Chauliac : « Guillaume de Salicet juge qu’un cancer est une maladie bizarre et fâcheuse, car plus
on y touche, plus il s’effarouche ; c’est pourquoi, il conseille de n’y toucher que fort doucement
et il croit que pour cette raison, on le nomme Noli me tangere ». En cheminant à travers les siècles,
on peut remonter jusqu’aux écrits du médecin Celse au début de notre ère et trouver mention
de cette expression.
Quel rapport avec la modernité ? Me diriez-vous. Nul, aujourd’hui, n’irait soutenir qu’un
cancer s’aggrave si l’on y touche. Personne ne voit dans cette maladie une créature douée d’une
vie secrète et capable de devenir plus méchante si on la manipule. Pourtant, à y réfléchir de plus
près, qui n’a jamais entendu dire que toucher à un cancer risquait d’aggraver la maladie? Surtout
s’il s’agit du sein.
Médicalement, il y a plusieurs manières de toucher à un sein cancéreux : la main qui palpe, la
mammographie qui comprime, l’aiguille qui ponctionne, le bistouri qui coupe… Geste souvent
suspecté, voire accusé : la ponction utilisée dans le diagnostic du cancer. On voit en consultation
des femmes refuser cette procédure médicale ; ici ou là, des médecins aussi s’élèvent contre cet
usage. Enfoncer une aiguille dans un sein, surtout s’il est cancéreux, leur paraît très imprudent.
Ils soupçonnent le déplacement des cellules induit par la ponction de provoquer une dissémi-
nation des cellules et des métastases. Quoique, depuis cinquante ans, nombre d’études aient
démontré son caractère anodin, cette technique est régulièrement l’objet d’accusation. Quant
aux accusateurs, ils campent sur leur position, le plus souvent sourds aux arguments d’innocuité.
Autre geste au banc des accusés : comprimer le sein. Voici une dizaine d’années, la mammo-
graphie a fait l’objet de vives critiques en raison de la compression pratiquée à son occasion. En
1994, le célèbre journal médical Lancet s’en fit l’écho [6]. Des chercheurs en biologie suspectaient
cette procédure de provoquer la rupture des canaux galactophores. En effet, disaient-ils, si au
moment de la mammographie un cancer existe déjà, au stade in situ et encore localisé à l’inté-
rieur de ces canaux, cette rupture entraîne l’éparpillement des cellules malignes. Il faut n’avoir
jamais observé des galactophores de près et les confondre avec des pneumatiques ou des sacs en
papier gonflés d’air pour imaginer qu’une compression peut les faire exploser !
Même la simple palpation des seins cancéreux a été incriminée dans la genèse des métastases.
Témoin, un éditorial écrit en 1930, dans le Journal du Collège Américain des chirurgiens [7].
Son auteur, Émile Holman, était un renommé Professeur de chirurgie à la Faculté de Médecine
de Stanford, haut lieu de soins, enseignement et recherche aux États-Unis. Intitulé du texte :
« Cancer : la menace des palpations répétées ». Convaincu que tout maniement d’une tumeur
cancéreuse peut favoriser la propagation des cellules malignes, Holman recommande de ne pas
multiplier les palpations. Il édicte une règle : « Toute palpation d’un cancer doit toujours être
douce et brève, et réalisée par aussi peu de mains que possible ». Médecins de famille, étudiants et
assistants, doivent s’abstenir de palper. Regarder, oui, mais surtout ne pas toucher. Holman
souhaite que seul le chirurgien qui doit opérer le sein cancéreux soit autorisé à le palper. À condi-
tion d’être doux et bref, et de ne pas répéter cette palpation inutilement.
Croire que toucher et manipuler un cancer risque de l’aggraver accompagne l’histoire de
cette maladie. Cette croyance transparaît autant dans le discours populaire que médical. Dans
son livre [8] publié en 1829, le médecin Récamier proteste contre ce qu’il appelle l’usage de
« l’antique arrêt du Noli me tangere ». Membre de l’Académie de médecine et spécialisé dans les
60 | CANCER DU SEIN – ENTRE RAISON ET SENTIMENTS
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