De quoi s`agit-il - Risc-CNRS

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Le point sur
La génétique du
comportement
Serions-nous soumis à la dictature de nos gènes ? La discrimination génétique
serait-elle en marche ? Depuis une vingtaine d’années, la génétique du
comportement bénéficie d’une expansion spectaculaire, porteuse d’espoirs
thérapeutiques et d’appréhensions plus ou moins légitimes.
JEAN-FRANÇOIS MARMION
De quoi s’agit-il ?
N
os gènes contiennent les instructions
servant à l’élaboration de notre organisme. On estime que 20 % d’entre eux s’expriment dans le cerveau, grâce auquel nous
percevons et interprétons le monde avant
de produire les réponses les plus adaptées
possibles. La génétique du comportement
cherche dans quelle mesure notre « carte
d’identité » génétique (ou « génotype ») peut
influer sur nos comportements (qui sont
inclus dans nos « phénotypes », ou produits
observables de l’expression des gènes).
Quelles sont les méthodes de cette discipline ? Les chercheurs ont longtemps privilégié l’observation, notamment d’enfants
adoptés, et de jumeaux, à environnements
supposés égaux. Les enfants adoptés ressembleraient souvent plus à leur famille
biologique qu’à leur famille adoptive. De
même, deux vrais jumeaux se ressemble-
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raient davantage, par le comportement,
que deux faux jumeaux ou deux frères (ou
sœurs) non jumeaux, et plus encore s’ils ont
été élevés séparément. Malgré certaines
difficultés de méthode, ces résultats attestent de l’influence probable de facteurs
génétiques.
La génétique moléculaire, plus récente
et plus précise, présente de meilleures
garanties scientifiques : elle étudie, pour un
individu ou une famille sur plusieurs générations, la liaison entre l’expression d’un
comportement et les versions particulières
(ou « allèles ») de certains gènes. Chez l’animal, la souris représente un cobaye privilégié en raison de la similitude de ses gènes
avec les nôtres et de sa fréquence élevée de
reproduction. Il est courant aujourd’hui
d’en comparer des spécimens génétiquement identiques à l’exception d’un gène
inactivé. Il est également habituel de créer
des souris transgéniques, auxquelles on a
inoculé un ou des allèles soupçonnés, chez
l’homme, d’induire une pathologie ou d’altérer une fonction cognitive. On peut par
exemple produire des souris atteintes de
la maladie de Huntington, ou encore anormalement agressives. L’observation des
modifications du comportement consécutives à ces manipulations permet d’améliorer notre compréhension de l’action de
gènes précis, et de tester des interventions
thérapeutiques. Mais les résultats ne sont
pas transposables tels quels chez l’être
humain, doté d’une plus grande souplesse
adaptative et évoluant dans des environnements variés. À noter que le prix Nobel
de médecine 2007 a été attribué à trois
chercheurs pour leurs travaux sur les souris
transgéniques. n
Dans la jungle
de l’ADN
Un gène constitue le support de l’information
biologique héréditaire. Le génome désigne
l’ensemble des gènes propres à une espèce. Celui
de l’être humain en comporte environ 25 000, soit
autant que la souris, ce qui prouve que le nombre ne
fait rien à l’affaire… Si le séquençage du génome
humain a permis de dresser une carte exhaustive
des gènes sur les chromosomes, la découverte de
leur fonction reste à faire et constitue l’objet d’une
autre discipline, la protéomique.Chaque cellule
humaine contient 23 paires de chromosomes (ou
brins d’ADN, acide désoxyribonucléique), qui sont le
support des gènes. Un chromosome de chaque
paire est transmis par la mère, l’autre par le père :
tout individu dispose donc de deux variations de
chaque gène (deux allèles). L’un des deux
seulement peut être réellement actif (gène
« dominant » versus gène « récessif »).
Les jeux combinatoires entre allèles font que chacun
possède sa propre version du génome, le génotype,
qui peut s’exprimer suivant une certaine
configuration, le phénotype (produit de l’expression
des gènes), pour un caractère donné. Tout individu
est donc génétiquement unique. Si chaque parent
transmet 50 % de son génotype, le phénotype n’est
pas héréditaire. n
Éliane/Zefa/Corbis
À chaque comportement
son gène ?
U
n gène agit à un niveau élémentaire
bien éloigné de la complexité d’un
comportement. Il programme en effet la
fabrication d’une ou plusieurs protéines.
Celles-ci sont à la base du développement
et du fonctionnement de nos cellules, qui
composent elles-mêmes nos tissus et organes, grâce auxquels nous évoluons dans
notre environnement…
De plus, il n’y a pas de correspondance
terme à terme entre gènes et phénotypes.
Un gène peut coder des protéines intervenant dans plusieurs phénotypes, de même
qu’un phénotype peut résulter de plusieurs
gènes : on connaît par exemple, chez la souris, un gène lié aussi bien à l’agressivité qu’à
la formation de l’émail dentaire. Certains
gènes agissent différemment suivant leurs
interactions avec d’autres gènes, leur environnement cellulaire, leur localisation dans
l’organisme. Ils ne s’expriment parfois qu’à
certaines périodes de la vie (à la puberté) ou
de la journée (pendant le sommeil). Ajoutons à cela que certains auront un effet dif-
férent selon qu’ils sont transmis par le père
ou la mère, et il apparaît évident que leur
action est probabiliste, et non déterministe.
Les hasards combinatoires sont tels qu’il est
illusoire de tenter de prédire le comportement d’un individu à partir de son génotype
ou de celui de ses parents (1).
Par conséquent, inutile de rechercher le
gène de la fidélité ou de la compassion !
Dans les années 1960, on croyait la criminalité induite par un chromosome Y surnuméraire. Plus tard, on la décrivait liée à
une configuration particulière du chromosome X, visible chez les enfants atteints du
syndrome de l’X fragile, et dont l’excitabilité aurait auguré des comportements
délinquants. En 1993, on annonçait la
découverte du gène de l’homosexualité.
Ces proclamations tonitruantes sont
considérées aujourd’hui comme autant de
modèles à ne pas suivre… n
(1) Pierre Roubertoux, Existe-t-il des gènes du
comportement ?, Odile Jacob, 2004.
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Rue des Archives
La vie est un long fleuve tranquille
(Étienne Chatilliez, 1988) raconte
l’histoire d’enfants intervertis à
la naissance, et grandissant dans
des environnements sociaux opposés.
Gènes et environnement : interaction ou compétition ?
T
out comportement est en
partie génétique puisqu’il
est manifesté par un individu qui
résulte biologiquement
de son génotype. Mais tout
comportement est en
partie le fruit de facteurs
environnementaux puisqu’il
s’exprime au sein d’une société
humaine et d’une biographie
unique, en fonction d’un
contexte variable. Peut-on dire
alors que le comportement est à
50 % génétique et à 50 %
environnemental ? La réponse
est non : il n’y a pas de « part »
respective des gènes et de
l’environnement, pas plus qu’il
n’y a pas de « part » de la
longueur et de la largeur dans la
surface d’un rectangle, pour
reprendre une métaphore
classique. L’exposition à
l’environnement commence
d’ailleurs dans le ventre
maternel, et inclut des
événements biologiques comme
la qualité de l’alimentation ou
l’exposition aux virus. Génétique
et milieu ne sont pas en
compétition, mais en constante
interaction : on dit qu’ils
covarient. Le comportement
d’un individu serait donc à la fois
100 % génétique et 100 %
environnemental (1) . n
(1) Richard C. Lewontin, La Triple
Hélice. Les gènes, l’organisme,
l’environnement, Seuil, 2003.
L’intelligence est-elle génétique ?
C
ette question fait l’objet de débats
virulents. On dénombre plusieurs
centaines de gènes dont chacun pourrait
être impliqué dans le déficit intellectuel…
Mais à l’heure act uelle, aucun ne constitue
un gène primordial pour le développement
d’une intelligence « normale ». Pourtant,
l’héritabilité (encadré p. 22) du QI est estimée à environ 60 %, ce qui laisse supposer
une contribution massive des gènes sur le
développement intellectuel. L’héritabilité
semble même augmenter au fil de la vie : le
milieu socioculturel pourrait jouer un rôle
nettement moindre après l’adolescence.
Certains chercheurs, depuis le psychologue Arthur Jensen en 1969, vont plus
loin en transposant le débat sur le terrain
racial. Ainsi The Bell Curve, ouvrage à
succès de Richard Herrnstein et Charles
Murray, soulignait en 1994 les différences
de QI entre Américains noirs et blancs (en
faveur de ces derniers), en privilégiant les
déterminants génétiques au détriment
des facteurs socioéconomiques. Le propos
sous-jacent à ces recherches est que si les
inégalités sociales ont un fondement génétique, il est inutile d’investir dans des aides
aux populations noires, présentées comme
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biologiquement inférieures, condamnées à
la stagnation et à la criminalité, et susceptibles, avec leur sexualité décrite comme
effrénée, de contaminer le corps social en
disséminant leurs gènes. De telles théories,
typiques du darwinisme social, sont généralement accueillies par une volée de bois
vert : un autre auteur, Christopher Brand,
a été interdit d’enseigner à l’université
d’Édimbourg en 1996, tandis qu’en 2007,
James Watson, codécouvreur de la structure de l’ADN et prix Nobel de médecine, a
été exclu de son laboratoire de recherches
pour avoir lui aussi défendu l’idée de différences raciales d’intelligence.
De nombreux biologistes, comme Axel
Kahn et Richard Lewontin, sont farouchement opposés à de telles conceptions, et
pas seulement pour des raisons morales.
Scientifiquement, le QI est un instrument
de plus en plus contesté : non seulement il
est sensible à des biais socioculturels, mais
il repose sur une conception globalisante
de l’intelligence, vieille d’un siècle, et qui
ne correspond plus aux connaissances
actuelles. Or, la contribution génétique
à des capacités cognitives plus spécifiques, comme les aptitudes verbales ou la
mémoire, est bien moindre. De plus, même
en acceptant le QI comme instrument
d’évaluation de l’intelligence, il a été montré que son héritabilité est quatre fois plus
forte dans les familles les plus pauvres que
dans les plus riches (1). Ainsi, plus on est
pauvre, plus le milieu social est important
pour l’intelligence générale, que l’on soit
noir ou blanc. Minimiser les facteurs environnementaux conduit donc à une vision
partielle de l’intelligence des populations
noires, qui, aux États-Unis où l’on assiste
aux plus fortes polémiques, sont souvent
les plus défavorisées. Enfi n, on constate
une hausse du QI au fil des générations
dans les pays occidentaux (c’est ce que
l’on appelle l’« effet Flynn »). Le QI moyen
des Français s’est par exemple élevé de
11 points de 1950 à 1980. Le développement de l’intelligence à un tel rythme ne
peut être expliqué, là encore, par la seule
biologie (2). n
(1) Études citées par Michel Imbert, Traité du
cerveau, Odile Jacob, 2006.
(2) Marie-Duru Bellat et Martine Fournier
(coord.), L’Intelligence de l’enfant. L’empreinte du
social, éd. Sciences Humaines, 2007.
Le point sur
… Et les troubles psychiques ?
L
a psychopathologie représente l’un des
domaines de recherche le plus actifs de
la génétique comportementale. Les généticiens ont répertorié quelque 5 000 maladies
dites monogéniques (phénylcétonurie,
myopathie de Duchenne…) : dans ce cas, la
mutation (héréditaire, ou après la conception) d’un seul gène est nécessaire et suffisante pour provoquer une cascade de
réactions chimiques. Celles-ci déclencheront une pathologie, qui aura un retentissement sur le comportement (le plus souvent un retard mental).
Dans les années 1990, les généticiens ont
voulu démontrer l’origine génétique de psychopathologies complexes comme l’autisme,
la schizophrénie ou les troubles bipolaires.
Ils ont dû déchanter. Malgré leur héritabilité
importante, ces maladies, « polygéniques »,
impliquent une multitude de gènes dont
chacun, isolément, a une influence vraisemblablement faible. En outre, les fluctuations
comportementales liées à ces pathologies
déjouent parfois les critères diagnostiques et
compliquent les recherches.
Si les troubles psychiques complexes ne
sont donc pas génétiquement programmés, il existe néanmoins, pour certains
d’entre eux, une vulnérabilité génétique :
plusieurs gènes sont alors nécessaires mais
non suffisants pour développer la psychopathologie, qui se déclenchera plus ou
moins tôt (si elle se déclenche) et avec plus
ou moins de virulence et de réversibilité,
suivant des facteurs liés à l’histoire personnelle du sujet. Enfi n, n’oublions pas que
l’effet des gènes est réversible, au moins
partiellement, par traitement (entretien
p. 22). n
La génétique du comportement
pour quoi faire ?
L
es progrès de la génétique permettent
actuellement de développer des thérapies postnatales mais aussi, dans une
famille reconnue à risques, de procéder à
des dépistages sur le fœtus et à des diagnostics préimplantatoires sur les embryons
conçus in vitro. Ces tests, qui constituent un
marché prometteur, permettent de prédire
correctement les maladies monogéniques,
mais ne sont pas aussi probants pour les
pathologies polygéniques : ils ne peuvent
alors que suggérer des facteurs de vulnérabilité.
D’où des questions éthiques parfois polémiques. Par exemple, la chorée de Huntington
(l’ancienne « danse de Saint-Guy ») est une
maladie dégénérative conduisant à la perte
progressive de la totalité des fonctions
cognitives et motrices. Il n’existe aucun
traitement efficace. Cette pathologie est
consécutive à la mutation d’un seul gène,
identifié. Elle est fatale, mais ne se déclenche qu’après 40 ans. Faut-il éviter la naissance d’un sujet qui vivrait 40 ans sans
symptômes ? Et pour les maladies polygéniques, dont le déclenchement ne sera qu’hypothétique, jusqu’où peut-on autoriser l’interruption volontaire de grossesse à titre
préventif ? Certains chercheurs, comme
Jacques Testart, mettent en garde contre les
excès de la procréation médicalement assistée conjuguée à la génétique comportemen-
tale, qui mèneraient tout droit à une forme
d’eugénisme au discours pavé de bonnes
intentions, une sorte de « meilleur de mondes » où les bébés seraient programmés sur
mesure (1).
On entrevoit également une classification
possible, sinon une ségrégation, des individus selon leur génotype. Des tests génétiques à l’embauche sont déjà pratiqués aux
États-Unis et à Hong Kong, entre autres,
pour déterminer si les gènes d’un candidat
ne réserveront pas de mauvaises surprises
(vulnérabilité à des produits toxiques, comportement potentiellement dangereux…).
En France, cette pratique est interdite, y
compris pour les entreprises américaines
qui s’installent. Dans le même ordre d’idées,
certaines compagnies d’assurances apprécieraient fort de pouvoir accéder au génotype de leurs souscripteurs, afin de prendre
en compte leur espérance de vie probable
ou la période de survenue d’une maladie
potentielle. De telles pratiques, prohibées
par la législation française, sont notamment
autorisées en Grande-Bretagne pour certaines pathologies héréditaires. n
(1) Jacques Testart, Le Vivant manipulé, Sand,
2003.
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SCIENCES HUMAINES 21
Le point sur
L’héritabilité, une notion centrale
malade, plus le risque de développer la
schizophrénie est important : l’héritabilité
augmente avec la proximité génétique.
ENTRETIEN AVEC
Le suicide,
L’héritabilité, valable pour une population,
En mars 2007, le futur
président Sarkozy affirmait
que le suicide et la pédophilie
étaient liés à des
prédispositions génétiques.
Scandales et polémiques…
Mais qu’en pensent les
psychiatres ?
n’a pas de sens pour un individu seul : une
héritabilité de 20 % pour un comportement
(dans une population) ne signifie donc
aucunement qu’il soit transmis à 20 % par
les parents (pour un individu). De même,
Dennis Hutchinson
si l’héritabilité est de 60 % pour le QI, cela
L’extravagant catcheur britannique Adrian Street au
côté de son père, discret mineur de fond.
L’
héritabilité est une statistique estimant le degré d’influence probable
des facteurs génétiques pour un phénotype donné, dans une population donnée.
Par exemple, 1 % de la population générale est atteint de schizophrénie. Mais prenons une population de 100 personnes,
n’entraîne pas que l’intelligence soit à 60 %
héréditaire. L’héritabilité n’explique donc
pas comment, dans quelles proportions,
avec quelle probabilité, avec quels gènes
un caractère se développe dans un organisme. Enfi n, elle constitue paradoxalement un excellent argument en faveur du
rôle de l’environnement. Car si la génétique
suffisait à tout expliquer, le risque d’être
atteint, pour un vrai jumeau schizophrène
dont le frère ou la sœur est malade, serait
de 100 %, tous deux portant les mêmes
gènes. n
ayant toutes un frère, une sœur voire un
DR
faux jumeau déjà diagnostiqué comme
schizophrène :dans ce cas, environ 17 développeront également la maladie. Prenons à présent 100 autres personnesdont
le vrai jumeau, cette fois, est schizophrène.
Environ 48 seront frappées à leur tour. On
dit que l’héritabilité est de 48 % pour la
schizophrénie, c’est-à-dire que les facteurs génétiques sont prépondérants dans
48 % des cas de la population évaluée, à
À lire
• L’avenir n’est pas écrit
Albert Jacquard et Axel Kahn, Bayard, 2001.
• Les Imposteurs de la génétique
Bertrand Jordan, Seuil, 2000.
• Existe-t-il des gènes du comportement ?
Pierre Roubertoux, Odile Jacob, 2004.
• Des gènes au comportement.
Introduction à la génétique comportementale
Robert Plomin, John C. DeFries, Gerard E. McClearn
et Michael Rutter, 3e éd., De Boeck, 1998.
environnement semblable.
Les frères, sœurs et faux jumeaux ont à
peu près 50 %de gènes en commun, tandis
Pour en savoir plus
www.scienceshumaines.
com/pourensavoirplus
que les vrais jumeaux sont génétiquement
(en accès libre pendant un mois)
identiques. Par conséquent, plus le patri-
• « Intelligence : la part des gènes »
Entretien avec Pierre Roubertoux,
Sciences Humaines, n°164, octobre 2005.
moine génétique est proche de celui d’un
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Franck Bellivier
professeur de psychiatrie à l’hopital
Henri-Mondor de Créteil, spécialiste
de la génétique du suicide.
Le suicide et la pédophilie sont-ils
des conduites ayant des fondements
génétiques ?
Mettons les choses au point tout de
suite. Sur la pédophilie, il n’existe pas
d’études conclusives. En revanche, les
conduites suicidaires sont suivies depuis
plusieurs dizaines d’années par les
psychiatres, et c’est l’un des domaines
les plus avancés en génétique des
comportements.
Le point sur
FRANCK BELLIVIER
une maladie génétique ?
Et quelles connaissances a-t-on acquises ?
Il y a d’abord les travaux sur ce qu’on
appelle l’héritabilité des conduites
suicidaires. Les relevés, menés sur de
nombreux cas, permettent de calculer si le
fait d’avoir un parent suicidaire augmente
ou non les risques pour une personne de
commettre le même geste. Actuellement,
les résultats convergent : au premier degré
(père, mère, frère ou sœur), ce risque est
multiplié par six Cela montre qu’il existe
une « familialité » des conduites suicidaires.
Mais ça ne prouve pas que ce soit
génétique : on peut aussi bien incriminer
un climat collectif, l’influence de
l’exemple…
Les indices biologiques apparaissent avec
les études sur les jumeaux. Cela consiste à
comparer la fréquence des comportements
identiques chez des dizaines de paires de
faux et de vrais jumeaux (1). Pour le suicide
et les conduites suicidaires, il y a un écart
significatif : on constate 0,7 % de
concordance chez les faux contre 13 % chez
les vrais. Le fait de partager le même
patrimoine génétique a donc une incidence
certaine sur la concordance des conduites
suicidaires. Mais elle faible : 87 % des paires
de vrais jumeaux ne partagent pas ce
comportement. Ce qui veut dire que la part
d’hérédité biologique dans les conduites
suicidaires est indubitable mais,
finalement, serait faible par rapport à
d’autres facteurs non génétiques (alcool,
psychotropes, problèmes conjugaux,
antécédents traumatiques, pathologies
graves…).
Mais pour vraiment parler de génétique,
faut-il encore identifier la pathologie qui
est associée au suicide, puis la cause
biologique de cette pathologie, enfin son
origine génétique. Est-ce la même que la
dépression, par exemple ?
Tous les patients ayant eu à connaître un
épisode dépressif ne présentent pas de
conduites suicidaires. Le passage à l’acte
est un comportement spécifique.
Actuellement, il est associé à un facteur
biologique reconnu : la baisse de la
neurotransmission sérotoninergique (2),
aussi bien chronique qu’au moment de
l’acte. Les biologistes se sont donc
intéressés aux gènes codant pour des
protéines impliquées dans la
neurotransmission sérotoninergique.
Ainsi, plusieurs gènes ont fait l’objet
d’études très intéressantes (mais de
nombreux autres restent à étudier) : celui
qui code pour la tryptophane hydroxylase
(TPH1), chargé de la synthèse de la
sérotonine, le gène qui code pour l’enzyme
chargé de la dégradation de la sérotonine
(MAO A), le gène codant pour la protéine
chargée du transport de la sérotonine
(transporteur de la sérotonine), et les gènes
codant pour des récepteurs de la
sérotonine. Des résultats très intéressants
indiquent que certains polymorphismes de
ces gènes pourraient jouer un rôle dans la
vulnérabilité aux conduites suicidaires, en
particulier avec la TPH1 et le transporteur
de la sérotonine.
Quels effets bénéfiques peut-on attendre
de ce genre de recherches ?
Prenons les devants de la critique : y a-t-il
un risque de discrimination ? A priori non,
car la génétique des traits multifactoriels
complexes ne permet pas de fonder une
médecine prédictive. Les êtres humains ne
sont pas égaux face au risque de
nombreuses entités morbides : cancer du
sein, du colon, diabète, obésité,
hypertension artérielle… qui rencontrent
des facteurs favorisants constitutionnels
génétiques. De la même manière, certains
facteurs génétiques semblent jouer un rôle
dans le risque de présenter des conduites
suicidaires. Chacun de ces facteurs n’est ni
nécessaire ni suffisant. De plus, ils
n’agissent probablement pas seuls mais
interagissent avec d’autres facteurs
environnementaux ou liés au
développement. Pour ces raisons et pour
d’autres qu’il serait un peu long d’expliciter,
il n’y a pas de risque d’eugénisme.
En revanche, je vois deux effets positifs à
ces découvertes et recherches à venir sur ce
sujet. La psychiatrie génétique est un outil
très puissant pour identifier les
soubassements biologiques de nombreux
troubles psychiatriques : autisme,
schizophrénie, trouble bipolaire, etc. La
reconnaissance de bases biologiques et
génétiques à ces pathologies devrait
contribuer à déstigmatiser ces maladies
souvent conçues comme culpabilisantes
pour le patient et pour son entourage. En
les rangeant aux côtés des maladies
multifactorielles complexes, on intègre
aussi leur complexité. Les maladies
génétiques sont souvent considérées
comme irrémédiables, handicapantes et
déterminées. C’est vrai pour certaines
d’entre elles. La génétique des maladies
multifactorielles complexes est au
contraire porteuse de grands espoirs quant
à la compréhension des mécanismes
biologiques qui les sous-tendent, et permet
d’ouvrir la voie vers de nouvelles
thérapeutiques et des stratégies
préventives. n
PROPOS RECUEILLIS PAR NICOLAS JOURNET
(1) Les faux jumeaux sont dizygotes : provenant de
deux ovocytes distincts, leurs patrimoines génétiques
peuvent différer. Les vrais jumeaux sont issus d’un
seul ovocyte fécondé : leurs génomes sont
globalement identiques.
(2) La sérotonine est un neurotransmetteur connu
pour son rôle dans la dépression, mais pas
seulement. Il intervient sur l’appétit, la veille, le
sommeil, l’activité et la décision.
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