. Dès 1947,
ils choisissent de l'appeler Living
Theatre.
Ce nom est peut-être dû à Edward
Gordon Craig dont l'éphémère
école à l'Arena Goldoni à Florence
en 1913 devait promouvoir «le
théâtre vivant».
Issus d'un milieu juif et revendiquant leur judéité, ils partagent
le même engagement anarchiste
et pacifiste et surtout, après avoir
découvert Artaud et Brecht, centrent leurs recherches sur le
renouvellement du langage théâtral, sur les techniques d'entraînement de l'acteur et la participation du spectateur avec le souci
d'agir sur les nerfs autant que sur
l'esprit.
Pour eux, trois étapes marquent
des débuts en marge de la
société et du circuit économique :
. 1951-52 : premiers pas à Cherry
Lane Theatre
. 1954-55 : parfaire le métier dans
le Grenier de la 100e Rue aménagé en lieu de vie et de spectacle, où chacun paie selon ses
possibilités.
. 1959-63 : fonder le Living
Theatre et se faire connaître dans
le lieu aménagé sur trois étages à
l'angle de la 14e Rue et de la 6e
Avenue.
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La notoriété vient en 1959 avec
The Connection (contact ou intermédiaire) de Jack Gelber. Une
pièce d'inspiration beatnik sur la
communication et la drogue,
mêlant étroitement réalité et fiction qui leur vaut d'être invités en
Europe et à Paris dans le cadre du
Théâtre des Nations en 1961 et de
nouveau en 1962. C'est la 1ère compagnie off Broadway à traverser
l'Atlantique.
Entre mai et octobre 1963, la
création et le succès de The Brig
(taule, mitard ou cachot) de
Kenneth H. Brown, n'empêche
pas la fermeture du théâtre pour
loyer impayé et dettes fiscales.
Condamnés à la prison, ils pourront néanmoins partir en tournée
et tenir leurs engagements à
Londres.
Enfin sortie de « l'horreur financière » selon l'expression de
Julian Beck, la troupe choisit
l'errance, sans port d'attache
ni subventions, sillonne l'Europe
d'est en ouest, du nord au sud
dans 4 minibus Volkswagen et
ajoute de nouveaux comédiens
au petit groupe venu des EtatsUnis : 150 villes ont été visitées
avant Avignon.
Ainsi naît l'image d'une communauté hippie passée maître dans
l'art de vivre et de faire du
théâtre sans artifices, qu'il
s'agisse de vêtements, de costumes, de décors ou d'argent.
Un théâtre pour changer la vie et
revenir à une nature harmonieuse
et humaine, un théâtre qui
appelle à la transformation de
soi.
« Prenons nos barricades, abattons les murs de nos prisons intérieures » c'est le message de
The Brig qui raconte le quotidien
d'une prison disciplinaire de
marines engagés dans la guerre
du Vietnam, un spectacle mondialement connu, filmé par Jonas
Mekas.
« Refusons la loi de la guerre »
dans Antigone d'après Brecht,
créée en Europe en 1967.
« Vivons maintenant » leçon de
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Paradise now (Le Paradis, maintenant) préparé pour le Festival
d'Avignon et qui, sur le thème de
la solitude et de l'angoisse
humaine propose de régénérer le
monde.
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Mysteries and smaller pieces créé
à Paris en 1964, également présenté à Avignon est une suite de
séquences laissant une part à
l'improvisation et considéré
comme la carte de visite du
Living. Elle décline les multiples
effets destinés à surprendre, à
atteindre le spectateur et
enchaîne gymnastique scénique,
modulations vocales et images
symboliques nourries de références à la Kabbale et à l'Orient.
L'ensemble réunit les 3 éléments
nécessaires à une expérience
théâtrale « totale » : participation
physique du spectateur, conte,
transcendance.
Le Living Theatre arrive à
Avignon, début mai 1968, au faîte
de sa réputation et de son art.
Mais les événements feront apparaître des contradictions dont
Julian Beck aura du mal à sortir
sans équivoque.
M.-C. B.
1. Le Living Theatre au cloître des
Carmes, Avignon 1968.
Photo Yvon Provost.
2. Julian Beck et Judith Malina.
Photo Georges Glasberg.
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La Cité heureuse
Le Living Theatre au Festival d’Avignon
par Lucien Attoun
pas pour choquer les membres
de la compagnie, qui estiment
que toute action que leur existence peut susciter est génératrice même si elle n’est que provocation. Non-violents
convaincus, ils ont un goût prononcé pour l’agression morale,
une des «formes positives
capables de changer le monde,
beaucoup plus que ne le feront
les voies révolutionnaires classiques». Affichant hautement
leur liberté et leurs convictions,
ce qui importe pour eux, c’est
d’abord l’impact de leurs actes
indissociables de leur action
théâtrale. Néanmoins à voir le
succès fait au Living par un public
hétérogène, on peut se demander, avec Julian Beck lui-même,
quelle peut être réellement l’efficacité révolutionnaire de telles
actions : «Nous sommes partis
pour construire un temple et
Photo Maurice Costa
Tandis que des comédiens et des
étudiants veulent contester sa
vingt-deuxième édition, bon
nombre de fidèles du festival,
dépités ou désorientés, bouderaient Avignon ; le virage amorcé
il y a deux ans serait définitivement déviationniste. Le ballet, la
musique et, surtout, le cinéma
qui y font une entrée massive
n’auront laissé cette année au
théâtre que la portion congrue :
deux reprises et une création du
seul Living Theatre (1). Mais Vilar,
en ouvrant son festival à toutes
les confrontations, est fidèle à
son propos : Avignon doit être un
lieu de rencontre et de dialogue.
La présence du Living Theatre à
Avignon est cependant l’occasion
pour certains, faisant flèche de
tout bois, de tenter de jeter le
discrédit ou l’anathème sur le
festival. Et, bien entendu, ces
réactions défavorables ne sont
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nous n’avons rassemblé que du
bois pour faire une hutte (2)».
Beck est modeste : ils ont déjà
une chapelle !
Mais il semble que l’exaspération
et la haine qu’une société peut
provoquer chez un artiste soient
moins fortes que les liens qu’elle
tisse pour le maintenir dans ses
rets. Symboles tragiques, à
l’image même d’un monde qu’ils
veulent changer, Beck et Malina,
depuis leurs premières expériences du Cherry Lane, en luttant
bien souvent, et de plus en plus,
avec les moyens propres au système, ne font en définitive que se
battre à ses côtés et non contre
lui. Judith Malina, attachante et
brûlante Antigone, ressent bien
l’ambiguïté de sa position :
«Chaque fois que j’accepte un
dollar, je me sers du système
guerrier et sanglant, et je lui
apporte mon soutien (3)».
Les comédiens du Living,
chantres de la liberté, sont, à leur
corps défendant, victimes d’un
système économique et social et
prisonniers de leurs contradictions. Refusant toute idéologie,
pour protéger leur propre liberté,
et rejetant tout à la fois Marx,
Confucius, Jésus-Christ, ils apparaissent essentiellement comme
des pacifistes et des anarchistes
sentimentaux et non pas comme
les révolutionnaires qu’ils voudraient être. Parlant en leur nom,
Rufus Colins, qui a dirigé avec
Beck et Malina la création de
Paradise now, pense «qu’il y a
deux façons de changer la société :
la transformer ou la détruire et
tout recommencer». [...]
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Et je crains fort qu’en prenant le
chemin de l’exil volontaire en
Europe, le Living se soit, hélas !
engagé dans une impasse. Quoi
qu’il pense encore aujourd’hui de
«l’impossibilité de créer aux
Etats-Unis, la lutte révolutionnaire y prenant le pas sur toute
action artistique», le Living, en
perdant le contact avec la réalité
américaine, qui fut son ferment et
sa source, en s’enfermant en
Europe dans son ghetto communautaire, tend à devenir, nécessité de vivre faisant loi, le portedrapeau d’un anticonformisme de
bon aloi. En donnant bonne
conscience à un public-voyeur qui
l’accapare, le revendique et le
récupère, le Living se laisse peu à
peu annihiler. Au théâtre, comme
ailleurs, on a le public que l’on se
donne. Parce que le Living
semble accepter le public choisi
pour lui, et non par lui, il entretient et développe l’équivoque.
En agressant ce public, comme
dans Antigone, cèdera-t-il à la
provocation gratuite ou bien
veut-il marquer le refus de ce
public ? Et, en effet, si le Living
veut changer le monde, il ne
pourra le faire qu’avec ceux qu’il
tient pour opprimés. Sinon, comment réussir «le renversement de
tous les gouvernements par
l’amour» que suggère Malina ?
[...]
La rigueur et l’exigence étant les
qualités premières de Beck et
Malina et ne pouvant encore maîtriser totalement «la destruction
des formes théâtrales établies»,
le Living rejette les textes structurés au profit de la création collective dont Paradise now (Le
Paradis maintenant) devrait être
une étape importante.
[...]
Paradise est un spectacle
construit en dix rounds où le
public «invité à assister à un
ensemble de visions et d’actions
nous préparant tous à accéder au
paradis c’est-à-dire à l’aprèsrévolution» est spectateur et
arbitre. Les cinq premiers rounds
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Photo Yvon Provost
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montrent le monde tel qu’il est
aujourd’hui, tandis qu’au cinquième point culminant du spectacle, la violence se transforme
en non-violence. Bien entendu
les derniers rounds présentent
«les voies qu’il faut prendre pour
arriver à la révolution». Paradise
est une exploration d’un monde
futur que nous ne pouvons même
pas concevoir «tellement le nôtre
est le produit de la violence».
Conçu selon un schéma de trois
parties - une suite de rites destinée «à préparer le corps et l’âme
à la révolution», la communauté
rêve sur elle-même, et enfin la
combinaison des deux parties le spectacle se termine par une
fable brechtienne : «comment
l’homme peut appliquer sa
réflexion à changer le monde».
L.A.
Extraits d’un article paru dans
Les Nouvelles littéraires
25 juillet 1968
Lucien Attoun est directeur-fondateur
de Théâtre Ouvert, Centre dramatique
national de création.
(1) Les trois troupes françaises ayant été
retirées après les événements de mai
(2) Voir l’étude de S. Dhomme, dans
Art et création, n°1
(3) Dans le Living Theatre, de Pierre Biner.
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Eclats de juillet
Avignon 68 dans la presse
par Rodolphe Fouano
Dans sa thèse consacrée au Festival d'Avignon*, Catherine
Arlaud assure que l'on n'a jamais tant parlé d'Avignon qu'au
cours de l'été 1968 : le bureau du Festival a dénombré alors
36 envoyés spéciaux des journaux nationaux, 9 envoyés spéciaux régionaux, 170 représentants de la presse française et
75 journalistes venus de 19 pays étrangers. Pour la seule
presse écrite, on relève 11 quotidiens nationaux, 117 quotidiens régionaux, 112 périodiques français et 70 journaux
étrangers qui ont parlé du Festival en 3.000 articles. Dans
ces conditions, il ne pouvait être question de proposer ici à
proprement parler une revue de presse. Les bribes qui suivent donnent cependant une idée assez précise du contexte
et des éclats qui ont émaillé cette mémorable 22e édition.
Morceaux choisis.
«Avignon : le Festival amputé»
annonce L'Aurore dès les 08-09
juin, expliquant : «Les festivals
d'été vont subir les contrecoups
de la crise sociale.» Un festival
«sérieusement entamé», confirme
Paris Jour (10 juin), après la décision de Vilar de supprimer les
spectacles dramatiques initialement programmés. France-Soir
choisit l'angle people pour passer l'information : «François
Périer ne jouera pas Le Diable et
le Bon Dieu au Festival
d'Avignon.» En raison de l'amputation de la partie française de la
programmation, La Gazette provençale assure que «la grande
manifestation locale ne sera plus
qu'un pâle reflet de ce qu'on pouvait envisager» et pose sans
détour la question suivante :
«Jean Vilar a-t-il tout fait pour
sauver le Festival d'Avignon ?»
L'article, signé «Jean Marc», est
très critique. La prise de position
politique de Vilar est en cause.
Quant au Living Theatre, on y lit
qu'il propose un «spectacle pour
hippies de Saint-Tropez discutable pour Avignon qui voulait
garder son titre prestigieux de
capitale de l'art dramatique».
«Est-il sage d'avoir maintenu le
festival cette année ?» demande
Le Figaro du 26 juin, considérant
que «la décision de Jean Vilar
peut remettre en question vingt
ans d'efforts et de prestige grandissant». Claude Baignières cite
Claudel : «L'ordre est le plaisir de
la raison ; le désordre, le délice
de l'imagination». Il assure que
«Les révoltés de mai préféraient
le délire au plaisir», avant de
mettre en garde : «Avignon peut
devenir un temple de l'anarchie
stérile si une intelligence de fer
n'y met pas bon ordre.» Après la
conférence de presse de Vilar,
Combat (24 juin) présente
Avignon 68 comme «un Festival
de la libre discussion» ; «Le XXIIe
festival d'Avignon sera le festival
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105
de la contestation (...), l'accent
sera mis sur le forum permanent
qui se tiendra tous les jours au
Verger d'Urbain V», confirment
Les Nouvelles littéraires (27 juin)
qui titrent : «Vilar contesté». «Le
Festival d'Avignon sera-t-il le lieu
privilégié de la contestation culturelle ?» demande Pierre Kyria
dans Combat (8 juillet), en rappelant que Vilar en a fait «un carrefour où les recherches esthétiques, voire avant-gardistes,
rejoignent l'expression la plus
haute des exigences artistiques,
fussent-elles traditionnelles.» Lors
de la conférence de presse,
Michel Debeauvais a présenté les
Assises qui se tiendront du 20
juillet au 3 août, comme «une
étape de réflexion pour aider à
trouver la place du théâtre dans
la société», raconte La Marseillaise
(13 juillet). Le Progrès de Lyon,
dans son édition datée du lendemain, parle d'un «festival qui
marquera une nouvelle évolution» ; France Nouvelle titre :
«Avignon 68, déception ou espoir ?»
et L'Accent termine prudemment
son article par ces mots : «La
sagesse veut que nous attendions de voir pour juger».
«Festival tronqué» (on y revient !),
insiste cependant Le Dauphiné
Libéré (17 juillet), qui pose que
«les Avignonnais ne reconnaissent pas leur Festival» tout en
concédant qu'Avignon «demeure
un festival auprès duquel ceux
d'il y a vingt ans sembleraient
bien pâles.» Car, poursuit le journaliste, Daniel Goloubinsky, «tout
prend un relief nouveau», puisqu'
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«il n'y aura pas cette année à
Avignon de théâtre de texte. Les
mots ne seront plus qu'un accessoire accompagnant parfois l'essentiel. L'essentiel, c'est maintenant le geste, l'attitude corporelle.»
Peu convaincu de cette évolution
esthétique, Le Provençal, le
même jour, assure que «la kermesse de la contestation va
recherche d'une société nouvelle
(...) Quelques-uns de leurs supporters hippies et beatniks se
rassemblent quotidiennement
place de l'Horloge, face à l'Hôtel
de Ville, pour méditer.» La
Marseillaise demande «qui a intérêt à couler le festival d'Avignon ?»
et met en cause «ces contestataires à tout prix qui ont quitté
battre son plein». Le 19 juillet, Le
Dauphiné Libéré écrit : «M. Henri
Duffaut s'est étonné de voir le
festival d'Avignon pris pour cible
par certains manifestants.» Le
Maire plaide : «Depuis 23 ans, la
Ville d'Avignon organise un festival qui a accueilli des milliers de
jeunes. Cet effort, les Avignonnais seuls le supportent, ils ne
comprendront jamais que l'on
nuise à leur festival.» Dans la
même édition, on raconte comment Vilar est pris à partie par
«un millier de jeunes». Parmi les
plus virulents interlocuteurs, on
cite Jean-Jacques Lebel : «Jean
Vilar, on s'en fout ! Depuis 20
ans, vous faites du théâtre bourgeois, dans un contexte touristique, pour une société de
consommation. Remettez-vous
en question...» Le Figaro (19
juillet) confirme ce qu'il appelle
«un dialogue tumultueux» :
«Assis sur les marches du palais
des papes, l'autre soir, une trentaine de jeunes gens hirsutes distribuaient des tracts réprouvant
«l'engagement bourgeois du festival»... La fracture culturelle est
manifeste. France Soir (19 juillet)
estime qu'il «pourrait bien y avoir
du grabuge avec les comédiens
du Living Theatre (...) Eux-mêmes
se définissent comme des anarchistes non violents à la
récemment l'Odéon pour refluer
sur Avignon.» Robert Dubrou,
dans son article «Les gauchistes
contre le festival d'Avignon ?»
réfute leur argumentation contre
la «culture bourgeoise», dénonce
un «verbiage révolutionnaire»,
met en cause le caractère «spontané» des manifestations et
assure que cette attitude ne
porte pas «des coups à la politique culturelle du pouvoir gaulliste» mais au Festival même,
«tentative et dans une certaine
mesure réussite d'une diffusion
de la culture». La question de
l'erreur de «cible» est posée. Et le
ton monte. «Une cabale contre
Vilar se prépare-t-elle ?» demande Combat (20 juillet). Jean
Vilar est attaqué sur tous les
fronts, tant à gauche qu'à droite.
Le Figaro (20 juillet) relaie la
parole de Jean-Pierre Roux,
député d'Avignon, qui a déclaré :
«L'écroulement du 22e festival
était parfaitement prévisible. Sa
nouvelle orientation qui, depuis
des années, est de choquer et
non de plaire avait soulevé de
justes réserves... Nous ne voulons plus de contestations sordides mais un festival d'une qualité incontestable.» La Gazette
provençale (20 juillet) assure
qu'il «faut nettoyer Avignon».
Morceaux choisis : «Hier soir,
après la représentation des ballets de Béjart au Palais des
Papes, de nouveaux et sérieux
incidents ont éclaté, nécessitant
l'intervention des CRS et des
Gardes Mobiles. Ceux qui se sont
juré de démolir le Festival
d'Avignon continuent leur œuvre
dévastatrice, promettant même
d'être plus nombreux ce soir,
puisqu'ils espèrent l'arrivée de
«commandos»
venant
de
Nanterre.
Comme il n'y a
pas que l'avenir
du festival qui
est en jeu mais
aussi la réputation d'Avignon
et la prospérité de son commerce, on se demande ce que
l'on attend pour expulser de la
ville cette horde crasseuse qui
s'est installée chez nous. Certainement il aurait été préférable
qu'on ne favorise pas cette installation et que l'on ne tolère pas
que des individus se vautrent à
moitié nus sur les pelouses
entourant les monuments et se
livrent parfois à des scènes qui
devraient les conduire tout droit
en correctionnelle.» Le journal
regrette que les personnes interpellées la veille aient toutes été
relâchées écrivant «pourtant certains n'avaient ni papier, ni un
sou en poche. Il y avait aussi des
étrangers !» «Laissera-t-on les
«enragés» inquiéter les Avignonnais et chasser les touristes ?» liton sous la plume d'Antoine de
Canalis dans Le Méridional (20
juillet). Là encore, on appelle «à
nettoyer les écuries d'Augias»,
dans une lettre ouverte pour le
moins musclée, xénophobe, raciste,
antisémite, qui prétend refléter
«l'opinion quasi unanime de la
population» : Avignon doit être protégé des «crasseux», des «miteux
de tout poil, toutes vêtures, couleurs, nationalités imprécises, forbans de tout acabit» ! Sur une
seule colonne, Le Monde (20
juillet) relate l' «incident» (sic)
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éclats de juillet
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qui a marqué le premier jour du
festival : l'interdiction par le préfet du Gard de La Paillasse au
seins nus, la pièce de Gérard
Gelas, «susceptible de troubler
l'ordre ou la tranquillité
publique» et les réactions en
chaîne : des jeunes gens, dont
certains venus de Paris et se
disant ex-occupants de l'Odéon,
regroupés derrière Gérard Gelas
et Jean-Jacques Lebel pour «un
meeting avec débat public sous
le signe de la contestation», le
refus du Living Theatre, en signe
de solidarité, de jouer le soir
même Antigone, et la menace de
Maurice Béjart de «suspendre
ses ballets jusqu'à la levée de
l'interdiction préfectorale». ParisPresse (20 juillet) annonce : «Les
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enragés de l'Odéon descendent à
Avignon». Dans l'édition du lendemain, nouvelle déclaration de
J.-P. Roux : «Avignon ne deviendra
pas une poubelle». Le journaliste
rappelle que la veille, Jean Vilar a
été traité de «cabotin» et de
«valet du capitalisme». La
Marseillaise dénonce les «criailleries des excités de tout bord,
députés ou vagabonds.» La
confusion est assez générale. Les
incidents se multiplient et beaucoup ont le sentiment d'une
manipulation
certaine.
Le
Provençal (21 juillet) relaie la
conférence de presse du Maire
dans laquelle ce dernier a déclaré :
«Si on crée l'affolement, on nuit
au tourisme.» Pour le reste, le
journal, dans un encadré titré
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105
«Halte au complot contre le festival», cite un communiqué reçu du
P. C. dénonçant des «incidents
adroitement téléguidés» où
«pouvoirs publics, réaction avignonnaise, agitateurs gauchistes
se partagent le travail. Les CRS
complètent l'association». Jean
Faure, dans Le Dauphiné libéré
(22 juillet), décrit un Vilar «visiblement éprouvé par la tension
de ces derniers jours» mais ne se
dérobant à aucune question au
cours des rencontres internationales qui se tiennent au Centre
de séjour. Ses propos sont rapportés : «Si le Festival n'était pas
populaire, il n'aurait pas servi de
lieu d'expérience et de contestation.» L'Humanité (22 juillet) rend
compte des menaces qui pèsent
sur le festival. Son envoyé spécial, Philippe Madral, dénonce
«une véritable escalade de provocations qui ne cherchent visiblement, sous couvert de «défense
de l'ordre», qu'à aboutir à l'interdiction du festival et plus particulièrement de son colloque sur le
«Théâtre dans la société». Un
«jeu de manœuvres évidentes»,
selon lui, où les «contestataires»
serviraient finalement le pouvoir
gaulliste. D'où la création, à l'initiative de la Fédération du Parti
Communiste Français de Vaucluse
d'un «comité de défense du festival». Dans Combat (23 juillet),
Maurice Clavel estime que les
contestataires d'Avignon, d’où il
revient, sont «cohérents, logiques» : «Ils nous excitent à penser,
à tout repenser, à tout refaire.»
Le Méridional (23 juillet) résume
les «prises de positions sur le
Festival», demandant si la «raison
l'emportera enfin sur la folie ?»
J.-J. Lebel est stigmatisé et malgré
l'annonce de l'arrivée de Jacques
Sauvageot le 28 juillet, le journaliste, qui salue «la saine réaction
de la population avignonnaise, la
vigilance des autorités, les distances prises par la direction du
Festival envers ces gauchistes»,
assure que «les jeunes contestataires sont désemparés». Le
Monde (23 juillet) relate les
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incidents qui se sont produits
dans la nuit du 20 au 21 : l'attaque du «local - dépendance du
lycée Mistral - où sont logés les
membres de la troupe du Living
Theatre» et la tonte, vers minuit,
rue de la République, l'artère
principale
d'Avignon,
d'un
«contestataire aux cheveux
longs». Le journal rapporte la
déclaration de Vilar : «... Ceux qui
ont commandé ou guidé de loin
ces groupes se déshonorent,
déshonorent la ville qui nous
accueille, nous déshonorent tous,
artistes,
organisateurs
et
ouvriers.» Le lendemain, dans
Combat, Maurice Clavel qui se
présente comme le «modeste cofondateur et factotum des deux
premiers Avignon, auteur, chargé
de presse, plumitif, machiniste,
figurant, serviteur de scène», rappelle la «radieuse et neuve pauvreté de l'entreprise» qui «n'a en
rien déchu de son inspiration première.» Et de poursuivre : «Le
Festival d'Avignon en soi n'est
pas contestable. Ce qui peut
l'être, et cela seul qui fut
contesté, c'est l'ingestion culturelle à bon compte et bonne
conscience qu'il a peu à peu
offerte malgré lui, en vertu d'une
implacable loi de ce monde - ce
monde que les jeunes contestent,
en quoi ils sont, à ce festival, obscurément secourables...» Aussi
considère-t-il la «contestation
globale des enragés... profondément sage», souligne que
l'œuvre et la personne de Vilar
n'ont pas été mises en cause, et
qualifie d'un «petit peu bourgeois» le refus de Béjart de parler
aux «interrupteurs qui ont, voici
deux mois, libéré la parole.» Paris
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Presse (23 juillet) annonce : «Les
ex-enragés de l'Odéon décident
d'abandonner le festival à son
triste sort.» Le Monde (25 juillet)
consacre un assez long article à
«Avignon en proie à la contestation», dans lequel Nicole Zand
revient en détail sur les événements et les débats qui ont
émaillé le Festival, en citant largement les propos extrêmistes de
la presse régionale. Elle observe
qu'en «ce mois de juillet les
Avignonnais, à cause du Festival,
se retrouvent malgré eux dans le
climat de mai.» Le calme semble
alors à peu près revenu dans la
cité des papes qui ne vit plus au
rythme des charges de la police
depuis le samedi précédent.
Pourtant, la création de Paradise
Now donne lieu le jour même à
de nouvelles contestations.
Bertrand Poirot-Delpech, qui juge
par ailleurs assez sévèrement le
spectacle, raconte dans Le
Monde du lendemain comment
Vilar a été violemment pris à partie dans cette «sombre affaire de
contrôle des entrées à l'origine
des incidents» et conclut : «On
aurait préféré ne pas vérifier avec
lui cette nuit à quel point les fils
tuent vilainement leur père
quand ils lui doivent trop». Le 27
juillet, toujours dans Le Monde,
Poirot-Delpech publie un entretien avec Vilar dans lequel ce dernier justifie l'ensemble de ses
choix au cours des semaines qui
viennent de s'écouler : «... S'arrêter,
je pense décidément que ç'aurait
été une lâcheté, une fuite.
J'aurais mauvaise conscience (...)
Pourquoi donc arrêterait-on le
théâtre dès que l'histoire bouge ?
(...) Il faut se salir.» Il
assure que ce qui vient
de se passer à Avignon
«n'est qu'une caricature de ce qui s'est
passé en mai», reconnaît que «le Festival n'a
jamais été révolutionnaire», qu'il est «prisonnier de la société
bourgeoise et capitaliste dont nous crevons», mais
avec l'ambition, précisément, de
«toujours retrouver dans ce cadre
un terrain un peu moins bourgeois, un peu moins capitaliste.»
Et d'ajouter : «Cette affiche nous
traitant de «super marché culturel», elle sort d'un atelier que
nous hébergeons. La voilà, la
vraie contestation.» Il annonce
encore qu'il pense ne plus jouer
Shakespeare, «le grand maître»,
estime que «les événements politiques vont enfin nous débarrasser du grand répertoire» et
conclut qu'il «faut peut-être tout
recommencer par la banlieue».
Dans Le Figaro de la veille
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éclats de juillet
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(26 juillet), Claude Baignères a
opposé «le bon sens méridional»
à la «contestation subventionnée». Observant que les «révolutionnaires venus en Avignon pour
saborder le Festival disposent de
vastes moyens financiers», il met
en cause la «spontanéité de la
contestation qui vise à éliminer
Vilar d'Avignon comme elle a
privé Barrault de l'Odéon.»
Comme Bertrand Poirot-Delpech
dans Le Monde, Claude Baignères
évoque aussi le calme absolu de
Vilar «impassible... faisant front
aux injures, les bras croisés sur le
seuil du Cloître des Carmes, «se
métamorphosant en une statue
qui impose le respect aux plus
excités» et pensant, de son
propre aveu, à... «Brigitte Bardot
et à bien d'autres thèmes rafraîchissants» ! L'Humanité (28
juillet) continue de parler d'un
«complot contre le Festival
d'Avignon», comme Les Lettres
françaises (24-30 juillet) qui rendent compte des «menaces qui
pèsent sur le XXIIe festival». Le
lendemain, Paradise now est
interdit pour cause d'exploitation
de l'œuvre hors de la scène. Le
Figaro explique la décision du
Maire dont il cite les arguments
et publie aussi un article titré «Le
contesté d'Avignon» dans lequel
Michel Droit diffamme Jean Vilar
avec une mauvaise foi évidente.
Bertrand Poirot-Delpech, envoyé
spécial, poursuit de son côté son
feuilleton dans Le Monde. Il y
présente le conflit qui oppose
désormais le Living Theatre à la
municipalité d'Avignon comme
«une nouvelle phase de la véritable guérilla menée contre le
Festival par ceux qui ont juré sa
mort.» «Pourquoi cet acharnement ? demande-t-il ? parce
qu'Avignon leur semble une
manifestation capitaliste, bourgeoise, mercantile, touristique,
aliénante, répressive, policière ;
bref, contraire au seul théâtre qui
vaille à leurs yeux, le théâtre de
rue gratuit, libre et tourné tout
entier vers la révolution.» Et
d'ajouter : «Malgré un climat
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irréel de grabuge et d'intoxication
propre à faire casser les nerfs et
tomber les masques, la critique
radicale du festival est restée
théorique. Il a donc fallu paralyser les débats, grossir toutes
choses, nommer «appareil» l'in-
J.-J. Lebel écrit aussi : «Quant au
festival qui prétend se dérouler
normalement alors qu'une bonne
part de ses participants et
«acteurs» sont des policiers, en
uniforme ou pas, sa fonction
n'est-elle pas de cacher, de mas-
dispensable secrétariat, traiter de
SS Vilar et les quelques bénévoles du service d'ordre, qualifier
de répression la moindre limitation inévitable de liberté.» Avant
de conclure : «La preuve essentielle est faite, à défaut d'autres,
et de bonne ou de mauvaise foi,
que, la jeunesse révolutionnaire
de mai refusant tout dialogue
avec le système, la ville des
papes ne peut plus être le lieu de
rencontre sans exclusive qu'elle
se croyait. Le pont d'Avignon est
coupé.» A la suite de l'article, le
quotidien publie des extraits
d'une lettre adressée par JeanJacques Lebel dans laquelle
«l'animateur du Happening», exoccupant de l'Odéon et contestataire remarqué du festival (c'est
ainsi qu'il est présenté), s'élève
contre «l'atmosphère de terreur
policière qui règne à Avignon» et
contre «cette campagne d'intoxication qui l'a pris pour cible, le
désignant comme le chef d'un
complot, d'une armée d'ombres
ou de dangereux agitateurs.»
quer, comme tout spectacle, la
réalité politique immédiate ? Le
masque est tombé. Festival de la
contestation ou de l'illusion de la
contestation ? Les spécialistes de
la culture dans de telles circonstances sont au pied du mur : leur
inaction ou leurs actions purement symboliques ne les intègrent-elles pas dans le système
d'exploitation en tant qu'écran de
fumée ? Il serait malhonnête de
leur part d'esquiver une remise
en question intégrale de la culture et de son rôle dans la société
actuelle.» Avec le recul que permet un hebdomadaire, Le Nouvel
Observateur (29 juillet-4 août)
propose un résumé analytique
des événements et met au jour
les ambiguïtés du «micro-mai
d'Avignon» dans un dossier coordonné par Christian Maurel.
Pourtant, à cette date, il était
encore prématuré de dresser le
bilan de la 22e édition. Un nouveau coup de théâtre se produit
en effet le 29 juillet lorsqu'après
l'interdiction de Paradise now, le
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Living décide de se retirer du
Festival. Les 14 points de la
longue déclaration de Julian Beck
sont résumés dans Le Monde (30
juillet) qui rapporte aussi la
déclaration officielle du Maire
évoquant la «rupture de contrat».
Le quotidien raconte que le
«dimanche soir, le spectacle de
ballets de Maurice Béjart n'a finalement pas été troublé malgré
quelques tentatives». Béjart a
«assuré le Living Theatre de [sa]
sympathie», mais a estimé que
son devoir était de jouer. «A la
sortie du spectacle, poursuit le
journaliste, une petite manifestation s'est déroulée au cours de
laquelle Jean Vilar a voulu expliquer sa position. Des cris hostiles
ont été poussés à l'adresse de
Béjart et de Vilar.» Les choses
semblent doucement rentrer
dans l'ordre. Le lundi est marqué
par la relâche. «Seul «spectacle»
prévu en marge du festival,
conclut le journaliste, la réunion
avec Jacques Sauvageot, organisée par la fédération départementale du P.S.U.» Le Provençal
(31 juillet) publie une interview
de Jean Vilar qui se déclare
«l'homme paratonnerre du
Festival». La journaliste, Michèle
Grandjean, raconte comment
Vilar «s'est fait insulter en public,
défendre en public, embrasser en
Nous avons joué. C'est notre victoire. A leur violence verbale,
nous ne répondons pas par la
violence. C'est notre victoire. Le
Verger devait être ouvert à la discussion. Il l'est, la preuve... C'est
encore une victoire.» Dans Les
Nouvelles littéraires (1er août),
Matthieu Galey livre à son tour
son récit. Il fustige les «rigolos
d'Avignon» où «les «christs» en
vacances prennent des mines de
Judas trahis, et les groupuscules,
menés de loin par le mousquetaire Jean-Jacques Lebel et le
bouillant
agitato-sociologue
Lapassade (...) travaillent au
corps de paisibles badauds, qui
les écoutent, plus goguenards
qu'effrayés.» «Certes, poursuit-il,
après le mai de 1968, le théâtre,
lui aussi, doit changer et ce n'est
pas Jean Vilar, pourtant vilipendé
par ces énervés, qui me contredira.» Mais il lui semble que les
«révolutionnaires» en question
n'ont pas tant envie que cela de
faire cette révolution... Vilar l'admet dans Le Provençal (31 juillet),
un «danger existe» et pèse dorénavant sur le Festival : celui de
voir la municipalité «exercer un
contrôle qui n'avait jamais existé
depuis vingt ans, et de ce fait
transformer le plus libéral des
festivals en une manifestation
parfaitement conservatrice.» Le
«Nous sommes évidemment
prêts à donner des représentations gratuites, mais nous
sommes aussi conscients de ce
que nous vivons dans une société
dite «de consommation». Cette
initiative est censée «réaffimer
l'esprit de notre festival», assuret-il. Assez pompeusement, le
journaliste termine par ses mots :
«Espérons qu'une telle décision
fera réfléchir tous ceux qui n'ont
cherché jusqu'à présent - par
bêtise ou par calcul - qu'à nuire à
un festival populaire qui reste
notre honneur national.» Dans Le
Nouvel Observateur (5-11 août),
Christian Maurel développe une
analyse plus critique : «Comment
cet homme de théâtre (un des
plus grands), entouré de toute
une théorie de comédiens qui se
sentaient confusément menacés
dans leur métier, dans leur fonction par la révolution culturelle
que propose la compagnie du
Living, a-t-il pu se borner pendant
un mois à n'être qu'un employé
ce ce qu'on appelle au théâtre le
contrôle ?» demande-t-il, en
assurant : «Les «enragés» ont
transformé Paradise now en un
événement politique qu'il ne
serait pas devenu sans eux. En
revanche, seul le Living pouvait,
actuellement, leur apporter une
telle possibilité de secouer l'ima-
public» et «a subi, en l'espace de
quinze jours, plus de chocs émotifs qu'une sensibilité normale ne
pourrait en supporter.» Elle souligne son calme exceptionnel face
à la contestation, calme que Vilar
lui-même justifie : «Ils mènent un
combat. Le nôtre est de jouer.
lendemain, L'Humanité rend
compte de la conférence de
presse de Vilar et de Béjart qui
ont annoncé une représentation
gratuite des Ballets du XXe siècle
le 4 août, sur l'île Saint-Bénézet.
Vilar a déclaré notamment :
ginaire social.» Mais le journaliste est en colère : «Dans la
trappe le Living, et alors l'euphorie s'est emparée de la ville où
tout le monde se réconcilie : ce
que l'on avait refusé obstinément
à ces gueux, le droit de jouer gra-
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éclats de juillet
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tuitement en plein air, voilà qu'on
décide brusquement de le faire
sous le pont d'Avignon. Que tout
le monde vienne dimanche ! On
attend
20.000
personnes.
L'adjoint au maire offre un aïoli
monstre. Vilar s'exclame : «Cette
fois-ci, il n'y aura pas de porte !"
et, en prime la troupe de Béjart
dansera sur une estrade (...) Il ne
restera sur les murs du palais
qu'une affiche lacérée : «Non à la
culture de
Papape». Où
va le Festival
d'Avignon ?
Il nous a
montré cette
a n n é e
l'odieux
visage que
prend
la
bureaucratie
culturelle
dès qu'elle
est prise à
p a r t i e .
Malraux avait dit à Grenoble :
«L'art a conquis son autonomie.»
Vilar pourrait dire aujourd'hui à
Julian Beck : «Que voulez-vous
que j'y fasse ? Les Avignonnais
n'en veulent pas de votre paradis...» puis il remettra sans doute
sa démission au maire. Un de
plus. Du coup, l'année prochaine,
Avignon affichera peut-être
Feydeau, Roussin et Mireille
Mathieu. Cela aura au moins le
mérite
de
la
clarté.»
On le sait, Vilar ne démissionnera
pas. Bien au contraire. Dans une
interview publiée dans Combat (7
août), il assure même que ce qui
s'est passé l'a renforcé dans ses
convictions et lui a redonné une
«certaine confiance en lui». Il
confie que les événements
d'Avignon lui ont permis de
refaire ses «classes politiques en
ayant pu étudier les méthodes de
la contestation : la ruse, la propagation de la fausse nouvelle, l'intoxication, l'amplification de
l'événement, la valeur de l'ironie,
du sourire aussi, un courage
extraordinaire chez ces non-violents qui contestaient...» Sur le
Page 22
fond, il redit sa conviction : «on
ne fera pas la révolution par le
théâtre ; je l'ai dit aux brechtiens
il y a des années. C'est la révolution qui créera son propre
théâtre.» Quoique le Festival ne
s'achève que le 14 août, Avignon
semble vivre la dernière semaine
«à l'heure de la réflexion». C'est
le titre d'un article du Dauphiné
Libéré (7 août) qui rapporte ces
propos de Vilar : «Je ne pense pas
que [Julian Beck] voulait purement et simplement entraîner la
fin du Festival. Mais ce que luimême et les contestataires voulaient, c'était éliminer le spectacle de Béjart, sur place, et le
remplacer par un immense happening ; c'était obliger Béjart à
partir et moi aussi évidemment.»
La journaliste, Marie-Thérèse
Blanc, semble considérer que la
fin de la récréation est venue. Elle
rend compte avec ravissement de
«l'aïoli gigantesque» et assure
que «ce ne sont pas quelques
contestataires ni les contre-manifestants animés d'un zèle singulier et suspect qui viendront à
bout du festival d'Avignon dont le
rayonnement depuis 22 ans n'a
cessé de s'étendre dans le
monde entier et qui reste l'un des
plus grands festivals de création.» Alleluia ! Valeurs actuelles
(15-21 août) parle du «carnaval
d'Avignon», revient sur les 1.500
kg de pommes de terre, 300 kg
de morue, 200 litres d'huile, 150
kg d'ail et 800 œufs qui ont été
nécessaires pour monter l'aïoli
offert par Henri Duffaut à ses
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105
administrés, qualifie Vilar de
«personnalité progressiste oscillant entre la provende d'Etat et le
stalinisme le plus authentique»,
et revient sur les malentendus et
la surenchère qui ont marqué ce
«feu
d'artifice
rougeâtre».
Pourtant, Vilar le sait, rien ne sera
plus comme avant. Le Festival
s'est «politisé» et son directeur
assure qu'il est trop tôt pour
concevoir ce qu'il va devenir.
Chaque journal y va de son
bilan et tous
insistent sur la
fréquentation
qui a battu des
records. Vilar
enchaîne les
interviews le 8
juillet
dans
L'Humanité et
dans
Le
Méridional
notamment ;
la parole est
aussi donnée à la municipalité,
non seulement dans la presse
locale, mais encore dans Combat
(10 août) où H. Duffaut déclare
qu' «Avignon doit trouver un
juste équilibre» entre avant-gardisme et clacissisme. Il souhaite
une «plus grande collaboration
entre la ville et le festival», un
festival qui ne doit pas «désorienter» les Avignonnais... ou dans Le
Monde (16 août). Dans La
Marseillaise (13 août) Vilar confie :
«Ce ne sont pas quelques injures
qui me feront abandonner le
navire (...) Je sais bien que nous
sommes dans une société bourgeoise qui marque tout mais
nous pouvons faire quelque
chose. C'est ce que nous faisons.» Les journaux relaient les
chiffres donnés lors de la conférence de presse de clôture :
136.000 spectateurs contre
122.000 l'année précédente. Vilar
annonce qu'il va prendre des
vacances jusqu'au 15 octobre et
achever son livre Chronique
romanesque, lire son courrier
accumulé depuis un mois... (Le
Figaro du 14 août). Edith
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Rappoport, envoyée spéciale de
France Nouvelle (14 août), parle
d'un «bilan en points d'interrogation». Claude Sarraute, dans Le
Monde (16 août) revient sur les
attaques dont Vilar a été l'objet
et étend son analyse à la situation de l'ensemble des festivals
de théâtre, en posant une question directe : «A quoi bon les festivals ?» Mais avant cette radicale
question, Le Monde (15 août)
reprend les chiffres de la fréquentation record d'Avignon 68 : plus
de 60.000 spectateurs ont assisté
aux Ballets du XXe siècle, 3.500
aux cinq représentations du
Living, 40.000 aux séances de
cinéma. Le quotidien mentionne
l'ultime incident du festival : le
lâcher de pintades sur la scène,
dans la cour du Palais des papes
après la projection du film de
Jean Rouch, Jaguar. L'article, en
conclusion, rapporte ces mots de
Jean Vilar, prononcés lors de la
conférence de presse finale :
«Pour terminer heureusement et
afin de faire enrager nos intellectuels «enragés», je citerai un mot
d'un grand écrivain anarchiste et
révolutionnaire, André Malraux :
«Je sais maintenant, écrit-il (dans
La Lutte avec l'Ange) qu'un intellectuel n'est pas seulement celui
à qui les livres sont nécessaires,
mais tout homme dont une idée,
si élémentaire soit-elle, engage et
ordonne la vie.» Même après la
clôture du Festival, la presse
continue de nourrir le débat sur
Avignon. Claude Roy, dans un
article du Monde (21 août) titré
«Jean Vilar est-il un traitre ?»,
revient sur le «curieux procès
qu'on a tenté de faire à son créateur et animateur» dont on
semble exiger, à gauche,
remarque-t-il, «qu'il soit à la fois
Dullin et Lénine, Georges Pitoëff
et Mao Tse-toung (...) Ce qu'en
juillet et août 1968 certains reprochent à Jean Vilar, c'est que le
Festival d'Avignon ne soit pas
devenu, par un coup de sa
baguette magique, une enclave
féérique où seraient abolis subitement le pouvoir de l'argent, le
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système capitaliste et la culture
privilège de classe. Il faudrait que
Vilar-Prospero, à lui seul, ait réalisé en Avignon le type de société
qu'un mouvement de masse sans
précédent, des jours de barricades, des millions de grévistes,
une secousse sociale profonde,
ont encore, à cette date, échoué
à instaurer.» Un important article
des Lettres Françaises (28 août)
explique que «ce n'était pas Vilar
qui était contesté», mais que
c'est la «notion acceptée d'art
qui se trouve secouée.» Et audelà de la «corrida culturelle»
surfaite d'Avignon, l'auteur, Emile
Copfermann, s'intéresse à la
«transformation ou la disparition
d'institutions culturelles dépassées par les événements», à
l'échelle européenne : si à Paris,
Barrault a perdu l'Odéon-Théâtre
de France, à Milan, par exemple,
Giorgio Strehler a démissionné
du Piccolo Teatro... La Gazette
provençale, dans son édition du
31 août, n'a toujours pas digéré
l'aïoli, «pique-nique géant...
sorte de kermesse scout aux
allures d'agapes bouffonnes,
montrant par là que (le Festival)
était incapable d'éviter la confusion entre manifestation popu-
Festival trouvera une sève nouvelle ou se momifiera suivant
qu'il choisira d'être le Festival de
la jeunesse ou le Festival des
notables». Nous laisserons le mot
de la fin à Jean-Lin Vidil, dans
Réforme (31 août), qui écrit :
«Avignon, juillet-août 1968, c'est
la France : un peuple rassemblé,
de la gauche à l'extrême droite,
rassemblé pour maintenir l'ordre,
parler de bon sens et de culture,
préparer des réformes. En marge,
quelques nostalgiques de la
contestation,
manifestement
opposés au régime mais bien peu
d'accord sur les voies et moyens :
la non-violence généreuse et le
réformisme paternaliste s'y manifestent tout autant que l'extrêmisme ou l'anarchisme jusqu'auboutiste. Pour se donner du
courage, on mime les barricades.
On attend la prochaine.» Plus que
jamais, Avignon est apparu en
1968, comme le miroir de la
France : un brillant reflet de
chienlit ou de démocratie, on
choisira.
R.F.
* Le Festival d'Avignon 1947-1968, thèse
de droit soutenue en juin 1969 à
l'Université de Montpellier.
laire et divertissement populacier». Cependant, le journal
(l'article est signé par l'ensemble
de la rédaction) invite à tourner la
page dans sa «Péroraison» : «La
parole est à l'avenir. Que le prochain Festival, dans sa volonté de
confrontation s'ouvre plus largement encore à toutes les tendances de l'art», estimant que «le
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inédit
Vilar en colère
Le fonds Jean Vilar recèle
quelques trésors encore inédits
dont ces «Diverses notes (et
brouillons)» consignées par Jean
Vilar pendant le XXIIe Festival
d’Avignon «certaines, idiotes,
pour mémoire». Extraits.
31 juillet 68
Vous défendez extrêmement mal une cause juste,
c'est-à-dire une transformation de cette société
injuste : vous usez de petits moyens, sinon de
moyens bas, et qui vous disqualifient ; et en définitive vous usez des pires moyens de cette société très
policée que vous dites combattre : le mensonge, la
fausse nouvelle, l'insulte grasse, l'intoxication, le
mépris de la liberté des autres. Certains d'entrevous, et les plus méprisants, ne sont-ils pas des
cadets en rupture de ban de la bonne et opulente
bourgeoisie ? Il suffit de vous écouter répondre à des
ouvriers et à de modestes employés. Ah, cette
morgue !
Vous dressez contre vous des gens de la plus humble
condition, cheminots, machinistes, employés, petits
marchands, ouvriers de toutes catégories, et il faut
les retenir de vous chasser. Vous dites : « Le théâtre
dans la rue ! », ce qui est un mot d'amateur, de provocateur ou tout simplement d'ignorant. Et que n'allez vous, à l'heure de l'entrée, dans les fabriques ou
les usines de la périphérie ou de la région ! Mais à
cette heure, à huit heures, vous ronflez. Vous êtes
des fainéants. Qu'y a-t-il de commun entre le travail
et vous ? Des mots, et « parole ne paye pas farine ».
Des mots que la révolte de Mai vous a appris et que
vous ne faites que répéter comme esprits demeurés.
Vous n'êtes que des hurleurs, des tapageurs de la
nuit, des fils de famille qui allez chercher le mandat
paternel et hebdomadaire au bureau de poste de la
rue de la République. […]
Depuis douze soirs, vous avez chaque soir perdu la
bataille tout en accomplissant une mauvaise action :
tenter de dresser des Avignonnais les uns contre les
autres. Car il y en a qui souhaitent, exaspérés, vous
voir ou en tôle ou loin d'ici, et d'autres, dont je suis,
qui acceptent mal, et accepteront toujours mal, les
réactions policières.
Cependant, je vous le dis et je vous le répète, et ceci
comme au premier jour : jugeant votre action néfaste
sur un plan de politique générale (et j'ajoute révolutionnaire), je maintiendrai, à ma place, ces manifestations, ce festival, fait et construit peu à peu au cours
des ans, pour les Avignonnais, pour Avignon, pour
ceux de la périphérie, du département, de la région
(près de 50% d'occupation des places).
Pour terminer, depuis quinze jours que nous dialoguons avec vous, que nous vous écoutons, que je
vous écoute, j'ignore toujours quelle est votre doctrine politique et, -si cela est trop ardu pour vos
petites têtes de fils de bourgeois - j'ignore toujours
quel but à court terme vous souhaitez atteindre. Je
n'entends que hurlements, raisonnements, pour les
neuf dixièmes, de piètres élèves de classe de philo,
de révoltes de boudoirs, de masturbation intellectuelle, de réclamations irréalistes.
Et quel but enfin voulez-vous atteindre en manifestant ici ? La suppression des représentations théâtrales ? But dérisoire au regard d'un Che Guevara,
d'un Mao, d'un Lenine, d'un Trotsky. Relisez-les donc,
vous qui n'êtes pas nos camarades, et retournez
dans vos salons.
Vous êtes des êtres vains et dangereux parce que
vous jouez à l'émeute et qu'on ne joue pas avec cela.
[…]
Ce qui surprend aussi, c'est que vous pensiez que les
choses puissent se limiter aux violences verbales et
vous paraissez surpris quand un homme exaspéré
par dix jours d'injures, d'intox, de fausses nouvelles,
de mensonges à son égard, d'insultes personnelles,
menace de vous casser la figure. Pour vous, les mots
n'auraient-ils aucune valeur ? Je reconnais bien là des
intellectuels fils de famille.
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Le chemin de la révolution que nous avons choisi n'est pas celui
par lequel vous voulez nous faire passer
Jean Vilar
(noté par Paul Puaux le 22 juillet 1968)
Autre texte, écrit dans la même dynamique, avec la
même écriture large, certainement le même jour, le
début ou la fin, ou autre chose…
hommes d'action et cela nous navre. Bref, vous avez
perdu une bataille ici même et nous ne sommes pas
tellement heureux de l'avoir gagnée contre vous.
Vous verrez qu'un jour qui n'est pas lointain, nous
nous retrouverons, du moins sur le plan de l'action
sociale, du même côté, dans la mesure où nous
avons été, ici même, en deux camps opposés en ce
qui concerne, disons, l'activité idéologique du
Festival d'Avignon.
Vous avez gagné une chose cependant, du moins je
le crains : à réveiller chez les plus conservateurs de
cette ville la volonté, à partir de l'an prochain, de
faire du Festival d'Avignon un lieu de snobisme, de la
haute bourgeoisie la plus sclérosée, des révolutions
de salons et de leurs vices. Alors vous verrez que le
Living Théâtre sera invité et acceptera de présenter
ces nudités et ces érotismes à cette bourgeoisie
nationale et internationale, l'une et l'autre à la
recherche d'excitations nouvelles, de nouvelles pratiques physiques et autres.
Nous nous sommes, quelques-uns, et en bien moins
grand nombre que vous, opposés à votre façon de
faire, à vos directives, à votre conception des choses,
parce que rien de clair, hors de quelques mots
d'ordre et quelques propositions à réaliser dans
l'heure, ne nous paraissait déboucher sur une politique réaliste pour la rentrée d'octobre.
Manifester devant la Mairie d'Avignon sans les
Avignonnais me paraîtra toujours dangereux et
inutile […].
Dans les événements que nous avons vécus
ensemble au cours de ces dix derniers jours, il y a
trop d'absurde, de situations trop dérisoires, pour
que nous puissions nous résoudre dans l'avenir à
continuer ce combat pacifique, mais violemment verbal, contre vous. Il faudra que vous passiez de ce verbalisme [illisible] à l'action. Alors, depuis dix jours,
que je dialogue avec vous, que je vous réponds, que
je vous écoute, il m'apparaît que chacun de vous est
une petite société avec sa susceptibilité et comme
son nationalisme de frontière idéologique, que cela
ne débouche sur rien sinon des cris. Cela n'a peutêtre guère d'importance pour vous qui, en définitive,
appartenez à quatre-vingt-dix-neuf pour cent, soit à
la bonne société aisée, soit à cette fraction de ceux
qui peuvent étudier.
Jean Vilar
Transcription Roland Aujard-Catot
Avec le happening informe
(ou volontairement informel ?),
nous sommes loin de la violence
directe d'Aristophane, du culot
de Tartuffe de Molière, de la
composition musicale du Sacre
du Printemps en 1911, de l'éclat
de Châtiments, de l'audace en
1857 des Fleurs du Mal, des
œuvres de Courbet.
Dans l'histoire du spectacle (et
donc des arts), ce spectacle
n'est qu'une caricature de l'audace et du courage, de la pensée
et de l'invention. (J.V. Note éparse)
Le Living Theatre aux Carmes, Avignon 1968.
Photo Yvon Provost
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▲
Vous êtes venus ici pour critiquer et transformer le
Festival d'Avignon. Vous auriez mieux fait de vous
répandre dans les quartiers, de faire du porte-àporte, et de convaincre les Avignonnais de réclamer
une nouvelle conception du Festival d'Avignon, ces
Avignonnais sans lesquels vous ne ferez jamais rien,
ces Avignonnais qu'en définitive vous n'avez même
pas dressés contre nous, ces Avignonnais dont vous
n'êtes parvenus - voir ces soirées de la place des
Carmes - qu'à lasser l'indifférence.
Vous êtes de piètres politiques, de maladroits
Ce n'est pas l'imagination que vous avez amenée au
pouvoir, c'est la masturbation, «l'enmanuélisation»,
ce qui après tout et au nom de la liberté, est aussi le
droit de la droite de toutes et de tous.
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Quelques mois plus tard...
Démisionner, c’eût été fuir
Auriez-vous admis que le responsable de cette affaire
depuis vingt-deux ans abandonne ? Il m’est arrivé de
rendre mon tablier. Deux fois. Mais alors la cuisine,
les ustensiles et les fourneaux étaient en ordre ou en
ordre de marche. Démissionner, c’eût été fuir. Enfin,
si nous avons vécu des heures ingrates l’an dernier,
eh bien ! qu’y a-t-il là d’étonnant ? De l’enquête de
1967 réalisée par la sociologue Jeanine Larrue,* il
ressort que sur 100 spectateurs, 64 ont moins de 30
ans ; que sur ces 100 spectateurs, 58 sont des
élèves, des étudiants ou des enseignants de mois de
30 ans. Nous avons bénéficié de cette présence de la
jeunesse depuis toujours. Il était inévitable qu’à
l’heure où elle prend violemment conscience d’ellemême, de ses revendications, elle exprime à Avignon,
pacifiquement ne l’oublions pas, cette prise de
conscience et ces revendications. Nous avons tout
fait pour que le Festival continue - et, vous le voyez, il
continue. Mais nous avons tout fait, aussi bien, pour
que nul événement cruel ne ternisse ces manifesta-
tions de l’été qui, depuis plus de quinze ans, grâce à
la générosité de la ville et à la très libérale organisation des C.E.M.E.A., offrent à la jeunesse française et
étrangère un hébergement à des prix modiques, un
accueil fraternel et des représentations que vous
avez jugées souvent exemplaires. Ai-je besoin de rappeler qu’en aucune manière, «Avignon», ses organisateurs, la municipalité, n’ont industrialisé cet afflux
de la jeunesse ? Nous l’aurions pu. Aisément. Ai-je
besoin de rappeler que nous ne sommes pas des
exploiteurs ? Que nous ne sommes pas des exploitants ? Que ce Festival est chaque année déficitaire ?
Qu’aucun de nous ne tire un profit commercial, un
gain autre que celui de son salaire, des ces longues
années de présence, de ces nombreuses heures d’inquiétude et de préparation ? Et qu’en définitive, la
récompense d’Avignon est d’avoir, par l’exemple et
par la pratique, par la persévérance et, mon Dieu, par
l’invention, aidé précisément à transformer la notion
du spectacle et tout autant à faciliter la naissance
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puis l’expansion désintéressée, à établir les assises
enfin d’une culture au service de tous ou du moins
offerte à tous. Peut-être - et il ne faut pas craindre de
se poser la question - peut-être l’établissement d’une
authentique culture populaire est-il une illusion
romanesque. Celle-ci a-t-elle jamais existé ? Ce
théâtre communautaire dont nous rêvons tous ou
presque tous, je veux dire ce théâtre non pas à tout
prix révolutionnaire ou impu!sif mais naviguant sûrement à contre-courant des habitudes, des traditions
confortables et œcuméniques, des politiques installées, des droits acquis, le théâtre pour le peuple,
pour le populaire, pour l’ouvrier des villes aussi bien
que pour celui des campagnes isolées, ce théâtre
n’est-il qu’une utopie nécessaire ? N’est-il qu’un idéal ?
Comme l’égalité ? Ou la liberté ? Du moins cette vue
d’apparence pessimiste eu égard à notre entreprise
ne nous a jamais arrêtés dans notre action depuis
toujours. Nous continuons et nous continuerons.
«Il ne faut parler, dit Nietzche dans Humain, trop
humain, que de ce que l’on a surmonté.» Eh bien !
oui. Ce n’est donc pas, vous l’admettrez volontiers je
pense, ce n’est donc pas l’obstination rigide qui nous
invite à persévérer et à maintenir. C’est précisément
cette vue pessimiste mais souriante des choses, de
celles entre autres que l’on a surmontées, qui nous
incline à poursuivre le chemin.
Il se peut que, dans l’avenir, une action que nous ne
pouvons aujourd’hui concevoir transforme absolument les spectacles des vastes assemblées. En attendant cette nuit ou cette journée, nos manifestations
proposent des lieux de réflexion, de création, de rencontre, de discussion. Si j’avais conscience que notre
organisation soit mécanique, commerciale, obéisse
aux lois du capitalisme ou sauvage ou policé, ait créé
un «super-market», alors il va de soi que celui qui
vous parle abandonnerait. Il n’en est pas question. Il
n’en fut pas question l’été dernier.
Jean Vilar
Conférence de presse,
présentation du programme du XXIIIe Festival,
14 mars 1969.
* Jeanine Larrue, Le Festival et son public, Cahiers du Conseil
culturel, suppl. n°15 à Avignon-Expansion, juillet 1968, 19 p.
Leurs buts étant non pas la suppression
mais la transformation des spectacles du
Festival d'Avignon à leur façon, et pour
cela :
- envahir la Cour d'honneur et le Cloître
- un vaste happening à 3.200 personnes
- éliminer sur place (= sur scène)
les spectacles de Béjart et même ceux
de Beck (submergé) (et dont je crois avoir
perçu le drame personnel)
- Ils n'ont, avec la faiblesse de Beck,
qu'étouffé le spectacle de Beck (Paradise)
que, pour ainsi dire, du fait de l'intrusion
de plus de 70 personnes sur le plateau,
personne n'a vu.
- Ils n'ont jamais réussi à arrêter
un spectacle de Béjart, jamais réussi
à discuter avec le public de la Cour, jamais
parvenu à imposer leurs improvisations.
(J.V. note éparse)
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1. Le Living Theatre aux Carmes, Avignon 1968.
2. Jean Vilar, débat au Verger Urbain V.
Photos Yvon Provost
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Père, gardez-vous à gauche !
par Bertrand Poirot-Delpech
Dans le précédent numéro de nos Cahiers, nous avons déjà utilisé
les ressources du Cahier de l’Herne consacré à Jean Vilar (1995).
Continuons et profitons de cet arrêt sur les images de 68 pour rappeler le souvenir de ce grand chroniqueur et ami de Jean Vilar
qu’était Bertrand Poirot-Delpech. Le texte que nous redécouvrons
ici est assez éloquent pour que nous lui laissions tout simplement
la parole.
mécénat public était une idée du
Front populaire et de la
Résistance. Cette double origine
la rendait suspecte au gouvernement de l'après-guerre. Le T.N.P.
n'est pas né, on le sait, d'une initiative ministérielle, mais d'une
ligne budgétaire ajoutée en
douce par un fonctionnaire opiniâtre, Jeanne Laurent. La droite
trouve légitime que l'argent du
contribuable aille à l'école privée,
mais elle se plaindra régulièrement qu'il profite à des spectacles « orientés », entendez : qui
ouvrent les yeux du peuple.
De Gaulle a admis de subventionner un art critique envers l'Etat,
parce que c'était là un caprice du
génial Malraux. Sa majorité, elle,
rechigna, notamment lors de la
création, à l'Odéon, des
Paravents de Jean Genet, jugés
attentatoires à l'honneur de l'armée. La fragilité du système est
apparue en 1968 lors de l'occupation du même Odéon. Malraux a
laissé sans consigne le pauvre
Jean-Louis Barrault, contraint de
pactiser avec la « chienlit », et
d'endosser à lui seul, comme y
sera obligé Vilar, les tares du
capitalisme.
Le T.N.P. a mieux résisté aux
remous de la contestation ; sans
doute grâce à la position géogra-
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▲
L'indignation est un sentiment
comique, étant signe d'impuissance. La seule fois que j'y ai
cédé, si fort qu'elle me reste en
travers après vingt-trois ans,
c'est devant l'offense faite à Vilar,
un soir de juillet 1968, en
Avignon. Il serait temps que je
m'explique ce remâchement, car
il n'affecte, évidemment, que
moi. Je ne viens pas commémorer ;
horreur de ces choses. Je me
libère.
Les faits. Quand viennent les
vacances de 1968, la contestation
étudiante de mai est morte de sa
belle mort. Les slogans anarchosurréalistes commencent à s'effacer des murs. Défilés et élections
de la trouille ont remis sur pied
hiérarchies,
privilèges
et
bagnoles. Seule la jonction étudiants-ouvriers aurait pu changer
le cours de l'Histoire. Elle n'a pas
eu lieu, faute d'horizon commun,
les premiers rêvant de consommer
moins, et les seconds davantage.
En juillet, quelques meneurs du
Quartier latin se trouvent en
manque de sales bourgeois et de
provocations. Le capitalisme ayant
résisté aux cageots en flammes,
restait son maillon mou : la culture
instituée.
Arracher à l'élite l'exclusivité du
patrimoine artistique grâce au
phique de Chaillot, sur la rive
droite, près des beaux quartiers,
loin des barricades. Le gouvernement y a fait interdire une pièce
de Gatti contre Franco sans rencontrer de résistance, décision
que de Gaulle dut prendre un certain plaisir à faire assumer par
Malraux, ancien combattant républicain de la guerre d'Espagne.
Avignon symbolise une réussite
dérangeante, pour les anarchistes comme pour les conservateurs : jouissance artistique et
civisme progressiste y ont été
servis ensemble, avec un égal
bonheur. On imagine mal la cour
d'honneur jouant sous la protection policière. Qui plus est, le
Festival est sur la route des
vacances méditerranéennes. Pour
les derniers gauchistes privés de
cibles, la tentation est grande de
tester les défenses de la gauche
légaliste et de ses pèlerins non
violents.
Le prétexte est fourni par l'invitation au Cloître des Carmes de la
troupe New-yorkaise de Julian
Beck, le Living Theatre. Beck a
signé avec le Festival, et
demandé bon prix, pour des
représentations payantes, comme
il est partout d'usage. Rompant
avec sa parole, par une démagogie dont les gens de théâtre,
fonctionnant aux bravos, sont
coutumiers, il a prétendu ne pas
jouer si l'entrée n'était pas
Jean Vilar et le Living, meeting
improvisé sur le plateau des Carmes.
Photo Maurice Costa
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gratuite. Le Festival et Vilar n'ont
pas accepté cette fantaisie unilatérale. Ils étaient décidés à se
battre sur ce principe. Beck, lui,
vit l'occasion de mettre en scène
une sorte de happening pour la
bonne cause. Et de s'accrocher
aux grilles closes des Carmes, en
roulant des yeux de martyrs vers
les caméras appointées d'une
chaîne américaine amie…
C'était manière de donner aux
prestations du Living un sens
politique qui leur faisait cruellement défaut. Paradise now poussait jusqu'à la caricature la mode
new-yorkaise des interminables
pantomimes à base de striptease, de chorals bouche fermée,
de bougies, d'encens, et de rites
indo-vasouillard. Pour la petite
histoire, et à la gloire des specta-
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teurs « locaux », je citerai un mot
définitif, entendu sur les gradins
après trois heures de ces fausses
audaces. A son mari qui refusait
de quitter le Cloître dans l'espoir,
probablement, que le spectacle
se corserait un peu, une solide
Avignonnaise lança, avec l'accent
le plus tonique et le plus prometteur : « Viens, té, je te ferai le
Living à la maison ! » Le public
tira de cette invite l'autorisation
de s'avouer son ennui, et vida les
lieux en quelques minutes, laissant le Living à ses chétives et
somnolentes nudités.
Le soir de contestation maximum,
Vilar a été amené à faire de sa
personne un barrage en faveur de
la billetterie payante, adossé aux
grilles du Cloître. Il était
conscient de l'absurdité de la
situation à laquelle on l'acculait.
Mais il n'était pas homme à se
dérober, si désireux qu'il fût d'admettre au théâtre, il l'avait assez
prouvé, un public exclu de la fête
pour des raisons financières ou
culturelles.
C'est alors que j'ai vu une poignée de gauchistes rivaliser d'abjection. Comme Vilar, mains dans
les poches, puis bras en croix,
refusait de répondre aux invectives, il s'est trouvé un minable
petit con pour crier au patron du
T.N.P. : « Tu te branles ? », « Tu te
prends pour le Christ ? », et pour
lui cracher physiquement au
visage. Le petit con, qui a fait carrière dans les médias, n'était
autre que l'héritier d'une des
plus grandes dynasties d'industriels, amené là par sa maman.
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Père, gardez-vious à gauche !
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Les fils à papa jetaient leur
gourme en insultant l'ennemi de
classe tant haï : les choses rentraient dans l'ordre. Les vacances
en famille pouvaient commencer.
Pendant ce temps, les gens de
théâtre qui s'intituleraient euxmêmes les enfants de Vilar,
s'étaient bien gardés de venir lui
prêter main-forte. On n'a jamais
su où ils étaient. Ils « savaient »,
puisque les radios faisaient des
flashes et des gorges chaudes
des manifestations d'Avignon.
Mais non : aucun des animateurs
de la décentralisation ne fit le
voyage. Père gardez-vous à
gauche !
S'il se trouve des belles âmes
théâtrales pour signer dans ce
Cahier des textes éplorés sur
l'héritage splendide, qu'elles
sachent que Vilar, sans se faire
d'illusion (ce n'était pas son
genre), remarqua cette absence
systématique. Dans l'entretien
qu'il voulut bien me donner pour
Le Monde (27 juillet 1968), et où
il répétait cette évidence, bêtement perdue de vue, que si l'Art
devait attendre une société parfaite pour se manifester on l'attendrait longtemps, il s'étonna de
la solitude où la « famille » l'avait
laissé.
Au moment de nous quitter, dans
l'arrière-salle de l'auberge d'où il
vit monter tant de foules amies,
la tête en feu, vers la fête de la
Cour d'honneur, Vilar se ravisa.
Son visage s'était creusé,
quelques jours plus tard, la mort
allait lui faire un premier signe,
Avignon 68, je l'affirme, avait
sonné l'hallali ; mais il souhaitait
que personne n'en fût rendu responsable, et que ne soit pas mentionné son étonnement devant le
lâchage des héritiers.
Tout compte fait, la solitude lui
allait bien.
Vilar plaidait, par l'exemple et par
son entreprise, pour une éthique
distincte des aléas de l'Histoire,
les transcendant. C'est un peu ce
qui s'est passé quand les exidéologues se sont « rabattus », il
n'y a pas d'autres mots, sur les
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« Droits de l'Homme ». A ceci
près que pour Vilar le minimum
moral sur quoi fonctionnait l'art
théâtral ne s'arrêtait pas à ces
Droits. La Scène ne serait en
repos que quand les humiliés et
les affamés viendraient saluer
dans le soleil en même temps
que les éternels nantis.
Depuis vingt ans, les insulteurs
cracheurs de juillet 1968 sont
devenus les grand profiteurs et
les futés stratèges du néolibéralisme manipulateur et écraseur
de faibles. Le star système que
Vilar avait su refuser, ils s'y vautrent. Les attardés qui parlent
encore de morale en art, on leur
rit au nez. C'est toute l'époque,
en somme, qui poussait Vilar à
bout, devant les grilles des
Carmes, et lui indiquait la sortie.
Au-delà de lui, une pensée était
mise à mal, à mort.
B. P.-D.
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Jean Vilar pris à partie.
Photo Yvon Provost
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Le Théâtre pourquoi ?
par Lucien Attoun
Entre deux tours de scrutin, les dernières espérances
nées en mai, avec la révolte des étudiants et la grève
générale qui la suivit, ont paru s’être consumées aux
feux de la Saint-Jean. Mais tout ne sera pas
consommé. Par-delà la force et la limite des slogans
mobilisateurs, par-delà les excès et les anathèmes et
quelle que soit la profondeur des déceptions étroitement mélangées aux espoirs barrés, ceux qui écriront
l’histoire de la grande explosion de mai retiendront le
bouleversement des esprits qu’elle a provoqué, le
moment de réflexion un instant suspendue qu’elle a
suscité, le grand point d'interrogation sur soi posé,
avec angoisse et sérénité, confiance et lucidité,
qu’elle a imposé. Comment penser qu’il ne restera
rien de ces discussions menées par des groupes
composés de gens de tous âges inconnus les uns des
autres, se formant spontanément dans les rues du
Quartier Latin et alentours, où des hommes envahis
par le sentiment de leur propre dignité, se révélant à
eux-mêmes, échangeaient à tout propos leur appréciation de la situation nouvelle ? Combien d’hommes
et de femmes avaient pris la parole, ces jours-là, pour
la première fois de leur vie, en public, sans micro,
dans l’enceinte du Théâtre de France croulant de
monde et participé aux échanges poétiques ou
fumeux, ironiques ou violents, mais toujours sympathiques parce que tenus dans la griserie de la libération des esprits se décalaminant ? Il n’a manqué dans
ces forums ininterrompus, ici comme ailleurs, qu’un
patient et ingrat travail d’explication qu’il fut impossible de mettre sur pied tant le bouillonnement fut
soudain.
Dans une profession aussi ouverte et peu structurée
que le théâtre, mais où le cloisonnement est paradoxalement très fort, des tentatives, souvent contradictoires, n’ont cessé depuis la mi-mai de remettre en
question les conditions de vie de cet art en France
(assez étrangement, personne n’a semblé vouloir
remettre en question le théâtre lui-même : le théâtre
pourquoi ? C’était pourtant, me semble-t-il, la première question génératrice à laquelle il aurait fallu
répondre tout d’abord).
Bien entendu, même si de nombreux projets élaborés
pour l’avenir se réclament d’une idéologie socialiste,
il ne s’agit point à court terme d’une révolution,
impuissante à s’épanouir sans les conditions objectives existant dans la société elle-même dont le
théâtre n’est que le reflet. Ce n’est peut-être pas
encore une voie nouvelle qui s’est tracée définitivement, mais seulement, et c’est déjà beaucoup, une
brèche, importante parce qu’irréparable, qui s’est
ouverte. Ce sont les habitudes mentales de l'homme
de théâtre, et cela à tous les échelons, qui ont été
atteintes.
L. A.
Extrait d’un article paru dans Europe
septembre 1968
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Transmettre cette utopie...
Entretien avec Jean-Jacques Lebel
Dénonçant la fonction répressive de l'industrie culturelle, Jean-Jacques Lebel, inventeur du happening en
France, auteur et plasticien, a analysé le Festival
d'Avignon comme un «supermarché» dans un pamphlet
paru en 1968*. 40 ans après, il nous accorde un entretien
dont il n’a pu, faute de temps, amender la retranscription mais dont il accepte la publication telle quelle.
Vous me dites que j'incarne le
lien entre la prise de l'Odéon et
l'agitation d'Avignon, en 1968. Je
n'incarne rien du tout ! Je ne crois
ni en Dieu ni au diable... Tout cela
me fait rigoler. Quant aux commémorations de 68, j'ai pris soin de
refuser toute espèce de polémique. Si j'ai accepté de m'exprimer dans les Cahiers de la
Maison Jean Vilar, c'est parce que
vous m'offrez la place de développer un argument. Ni moi, ni
Julian Beck ou Judith Malina
n'avons jamais attaqué Jean Vilar.
Il ne faut pas tout confondre.
J'avais même plutôt de la sympathie pour lui et je crois que c'était
réciproque. Nous nous sommes
rencontrés des dizaines de fois,
nous avons bu des coups
ensemble. «Béjart, Vilar, Salazar» ?
Je n'ai jamais proféré de bêtises
pareilles ! Rappelons la critique
générale que nous essayions de
formuler alors. Je dis bien
essayer, sans prétendre que nous
ayons réussi. Le Festival
d'Avignon nous apparaissait
comme une «machine», en référence aux théories des philosophes et sociologues de l'Ecole
de Francfort. Nous dénoncions
l'industrie culturelle qui fabrique
des produits culturels consommés par la clientèle culturelle.
Cela n'a rien à voir avec Jean Vilar
en tant qu'individu. Il nous semblait que la critique qui portait à
l'époque sur l'Université - déjà
formulée à son époque par
Artaud, notamment dans sa
Lettre
aux
recteurs
des
Universités européennes que
nous avons republiée dans Le
Pavé, le journal du Mouvement
du 22 mars auquel j'appartenais pouvait être appliquée au
théâtre.
L'Université n'était qu'une usine
de crétinisation générale, transformant les étudiants en robots,
leur enseignant la soumission au
lieu de leur transmettre un savoir.
Le problème semble loin d'être
réglé quarante ans plus tard...
Nous estimions qu'il ne fallait pas
nous laisser enfermer dans un
face à face étudiants / CRS et
encore moins dans une contestation gentillette de l'Université.
D'où la prise de l'Odéon. Il s'agissait plutôt de savoir quel rôle
rêvaient de jouer des individus
autonomes qui essayaient de
trouver leur place dans une
société occupée - comme on le
dit d'un territoire - par des
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105
machines institutionnelles qui les
écrasent et dont l'Université et
l'industrie culturelle sont les plus
évidentes. On ne peut pas nier,
par exemple, le rôle des productions hollywoodiennes dans la
fabrication de l'idéologie de l'empire américain. Je ne fais pas de
parallèle mais les industries culturelles constituent des machines
fabriquant des produits vides de
sens que l'on veut faire avaler par
les clients. Le tourisme est aussi
une industrie, et les hôteliers, les
restaurateurs ont tout intérêt à ce
qu'une masse énorme de clients
radine chaque année. Et pour
cela, il faut que la ville reste bien
calme. On bouffe dans les restaurants et on va au spectacle après.
Voyez ceux que l'on appelle
aujourd'hui les Bobos, avatars de
la gauche caviar, qui ont besoin
de divertissement, au sens
anglais d'entertainment. J'ai
beaucoup discuté de ce phénomène avec Vilar qui était persuadé du contraire pensant qu'il
suffisait de poser les problèmes
sociaux, philosophiques, esthétiques, culturels au sens large,
sur une scène de théâtre, pour
éveiller la conscience des gens.
Le plus curieux dans cette histoire, c'est que Judith Malina et
Julian Beck pensaient plus ou
moins la même chose ! Une
espèce de théâtre engagé fait de
bons sentiments...
En regardant de plus près, il nous
apparaissait que Vilar était utilisé
comme un homme de paille : derrière lui, les permanents du Parti
communiste se servaient du
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Festival d'Avignon comme d'un
masque pour mener leur politique, occuper le terrain et faire
de la culture de gauche. Comme
ils l'ont fait aussi à l'Université
qu'ils ont cherché à démocratiser,
mais sans jamais remettre en
question le fondement même de
l'industrie culturelle.
Vous me faites valoir que Barrault
et Vilar n'étaient pas les pires.
Cette approche personnalise et
ne signifie pas grand chose. A
nos yeux, ce qui importait, c'est
qu'il était écrit «Théâtre de
France» sur l'Odéon. C'est ce
symbole de la culture française
dont Malraux et de Gaulle étaient
fiers, ce qu'ils appelaient la
«grandeur de la France», que
nous voulions toucher. Il s'agissait de combattre l'impérialisme
d'une certaine culture qui ne
posait jamais les bons problèmes, et qui mélangeait, par
exemple, Claudel (en qui nous
considérions autant l'ambassadeur de France que le responsable de l'enfermement de sa
sœur) et Genet, selon une confusion mentale totale. Nous ne
nous sommes pas attaqués à
Jean-Louis Barrault en tant que
personne, mais à l'institution, au
représentant officiel de la France
nommé par Malraux et de Gaulle.
A Avignon, nous avions affaire au
«théâtre de la gauche», mais
avec paradoxalement le même
mode de fonctionnement. Il y
avait une espèce de collusion
entre les syndicats, le T.N.P. et les
comités d'entreprises. On emmenait le peuple aux bons spectacles pour remonter le moral des
troupes. On retrouvait ce vieux
cauchemar léniniste de la
conscience apportée au prolétariat de l'extérieur par des sujets
supposés savoir : «Nous sommes
des intellectuels, nous avons tout
compris, et, gentils sacrificiels,
nous condescendons à apporter
des produits culturels au bon
peuple
pour
élever
sa
conscience.» C'est cette démarche
que nous critiquions ; pas du tout
la bonne foi de Jean-Louis
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Barrault et encore moins celle de
Jean Vilar.
Mes échanges avec ce dernier
étaient tendus mais cordiaux. Je
dois à l'honnêteté de rappeler
que Vilar s'est physiquement mis
en danger, lors du Festival de
1968, pour éviter à certains d'être
passés à tabac. Le SAC - service
d'action civique - sévissait. Les
jeunes gens qui portaient des
cheveux longs, qu'ils appartinssent ou non au Living Theatre,
étaient traités de "pédés" et
étaient tabassés à coups de barre
de fer. Quant aux filles, elles
étaient violées et jetées entre les
mains des CRS qui attendaient
avec leurs paniers à salade en
rigolant. Certaines ont été rasées
à la tondeuse et abandonnées à
poil sur le bord de l'autoroute.
J'ai raconté tout ça à Vilar qui a
eu du mal à le croire. Il était bouleversé d'apprendre la collusion
de certains membres du service
d'ordre du festival avec les pires
réactionnaires. On cassait du hippie et les attaques racistes
étaient également nombreuses.
Un pauvre gars noir, originaire de
la Guadeloupe, a été sauvagement agressé à plusieurs
reprises. Un matin, place de
Photo Maurice Costa
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Transmettre cette utopie
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Rassemblement place de l’Horloge : Jean-Jacques Lebel entouré ici de Gérard Gélas et André Benedetto.
Photo Yvon Provost.
l'Horloge, Vilar, que j'avais alerté,
s'est personnellement interposé
pour éviter que des machinistes
ne lui cassent la gueule encore
une fois. Comment voudriez-vous
que je ne le trouve pas sympathique ? Je ne dirais pas que l'on
s'aimait, mais nous avions quand
même des valeurs en commun.
Car encore une fois il s'agissait
d'une lutte non contre des individus mais pour des idées. Ce
n'était pas en revanche le cas
avec Paul Puaux qui appelait,
avec le PC, à «isoler les gauchistes et autres anarchistes…»
Selon lui, nous n'avions pas le
droit de manifester, de critiquer le
Festival. Nous avions certainement des torts. Ce serait idiot de
prétendre le contraire, mais nous
n'étions pas les seuls. Dans Le
Procès du Festival d'Avignon que
vous citez, et que je n'ai pas relu
depuis 40 ans, j'ai en effet parlé
de "combat". C'est vrai qu'il y a
eu des moments physiques. Mais
je parlais de combat au sens sym-
bolique. Nous dénoncions la
farce, la comédie d'Avignon. Et
les frontières artificielles entre
l'art et la vie. Je n'ai rien inventé ;
tout cela vient de John Cage et de
Dada. Le rite théâtral a besoin de
ces frontières pour constituer son
espace propre d'écoute. Tout cela
a été théorisé depuis très longtemps... Les happenings (qu'on
appelle aujourd'hui performances alors que ce n'est pas du
tout la même chose) essayaient
de faire descendre le tableau de
son cadre et de se répandre dans
la vie, sur la scène sociale.
Appuyant sur certains points
névralgiques de la machine de
l'industrie culturelle, comme à
Avignon, nous avons fait descendre le théâtre dans la rue, en
le faisant sortir de son espace
protégé pour atteindre au vrai
drame, le drame social, qui n'est
plus joué par des acteurs professionnels mais par tout le monde.
Avec le recul, ça ne manque pas
d'intérêt. Il y avait permutation
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105
de rôles entre les spectateurs
qui, habituellement passifs,
devenaient actifs et les acteurs
qui quelquefois ne comprenaient
pas ce qui se passait et devenaient passivement spectateurs
de ce qui se jouait en dehors de
leur contrôle. C'était une utopie,
j'en conviens, qui traduisait notre
rêve de faire de la politique autrement. Non pas de façon aliénée,
robotisée, en adhérant à un parti
ou à un syndicat, en distribuant
des tracts et en applaudissant à
des meetings de la manière la
plus crétinisante, mais en engageant sa subjectivité totale dans
un drame social, une action qui
déborde toutes les frontières plus
ou moins imaginaires, plus ou
moins institutionnalisées entre le
théâtre et la vie, la peinture et la
vie, la musique et la vie... Je ne
dis pas que ce que nous faisions
était bien, c'est là une autre
question. Mais la culture était
pour nous non un produit mais
une manière de vivre. Et c'est
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bien en ce sens qu'il s'agissait
d'une utopie. On a vu depuis des
responsables politiques comme
Michel Rocard, devenu dinosaure
d'un parti fossilisé, renoncer à
leurs rêves d'autogestion et
assurer qu'il faut des professionnels pour faire de la politique. Eh
bien non ! Le droit de participer
aux choix fondamentaux de sa
propre existence dans le domaine
de la politique, du social, du culturel ou de l'artistique est un
droit fondamental qui ne doit pas
être délégué. La vie n'est pas un
avion qui doit être piloté par un
professionnel ! Et je me demande
à cet égard si Jean Vilar n'était
pas devenu le fonctionnaire
d'une machine qui, à son insu,
fabriquait des produits pour le
supermarché d'Avignon. Il ne
voulait pas le voir parce que ça
lui faisait mal, mais des doutes
devaient l'animer. Je serais très
intéressé de lire son journal
intime.
Je n'ai jamais remis les pieds au
Festival d'Avignon et j'ignore
donc si l'analyse reste valable
aujourd'hui. Je ne suis pas un
nostalgique. Je refuse même
absolument que l'on me colle sur
le dos cette vieille étiquette de
contestataire, c'est un mot que je
n'aime pas. Il ne veut rien dire. Je
suis un être humain qui cherche
sa voie, point à la ligne.
Les critiques à l'encontre de Vilar
et du T.N.P. peuvent être aussi
adressées au Living. Dans les
années 80, L'Homme masse, avec
ses travelos, n'est pas moins
aberrant. Là aussi il y avait reproduction du même à l'infini. Il ne
faut pas faire toujours la même
chose, sinon ça cesse d'être radical. Pour ma part, j'ai arrêté de
faire des happenings en 68.
C'était devenu inutile puisque
tout le monde en faisait et quelquefois admirablement bien. Je
suis passé à autre chose.
Nous ne sommes pas les propriétaires de ces questionnements.
J'ai eu des échanges passionnés
avec Tana Kamine venu comme
moi travailler à la clinique de La
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Borde, et avec mon ami Félix
Guattari. Tout le mouvement de
l'anti-psychiatrie, en posant la
question de ce que sont la folie et
la normalité, a essayé de transformer les relations sociales. Ce
sont de vrais problèmes qui ne
sont pas seulement chez Artaud !
Certains posent que l'on vit dans
une société capitaliste, que l'on
est payé pour fabriquer des produits, qu'il importe donc de
gagner du fric, que tout le reste
est de la blague. J'estime pour
ma part qu'il faut établir une distinction radicale lorsqu'on parle
de culture entre un produit et une
œuvre. C'est valable pour le
Festival d'Avignon comme pour le
Centre Georges Pompidou, les
musées ou l'industrie du
disque... Considérez une production, quelle qu'elle soit (théâtrale, cinématographique, picturale...) et demandez-vous s'il
s'agit d'un produit fabriqué pour
et par le marché _ car la culture
est bien un marché avec ses vendeurs et ses acheteurs et son
ministère où des gens sont chargés de subventionner les uns plutôt que les autres _ ou d'une
œuvre. Artaud, avec sa pensée de
feu, est celui qui a posé ces questions-là de façon définitive en
définissant l'œuvre comme un
objet qui fait passer de l'invisible
au visible quelque chose que la
société ne peut pas admettre, ne
peut pas et ne veut pas voir. Ainsi
l'œuvre ne saurait obéir au marché. Non qu'elle doive absolument lui désobéir, mais elle est
en dehors. Actuellement, on voit
de plus en plus de simples produits du marché. La réflexion se
complique du fait que certains
arrivent à fabriquer une œuvre
même à Hollywood ! Alors, pourquoi pas à Avignon ? Je n'en disconviens pas. Vous me demandez si certains metteurs en scène
n'apparaissent pas comme des
fonctionnaires de la contestation.
Ils devraient du moins admettre
qu'ils ne subvertissent rien. Ils
divertissent, assurément. Alors
cynisme ? Je ne veux pas juger.
Tout ce que je sais c'est que les
choses ont beaucoup évolué
depuis 68 quoi qu'en prétendent
les gens qui épousent des guitaristes et qui veulent tourner la
page... Pas plus que la Commune
de Paris, 68 n'est une page que
l'on tourne ! C'est de l'Histoire
vivante qui continue aujourd'hui ;
c'est la vieille taupe qui fait son
chemin.
Vous avancez les noms de Jan
Fabre, de Rodrigo Garcia, vous
évoquez la programmation
actuelle du Festival d'Avignon ou
celle du Rond-Point que dirige
Jean-Michel Ribes et vous me
demandez si un théâtre subventionné peut prétendre subvertir.
Certainement pas. Car alors ce
n'est pas de censure qu'il s'agit
mais d'auto-censure. Ne s'adaptet-on pas aux codes et aux règlements de l'institution à l'intérieur
de laquelle on travaille ? Cela ne
met pas en cause la bonne foi
des artistes ; c'est une question
d'élaboration mentale, ce que
Guattari appelle le «fonctionnement machinique». Il ne faut pas
choquer les bailleurs de fonds,
les élus locaux, les tutelles, les
sponsors et même pas les restaurateurs et les hôteliers... Il ne
s'agit pas là d'une attaque personnelle, mais d'une réflexion critique sur le fonctionnement de la
société dans laquelle nous
vivons. J'ai en effet écrit qu'en 68
nous voulions venger tous ceux
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que nous admirions et que la
société avait méprisés : Artaud,
Péret, Breton, Flora Tristan...
Venger la poésie... Pas venger
avec des coups de couteau !
Evidemment, ce sont encore là
des métaphores. Je ne suis pas
un monstre buveur de sang. Je
fais simplement preuve d'idéalisme. Mea culpa ! Je relisais
récemment, les larmes aux yeux,
les Mémoires de Louise Michel. A
un moment, elle raconte qu'elle
remarque un jeune homme lisant
du Baudelaire sur une barricade.
Ils discutent ensemble de poésie
pendant des heures tout en
repoussant
l'attaque
des
Versaillais ! Ce sont là des choses
qui me remplissent d'un peu
d'espoir. Beaucoup de ceux qui
nous ont précédés nous ont montré la voie. Efforçons-nous d'en
être dignes ! Il faut transmettre
cette utopie, faute de quoi il ne
restera que les guitaristes et les
Rolex... Ce serait invivable. Il y
aurait de quoi se flinguer.
Vous me demandez s'il est pertinent d'expliquer 68 à ceux qui ne
l'ont pas connu. Est-ce seulement
possible ? Je me le demande.
Certains font des films pour la
télévision avec une clef trotskysante, d'autres avancent l'orthodoxie gaullienne tandis que le
Parti communiste assure que
Moscou représentait l'avenir du
monde face à des communistes
critiques qui leur opposaient
Budapest... L'idéal serait de
transcender tout cela pour saisir
l'événement historique, en
posant l'Histoire comme une
science. Mais la science historique présupposerait qu'il existât
une Vérité. Je n'y crois pas. On
rentre dans la religion. Nous
vivons aujourd'hui dans un Etat
policier qui se cache de l'être. Ce
sont les événements et les mouvements collectifs qui forcent les
gens à faire tomber leurs
masques. On l'a vu en 68. Et c'est
ce qui manque aujourd'hui.
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Tract distribué à Avignon, juillet 1968. Collections Maison Jean Vilar.
Moi, provocateur irrécupérable ?
C'est encore un terme ridicule !
Je ne prétends pas être irrécupérable et je ne suis pas un provocateur. Ou alors disons que j'essaie d'abord de provoquer ma
propre réflexion.
Propos recueillis
par Rodolphe Fouano
* Procès du Festival d'Avignon, Paris,
Pierre Belfond, coll. «J'accuse», 1968,
190 p.
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Avignon 68, l’impossible héritage*
par Emmanuel Ethis
Emmanuel Ethis est Professeur des Universités,
Président de l'Université d'Avignon et des Pays de
Vaucluse. Il a dirigé à la documentation Française l'ouvrage Avignon, le public réinventé (2002) et co-écrit
cette année avec Jean-Louis Fabiani et Damien Malinas,
Avignon, le public participant aux éditions de l'Entretemps / Documentation française.
« Comme la société de cour se trouve
dans l'impossibilité d'agir autrement que
dans la conversation, le drame français
classique représente non plus des
actions mais des dialogues et des déclamations qui échappent en général aux
regards des spectateurs ».
Selon une idée aujourd'hui
répandue et partagée,
la
seconde moitié des années
soixante doit être examinée à la
lumière d'une vague contestatrice d'une société dite de
consommation.
Cette remise en question ne revêt
pas uniquement l'uniforme de la
contestation. Dans Les Choses
(prix Renaudot 1965), Georges
Perec dépeint la mise en scène de
cette société et des nouveaux
rites de consommation accompagnant désormais l'entrée dans
l'âge adulte, et décrit les aspirations à l'autonomie de la génération du baby-boom. « Autonomie,
oui, mais à quelles fins ? » s'interrogent certains. Le sociologue
Émile Durkheim n'aurait pas
manqué d'interpréter cette
période des Trente Glorieuses
dans les termes de l'anomie progressive. En effet, ces années
d'expansion économique qui
entraînèrent une sorte d'illimitation du désir, allaient parallèlement provoquer une indétermination de l'objet de ce désir et
précipiter chez les individus livrés
de plus en plus à eux-mêmes les
sentiments de frustration et d'inquiétude vis-à-vis d'un monde où
soudain tout devient apparemment possible. Inquiétude et frustration augmentées de la
confrontation inédite et fascinante des individus avec le
monde entier engendrée par le
développement des médias
audiovisuels : une seule chaîne
de télévision jusqu'en 1963, deux
jusqu'en 1972… Sur cette télévision, symbole technique du progrès, mais qui, de fait, uniformise
les pratiques collectives, se fonde
un espoir de développement culturel des masses qui n'est pas
sans rappeler, institutionnellement et idéologiquement, l'ambi-
* Référence à l'ouvrage de Jean-Pierre
Le Goff, Mai 68, l'héritage impossible,
Paris, La Découverte, 1998.
Affichage sauvage Avignon 1968
Collections Archives
départementales Vaucluse
Nobert Élias
La société de cour
tion du Festival des origines.
Or, comme l'a souligné Pierre
Bourdieu, cet espoir, dans les
formes qu'il prend à la télévision,
est aux yeux du public populaire,
un des indices de ce qui est parfois ressenti comme une volonté
de tenir à distance le non-initié
ou, comme disait un enquêté à
propos de certaines émissions
culturelles, de parler à d'autres
initiés «par dessus la tête du
public»1. Ainsi en va-t-il de la
réaction des téléspectateurs,
faite de perplexité et d'hostilité,
lorsque l'ORTF diffuse en 1967 la
tragédie d'Eschyle, Les Perses.
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La révolution télévisuelle - tout
comme la révolution estivale des
congés payés - concorde avec le
rêve d'une modernisation synonyme de régénération pour le
monde des petits travailleurs.
À leur manière, le Festival
d'Avignon et sa Cour d'honneur
se présentent comme l'un des
modèles de cette modernisation
instruite par l'imaginaire industriel du XIXe siècle2, selon lequel
le progrès s'inscrit dans l'ordre
d'un monde où, pour tous, harmonie sociale et bonheur résonnent avec développement économique. Au-delà des apparences,
Mai 68 va effectivement interroger la cohabitation tranquille de
toutes ces productions construites
depuis l'après-guerre, et dont le
seul point commun est d'être
recouvertes par l'étrange tourbillon idéologique du progrès
social, version dix-neuvième : un
progrès associé quotidiennement
au plaisir procuré par les technologies qui pénètrent dans tous les
foyers et leur apportent le confort
domestique. Peu à peu, la
conquête sociale des congés
payés se mue en industrie touristique déclinant les thèmes du
soleil et de la sérénité3 : la société
de consommation détourne la civilisation des loisirs utopiques des
«trois D» (Délassement, Divertissement, Développement de la
personnalité), au profit d'une
civilisation des loisirs de consommation des trois S (Sea, Sex and
Sun). La culture «jeune» et le
marché qu'elle représente offrent
à cette société de consommation
ses colorations : yé-yé, TSF, flirt,
jean et cheveux des hommes de
plus en plus longs, tout en composant avec la France de Guy Lux
et des Cinq dernières minutes.
Dans les polémiques de Mai 68,
on a souvent avancé qu'il fallait
remettre en question cette France
endormie sur ses valeurs reléguées, à droite comme à gauche,
à l'arrière-plan du jeu capitaliste.
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Collections Archives départementales Vaucluse
Dans Mai 68, d'aucuns décèlent
aujourd'hui une ambivalence
entre un refus quasi-réactionnaire des mutations sociales en
cours et la soumission des individus à celles-ci. On stigmatise la
société bourgeoise et toutes les
institutions où les mécanismes
de transmission de son autorité
sont à l'œuvre. Et, de même que
la lutte contre l'université bourgeoise a permis de mettre à nu
les rouages de la machine universitaire, la lutte contre la Cour
d'honneur - supermarché de la
culture au cœur d'Avignon - doit
permettre de dénoncer la
machine culturelle contrôlée par
la bourgeoisie. À Cannes, en mai
68, quelques réalisateurs français - parmi lesquels Godard,
Truffaut, Malle et Berri4 - ont
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105
obtenu la clôture prématurée du
Festival après avoir occupé la
scène de la grande salle du Palais
des festivals. A l'instar du palais
de ces «enragés de luxe», la Cour
d'honneur du Palais des Papes
apparaît aux «enragés contestataires du peuple» d'Avignon
comme le symbole d'une tradition où s'est enfermée la culture
bourgeoise ; [on y présente la
pauvre] alternative du classicisme
et de l'avant-gardisme d'un
supermarché culturel qui porte en
lui toutes les tares, tous les
embellissements, toutes les
escroqueries du système où il
s'est intégré - il peut donc être
tenu pour représentatif de ce système et de centaines d'autres institutions semblables globalement
désignées par le mot «culture»5.
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Au jour le jour, la presse de
l'époque se fait l'écho de ces
polémiques : elle s'efforce de
rendre compte de toutes les
contradictions suscitées par
l'événement et des difficultés
qu'elle rencontre pour le penser
ou, simplement, avoir sur lui un
point de vue. Les tentatives de
bilan sont révélatrices tant des
questionnements que des apories qui se sont cristallisés autour
de la Cour d'honneur et qui, jusqu'à nos jours, reviennent de
façon récurrente hanter les
débats festivaliers. Ainsi, Édith
Rappoport, journaliste à France
Nouvelle, tente à partir de la lecture de l'enquête de Janine
Larrue6 d'objectiver le fait que,
s'il n'est pas populaire, le Festival
n'en est pas pour autant bourgeois. Elle écrit :
Elle est née à la suite des événements de mai. En Avignon, aux
yeux de beaucoup de gens, seul
le théâtre gratuit dans la rue possédait une vertu révolutionnaire
magique. Pourtant cette vieille
idée, ébauchée dans les premiers
projets de théâtre du Peuple en
1903, semblait avoir fait son
temps. Le spectacle dans la rue,
réclamé par le Living Theatre
avec trop de maladresse, lui a été
refusé par la municipalité. Il
s'agissait là, selon Jean Vilar,
d'une querelle d'hommes. Pourtant cette idée a fait son chemin
puisque la troupe de Béjart a
dansé gratuitement sur les bords
du Rhône devant 10 000 personnes auxquelles la municipalité
avait offert l'aïoli traditionnel
arrosé de vin.»7
Édith Rappoport renvoie dos-àdos les 2 % de patrons et le 1 %
d'ouvriers sans se poser la question, pourtant essentielle, de la
représentativité de ces 2 % au
regard du nombre de patrons
dans la population active française, et de ce 1 % rapporté au
nombre total d'ouvriers en
France. Cet article donne bien le
ton d'une époque où, très majoritairement, le public du Festival
est traité dans les termes d'un
projet social. Ainsi, dans Le
Monde, c'est le passé de Vilar
que l'écrivain Claude Roy, un
temps
inscrit
au
Parti
Communiste, oppose au 1 %
d'ouvriers dans la Cour d'honneur :
Avignon le type de société qu'un
mouvement de masse sans précédent, des jours de barricades,
des millions de grévistes, une
secousse sociale profonde, ont
encore à cette date, échoué à instaurer. Comme il est déraisonnable, évidemment, de demander
à Jean Vilar, en un tournemain, de
réussir là où étudiants, ouvriers
et intellectuels n'ont pas réussi,
fallait-il donc que faute du «tout»,
on choisisse le «rien» ? […] Si on
admettait qu'en naufrageant le
Festival, Jean Vilar aurait seulement puni les troupes qui avaient
accepté d'y jouer, les jeunes qui
souhaitaient s'y rencontrer et discuter, et fait aux ennemis du
«mouvement de mai» le plus
beau cadeau qu'ils puissent souhaiter, on en vient à conclure que
ce n'est pas la position de Vilar
qui est ambiguë et contestable,
mais celle des contestateurs.8
Nombreux furent alors les commentateurs (et plus rares les
hommes de théâtre…) qui, à l'instar de Claude Roy, vinrent à la
rescousse du travail de Vilar à
Avignon, en prenant appui sur
cette jeunesse qui vient s'y rencontrer et discuter. Cette jeunesse n'est guère différente de
celle évoquée à propos du TNP,
qui a contribué à faire croire que
Ce qu'en juillet et août 1968, certains reprochent à Jean Vilar, c'est
que le Festival ne soit pas
devenu, par un coup de baguette
magique, une enclave féerique où
seraient abolis subitement le
pouvoir de l'argent, le système
capitaliste et la culture privilégiée
de classe. Il faudrait que VilarProspero, à lui seul, ait réalisé à
Collections Bibliothèque nationale
de France / Maison Jean Vilar
▲
«L'une des bases sur lesquelles le
Festival reposait implicitement
depuis sa création a été remise
en question : c'est le terme de
populaire appliqué au Festival qui
a été le plus souvent contesté» ;
«Festival bourgeois peut-être,
mais de la culture», disent les
uns… «Festival bourgeois peutêtre, mais le moins bourgeois des
Festivals», répliquent les autres…
L'enquête sociologique de Janine
Larrue leur a donné la meilleure
des réponses : 2 % seulement de
patrons du commerce et de l'industrie, contre 60 % d'étudiants,
d'enseignants et d'artistes ! 1 %
d'ouvriers, il est vrai… Mais qui le
sait mieux que Vilar, lui qui lutte
depuis 20 ans pour faire accéder
toutes les couches de la société
au théâtre ? Si dans le public de
la Cour d'honneur on ne voit pas
encore de bleus de travail, on ne
voit pas non plus de peaux de
vison. L'agitation qui a secoué le
Festival d'Avignon a été due, en
partie, à une prise de conscience
soudaine et irréfléchie de problèmes auxquels les hommes de
théâtre peuvent se heurter dans
la conquête d'un public ouvrier.
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Vilar avait des facultés particulières pour réunir des publics différents. S'il parvint à attirer au
théâtre un public rajeuni, il ne
faut pas pour autant supposer
que le fait d'être jeune neutralise
tout type d'appartenance sociale.
C'est pourtant ce que les uns et
les autres ont le plus de mal à
admettre. Lorsque parurent les
résultats de l'enquête de 1967,9 la
vieille gauche institutionnelle,
désireuse de prendre position et
voulant continuer à croire à un festival de théâtre populaire (relayée
en cela par certains «enragés»),
lance un rappel à l'ordre au Vilar
des origines victime, selon elle,
d'un «incident de parcours» :
Certes, personne n'oublie qui est
Jean Vilar et ce qu'il reste malgré
tout ; d'autre part, certains peuvent penser que «l'incident de
parcours» dont il vient d'être victime (lui qui jusqu'ici avait
conduit sa carrière d'une manière
exemplaire) n'est qu'un phénomène relativement mineur et qui
sera
peut-être
rapidement
camouflé, Jean Vilar étant tout de
même un personnage un peu
«tabou». [À propos des manifestants venus déranger le Festival],
Vilar a précisé qu'il ne s'agissait
que d'une caricature des révoltés
de mai - c'est possible - mais
alors, pourquoi la présence de
ces caricatures de révoltés a-telle rendu évident que le Festival
d'Avignon était une caricature de
festival populaire et que Jean
Vilar était devenu une caricature
de Vilar […]. Nous sommes venus
à Avignon pour y jouer le rôle de
«révélateur», afin de faire apparaître la véritable nature du
Festival et de la culture bourgeoise qu'il distille.10
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Un bref incident est survenu
mardi soir à la fin de la projection
du film de Jean Rouch, Jaguar,
dans la cour du Palais des Papes.
En effet, devant près de deux
cents spectateurs qui n'avaient
pas encore quitté la cour, des
contestataires ont jeté des pintades sur la scène, et, pour justifier ce geste, ont tenté d'expliquer les raisons de la
surproduction et de la mévente
de ces volailles dans la région
avignonnaise. Mais à peine les
orateurs avaient-ils commencé à
prendre la parole sur un sujet
dont il est question depuis deux
jours en Avignon que l'un des
contestataires fut expulsé assez
vivement par un groupe de
machinistes, que la tension avait
sans doute rendus un peu nerveux. Tous les spectateurs alors
sortirent devant le Palais des
Papes où eut lieu une discussion
sur la «liberté d'expression» au
Festival.11
Par-delà ces prises de positions
revendicatives, c'est dans un
article du journal Le Peuple, signé
François Albéra, que l'on trouve
exposée la synthèse la plus
étayée de la façon très avignonnaise de décliner la culture bourgeoise devenue, selon certains,
imperméable à la contestation :
Les agriculteurs du Vaucluse,
pour leur part, rejoignirent la
contestation et leurs actes
débouchèrent sur la question de
la liberté d'expression, l'axe critique le plus développé après
celui de la mise en cause de la
culture bourgeoise :
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105
Après les événements de maijuin, Jean Vilar avait annoncé que
place serait faite au Festival
d'Avignon à la contestation. Au
sein d'assises du Théâtre, on
devait examiner en commissions
des problèmes tels que «théâtre
et révolution», «liberté d'expression», etc. ; […] Or, à l'heure
actuelle, toutes ces commissions
se sont retirées de l'enceinte du
Festival. Pourquoi ? Parce que
sans que Jean Vilar, ni aucun
organisateur ne proteste, l'une
des troupes invitées à Avignon, le
Living Theatre, a été interdite. […]
L'interdiction faite au Living de
jouer dans la rue, gratuitement,
remet en question la conception
jusque-là admise officiellement
de culture populaire. En fait, en
Avignon, c'est le danger de la
remise en question de cette culture, la promotion de moyens
d'action culturelle concrets et ce
qu'ils impliquent qui a déclenché
les mécanismes de répression
mis en place. Comme le public
des Maisons de la Culture
d'André Malraux, celui du Festival
d'Avignon est en grande partie
composé de touristes et de
membres de classes moyennes et
dirigeantes : il est donc un
Festival bourgeois, le pourcentage des travailleurs qui se rendent dans la Cour d'honneur
Collections Archives départementales Vaucluse
Avignon 68, l’impossible héritage
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Collections Bibliothèque nationale de France / Maison Jean Vilar
demeurant infime (ce sont des
ouvriers-alibis qui économisent
toute l'année pour «descendre au
Festival»). Par conséquent, il
s'agit là de la manifestation
d'une culture de classe. Ce que le
Living Theatre voulait avec sa
pièce Paradise now, c'était supprimer la notion de spectacle,
d'artistes, faire descendre les
acteurs avec les spectateurs dans
la rue ; ce qu'il voulait, en jouant
sur la Place de Champfleury - un
quartier ouvrier - c'était faire
accéder la population au théâtre,
gratuitement, sans qu'ils aient à
se rendre au Palais des Papes. […]
En instaurant un rapport mercantile (billets) et un rapport de
consommation (spectacle-spectateurs) de l'œuvre au public, les
gardiens de cette culture servent
en effet les intérêts d'une catégorie sociale en intégrant, en «récupérant» n'importe quel message même révolutionnaire ; ainsi
joue-t-on Brecht dans les théâtres
bourgeois, ainsi joue-t-on Max
Frisch au Grand Théâtre, devant
la haute bourgeoisie qui applaudit12. Le seul fait de séparer la réalité du théâtre en en faisant un
spectacle que l'on attend,
applaudit, et qui cesse au baisser
du rideau, l'intègre au système et
l'annihile. […] Des manifestations
demandent le retrait du spectacle
de Maurice Béjart de la Cour
d'honneur et le boycott du spec-
tacle par les spectateurs. Le
mardi 30 juillet, les manifestants
se couchent devant le Palais des
Papes en scandant des slogans
aux spectateurs qui doivent les
enjamber. […] Le silence se fait
sur ce qui se passe réellement au
Festival d'Avignon (presse et T.V.
n'en parlent pas ou donnent des
informations fausses) : ce qui s'y
passe est en effet le constat
d'une faillite d'une politique culturelle menée à grand tapage
sous Malraux - les Maisons de la
Culture étaient devenues l'alibi
du régime -, le refus d'une industrie culturelle qui se confond en
Avignon avec celle du tourisme,
sur laquelle on comptait déjà
appuyer la politique des loisirs
organisés.13
Alors qu'il confie dans le
Dauphiné Libéré : Que voulezvous, ces jeunes, ils ne savent
pas ce que j'ai fait ici depuis vingt
ans, leurs pères le savent, mais
leurs pères ne disent rien14 -, Jean
Vilar, ne reviendra que très indirectement sur ces polémiques
dans la conférence de presse
donnée en clôture du Festival,
évoquant le succès rencontré par
l'édition 68 et parlant de sa
popularité quand on attendait
l'analyse de sa qualité populaire :
Ce festival aurait dû avoir une
très grande ampleur si les événe-
ments politiques n'en avaient
décidé autrement. Malgré tout, il
a eu ce qu'on pourrait appeler le
mérite d'exister, de ne pas sombrer, et les œuvres présentées
ont reçu un excellent accueil du
public. C'est ainsi que la
moyenne de fréquentation des
spectacles de Maurice Béjart
dans la Cour a atteint pour dixneuf représentations 100 %.15
On pourra doubler ce chiffre de
fréquentation l'année prochaine.
Contrairement à ce qui a pu être
hâtivement dit, la popularité du
Festival poursuit sa courbe croissante et les 15 000 spectateurs
supplémentaires prouvent que,
malgré les terribles coups qui lui
ont été portés, la grande manifestation culturelle demeure le
principal atout de la Cité des
papes. Nous avons frôlé le danger et le pire pouvait arriver.
À tort ou à raison, nous avons
tenu, nous n'avons pas cédé.16
Ce que déclare Vilar est vrai : les
manifestations n'ont pas entamé
la fréquentation de la Cour d'honneur, le public a répondu présent.
On peut cependant regretter que
les discussions centrées sur le
1 % d'ouvriers n'aient pas permis
- climat tendu oblige - d'engager
une véritable analyse permettant
de connaître ce public de la Cour
et de comprendre ce que vient
précisément chercher cette
infime minorité d'ouvriers dans
l'offre de culture distillée à
Avignon.
Dans cet Avignon 68, sans doute
fallait-il voir chez les nouveaux
prétendants à l'entrée dans le
monde du théâtre une revendication assez semblable à celle
qu'exprimèrent les acteurs de la
Nouvelle Vague dans le monde
du cinéma : une place à laquelle
l'institution accorderait valeur et
reconnaissance. Au demeurant,
dans les années suivantes, la
remise en question du Festival
par le biais de la gratuité et de la
rue sera très vite oubliée : le
théâtre de rue devient une forme
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théâtrale contemporaine à part
entière et la gratuité, qu'il revendique politiquement à l'époque,
est convertie en demandes de
subvention auprès des pouvoirs
publics ou des municipalités qui
l'accueillent17. L'énergie focalisée
sur la Cour en 1968 donna naissance au festival off, qui sublime paradoxe - fut présenté
quelques années plus tard
comme un immense marché du
spectacle vivant où viennent préparer leurs saisons à venir de
nombreux directeurs d'établissements culturels, organisateurs de
tournées, directeurs de théâtre18.
Et, lorsqu'il s'agit de défendre
ses créations, le off s'affirme
comme le lieu de régénérescence
du in et ses représentations
comme autant de contrepoints à
la Cour. Il voit son public - et le
présente même ainsi - comme un
public spécifique. S'il existe bien
des adeptes du off de type
«exclusif», le festival aujourd'hui
est pourtant une entité qu'il faut
envisager dans son ensemble et
avec toutes ses nuances, du off
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au in , du «in du off» au «off du
in» et du «off du off» à cette
société de Cour qu'il faudrait, en
bonne logique, appeler le «in du
in». Cette société de Cour, décrite
souvent comme la partie la plus
institutionnalisée du festival, est
aussi l'une des plus critiques face
aux propositions du in. On y
trouve toutes les catégories
sociales. Mais ceux qui choisissent d'être là ont des attentes de
spectateurs émaillées d'exigences singulières susceptibles
de transformer parfois leur tribune en tribunal. Dans la Cour,
l'activité du public avignonnais
se dévoile investie - il faudrait
dire réinvestie - dans sa fonction
politique.
E. E.
Je tiens à remercier ici tous ceux qui
m'ont accompagné dans la rédaction de
cet article par nos conversations et nos
échanges : Damien Malinas, Gianni
Giardinelli, Samuel Perche, Jacques
Téphany, Laure Adler, Hortense
Archambault, Jean Caune, Vincent Josse,
Jack Ralite, Jean-Louis Fabiani, Christiane
Bourbonnaud et Jean-Claude Passeron.
1. Pierre Bourdieu, La Distinction, critique sociale du jugement, Paris, Les Éditions de
Minuit, 1979, p. 35.
2. Cf Jean-Pierre Le Goff, «Aux origines de l'idéologie managériale» in Le Mythe de
l'entreprise, critique de l'idéologie managériale, 1992.
3. A. Laurens, «Le thème du soleil dans la publicité des organismes de vacances»,
Communications, n° 10, 1967, p. 35-50.
4. Il faut noter que parmi ces derniers, certains - comme Truffaut avec Baisers volés
programmé en 68 à Avignon - n'ont montré que très peu de continuité dans leur solidarité avec les mouvements contestataires en maintenant sans discussion la présentation
de leur film dans la Cour d'honneur.
5. Jean-Jacques Lebel, Procès du festival d'Avignon, supermarché de la culture, Paris,
Éditions Belfond, 1968, p. 10.
6. Jeanine Larrue, Le Festival et son public, Cahiers du Conseil culturel, suppl. n°15
à Avignon-Expansion, juillet 1968, 19 p.
7. Édith Rappoport, France Nouvelle, 14 août 1968.
8. Le Monde, 21 août 1968.
9. Op. cit.
10. Marcel Mirant, Le Monde, 16 août 1968.
11. Le Monde, 15 août 1968.
12. Dans l'année qui suit la sortie du texte de Pierre Bourdieu, La misère du monde,
recueil d'entretiens sociologiques - et non texte de théâtre - on a pu repérer plus de
vingt mises en scène de ces paroles «sociales», comble d'une provocation vis-à-vis de
ceux qui en sont les porteurs et qui n'a soulevé que très peu de controverses, paradoxe
bien ordonné de notre contemporanéité.
13. François Albéra, Le Peuple, 10 août 1968.
14. Jean Vilar, Le Dauphiné Libéré, 31 juillet 1968.
15. Le Monde, 15 août 1968.
16. Le Provençal, 14 août 1968.
17. Cf. Elena Dapporto et Dominique Sagot-Duvauroux, Les Arts de la rue. Portrait d'un
secteur économique en pleine effervescence, Paris, La Documentation française, DEP,
1997.
18. Alain Léonard et Gérard Vantaggioli, Festival Off Avignon, Paris, Éditions des Quatre
Vents, 1989, p. 41.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105
Les livres
de
théâtre
de
1968
La bibliothèque
Armand Gatti
de Cuers dans le Var
s’est donné pour
mission de rassembler un fonds
incomparable
de publications
théâtrales.
Ses animateurs,
Françoise Trompette
et Georges Perpès,
nous offrent ici une
vue d’ensemble sur
le livre de théâtre de
l’année 68 où le
lecteur attentif
découvrira
quelques perles
intéressantes...
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68 et après ?
Enquête
Les événements de 1968 ont-ils marqué un tournant en
matière théâtrale ? Brèves rencontres avec quelques
artistes au parcours emblématique qui nous ont confié
leur point de vue.
André Benedetto
auteur et metteur en scène, directeur du Théâtre des Carmes à
Avignon
En 68, j'avais déjà fait ma révolution culturelle depuis deux ans !
Notre manifeste, 007, en référence au premier roman de Ian
Fleming, réclamait dès le 1er avril
1966 quinze mesures assez radicales : La culture aux égouts !...
les classiques au poteau !... En
66, ça bougeait de tous les côtés,
dans de nombreuses régions du
monde. En juillet, nous avons
joué pendant le Festival, un acte
inconvenant à l'époque qui a fait
sauter un verrou. D'autres compagnies ont suivi l'été d'après. Le
Off était né, mais je l'ai lancé
sans le vouloir. En Mai 68, l'agitation a touché Avignon comme
de nombreuses villes de province. Puis le Living Theatre est
arrivé, suscitant de nombreuses
réprobations, notamment dans la
presse de droite. Et en juillet a
éclaté à Avignon comme un
second mois de Mai ! On s'est
bien amusé quelquefois, mais
globalement j'en garde un très
mauvais souvenir. Nous évoluions dans de terribles contradictions. De nombreux contestataires s'en prenaient à la culture
de "Papape" et à Vilar comme s'il
représentait la société capitaliste
à lui tout seul. Certes nous souhaitions de nouveaux actes culturels pour sortir de l'académisme
supposé... Mais j'ai pris mes distances avec certains extrêmistes
bien avant la fin du Festival. La
contestation politique l'emportait
souvent sur la contestation cultu-
n'ai pas changé... Certes mes
pièces ont évolué, mais je reste
inspiré par les mêmes motivations : se désengager, s'émanciper... 1966 avait créé un grand
espoir ; en regard, 68 a été un feu
de paille. Cependant si 68 n'a
rien inventé, les événements ont
constitué un terrain favorable au
développement du renouveau
théâtral qui a perduré. On ne
doutait de rien à l'époque. Nous
nous étions lancés dans une
forme de théâtre engagé assez
exemplaire. Les spectacles
étaient suivis par des groupus-
On observera que tous nos interlocuteurs évoquent ici les
noms de Peter Brook, Antoine Vitez et Ariane Mnouchkine.
Comment en effet ne pas considérer que ce trio marque la
conquête de l’espace théâtral qui va s’opérer dans les années
70 ? Peter Brook dans l’espace architectural (Théâtre des
Bouffes du Nord, carrières de Boulbon et des Taillades et
autres lieux inattendus dans le monde entier), Antoine Vitez
dans l’espace dramatique (Catherine d’après Aragon, «Faire
théâtre de tout...»), Ariane Mnouchkine dans l’espace du spectateur (1789 et 1793, spectacles déambulatoires).
C’est pourquoi ils illustrent ces «brèves rencontres».
S’ils furent les héritiers de 68, comment ne pas s’interroger sur
leurs propres héritiers... ?
relle. Au Cloître des Carmes, un
soir, le fils Michelin a craché sur
Vilar. La contestation se retrouvait main dans la main avec la
classe dominante ! Une confusion
qui reste à analyser, quarante ans
plus tard. La contestation avait
sombré dans le déraisonnable. Je
n'ai rien à renier. Il paraît que je
cules mêlant toutes les tendances et des débats étaient exigés par la salle. Cela a continué
quelques années pour se déliter
peu à peu au cours des années
70. Je situerais le tournant en
1975. De jeunes metteurs en
scène réunis à Grenoble ont alors
décrété que le théâtre populaire,
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68, et après ?
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c'était de la soupe pour les
cochons... Le théâtre a cependant
continué de se diversifier. On a
joué de toutes les manières : en
long, en large, en étrave, en rond,
dans les rues, un peu partout... Et
puis au bout de vingt ans, on est
revenu au théâtre frontal mais
après avoir mené toutes les expériences possibles. Non que nous
soyons rentrés dans le rang, mais
certaines pratiques semblaient
dépassées. 68 ne peut pas s'oublier. Qu'on le veuille ou non, le
mouvement a été porteur d'immenses espoirs pour toute la
société. Ce fut la plus grande
grève de France, le plus exceptionnel mouvement de masse,
des droits fondamentaux ont été
acquis au cours de ces quelques
semaines de lutte. Beaucoup de
jeunes universitaires et artistes
s'intéressent aujourd'hui à cette
période que l'on ne peut pas effacer. Elle a marqué durablement le
cinéma, le théâtre, les arts plastiques... C'est insensé de penser
que ça peut s'effacer. C'est un
point de résistance majeur et
d'utopie.
Denis Chabroullet
auteur et metteur en scène, directeur du Théâtre de la Mezzanine,
compagnie indépendante
68 a constitué un moment fondamental dans l'évolution de la
société française. Tout découle de
cette explosion. J'avais 15 ans à
peine, mais si j'ai fait du théâtre,
c'est grâce à 68 et au foisonnement des années qui ont immédiatement suivi. Je me souviens
des
comédiens
d'Ariane
Mnouchkine venant rencontrer
les élèves dans les lycées ; je me
souviens du Grand Magic Circus ;
et de Grotowski ; et de Kantor qui
ont tant apporté. De Julian Beck
aussi. Des spectacles merveilleux
de Brook... Tout cela a constitué
le terreau duquel je suis issu.
Même si l'on n'était pas entièrement d'accord avec les propositions de l'époque, on se nourrissait de toutes ces utopies, il y
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avait une ligne. Sans utopie, on
ne peut pas avancer. La liberté
semblait en marche, la parole
gagnait du terrain, les mômes
d'ouvriers pouvaient espérer
accéder à une certaine culture, à
l'éducation... Sans 68, je n'aurais
jamais fait de théâtre. J'aurais été
sans doute garagiste ou pompier... Quelle désillusion, 40 ans
plus tard. La volonté politique a
disparu et depuis quelques mois
tout s'écroule comme un château
de sable... Quant au spectacle
vivant, il est en décomposition.
Seules les grosses machines de
l'institution ont les moyens
d'exister et je regrette qu'elles ne
conduisent pas davantage d'opérations sur le terrain. Pour le
reste, tout ce qui n'est pas
propre, lisse, uniforme, est rejeté
hors des circuits sclérosés de la
diffusion. Les choix du public ne
peuvent même pas s'exprimer.
Les programmateurs sont enfermés dans la spirale de l'auto-cen
sure avec la peur de déplaire aux
élus ; élus animés eux-mêmes
par la peur de déplaire aux électeurs... Reste le Off d'Avignon,
comme un miroir du théâtre
pauvre, le symptôme de l'engouement et du désespoir des
compagnies indépendantes cherchant le public malgré tout. 2008
n'est pas beau ! Mais il ne faut
pas baisser les bras. C'est le
résultat de tous les gouvernements qui se sont succédé. C'est
l'échec de l'homme. Tout disparaît, petit à petit. A Paris, il n'y a
même plus de pavés ! Le goudron
les a recouverts. Pourtant on ne
pourra pas échapper longtemps à
la révolution. Les gens finiront
pas descendre dans la rue... Le
terreau est pourri, il ne pousse
plus rien. Bien sûr que le théâtre
et plus largement la culture,
l'éducation, ont un rôle à jouer.
Mais on ne va guère dans ce
sens-là. Nous sommes dans une
période où tout est mou. C'est
un problème de société qui
dépasse largement le domaine du
théâtre. Nous sommes en démocratie : c'est le plus fort qui
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105
gagne... Aujourd'hui, chacun vit
de plus en plus dans sa bulle. On
s'enferme, on construit des murs
partout. La société est triste et il
n'est pas facile d'y réaliser ses
pensées.
Gérard Gélas
auteur et metteur en scène, directeur du Théâtre du Chêne noir à
Avignon
1968, étape importante de l'histoire du théâtre ? Je ne pense
pas. L'évolution était déjà en
marche à travers Jerzy Grotowski,
le Living Theatre, l'Odin Theater
et d'autres encore. Quant à ma
Paillasse aux seins nus, elle a été
écrite un an et demi plus tôt. La
seule vraie révolution théâtrale,
c'est Artaud dont tous les gens
de théâtre qui ont compté sont
les disciples, à commencer par
Grotowski ou le Living. Il a
annoncé tout ce qui s'est cristallisé en 68. Je n'étais pas à
Villeurbanne en 68. J'avais 20 ans
et j'étais un inconnu avec mon
petit théâtre que la police avait
fait murer ! La Déclaration de
Villeurbanne n'a rien de fondateur à mon sens. D'ailleurs tous
ceux qui, là-bas, ont secoué le
cocotier sont rapidement entrés
dans les rangs pour poursuivre
leur carrière de préfets de la culture, parfois avec talent, au gré
des nominations. C'est du côté
des compagnies qu'il faut chercher le théâtre qui exprimait l'esprit de 68. Gardons-nous d'idéaliser, mais comment ne pas penser
à Antoine Vitez, à Ariane
Mnouchkine ou à Peter Brook ?
Dans des registres différents, ils
ont su capter l'ère du temps,
même si on ne peut les réduire à
cela. Au Théâtre du Chêne noir,
nous étions plus jeunes, sous
l'influence d'Artaud et, en ce qui
me concerne, marqué par la fréquentation de Vilar. Nous étions à
la recherche de nouvelles
manières de dire et aussi de s'organiser avec des collectifs d'artistes, sans administration...
Nous vivions en communauté
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1789 par le Théâtre du Soleil, mise en scène Ariane Mnouchkine, 1970.
Photo Martine Franck / Magnum
dans une ferme visitée deux fois
par jour par la police qui cherchait de la drogue, du sexe et des
armes... semblables à nos
maîtres du Living. Cela donnait
des spectacles différents qui
semblent bien lointains aujourd'hui. Ariane Mnouchkine a beaucoup évolué sans pour autant
entrer dans le rang. Son dernier
spectacle parle de l'un des problèmes les plus cruciaux de notre
époque. Brook est probablement
celui qui a le moins dévié d'un
point de vue esthétique. Il reste
inébranlable. Si l'on relit mon
livre Opéra-tion, le premier titre
de la collection de Théâtre Ouvert
dirigée par Lucien Attoun, on
peut se demander si nous
n'étions pas fous. La recherche
de la provocation, le sexe, tout y
était. Au point que lorsque je vois
du Jan Fabre aujourd'hui, je
rigole. Seule différence, nous ne
sombrions pas dans la scatologie. Si aujourd'hui les nouveaux
chercheurs
européens
ont
quelque chose de novateur, c'est
dans la merde et dans l'urine.
Chacun jugera... Rodrigo Garcia
est bien différent, lui est un
authentique écrivain. On ne peut
pas les associer. Le théâtre se
serait-il réembourgeoisé ? Si c'est
le cas, l'embourgeoisement est
précisément à chercher chez un
Jan Fabre ! Le théâtre doit être un
véhicule
de
la
pensée.
L'engagement
fondamental
d'Ariane Mnouchkine me semble
autrement plus fondamental que
le pipi-caca de Jan Fabre ! Le
théâtre n'est pas seulement un
travail sur la forme ; c'est pourquoi ce n'est pas une matière
pour plasticien. Ce que Jan Fabre
croit découvrir a été fait 35 ans
plus tôt ! Mais il n'est pas le seul.
Et ils sont nombreux à se parer
des attributs de la révolte alors
qu'ils vivent et travaillent dans un
confort inouï, grassement payés
par les plus grands festivals
d'Europe pour cracher et uriner
sur le Bourgeois. La contestation
aujourd'hui ? Ils font semblant !
On est loin de Dullin, d'Artaud, et
même de Vilar, nos pères fondateurs ! Tout le monde n'est pas
Molière qui prenait l'argent du roi
et qui moquait la cour... Il y a des
artistes actuellement qui questionnent le monde mais ils sont
minoritaires, loin de la pantomime qui consiste à revenir sur
68 quarante ans plus tard. Les
problématiques sont aujourd'hui
ailleurs. «Forget 68» ? Cohn
Bendit n'a pas tort. Ne soyons
pas nostalgiques ou passéistes.
L'artiste doit vivre au présent !
C'est un citoyen doué d'une âme
qui l'amène à tutoyer l'invisible.
Gérard Maro
metteur en scène, directeur du
Théâtre de l'Œuvre à Paris
68 a libéré le théâtre qui était
jusque-là enfermé dans un certain formalisme bourgeois.
Beaucoup de spectacles ont été
conçus autrement, échappant à
l'ossature traditionnelle qui se
réduisait souvent à l'évolution
psychologique des personnages
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68, et après ?
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et au suivi de l'intrigue. Certains
remettaient en cause l'assujettissement du théâtre au texte, et
l'on pouvait alors en effet proposer des spectacles sans un mot.
Mais dans le même temps ont
émergé des œuvres très écrites,
par exemple avec Arrabal. En
1969, l'Orlando furioso de Luca
Ronconi, présenté sur des places
publiques et dans un pavillon
désaffecté des Halles à Paris,
avec ses scènes multiples et
mobiles, a marqué les esprits. Les
propositions du Living Theatre
aussi. Comme de nombreux
autres, nous nous sommes beaucoup inspirés de ces formes sans
partager nécessairement les
engagements fondamentaux de
ces compagnies. 68 apparaît
comme un exceptionnel foisonnement avec des spectacles d'intervention dans la rue, dans les
usines. Il ne me semble pas que
les idéaux de l'époque ont fait
long feu. Bien au contraire. Le
théâtre de rue, aujourd'hui
consacré, est par exemple direc-
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tement issu de 68. Plus généralement, les techniques lancées
alors, notamment celles de
Grotowski, ont été progressivement digérées par le théâtre qui
en a fait son miel, d'où l'apparition de formes nouvelles. Fils de
68 ? Je ne sais pas. J'avais 20 ans
à ce moment-là. Fatalement, ça
m'a influencé. Nos compagnies
indépendantes sont nées en tout
cas de ce mouvement. Nous
avons cherché à produire nos
spectacles sans passer par l'établissement auquel nous n'avions
pas accès. Cet élan s'est tassé
parce que le maillage théâtral
établi par le ministère de la
Culture a conduit bon nombre des
créateurs à être récupérés par le
système. Devenus responsables
de structure, confrontés aux réalités, ils sont assimilés à des chefs
d'entreprise. Faut-il conclure à
l'embourgeoisement ? Probablement, et cela s'explique en raison
de l'obligation de moyens.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105
Jean-Louis Martinelli
metteur en scène, directeur du
Théâtre Nanterre-Amandiers.
Le théâtre n'a pas échappé au
mouvement de 68 ; peut-être l'at-il même précédé. En 68, j'étais
lycéen à Rodez, en classe de
Première. Je me suis investi alors
dans la réflexion estudiantine.
Mon engagement au théâtre n'est
intervenu qu'en 1973-74. Nous
espérions alors que notre action
théâtrale allait changer le monde,
une ambition directement issue
de 68 ! Je me suis aperçu depuis
que tout cela n'était qu'illusion et
utopie : le théâtre ne changera
vraisemblablement pas le monde.
Mais si je me suis engagé dans
cette voie, c'est en tout cas pour
raconter des histoires à mes
contemporains en espérant avoir
une prise sur la marche du
monde. L'aventure de Vilar, celle
du Living Theatre, la réflexion
professionnelle menée en 68 à
Villeurbanne, je les ai lues, mais
je n'ai pas vécu cette période-là.
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Mes "grands frères" de théâtre
ont été plutôt Chéreau à
Villeurbanne, puis plus tard
Vitez... C'est de l'après-68. J'ai
relu récemment la Déclaration de
Villeurbanne. Force est de constater que 40 ans plus tard nous
revendiquons
toujours
les
mêmes choses ! La question de
l'équilibre Paris/province reste
d'actualité. Quant à la notion de
"non-public", c'est un fantasme :
il y a du monde dans les salles de
spectacle ! S'adresser à ceux qui
ne vont jamais au théâtre, élargir
le public est évidemment notre
projet. Mais on se sert à tort de
cette notion pour la relier à
l'échec de la démocratisation culturelle. Je ne suis pas d'accord. Le
maillage du paysage théâtral
français est considérable. La
décentralisation a largement progressé. On observe cependant un
phénomène nouveau qui ne
cesse de gagner du terrain et que
je trouve préoccupant : le développement de l'ingénierie culturelle. En 68, les errements du
Living Theatre s'en prenant à Jean
Vilar opposaient des artistes à un
artiste. Aujourd'hui, j'ai le sentiment que l'artiste n'est plus que
l'outil de la mise en place d'une
politique culturelle. Cette évolution est corroborée par un
constat : peu d'artistes sont présents,
par
exemple,
aux
Rencontres de la rue de Valois...
Le théâtre capable de changer la
vie ? C'était une illusion, évidemment ! Au bout du compte, nous
sommes aujourd'hui sur des
bases plus saines. Après le baccalauréat, j'ai entrepris des
études d'ingénieur. Mon objectif
était de participer au progrès de
l'humanité ! Rapidement, j'ai
compris là aussi que ce n'était
qu'illusion ! La notion de progrès
s'est effondrée dans tous les
domaines. Je n'y crois plus, personnellement. Quant à la révoluCatherine d’après Les Cloches
de Bâle d’Aragon, mise en scène
Antoine Vitez, 1975.
Photo Antoine Vitez
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tion, je ne sais pas si j'y ai jamais
cru... J'espère seulement croire
encore à l'émergence du fait poétique et à la déflagration qui peut
s'opérer en chacun des individus.
Même s'il s'agit de plus en plus
d'un contre-poison. La perspective n'est évidemment pas individuelle. Sinon, pourquoi diriger un
théâtre ? Dès lors que l'on est
dans un espace public, a fortiori
quand le théâtre est dirigé par
des artistes, on peut essayer de
bâtir un dialogue avec la communauté. Certains ont su se doter
d'un outil personnel. Je pense par
exemple à Ariane Mnouchkine.
Mais des lieux institutionnels
comme le Théâtre national de
Strasbourg ou les Amandiers de
Nanterre peuvent aussi permettre
de construire une conversation
avec une communauté de spectateurs. Et ce n'est pas rien ! Sur la
fonction de transformation du
corps social, nous sommes sûrement plus lucides qu'en 68. Notre
impuissance est peut-être toute
relative, mais elle est à l'image
du politique qui, à l'échelon d'un
pays ou d'une nation submergée
par les mouvements économiques du monde, n'en peut
mais... On peut espérer que des
voix se lèvent, mais j'ai peu d'illusions.
Daniel Mesguich
acteur, metteur en scène, directeur du Conservatoire national
supérieur d'art dramatique
J'ai vécu 68 à Marseille, bien à
l'écart du soulèvement de la capitale. Le Paris rouge, ou noir, était
un peu le "grand frère", mais en
même temps la Sorbonne et
l'Odéon semblaient bien loin de
la Cannebière ! Si j'avais été à
Avignon cette année-là, j'aurais
sans doute fait partie des idiots
qui ont insulté Vilar. Je l'avoue à
ma honte. Je me voulais révolutionnaire pur et dur, gauchiste
comme on disait. Parlons d'aujourd'hui. Les mouvements de
l'Histoire ne sont évidemment
pas duplicables, mais je ne suis
pas sûr qu'un nouveau Mai 68
choisirait comme lieux symboliques et stratégiques pour s'établir l'Odéon ou le Festival
d'Avignon... Il y avait là une part
de sacré. 68 n'a pas créé de
formes nouvelles au théâtre,
mais a sans aucun doute exercé
une influence par ses retombées
dans les consciences. Le Chêne
noir de Gérard Gélas émergeait...
On entendit aussi davantage parler du Bread and Puppet Theatre,
de la Mama de New York, du
Living Theatre évidemment, de
Grotowski... Mais les impros, la
liberté, en dépit de tout ce que
l'on a pu dire, ne génèrent pas de
formes nouvelles. C'est dans l'oppression qu'elles apparaissent,
l'Histoire nous l'enseigne !
J'adore 68, c'est une date fondamentale de l'Histoire de France et
je ne discrédite pas le mouvement qui a été largement salutaire pour l'évolution de la
société. Je suis moi-même fier
d'avoir été éveillé en 68 et d'avoir
découvert des mondes entiers de
pensées qui m'ont radicalisé.
L'utopie a toujours du bon. Cela
signifie que l'on ne se contente
pas de ce qui est. C'est le mouvement même de la pensée et de
l'action des hommes. Certes, l'esprit de 68 a l'air aujourd'hui
perdu au profit de quelque chose
de bien obéissant. Les jeunes
gens semblent rentrés dans les
systèmes, le militantisme éteint
et la réflexion collective, sociale,
absente. Mais l'on ne sait
jamais... Ce silence militant pourrait bien être le symptôme de
grands hurlements...
Bernard Murat
metteur en scène, directeur du
Théâtre Edouard VII à Paris
Je ne sais pas si 68 a été déterminant dans le secteur du théâtre en
particulier ; c'est la société dans
son ensemble qui a évolué. Les
événements ont simplement accéléré la prise de conscience esthétique. On a observé des changements en matière d'éclairages, de
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68, et après ?
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costumes... Des artistes comme
Giorgio Strehler ont marqué ces
années-là. Le répertoire aussi a évolué, au détriment du théâtre politique. J'avais 27 ans en 68. J'étais à
Paris, très actif au Syndicat français
des artistes. J'ai ensuite suivi l'itinéraire politique que l'on sait.
Communiste à 20 ans, trotskyste
après 68, dans les années 70-71.
Aujourd'hui patron, je finirai peutêtre mes jours dans la peau d'un
vieux socio-démocrate ! Les idéaux
de 68 semblent un peu oubliés
aujourd'hui.
L'évolution du théâtre ? Certes, il y
a de très beaux spectacles ici ou là,
mais c'est un jugement subjectif.
Objectivement, le secteur public qui
avait la prétention de se redéfinir en
68 à Villeurbanne, fonctionne sur
un système de rentes de situation
pour une quinzaine de préfets de la
culture. Vitez, Mnouchkine, Brook
ont été des phares. Mais la génération qui a suivi a profité de l'officialisation de la culture sans mener à
son tour de grandes aventures.
Beaucoup de directeurs de centres
dramatiques ne veillent qu'à protéger leur situation privilégiée. Cela
n'agace pas le directeur de théâtre
privé que je suis et que j'ai choisi
d'être ; ça agace l'ex-trotskyste !
On a été évidemment ingrat et très
injuste en 68 avec Barrault et Vilar.
Quelle bouffonnerie ! Eux n'avaient
ni l'un ni l'autre de rente de situation... Il faut protéger le maillage et
la base socio-culturelle de la diffusion du spectacle vivant dans notre
pays. Sans perdre de vue une réalité désolante : le nombre de
spectateurs n'augmente pas.
Demandons-nous pourquoi. Cherchons comment attirer dans les
salles ceux qui n'y vont pas. L'argent
public doit favoriser la création de
jeunes auteurs ou d'auteurs d'accès
difficile, au lieu de servir à monter
des classiques avec des vedettes de
cinéma et à financer des productions
jouées au mieux 40 fois, tournée
comprise. On marche sur la tête ! Je
n'ai jamais estimé que le théâtre soit
un facteur de révolution au sens
politique. D'ailleurs, les périodes
révolutionnaires produisent souvent
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un théâtre médiocre. Je n'y crois
pas. Je ne crois qu'au sensuel : il
contient et complète le sens.
L'émotion artistique est la première
étincelle de la réflexion. Le théâtre
est une affaire intime. Les lendemains qui chantent ? Je tire un trait
sur tout ça. Cependant malgré la
période médiocre dans laquelle
nous vivons, gardons espoir en
l'avenir. Concernant le domaine du
théâtre, le progrès sera possible le
jour où l'Etat envisagera le problème au niveau de l'Education
nationale au lieu de se focaliser sur
le nombre de compagnies subventionnées.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105
Jacques Nichet
metteur en scène, ancien directeur du Théâtre national de
Toulouse
Vous m'interrogez sur Mai 1968
et le théâtre. Cela me renvoie
vers l'Ecole normale supérieure,
dans cette joyeuse troupe universitaire de l'Aquarium entre 1964
et 1968. Nous avions le simple
désir de jouer ensemble aussi
bien Les Grenouilles d'Aristophane
que Monsieur de Pourceaugnac
de Molière. Pourtant la réflexion
menée par la Fédération du
Théâtre universitaire remettait
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cette pratique innocente en question. Pourquoi singer les professionnels au lieu d'affirmer notre
identité ? Nous étions étudiants,
nous jouions devant des étudiants, pourquoi ne pas mettre
en scène notre situation d'étudiants ? Nous avons ainsi décidé
d'abandonner les classiques pour
adapter un livre si débattu à
l'époque, Les Héritiers de
Bourdieu et Passeron et pour
mettre en scène les différents
mécanismes de la sélection qui
aboutissent tout au long de la
scolarité à un tri social. Notre
spectacle, L'héritier ou les étudiants pipés, a été créé à l'Ecole
le 3 mai 68. Il nous semblait
désormais essentiel d'écrire sur
la réalité la plus brûlante, comme
le cinéma en était capable. Pour
parler du présent, faut-il se réfugier dans les chefs d'œuvre du
passé ? Comment les artistes et
les intellectuels peuvent-ils
témoigner du monde et réfléchir
avec le public sur son changement ? C'était la question de Mai
68 toujours aussi actuelle. En
1972, le Théâtre de l'Aquarium,
devenu un "collectif" d'une quinzaine d'acteurs et de techniciens
professionnels, monte Marchands
de ville au TNP à Chaillot. C'était
une variation clownesque de
Main basse sur la ville. Sous prétexte de "rénovation urbaine",
des promoteurs, alliés des
grandes banques, s'emparent de
quartiers "insalubres" et expulsent leurs locataires vers de lointaines banlieues. Pour voir une
troupe inconnue débouler ainsi
dans un théâtre national, il fallait
que 68 fût passé par là ! Notre
spectacle et notre mode de fonctionnement étaient emblématiques de l'époque : un travail
d'enquête, une écriture collective, un salaire égal pour tous
comme chez Ariane Mnouchkine
qui nous a invités à la rejoindre à
la Cartoucherie de Vincennes dès
Les Bouffes du Nord, le théâtre
de Peter Brook, à Paris.
Photos Jean-Guy Lecat
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1973. Jeune compagnie indépendante, nous voulions sauvegarder notre liberté dans notre lieu
et continuer d'inventer un répertoire qui soit le nôtre. Nous poursuivions ainsi ce mouvement de
questionnement permettant de
mettre au jour les contradictions
de notre société. Pendant une
dizaine d'années nous avons
cherché ainsi à faire entendre sur
scène la parole de ceux qui
n'étaient plus entendus. C'est
durant ces années fécondes que
j'ai eu la chance de rencontrer
l'extraordinaire Dario Fo que je
suis si heureux d'avoir pu retrouver un après-midi chez lui à Milan
à l'occasion de Faut pas payer !
Pourquoi après la création en
1980 au Centre dramatique national de Béziers dans la mise en
scène de Jacques Echantillon, a-til fallu attendre un quart de siècle
pour que cette farce magistrale
resurgisse dans un autre théâtre
public ? Cela donne à réfléchir sur
les liens qui existent entre Mai
1968 et l'institution théâtrale...
Dario Fo, en nous faisant rire aux
éclats, annonce dès 1974 la crise
que nous traversons toujours :
les délocalisations d'usines, les
pertes d'emploi, les restaurants
du cœur assiégés, les expulsions... Tout ceci, semble-t-il,
dépassé.
L'idéal de 1968, plus de justice et
plus de transparence entre les
hommes, est-il lui aussi dépassé ?
tage est aujourd'hui sensible
dans des expressions contraires à
ce qu'était 68. Par un retour de
balancier, ce sont de nouveau les
auteurs, et donc les textes, virés
de la scène en 68, qui expriment
le mieux la contestation. L'avantgarde est devenue classique.
En revanche, le slam est une formule sidérante de textes qui rappelle la puissance jaillissante et
la capacité de culot, l'énergie de
68.
Rodrigo Garcia ? C'est
l'avant-garde nécessaire ! Mais,
même s'il y a une fraternité d'expression évidente, nous avons
perdu la violence qui s'exprimait
par exemple chez Jean-Jacques
Lebel. 1968 a été un moment de
formidable liberté qui n'a rien à
voir avec la campagne de récupération orchestrée actuellement.
Ce furent les grandes vacances
de l'esprit. J'y crois encore. C'est
pourquoi nous proposons au
Théâtre du Rond-Point des utopies, de l'inattendu, comme un
saut dans le vide. Le théâtre ne
doit pas négliger le désir et le
plaisir. A cet égard encore, je n'ai
pas renoncé aux idéaux de 68.
Certains voudraient liquider 68...
C'est aller un peu vite. On ne
liquide pas les peuples qui bougent et qui s'inventent. Et pour
ma part je préfère le bordel de la
pensée aux raisons closes.
Jean-Pierre Vincent
metteur en scène, directeur de
compagnie
Jean-Michel Ribes
auteur, metteur en scène et réalisateur, directeur du Théâtre du
Rond-Point à Paris
Il est évident que 68 a marqué le
théâtre. Le Living, les approches
de happenings et au-delà le
théâtre de performance correspondent à une libéralisation des
esthétiques. 68 a révélé la capacité d'accueillir des jaillissements
habituellement repoussés de la
scène. La mise en scène a cessé
d'être basée sur le seul texte, ce
qui a ouvert des horizons nouveaux. Paradoxalement, cet héri-
Sur le plan artistique, je ne crois
pas que 68 corresponde à un
tournant majeur de l'histoire du
théâtre. Les choses avaient commencé avant. D'abord la première
décentralisation, mais aussi l'annonce de la deuxième : la révolution que j'appellerais "planchonienne" a posé, dès les années
60, la question de l'artistique
dans sa relation avec le contenu
politique. C'est aussi avant 68
que sont apparus les premiers
spectacles d'Ariane Mnouchkine,
de Patrice Chéreau, d'Antoine
Vitez et de quelques autres qui
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68, et après ?
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participaient d'un processus de
rénovation, voire de révolution,
du théâtre français dans ses perspectives artistiques. Le mouvement était très actif, largement
entamé et d'une certaine façon
pouvait déjà faire modèle. Mai 68
a ainsi été plutôt une sorte de
secousse, mais pas plus que 5
sur l'échelle de Richter ! Quant à
la dimension politique, à la structuration du théâtre français, à la
destinée personnelle de Jean
Vilar et des autres directeurs de
la première décentralisation
réunis à Villeurbanne, je pense
que 68 a servi d'accélérateur, ou
positif ou négatif, pour traiter un
certain nombre de questions. Je
vais participer au colloque organisé ce printemps 2008 à
Villeurbanne. J'estime, depuis
déjà une dizaine d'années, qu'il
est déterminant de se réunir et de
poser des concepts pour réorienter à moyens termes les structures du théâtre public en France.
Si ça se passe à Villeurbanne ce
sera très bien. Si ça se passe aux
Entretiens de Valois, ce sera très
bien également ! Les deux initiatives peuvent se complèter.
Vous me demandez si les idéaux
de 68 m'ont guidé lorsque je dirigeais de grandes institutions. Je
n'ai jamais raisonné en ces
termes. Peut-être étais-je un M.
Jourdain qui faisait du 68 sans le
savoir ? Mais je ne crois pas. Ma
réflexion politique sur le théâtre
avait commencé avant. Je ne suis
pas un soixante-huitard ; je suis
un pré-soixante-huitard ! En 67,
j'étais acteur et assistant dans la
compagnie de Patrice Chéreau à
Sartrouville. Ma première mise en
scène a été La Noce chez les
petits bourgeois en octobre 68 au
Théâtre de Bourgogne. Quant à
mon premier spectacle à Chaillot,
c'est Capitaine Schelle, Capitaine
Eçço de Rezvani, en 1971. Plus
tard, de 1975 à 1983, nous avons
essayé de réaliser avec tout mon
groupe une sorte de révolution
artistique au Théâtre national de
Strasbourg. Cette révolution était
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en germe avant 68 dans les
réflexions situationnistes et dans
les réflexions de diverses officines gauchistes. Mais il faut bien
remarquer qu'au TNS je me suis
coulé dans les structures institutionnelles telles quelles. Je n'ai
rien bouleversé. Je pensais qu'il
était possible de faire un autre
théâtre dans ces structures-là. En
maintenant la stabilité d'une institution que j’estimais nécessaire
à l'équilibre du théâtre français.
Nourrir cette institution d'une
nouvelle nourriture artistique me
semblait en revanche essentiel.
Sinon, je n'y serais pas allé. J'ai
suivi la même logique à la
Comédie-Française de 1983 à
1986 puis aux Amandiers de
Nanterre à partir de 1990. Tout
cela n'a aucun lien particulier
avec 68. Ce processus était commencé en moi et en d'autres bien
avant. Ce qui reste de 68 au
théâtre, c'est l'occupation de
l'Odéon et la samba sanglante
d'Avignon. Mais sur le plan de
l'histoire artistique du théâtre, il
ne s'est rien passé du tout ! Vous
m'opposez que la mémoire collective associe volontiers 68 aux
happenings, à la création collective... Cela n'a pas fait beaucoup
de petits ! Ce fut comme un feu
d'artifice suivi d'un orage : tout a
été éteint. Bien sûr qu'il y a des
succédanés. On voit par exemple
resurgir des happenings. Mais
cela existe depuis les dadaïstes
et les surréalistes ! Ce fut un
moment de l'histoire de l'art
d'avant-garde. Or l'art d'avantgarde est essentiellement minoritaire et éphémère. Et le danger de
l'avant-gardisme est de constituer rapidement l'arrière-garde
d'une nouvelle avant-garde qui
ressemble extrêmement à la précédente... Il en faut ! Il peut y
avoir des trouvailles importantes,
mais je ne pense pas que Julian
Beck et Judith Malina aient fait
beaucoup d'enfants... Vous
observez que je n'ai pas prononcé le terme d'utopie. Il ne fait
pas partie de mon vocabulaire en
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105
effet. Moi je travaille sur ce qui
est réalisable, sur la transformation, et sur un rapport essentiel
avec ce qu'il est convenu d'appeler le public et que d'autres nomment les publics. On est dans un
rapport de tension amicale mais
continuelle avec la sensibilité
dominante, avec ce qu'on peut
penser que sont les gens, en face
du théâtre, de l'art, de la politique, en face de leur destin...
C'est sur ces points qu'il faut être
actifs. Et il y a plusieurs façons de
l'être. Je peux être actif en montant Le Silence des communistes,
mais aussi en essayant de toucher tout à fait autrement les
gens, et bien davantage de gens,
avec L'Ecole des femmes. C'est
un processus de transformation
continuelle du théâtre. L'utopie ?
Je n'ai jamais rêvé de façon pure.
Quant aux gens que j'ai vus rêver
ainsi, ils me sont souvent apparus soit comme des escrocs, soit
comme des personnes incapables
de mettre en œuvre des choses
pratiques.
Propos recueillis
par Rodolphe Fouano
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