Document de M. Tabuce - Atelier des Sciences du Langage

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Nous n’avons jusqu’ici fait que survoler plusieurs approches de la culture ainsi
que les rapports entre culture et nature, et entre culture et technique.
De nouvelles sciences les sciences sociales -, de nouvelles techniques on a
évidemment pensé tout à l’heure à la révolution culturelle de l’ordinateur et des
nouveaux moyens de communication -, ne cessent de remettre en cause et de modifier le
sens que nous pouvons donner à «!culture!». Mais les disciplines envisagées, la
philosophie et les sciences humaines et sociales n’ont pas, loin s’en faut, le monopole de
la culture, certaines d’entre elles ont même bousculé nos préjugés et suscité des débats.
A tel point que certains se sont demandé si la culture est encore le propre de l’homme.
Des chercheurs ont mis en évidence la notion de préculture. Depuis quelques années,
ont surgi des définitions surprenantes de la culture, conduisant à une définition faible et
à une définition forte de la culture. On peut à bon droit être déstabilisé ou à tout le
moins intrigué par les révélations de certains chercheurs.
2.2. Culture et technique!: une nouvelle frontière!?
La culture comme «!propre de l’homme!» et comme concept à la fondation des
sciences anthropologiques est aujourd’hui remise en question par de multiples travaux
issus de l’éthologie, de la sociobiologie et, plus généralement des sciences de la nature.
L’apparition récente de l’expression «!culture matérielle des chimpanzés!» a fait
révolution. On peut même se demander si «!culture!» ne serait pas actuellement une
sorte de «!concept mou!». Car voir apparaître une forme de culture en primatologie a
bien de quoi surprendre. Des chercheurs contemporains, donc, nous proposent un
déplacement des frontières de l’animalité vers l’humanité, c’est-à-dire de la nature vers
la culture à partir de l’observation de certaines techniques utilisées par des primates.
La préculture est un mot lourd de sens. Une enseignante japonaise, S. Mito, a
remarqué qu’une jeune macaque de l’îlot de Koshima, au sud du Japon, se mettait à
laver dans l’eau d’un ruisseau une patate douce distribuée par des chercheurs de
l’Université de Kyoto. Un livre illustre l’avènement d’un nouveau concept!: la culture
chez les simiens, Cultures chimpanzé, en 1994. Aux yeux des primatologues, des
comportements de singes offriraient les caractéristiques suffisantes qui fondent la
définition de la culture. Ces savants accordent ainsi à des animaux des êtres de nature
– un attribut dont jusqu’ici l’anthropologie avait fait l’apanage exclusif de l’humanité.
Se pose alors un problème lorsqu’on parle de «!culture!»!: parle-t-on tous de la
même chose, ou bien doit-on admettre plusieurs acceptions au terme de «!culture!»!?
Ces acceptions ne seraient-elles pas variables selon la discipline qu’on pratique ou bien
selon l’objet étudié!? On se souvient que l’anthropologie a récusé les tentations d’établir
une hiérarchie entre les culture humaines, malgré leurs différences quant à la
technologie ou à l’organisation sociale et politique. Le schéma traditionnel relatif à
l’évolution culturelle!:
Sauvagerie barbarie civilisation
allant du premier état (la sauvagerie) jusqu’à la civilisation en passant par un état
intermédiaire de barbarie est alors fortement ébranlé. L. Morgan (1974) fait un
rapprochement entre l’esprit humain et celui de l’animal. Actuellement, des travaux
montrent que certains primates ont une conscience de soi. Quant à l’outil, longtemps
considéré comme un critère culturel, propre à l’homme donc, on sait que certains
primates en ont la maîtrise.
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Que de chemin parcouru depuis que G. Klemm, dans une grande histoire
de l’humanité et de la culture, écrivait au XIX° siècle!!L’homme primitif créa
la culture quand il façonna une branche en massue.!». Au XX° siècle, les préhistoriens
considèrent que le galet aménagé est le marqueur de l’humanité. Or, on a depuis
découvert que des communautés de chimpanzés utilisent ou même fabriquent des
instruments qui leur permettent de briser des noix ou de saisir des termites. On peut y voir
une certaine technique. On a même observé l’apprentissage et la transmission du cassage
des noix par des chimpanzés. Dans une espèce différente de la nôtre, donc, des outils
semblables à ceux de certains hommes préhistoriques et des conduites d’apprentissage et
de transmission des savoirs sont observables. On peut même parler de tradition chez
certains groupes de chimpanzés. Il a même été établi que des bandes de chimpanzés sont
culturellement différentes les unes des autres.
Afin de souligner qu’il n’y a pas lieu de comparer l’incomparable, j’entends par la
culture des primates non-humains et celle des primates humains, je propose quelques
lignes empruntées à Maurice Godelier (1998)!:
Deux définitions de la culture
Par définition faible on désignera un ensemble de signes et de conduites constituant
des distinctions dans le comportement de deux communautés appartenant à la même
espèce. Pour faire culture, ces signes et conduites doivent être partagées par les
membres du groupe, être transmis socialement et individuellement, manifester des
variations dans le temps et dans l’espace telles que ces variations appartiennent toutes
finalement à un même ensemble. Or, si une telle définition peut effectivement
s’appliquer à des primates non-humains, elle ne suffit pas à rendre compte du fait
culturel humain dans sa profondeur et dans sa portée.
Il faut pour cela se donner une seconde définition de la culture qu’on peut qualifier
de définition forte. Par culture on envisagera alors l’ensemble des principes, des
représentations et des valeurs partagées par les membres d’une même société (ou de
plusieurs sociétés), et qui organisent leurs façons de penser, leurs façons d’agir sur la
nature qui les entoure et leurs façons d’agir sur eux-mêmes, c’est-à-dire d’organiser
leurs rapports sociaux, la société. Par valeurs on désigne les normes, positives ou
négatives, qui s’attachent dans une société à des manières d’agir, de vivre, ou de
penser!; les unes étant proscrites, les autres prescrites. On voit qu’une telle définition
forte de la culture met au premier plan la part idéelle de la vie sociale, puisque les
principes, les représentations et les valeurs, partagés ou contestés, sont d’abord des
idéalités, transmises ou rejetées, et servent de référent pour les actions des individus et
des groupes qui constituent une société. (…) Il nous semble que les primates (…) ont
des cultures au sens faible, mais n’ont pas de culture au sens fort. (…) Les primates
vivent en société, les hommes non seulement vivent en société, mais produisent de la
société pour vivre.
Maurice Godelier,!«!Quelles cultures pour quels primates, définition faible ou
définition forte de la culture!?!», La culture est-elle naturelle!? Editions errance, 1998.
On ne peut pas mettre sur le même plan la culture de l’homme et les
productions sociales dans les espèces animales. Les règles animales sont et demeurent
rudimentaires, alors que l’homme a une histoire et une culture.
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3. Culture et civilisation
3.1 Les rapports entre culture et civilisation
Alain Rey, dans son dictionnaire déjà rencontré, dit que «!civilisation!» a été défini au
XVIII° siècle comme «!ce qui rend les individus plus aptes à la vie en société (Mirabeau 1757)
et surtout comme le processus historique de progrès (on dira plus tard évolution) matériel,
social et culturel (Mirabeau 1760), ainsi que le résultat de ce processus, soit un état social
considéré comme avancé. Par métonymie, le mot désigne aussi une société caractérisée par son
degré d’avancement (Mirabeau 1767), emploi avec lequel le pluriel tend à l’emporter à partir
du XIX° siècle!Dans l’article, on peut remarquer un rapprochement certain entre culture et
civilisation!: «!L’accent étant mis sur le degré de perfection atteint, le nom [civilisation] est
employé (…) avec le sens de «!caractère civilisé, état social avancé!; il tend à entrer aujourd’hui
en concurrence avec culture (…)!».
Dans les définitions simples, on peut noter une identité entre les deux termes « culture » et
« civilisation ». Ainsi le Petit Larousse de 1950 indique pour culture «(...) ensemble de
connaissances acquises // Civilisation : la culture gréco-latine ». Mais il n'organise pas le
renvoi, civilisation : « ensemble des caractères communs aux sociétés évoluées // Ensemble des
caractères propres à une société quelconque : la civilisation grecque ». On notera donc
seulement un caractère plus général, plus universel, accordé à civilisation.
À un autre niveau d'analyse, une différence de qualité est introduite.
L'ethnographe G.W. Hewes a réalisé une classification des civilisations et des cultures,
reprise par Fernand Braudel dans Civilisation matérielle, pour donner un tableau du monde vers
1500 intitulé Civilisations, cultures, et peuples primitifs.Il indiquait « tout au bas de l'échelle,
des cueilleurs, des chasseurs et des pêcheurs, de simples producteurs qui vivent au sein du
milieu naturel sans intervenir d'une manière intelligente, consciente sur ce milieu ». Un second
groupe est formé par les nomades et les éleveurs, car « un commencement d'action intelligente
» intervient au niveau du règne animal. Le troisième niveau est celui des cultures agricoles les
moins élevées, très extensives, à faible rendement. Le quatrième est celui des cultures
traditionnelles qui « ignorent l'adjonction du moteur musculaire animal mais qui peuvent
obtenir des rendements considérables » par exemple avec le maïs, et qui « n'ont franchi nulle
part la ligne de l'écriture ». Le cinquième est celui des civilisations denses, agricultures et agro-
pastorales avec charrue. « Nous sommes au sommet des techniques de la production vivrière
par intervention intelligente modificatrice dans le milieu vivant et au sommet de la maîtrise des
moyens de communication par l'écriture ». C'est-à-dire vers 1500 pour l'Europe, l'Inde, les pays
musulmans peuplés de sédentaires et l'Extrême-Orient.
Ainsi une culture serait « une civilisation qui n'a pas encore atteint sa maturité, ni assuré sa
croissance » (Braudel) ; une civilisation « une culture épanouie qui jouit de la durée, de la
réussite, des multiplicateurs de pouvoirs et du nombre » (Chaunu, Conquête et exploitation des
nouveaux mondes, Nouvelle Clio, p. 365). Les Mayas, Aztèques ou Incas mériteraient le terme
de civilisation par « leur qualité, leur éclat, leurs arts, leurs mentalités... leur longévité, leur
densité de population, l'efficacité de leur agriculture ». Mais on le leur refuse car il manque
l'avoine, la roue, la traction animale, ce qui fait qu'on les considère comme des « civilisations
incomplètes, à refouler dans les cultures les plus évoluées » (Chaunu, Conquête et exploitation
des nouveaux mondes, p. 366).
On pourrait rétorquer qu'il ne s'agit que de problèmes de critères. L'araire est-elle nécessaire
dans un système agraire fondé sur la culture du maïs, dont les rendements à l'hectare sont de dix
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à cent fois ceux du blé ? (voir les chiffres de Slicher Von Bath dans Chaunu, Histoire
science sociale, Sedes, 1984). Et le potentiel de temps disponible ne permettait-il pas à
ces groupes de velopper des études « pour le plaisir » non transformables en technique
comme l'astronomie, luxe des civilisations ?
Surtout il faut être prudent avec cette perception du monde qui organise les civilisations dans
une hiérarchie justifiant l'oppression par les plus hauts placés.
« Culture » et « civilisation », un débat franco-allemand
On l’a vu dans le premier chapitre, Kultur apparaît, au sens figuré, au XVIII° siècle en
Allemagne. D’aucuns voient, dans Kultur, un emprunt à la langue française et au prestige des
Lumières. L’évolution des choses va conduire à une sorte de spécialisation de l’emploi
respectif de deux mots : « Tout ce qui relève de l’authentique et qui contribue à
l’enrichissement intellectuel et spirituel sera considéré comme relevant de la culture ; au
contraire, ce qui n’est qu’apparence brillante, légèreté, raffinement de surface, appartient à la
civilisation. La culture s’oppose donc à la civilisation, comme la profondeur s’oppose à la
superficialité » (Cuche 1996). Il s’agit bien ici de montrer que la bourgeoisie allemande
reprochait sa superficialité à la noblesse du pays. En Allemagne toujours, l’unité nationale
n’étant pas encore faite à l’époque, « culture » va devenir un mot-clé de revendication :
« l’intelligentsia, qui a une idée de plus en plus haute de sa mission « nationale », va rechercher
cette unité du côté de la culture » (Cuche 1996). Le mot « civilisation » est associé à un pays
voisin, la France, et aux autres puissances occidentales. A l’opposé de « civilisation », le mot
« culture » cher à la bourgeoisie allemande va représenter la nation allemande, l’âme du peuple.
Quant à « civilisation », ce mot désigne peu à peu en Allemagne ce que Cuche appelle « le
progrès matériel lié au développement économique et technique ». A ne pas confondre donc
avec la « culture », liée à une « conception ethnico-raciale de la nation » (Cuche). En France,
on est universaliste, on est attaché à l’idée de l’unité du genre humain, à la « culture humaine ».
L’antagonisme des nationalismes français et allemand va conduire aux guerres du XX° siècle,
le conflit entre culture et civilisation n’en sera que plus violent et durera bien encore après la
fin de la première guerre mondiale.
Opposer « culture » à « civilisation » ?
Ceux qui refusent l’opposition entre « culture » et « civilisation » insistent sur le fait que
toute civilisation, quelle qu’elle soit, forme un tout organique dans lequel l’élément culturel et
l’élément technique sont étroitement liés. Il en résulte une impossibilité de séparer les idées, les
valeurs, les normes d’action, etc. qui constituent la culture, au sens étroit du terme, des
symboles et moyens matériels par lesquels elles se concrétisent et se transmettent. La technique
serait donc l’une des manifestations de la culture ; civilisation et culture étant indissociables,
technique et civilisation le seraient également. C’est pourquoi certains parlent de notre
civilisation comme étant une civilisation technicienne, avec les dangers que nous pouvons
imaginer si nous ne dominons pas les techniques au point de n’en faire que ce qui peut servir au
bien-être des groupes, et au maintien de la dignité et à la culture de l’individu et des masses.
3.2 Civilisation et progrès
Le XIX° siècle a été une époque civilisation était défini comme un ensemble de valeurs,
un idéal vers lequel l’homme tendrait. L’optimisme dominait : on ne parlait que du progrès et
de ses conquêtes. La civilisation se développait, le résultat a été une massification. Ce même
siècle a été celui l’on a découvert les civilisations d’autrefois Quelques exemples pris dans
le domaine qui est le nôtre :
- démocratisation des musées et salons
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- de grandes expositions
- l’art devient « social »
- investigation générale des valeurs du passé.
C’est ainsi qu’on fouille la Mésopotamie, la vallée du Nil, les forêts du Cambodge, le Yucatan.
Il est indéniable que certaines fouilles conduisaient à un certain pillage. Cependant il convient
de préciser que l’objectif était d’élargir et d’approfondir la connaissance que l’on avait des
civilisations d’autrefois. L’exposition des choses découvertes conduisait à une reconsidération
du Beau. Le Beau n’est alors plus le même. Le concept de beauté s’élargit es s’infléchit vers
des formes ignorées. Or, ces formes, émanations d’autres civilisations, lorsqu’elles étaient
connues, étaient auparavant mises au simple rang de « curiosités ». C’est au rang de
« merveilles » que l’on va élever des émanations d’autres civilisations. Le XIX° siècle a été une
époque l’excellence attribuée à la novation ou à l’innovation, l’accélération du progrès
continu, ininterrompu, ont fait penser aux hommes qu’ils avaient la chance de voir éclore un
monde neuf, le sommet que pouvait atteindre une civilisation, la nôtre. L’Europe avait conquis
le Monde et exploitait ses richesses, matérielles et civilisationnelles. On le sait, le rêve allait se
heurter à deux guerres successives qui ont bousculé l’aura de la civilisation…
Pour ma part, je propose ceci, pour ce qui concerne notre époque : les diverses disciplines
qui s’intéressent à la culture ont bien bouleversé le champ sémantique de « culture » et conduit
à reconsidérer le concept de « civilisation ». Etant donné la relativité des concepts, et la réalité
de la diversité des cultures qui ne sont plus susceptibles d’une hiérarchisation, nous sommes
peut-être en train de vivre une transformation : en acceptant la diversité culturelle, ne donnons-
nous pas naissance à une « civilisation des cultures » ?
3.3 Rencontres entre cultures : acculturation, déculturation, interculturalité
ACCULTURATION
Acculturation : Adaptation, forcée ou non, à une nouvelle culture matérielle, à de nouvelles
croyances, à de nouveaux comportements.
Acculturer : Adapter à une nouvelle culture un individu ou un groupe.
«L’acculturation comprend les phénomènes résultant du contact direct et continu entre des
groupes d'individus de culture différente avec des changements subséquents dans les types
culturels originaux de l'un ou des deux groupes ».
Il en est ainsi de la vie de l'Indien d'Amérique du Nord transformé par les chevaux importés par
les Espagnols, ou de l'agriculture européenne transformée par le maïs ou la pomme de
terre.Cette définition demande des précisions sur la notion de contact. On pourrait penser que
l'on peut se protéger de l'acculturation en s'isolant au sein de traditions (les Amish aux États-
Unis, vivant comme au XIX° siècle) ou par les frontières et un système économique et social
différent (le bloc communiste derrière le « rideau de fer »). En fait, le refus de tout échange ne
peut éviter un contact d'opposition. Il y a aussi acculturation, non seulement parce que la
frontière peut se révéler poreuse (une contre-culture jeune en URSS dans les années 70-80,
autour du rock et du Jeans) mais parce que les cultures s'en trouvent modifiées avec des
phénomènes de crispation, de rejet exacerbé. Il y a une « acculturation antagoniste »
(Devereux), une culture qui se définit par opposition à son voisin, qui résiste par « isolement,
adoption de moyens et de techniques ou au contraire opposition à ces moyens et techniques ».
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