1. Noli me tangere de Titien, approximativement entre 1511-1512. © National Gallery of London
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NE ME TOUCHE PAS
,
cet autre nom du cancer
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Noli me tangere, en français Ne me touche pas. Issue de l’édition latine de la Bible, cette
formule désigne un épisode célèbre de la Vie de Jésus, raconté par l’apôtre Jean [1]. C’est le matin
de Pâques et Marie-Madeleine vient au tombeau du Christ. Le trouvant vide, elle se met à pleu-
rer. S’étant alors retournée, elle aperçoit Jésus qu’elle prend pour un jardinier. Il l’appelle par son
nom et Marie-Madeleine le reconnaît aussitôt. Toute joyeuse, elle s’approche de lui mais Jésus
lui lance alors cette fameuse injonction : « Noli me tangere». Quand la Bible abandonna le latin
pour les langues vernaculaires, cela donna : Touch me not, No me toques, Rühre mich nicht, Ne me
touche pas
L’imaginaire de l’Europe chrétienne a longtemps été imprégné par cette histoire de l’inter-
dit Christique du toucher. Rares sont les musées à ne pas posséder un ou plusieurs Noli me tangere.
La liste est longue des artistes inspirés par le sujet : Bronzino au Louvre, Le Corrège au Prado,
Fra Angelico au San Marco de Florence ou Rubens à l’Alte Pinacothek de Munich. Ou encore,
l’admirable Titien conservé à la National Gallery de Londres (fig. 1).
Les théologiens et les exégètes se sont abondamment interrogés sur le sens de ce Noli me
tangere.
Que signifie cet interdit du toucher ?
Qu’y a-t-il d’intouchable ? Que penser de ce corps qui se refuse au contact d’un autre corps ?
Même aujourd’hui, l’interdit Christique continue d’alimenter la réflexion des historiens de
l’art [2], des philosophes [3] ou des psychanalystes [4].
Dans l’histoire du langage, ce Noli me tangere n’est pas demeuré l’apanage du domaine reli-
gieux. Sait-on que cette injonction fut autrefois l’un des synonymes du cancer ? Lorsque les
médecins souhaitaient ne pas prononcer le mot cancer, ils pouvaient dire noli me tangere. Tout
comme aujourd’hui, pour ne pas dire le vrai nom de cette maladie, on dit néoplasme ou néo,
longue maladie, malignité, carcinome, chimiothérapie, tumeur ou crabe. Le cancer était désigné
par le précepte même qui enjoignait de ne point le toucher.
Ce mode de désignation du mal cancéreux fut utilisé dans l’Europe de jadis pendant plus de
mille ans. Pour s’en convaincre, il suffit de se reporter à quelques anciens traités médicaux [5].
1708, Cours d’opérations de chirurgie, par Pierre de Dionis : «Le cancer se nomme aussi noli me
tangere, parce que si l’on y touche, on l’irrite et il fait plus de ravage ». 1693, La guérison du cancer
au sein, par Houppeville : « L’idée du cancer est une idée terrible. Les termes de Noli me tangere,
de carcinome et de cancer, causent de l’horreur ». 1583, Traité des tumeurs par Ambroise Paré :
« D’aucuns ont appelé ces cancers Noli me tangere, c’est-à-dire Ne me touche de nulle chose âpre
et forte à cause qu’on me rend plus malin et furieux ». 1363, La grande chirurgie par Guy de
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Chauliac : « Guillaume de Salicet juge qu’un cancer est une maladie bizarre et fâcheuse, car plus
on y touche, plus il s’effarouche ; c’est pourquoi, il conseille de n’y toucher que fort doucement
et il croit que pour cette raison, on le nomme Noli me tangere ». En cheminant à travers les siècles,
on peut remonter jusqu’aux écrits du médecin Celse au début de notre ère et trouver mention
de cette expression.
Quel rapport avec la modernité ? Me diriez-vous. Nul, aujourd’hui, n’irait soutenir qu’un
cancer s’aggrave si l’on y touche. Personne ne voit dans cette maladie une créature douée d’une
vie secrète et capable de devenir plus méchante si on la manipule. Pourtant, à y réfléchir de plus
près, qui n’a jamais entendu dire que toucher à un cancer risquait d’aggraver la maladie? Surtout
s’il s’agit du sein.
Médicalement, il y a plusieurs manières de toucher à un sein cancéreux : la main qui palpe, la
mammographie qui comprime, l’aiguille qui ponctionne, le bistouri qui coupe… Geste souvent
suspecté, voire accusé : la ponction utilisée dans le diagnostic du cancer. On voit en consultation
des femmes refuser cette procédure médicale ; ici ou là, des médecins aussi s’élèvent contre cet
usage. Enfoncer une aiguille dans un sein, surtout s’il est cancéreux, leur paraît très imprudent.
Ils soupçonnent le déplacement des cellules induit par la ponction de provoquer une dissémi-
nation des cellules et des métastases. Quoique, depuis cinquante ans, nombre d’études aient
démontré son caractère anodin, cette technique est régulièrement l’objet d’accusation. Quant
aux accusateurs, ils campent sur leur position, le plus souvent sourds aux arguments d’innocuité.
Autre geste au banc des accusés : comprimer le sein. Voici une dizaine d’années, la mammo-
graphie a fait l’objet de vives critiques en raison de la compression pratiquée à son occasion. En
1994, le célèbre journal médical Lancet s’en fit l’écho [6]. Des chercheurs en biologie suspectaient
cette procédure de provoquer la rupture des canaux galactophores. En effet, disaient-ils, si au
moment de la mammographie un cancer existe déjà, au stade in situ et encore localisé à l’inté-
rieur de ces canaux, cette rupture entraîne l’éparpillement des cellules malignes. Il faut n’avoir
jamais observé des galactophores de près et les confondre avec des pneumatiques ou des sacs en
papier gonflés d’air pour imaginer qu’une compression peut les faire exploser !
Même la simple palpation des seins cancéreux a été incriminée dans la genèse des métastases.
Témoin, un éditorial écrit en 1930, dans le Journal du Collège Américain des chirurgiens [7].
Son auteur, Émile Holman, était un renommé Professeur de chirurgie à la Faculté de Médecine
de Stanford, haut lieu de soins, enseignement et recherche aux États-Unis. Intitulé du texte :
« Cancer : la menace des palpations répétées ». Convaincu que tout maniement d’une tumeur
cancéreuse peut favoriser la propagation des cellules malignes, Holman recommande de ne pas
multiplier les palpations. Il édicte une règle : « Toute palpation d’un cancer doit toujours être
douce et brève, et réalisée par aussi peu de mains que possible ». Médecins de famille, étudiants et
assistants, doivent s’abstenir de palper. Regarder, oui, mais surtout ne pas toucher. Holman
souhaite que seul le chirurgien qui doit opérer le sein cancéreux soit autorisé à le palper. À condi-
tion d’être doux et bref, et de ne pas répéter cette palpation inutilement.
Croire que toucher et manipuler un cancer risque de l’aggraver accompagne l’histoire de
cette maladie. Cette croyance transparaît autant dans le discours populaire que médical. Dans
son livre [8] publié en 1829, le médecin Récamier proteste contre ce qu’il appelle l’usage de
« l’antique arrêt du Noli me tangere ». Membre de l’Académie de médecine et spécialisé dans les
60 | CANCER DU SEIN – ENTRE RAISON ET SENTIMENTS
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affections cancéreuses, il estime nécessaire de combattre l’opinion des confrères qui soutiennent
que « les bandages compressifs et tous les modes de compression sur les tumeurs cancéreuses
sont nuisibles, en procurant l’extension rapide de la maladie de la glande mammaire aux
muscles et aux côtes ».
S’agissant du cancer du sein, cette opinion est d’autant plus répandue que la poitrine fémi-
nine est perçue comme lieu de fragilité et d’intimité. Quelle que soit sa nature, toute meurtris-
sure à cet endroit est suspectée de suites néfastes. Voir la question des armatures de soutien-
gorge : celles-ci n’ont jamais provoqué aucune maladie des seins mais n’en sont pas moins
accusées de mille maux possibles, même par des médecins…
Qu’y a-t-il donc dans le cancer qui lui confère ce statut de mal intouchable ?
Statut qui se retrouve dans la discrimination sociale dont sont l’objet les sujets affectés par
cette maladie. Cette chair maligne, pourquoi faut-il ne pas la toucher sous peine d’aggraver la
maladie ? Sur quoi se construit et se pérennise cette idée ?
Au premier chef, sans doute, y a-t-il le caractère hasardeux et imprévisible de l’évolution des
cancers. Chacun le sait, tout cancer peut récidiver et c’est même l’une des spécificités du mal
cancéreux. Quel que soit le traitement ou le stade initial de la maladie, un cancer peut réappa-
raître. Même après ablation complète du sein, une tumeur maligne peut revenir six mois, un an
ou dix ans plus tard. Pourquoi un cancer peut-il réapparaître alors même qu’il a été enlevé ? À
cette question, la médecine n’offre point de réponse si ce n’est la sempiternelle échappatoire :
« Elle a consulté trop tard ». Rien de clair, cohérent, satisfaisant, n’explique les récidives. Devant
cette énigme, le besoin de comprendre persiste. Quelquefois, ce besoin s’exacerbe tellement que
s’y greffe facilement la propension humaine à un sophisme constamment dénoncé par les logi-
ciens : le post hoc ergo propter hoc ou après cela donc à cause de cela. « J’ai été opérée du sein et j’ai
maintenant une récidive ; donc s’il n’y avait pas eu de chirurgie, je n’en serais peut-être pas là ».
Quand deux événements se suivent dans le temps, on imagine spontanément qu’ils sont liés par
des rapports de cause à effet.
Considérer que si l’on n’avait pas touché à son cancer, peut-être que le malade se porterait
mieux, est une idée qui naît facilement. N’est-ce point ce qu’exprime l’un des plus célèbres apho-
rismes d’Hippocrate [9]. Constamment cité, répété et commenté, par les médecins d’autrefois, il
dit ceci : «Mieux vaut de ne point entreprendre de guérir les cancers occultes; parce qu’en voulant
les guérir les malades meurent plus tôt, et que n’étant pas soignés ils vivent plus longtemps».
D’aucuns en concluent que le père de la médecine occidentale était partisan de l’abstention
thérapeutique. En réalité, cet aphorisme, écrit voici deux mille cinq cents ans, n’est aucunement
un encouragement à ne point soigner les femmes affectées d’un cancer au sein et à les aban-
donner à leur sort. Par cancers occultes, Hippocrate indiquait les tumeurs cachées, celles qui ni ne
se voient ni ne se palpent. Il désignait les cancers peu accessibles au scalpel des chirurgiens en
raison de leur situation à l’intérieur du corps. Hippocrate donne simplement un conseil de bon
sens : ne pas opérer un cancer si la chirurgie ne peut pas l’enlever complètement. Après une abla-
tion incomplète, en effet, la récidive ne manquera pas de se manifester et le patient risque fort
de se retrouver dans une situation pire qu’avant l’opération. Pour le médecin de Cos, il s’agissait
d’abord de ne pas nuire au malade et d’éviter que le remède ne soit pire que le mal.
NE ME TOUCHE PAS
, CET AUTRE NOM DU CANCER | 61
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62 | CANCER DU SEIN – ENTRE RAISON ET SENTIMENTS
02 | Non ! Anonyme, 2004 © Lilly Oncology on Canvas.
03 | Photo de droite : Jugement dernier, Les damnés de Colijn de Coter, approximativement
entre 1510-1515. © Musée Wallraf-Richartz, Cologne.
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