Dossier pédagogique - Théâtre du Beauvaisis

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SOMMAIRE
L’auteur Mohamed El Khatib ………………………………………
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Notes de l’auteur ……………………………………………………..
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Entretiens avec Mohamed El Khatib
- Théâtre de la Cité Internationale ………………………………… 8
- L’L - Centre Wallonie-Bruxelles ……………...…………………... 10
On en parle ………………….……………………………………… 12
Pistes pédagogiques
- Avant le spectacle ……………………………………………….
- Après le spectacle ……………………………………………….
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L’AUTEUR :
MOHAMED EL KHATIB
© Marion Poussier
36 ans. Auteur et metteur en scène, il s’astreint à confronter le théâtre à d’autres médiums (cinéma,
installations, journaux) et à observer le produit de ces frictions.
Il réalise aussi des courts-métrages.
Après des études de Lettres (Khâgne), un passage à Sciences Po, puis au CADAC (Centre d’Art dramatique
de Mexico où il a vécu et travaillé pour le Monde diplomatique) et une thèse de sociologie sur « la critique
dans la presse française » (Dir. Nicolas Pélissier), il cofonde à Orléans en 2008 le collectif Zirlib autour d’un
postulat simple : l’esthétique n’est pas dépourvue de sens politique.
C’est la pièce À l’abri de rien qui signe l’acte de naissance littéraire et scénique de Zirlib à travers la seule
question qui vaille la peine d’être traitée, avec tendresse, au théâtre : la mort.
Le reste de son parcours ne sera que variations sur le sujet.
Zirlib est le fruit d’une rencontre entre auteurs, acteurs, chercheurs, danseurs, vidéastes et musiciens de
formations et d’horizons divers. Ce collectif envisage la création contemporaine comme une expérience, un
geste sensible/social dont la dimension esthétique la plus exigeante doit se confronter au quotidien le plus
banal. Le point de départ est toujours une rencontre.
Il développe ainsi des projets de fictions documentaires dans le champ du théâtre, de la littérature et du
cinéma. À travers des épopées intimes, il invite tour à tour un agriculteur, une femme de ménage, des marins
à co-signer avec lui une écriture du réel. Après Finir en beauté où il évoque la mort de sa mère, et Moi, Corinne
Dadat il démontre qu’une comédie, ça n’est qu’une tragédie avec un peu de recul.
Comme tout auteur qui se respecte, il monte ses propres textes. Par engagement poétique et politique a priori
mais surtout « parce que personne d’autre ne veut le faire ».
Suite à un dépôt de candidature, et au visionnement par des membres de l’équipe de L’L, lieu de recherche et
d’accompagnement pour la création contemporaine (Bruxelles), de sa première création À l’abri de rien,
Mohamed El Khatib rejoint L’L en mai 2011.
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Il y développe une recherche autour des écritures de l’intime et tente d’en explorer jusqu’à épuisement, différents
modes d’exposition anti-spectaculaires.
Dans son parcours à L’L, Mohamed El Khatib a travaillé jusqu’à présent avec deux mentors : l’auteure Claire
Gatineau et l’ingénieur du son David de Four.
Il est artiste-associé au Théâtre de la Ville à Paris et au Centre dramatique nationale de Tours et artiste en
résidence au REP Théâtre de Birmingham (GB). Il est également membre du comité de rédaction de Parages,
la revue du Théâtre National de Strasbourg et participe régulièrement à la revue littéraire If dirigée par Hubert
Colas.
En 2014-2015, il est artiste associé au Centre Dramatique National Orléans/Loiret/Centre.
Ses pièces sont jouées en France et à l'étranger.
En 2010 il créé À l'abri de rien à la Scène nationale de Sète.
En 2012 il créé Sheep - pièce pour 7 danseurs et un mouton au Grand T à Nantes.
En 2014 il créé au festival actOral Finir en beauté et Moi, Corinne Dadat - pièce pour une femme de ménage et
une danseuse.
En 2016 il est lauréat du Grand Prix de littérature dramatique pour son texte Finir en beauté.
En 2017 il prépare pour Arte la réalisation du film Renault 12 (Les Films d'ici) et il créera à la Colline - théâtre
national en partenariat avec le Festival d'Automne à Paris et le Théâtre de la Ville sa prochaine création
STADIUM avec 53 supporters du Racing Club de Lens.
Son prochain texte C'est la vie, sera publié en mars 2017 aux éditions Les Solitaires intempestifs.
Sources :
theatre-contemporain.net
L’L
Le Montfort Théâtre, Paris
Cie Zirlib
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NOTES DE L’AUTEUR
“Faire le deuil, expression stupide qui laisse entendre
Que celui-ci est un travail dont nous viendrions à bout
Comme de tout labeur avec un peu de bonne volonté
Et d’application.” Eric Chevillard
Note de contexte
Artiste en résidence à L’L. (Lieu de recherche et d’accompagnement pour la jeune création -Bruxelles), je
développe un travail autour des écritures de l’intime et tente d’en explorer différents modes d’exposition antispectaculaires.
Au cours de ma recherche, à l’origine intitulée Conversation, je devais interroger le passage de la langue
maternelle (l’arabe) à la langue théâtrale, à partir d’entretiens réalisés avec ma mère.
Le 20 février 2012, son décès (suite à un cancer du foie) a bouleversé mes intentions.
Cet “accident” a court-circuité le travail théâtral jusqu’à faire se confondre vie et œuvre.
Intitulée Finir en beauté mais toujours centrée sur la question des écritures de l’intime, la création qui découle
de ce processus de recherche à L’L. tente d’explorer les modalités de dialogue à partir de la notion de
“débris” : débris d’une relation, d’une histoire, d’un paysage, de tout ce qui restera de nous (“nous” étant ici
une mère et un fils après un événement définitif comme la mort) ; débris de langue maternelle, débris de
langue théâtrale, débris d’écriture (à la fois comme contenu et comme principe d’organisation de l’acte
d’écrire).
Note d’intention
De même que je n’ai jamais pu dissocier mon écriture du plateau, je n’ai jamais pu éviter d’apporter le réel
tant sur scène que dans mon travail d’auteur. Dans mon théâtre, le document est un atout, un outil, l’essence
même de ce qui va faire écriture et représentations. C’est le cas avec Moi, Corinne Dadat, pièce où je fais
participer réellement une femme de ménage rencontrée par hasard. Ici, avec Finir en beauté, cette logique est
poussée à son paroxysme puisque le matériau principal tient à un événement à la fois exceptionnel et banal,
en tous cas universel et totalement privé : celui de la mort de ma mère.
Dès lors, j’ai reconstruit une sorte de journal écrit - en partie sur des carnets - à partir du 20 février 2012, jour
de la mort de ma mère.
A débuté alors un travail de mémoire, de deuil, qui s’attache à revisiter les lieux et le paysage après la
bataille… Un travail en forme d’introspection mais surtout d’observation et de captation du réel afin de faire
ressurgir des détails, des impressions, des souvenirs : il n’y a plus d’intermédiaires entre l’auteur, sa vie, son
écriture et le spectateur.
S’engage ainsi une conversation intime avec ma propre vie, mais aussi avec le médium théâtre lui-même : sans
jamais avoir abordé jusqu’à présent frontalement l’autoportrait, ni m’être mis directement en scène, j’ai cette
fois franchi le cap du plateau pour porter moi-même ce récit dans une dimension dès lors performative et
singulière : le temps d’une représentation, d’une communion pour partager avec un public cette parole fragile
sur la question universelle du deuil. J’avais écrit dans mon premier texte, A l’abri de rien, que le monde se
divise en deux parties égales, ceux qui ont perdu leur mère et ceux qui vont avoir mal de la perdre.
Je partagerai cette expérience intime du deuil dont chacun pourra trouver un écho personnel.
Au départ était la question de la langue maternelle - l’arabe - qui s’est par ailleurs révélée une barrière
supplémentaire face à une langue médicale elle-même “étrangère”.
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© DONADIO. ActOral. J6
Et là, très rapidement, un constat s’est imposé : à peine entamée, ma recherche s’est éloignée du chemin
tracé : en lieu et place du dialogue entre une mère et un fils, je me suis trouvé confronté à l’héritage de cette
langue-mère qui n’est plus vivante. C’est alors, à travers le deuil, que j’ai redécouvert cette incarnation des
deux cultures de part et d’autre de la Méditerranée.
Finir en beauté est donc une expérience à la première personne, où l’esthétique du retranchement domine :
disparition des personnages, des codes d’écriture, de la narration classique : la parole est livrée en prise directe
avec l’auditeur. Il s’agirait d’un essai ou d’une expérience théâtrale où quelques figures traversent bien le
paysage esquissé de cette fresque familiale, mais où l’actrice principale demeure la mère absente.
Je combine un récit autobiographique avec des éléments fictionnels, des éléments importés de la réalité que je
redessine, recompose au fil de ce journal. C’est ainsi que je me mets en scène dans les conditions du réel tout
en assumant une part de fabulation. Concevoir l’œuvre comme fragment, c’est la possibilité d’organiser une
histoire en interrogation, en recherche constante et laisser de l’espace à l’autre. J’ai souhaité une réalité trouée,
friable et infiniment plus mystérieuse que n’importe quelle histoire inventée, pour permettre la coexistence et
l’interpénétration réciproque du réel et de la fiction.
Pour interroger les regards qui se concentrent sur cet événement-limite, j’utilise l’ensemble des réflexions,
anecdotes, témoignages, condoléances qui me sont parvenus, par différentes voies de communication. J’ai
également traduit de l’arabe au français avec ce que cela implique de déperdition, de trous - l’intégralité des
conversations enregistrées les 12 derniers mois avec ma mère, à l’hôpital, où elle s’est éteinte. La texture
sonore donne à entendre les mots et le déclin physique de l’émission même de la parole.
D’autre part, j’ai écrit une série de micro-récits, à la manière d’une caméra subjective. Des éléments qui
permettent d’insuffler distance et légèreté, désarmorçant par là même toute forme de lamento pathétique.
Ces matériaux hétérogènes permettent d’aborder le récit sous différents angles comme autant de prismes de
distanciation qui contribuent à rendre ce deuil non plus “anecdotique” mais partageable par tous.
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Passage à l’acte scénique : l’auteur en scène
L’objet scénique Finir en beauté tentera de faire participer d’une même structure des éléments qui relèvent du
documentaire, de la fiction, de l’oratorio.
Au même titre que les différents matériaux utilisés ont été dépouillés, l’espace scénique l’est également. La
chronologie vient ici rythmer la proposition en faisant se heurter différents espace-temps dans une même
structure. Peuvent ainsi se côtoyer le temps long d’une relation et celui, éclair, de l’arrivée d’un SMS en temps
réel.
Cet espace, dans lequel s’inscrit le corps de l’auteur avec ses outils de travail, des feuilles, un enregistreur,
fonctionne comme le réceptacle vierge d’une expérience qui laissera des traces… de texte, de photographie,
d’image, qui viendront comme autant de strates successives pour approfondir ce traitement du deuil…
Le geste de ce témoignage artistique prend ici les allures d’une confidence intime livrée au spectateur dans un
rapport frontal direct. Ce travail de réparation symbolique envers les morts ne peut s’effectuer que dans une
certaine proximité entre le spectateur et le récitant.
Un projet également éditorial
Finir en beauté est une fiction documentaire en deux mouvements : une performance et un “livre”, pièce en 1 acte
de décès. Ce même geste permet ainsi de partager cette expérience via deux temporalités différentes.
Après le caractère éphémère de la représentation, l’objet littéraire propose une traversée au temps long, une
trace que chaque lecteur pourra explorer à son rythme.
Ce livre, s’il contient l’essentiel des éléments présents dans la performance, offre surtout d’autres
prolongements sur cette question du deuil. Cet ouvrage sculpté convoque différents matériaux d’ordre
textuel, typographique et plastique. Les documents administratifs, les photographies, la texture même des
pages viennent offrir une perspective sensible à cette version du deuil.
Une partie du projet ayant été élaborée sur la base d’enregistrements, un ensemble sonore accompagne cette
production. Cette “bande originale” (audible sur finirenbeauté.org) est composée de cartes postales sonores
prises lors des différents moments qui ont jalonné cette expérience : on y entend l’arabe de ma mère, les
balbutiements du médecin ne sachant annoncer la mort, des chants religieux, et autres textures sonores dans
lesquelles j’ai baigné tout au long de ce deuil.
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ENTRETIEN AVEC MOHAMED EL KHATIB
THEATRE DE LA CITE INTERNATIONALE
Avec finir en beauté, vous travaillez sur un sujet très intime. Est-ce dans vos habitudes de faire un
théâtre autobiographique ?
De même que je n’ai jamais pu dissocier mon écriture et le plateau, je n’ai jamais pu éviter d’apporter le réel
tant sur scène que dans mon travail d’auteur. Je ne pratique pas un théâtre hors-sol mais ancré dans un
environnement. Il s’agit de provoquer des rencontres et d’observer les frottements que cela produit. Mon
travail consiste ensuite à maintenir vivant ce que j’ai pu observer.
Pour faire ça, le document est un atout, un outil, l’essence même de ce qui va fonder les représentations. C’est
le cas avec Moi, Corinne Dadat, pièce où je fais participer réellement une femme de ménage rencontrée par
hasard. Ici, avec Finir en beauté, cette logique est poussée à son paroxysme puisque le matériau principal tient à
un événement à la fois exceptionnel et banal, en tout cas universel et totalement privé : celui de la mort de ma
mère.
Qu’est-ce qui vous a poussé à mettre votre deuil sur le plateau ?
Je n’ai pas le sentiment de mettre mon deuil sur le plateau, mais de rendre compte d’une expérience de vie. Le
monde se divise en deux catégories. Ceux qui ont perdu leur mère, et ceux qui vont avoir mal de la perdre.
Partant de là, je me suis dit que la trajectoire des premiers pourrait heurter la mienne, et que les seconds
pourraient commencer à se préparer car il n’est jamais trop tôt. Quand la mort tranche le quotidien, survient
alors une construction affolée de l’avenir, et dans ce maelstrom on est très seul ; c’était une façon de rompre
un temps avec nos solitudes.
Vous utilisez des textes très différents dans le spectacle (conversation, lettre de condoléance…) –
comment l’avez-vous construit ?
Je n’ai pas le sentiment de construire des spectacles. Je travaille avec ce qui m’entoure dans l’immédiat, je me
saisis de tous les matériaux indifféremment, quelle que soit leur nature (administratifs, sensibles…) et j’agence
ces différents registres pour faire émerger un autre sens, dans un dispositif que je m’astreins à maintenir le
plus vivant possible. Dans ce passage du réel au poétique pour dire vite, la trame est à peu près
chronologique, mais je m’applique à faire exploser les cadres que je m’impose, il n’y a donc que quelques
références vagues aux unités du théâtre traditionnel. Il y a un début et à la fin la mère meurt, même assez vite
dans la pièce en vérité, le reste du temps cela s’apparente à une conversation avec les spectateurs.
J’avais écrit ce texte en guise disons d’épilogue qui résume un peu la situation :
“ J’ai réuni l’ensemble du “matériau-vie” à ma disposition entre mai 2010 et août 2013. Je n’ai pas toujours
demandé les autorisations utiles. Je ne me suis pas posé la question de la limite, de la décence, de la pudeur.
J’ai rassemblé ce que j’ai pu et j’ai reconstruit. Tout est allé très vite et sans préméditation. Cette fiction
documentaire est restituée ici arbitrairement sous la forme d’un livre, de façon chronologique, à peu près
linéaire. Il n’y a aucun suspense, à la fin on sait qu’elle meurt et que son fils est très très triste. On sait
également que si c’était à refaire, j’agirais sans doute différemment. J’aurais été plus attentionné. J’aurais été
plus gentil. J’aurais été plus curieux. J’aurais pris en compte les symptômes. J’aurais essayé d’aider comme il
faut. J’aurais tâché d’être plus investi. J’aurais cherché la meilleure clinique. J’aurais appris l’arabe. J’aurais fait
bloc avec la famille. J’aurais essayé d’être au-dessus de la moyenne. J’aurais été un fils irréprochable.
Les parents se demandent toujours s’ils ont été de bons parents. Mais nous, est-ce qu’on a été de bons
enfants ? On a été des enfants au niveau, nous ? On a été des enfants olympiques, nous ? ”
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Avez-vous essayé de travailler la présence des morts dans Finir en beauté - une présence sous forme
de traces physiques ? d’apparitions fantomatiques ?
Non, les fantômes me foutent la trouille. On oublie rarement le visage de nos proches disparus, mais peu à
peu, c’est le son de la voix qui se perd. J’ai puisé dans mes archives sonores pour travailler avec le matériau
qui m’apparaît le plus intime, le grain de la voix. J’ai chassé les images pour me concentrer sur la première des
musiques, celle de la voix. De ce point de vue, on n’entend pas les vivants comme on entend les mourants…
Finir en beauté est un solo. Est-ce parce que le sujet du deuil à plusieurs ne vous intéressait pas ?
J’ai traité cette question de façon chorale dans ma première pièce, A l’abri de rien, un texte sur le deuil porté
par six acteurs. Cela correspondait sans doute à un fantasme du théâtre que je me faisais : réunir des acteurs,
écrire un texte au plateau, et faire la mise en scène. En réalité, je trouve cette façon de pratiquer le théâtre
relativement rétrograde. Ça donne malheureusement lieu la plupart du temps à un théâtre de reproduction qui
est à l’art ce que le pavillon est à l’architecture. On est enfermés dans des codes désuets de représentations qui
n’ont plus de sens et qui alimentent une forme réactionnaire petit-bourgeois dénué de tout caractère vivant.
Mais au-delà de la prise en charge collective des rites funéraires, en réalité vous êtes seul, même entouré, vous
serez seul…
Finir en beauté, c’est cela : que fait-on avec ce dont on hérite, le meilleur, comme le pire ?
Vous êtes-vous inspiré d’autres auteurs qui ont travaillé sur le même sujet ?
Me concernant, “s’inspirer” n’est pas approprié, puisque en réalité il s’agit d’avantage de pillage. Et
allègrement, autant Barthes qui a tout dit dans son Journal de deuil, qu’Alain Cavalier, Sophie Calle, Eric
Chevillard, Jean-Michel Bruyère, Martin Kippenberger…
Je les remercie d’autant plus chaleureusement que je ne sais plus à quels endroits j’ai utilisé leurs matériaux.
Ces explorateurs de l’intime se sont livrés à des expériences singulières où ils se sont mis en risque
personnellement…
Un art de la fragilité.
Avez-vous appris quelque chose d’imprévu sur le théâtre en travaillant sur cette matière
personnelle ?
Que le théâtre n’est que du théâtre.
Propos recueillis par Stéphane Bouquet, mai 2015
Théâtre de la Cité Internationale, Paris
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ENTRETIEN AVEC MOHAMED EL KHATIB
L’L - CENTRE WALLONIE-BRUXELLES
Inferno : De quelle manière les sms, les mails, ce que vous appelez des “matériaux vies”, ont pu
rejoindre le cadre de la représentation de Finir en beauté, cette pièce en un acte qui traite du décès
de votre mère et s’intégrer aux notes et extraits d’enregistrements sonores et vidéos ?
Mohamed El Khatib : C’est la question des agencements qui est essentielle. Je pense le texte comme un
paysage, un tableau où on pourrait circuler librement et pas nécessairement de gauche à droite. Enfant, j’ai
commencé par lire de droite à gauche. Ça a l’air anecdotique mais ça façonne un regard. Je délivre très tôt les
règles du jeu et j’essaye de trouver des narrations qui soient les plus ouvertes possibles. Le seul fil narratif est
alors la pensée, dans un mouvement d’écriture qui fait claudiquer le sens et heurte la forme. Le cadre du
tableau est assez clair pour moi, même si j’utilise des matériaux très hétéroclites. Ma méthode est la suivante :
j’accumule tous les matériaux possibles soit sur une période, soit sur une question. Après je fais un premier
tri, je ne garde que les choses qui m’intéressent. Je me demande si chaque élément est suffisamment fort en
soi. Puis, je pense à un agencement afin de définir un ou des parcours possibles. Je me demande par où je
commence, quelle est la porte d’entrée… J’imagine quelqu’un qui circule comme il le voudrait à l’intérieur de
ce chemin tracé. Pendant cette construction, j’essaye d’être au plus proche de la vie en maintenant cette idée
d’événements qui se télescopent de manière incongrue.
Inferno : L’intégration de ces « matériaux vies » donne l’impression quand on assiste à Finir en
beauté que tout est vrai. Est-ce le cas ?
Mohamed El Khatib : Tout n’est pas vrai. Au théâtre, je suis contre par exemple l’idée de produire des
effets de réel ou l’idée de décor réaliste. Je ne supporte plus le théâtre avec des personnages, parce que je
n’arrive plus à y croire. Je suis plus sensible au documentaire.
Dans 90 % des propositions artistiques, on a affaire à des gens qui se planquent. On dit en substance
rassurez-vous, tout va bien se passer, on est au théâtre. Alors qu’au contraire, j’essaye de dire : ne soyez pas
rassurés, nous ne sommes plus au théâtre, ou plutôt de faire coïncider le théâtre avec la vie, ou plus aisément,
je rapproche mon théâtre de ma vie. Nous sommes en prise directe avec quelque qu’un. Pour autant, pour
moi la vérité n’existe pas, la réalité non plus. Quand je parle, je raconte une histoire et cela est nécessairement
tronqué. C’est la lecture de ma scène, alors selon l’endroit où l’on se place, on ne voit pas la même chose. Je
donne à entendre et voir la version que je désire partager. Cela sert une sensation plutôt qu’une autre. Je garde
un cadre réaliste et j’introduis dedans de la fiction pour porter mon propos. Ou plutôt que de fiction, il me
faut parler d’écriture. C’est là l’essentiel pour moi, le témoignage brut ne m’intéresse pas en tant que tel, c’est
le passage par la langue qui permet de partager réellement une parole intime…
Inferno : Telle une confession…
Mohamed El Khatib : Mais par l’agencement et le travail d’écriture, c’est par là aussi que surgit
nécessairement la fiction, par le rythme notamment. D’autre part, pour moi ce qui est essentiel est la mise à
nu du dispositif, l’énonciation des règles du jeu afin de ne pas ajouter de la mystification à notre travail et ne
pas faire du théâtre un rapport de domination supplémentaire.
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Inferno : Est-ce un principe d’honnêteté que vous instaurez comme un contrat ou un pacte que vous
signez tout de suite avec le lecteur/spectateur ?
Mohamed El Khatib : Oui, même si je pense qu’il ne sert à rien de tout dire. Mais plus on va partager notre
processus de fabrication, plus on va mobiliser l’intelligence du spectateur qu’on va rendre complice et non pas
dindon d’une farce désuète. Je m’acharne à travailler la question des codes pour modifier la perception des
objets et changer le rapport aux spectateurs. Aujourd’hui au théâtre, majoritairement, on est encore à l’ère du
minitel. Qu’on se comprenne, ce n’est pas de l’usage des technologies dont il s’agit mais il est plutôt question
d’adresse : à qui je parle et d’où je parle ? L’engagement politique a malheureusement tendance à se diluer
aujourd’hui et par là même cela renvoie aussi aux conditions de production de notre travail.
Inferno : Vous ne croyez pas en la précarité, la fragilité matérielle comme rançon de la création ?
Mohamed El Khatib : Non, je crois que c’est un mythe dont il faut se défaire. Par ailleurs, je trouve qu’il
existe quelque chose d’infantilisant dans le fait que ce soit autrui qui décide la valeur de votre travail. D’une
certaine façon, on est soumis à la spéculation. Aujourd’hui, je bénéficie d’une bulle spéculative favorable,
jusqu’à ce qu’elle éclate. Après, je ne crois pas à la précarité comme moteur de la création. Non, quand on est
précaire, on a plus d’emmerdes, point. Ça ne fait pas de vous un meilleur écrivain. Pour le reste, je gagne 2400
euros par mois et ça m’est suffisant pour bien vivre. Je suis fils d’ouvrier, je connais la valeur du travail, et
faire du théâtre, croyez-moi, c’est difficile, mais ce n’est pas un sacerdoce. J’écris, je joue et j’arrive à en vivre.
Pour moi, le plus grand luxe est de pouvoir décider des sujets que je traite et de travailler avec des gens que
j’aime. Cette liberté-là n’a pas de prix.
Inferno : La censure aujourd’hui serait-elle d’avantage présente du côté des producteurs, que des
auteurs ?
Mohamed El Khatib : Le système théâtral, comme le reste de la société, s’est ancré dans des logiques
marchandes. C’est une course à l’audimat qui génère doucement des formes de censure. Les objets artistiques
sont de plus en plus calibrés. On observe une circulation circulaire des mêmes objets qui passent d’une scène
nationale à l’autre. Du coup, il existe très peu de lieux de prise de risque et d’audace. Car il y a un manque de
courage politique avec cette logique de rentabilité. Pour se détourner de ces schémas, soit on opte pour les
réseaux underground, souvent jusqu’à l’essoufflement… Soit on cherche des niches mais il n’y en a pas
beaucoup. En Belgique j’ai pu trouver d’autres alternatives heureuses comme L’L à Bruxelles par exemple. Un
endroit dédié à la recherche et où c’est cette même recherche, sans obligation de résultat qui est financée.
Inferno : Comment parvenez-vous à parler de sujet comme la mort d’une manière vivante, drôle,
simple, touchante ?
Mohamed El Khatib : Je ne me pose pas la question. C’est la distance qu’introduit l’écriture qui me permet
de développer un rapport et une présence simple. Par la mise en forme, on sort de l’anecdote pour aller vers
quelque chose de plus universel. En ce qui concerne la question du deuil, je fais théâtre de ce qui m’entoure.
Je suis confronté à la disparition de ma mère d’accord, mais comment puis-je traiter cette question tragique et
pathétique à la fois, alors que j’ai envie de partager mon appréhension de ce deuil de façon presque heureuse.
Et je ne sais pas comment faire autrement qu’en y injectant naturellement un certain humour qui n’est rien
d’autre qu’une forme de pudeur. En somme, de la délicatesse pour ne pas être plombé par la mort.
Propos recueillis par Quentin Margne, 25 mars 2016
Centre Wallonie-Bruxelles dans la cadre de L’L 25
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© Mohamed El Khatib
ON EN PARLE
Théâtre : avec Mohamed El Khatib, la femme de ménage et les supporteurs de foot entrent
sur scène
Mohamed El Khatib aime la sociologie, et le théâtre. Alors plutôt que d'écrire "des thèses que personne ne
lit", il construit des pièces à partir des gens qu'il rencontre, d'une femme de ménage aux supporters du club de
football de Lens.
Deux de ses pièces sont à l'affiche à Paris (Le Monfort) et en tournée, Finir en beaut2, autour de la mort de sa
mère, et Moi, Corinne Dadat, ou la vie quotidienne d'une femme de ménage.
"Au début on me disait : c'est pas vraiment du théâtre", raconte-t-il. "C'est extrêmement documenté, mais ce
n'est pas du documentaire. C'est un travail de fiction à partir du réel".
Il y a deux ans, il est en répétition à Bourges lorsqu'il rencontre Corinne Dadat, 50 ans, femme de ménage.
"Elle ne disait jamais bonjour. Je lui ai demandé pourquoi, et elle m'a répondu : tu veux que je te dise le
nombre de fois où j'ai dit bonjour et où on ne m'a pas répondu ?"
"Elle avait intériorisé le fait qu'elle était transparente pour les gens", dit-il.
Peu à peu, une relation se noue entre le metteur en scène et la femme de ménage. Il la filme dans son travail.
"Ses gestes répétitifs, ses déplacements, évoquaient pour moi un vrai travail de danseuse". De là est née une
pièce pour trois acteurs : Corinne Dadat, très "cash" avec son franc parler et sa blouse à carreaux, la danseuse
Elodie Guézou et Mohamed El Khatib.
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© Marion Poussier
Quand il propose à la femme de ménage de jouer, il envisage une vingtaine de représentations et elle prend
des congés sans solde au coup par coup. La pièce a déjà été donnée 70 fois et va partir en Angleterre et aux
Etats-Unis.
"Le regard sur elle a changé. Maintenant, on l'appelle Madame Dadat, un article avec sa photo a été affiché
dans la salle des profs du lycée où elle travaille, ses enfants sont très fiers. Physiquement elle s'est transformée,
elle fait attention à elle, elle a perdu presque dix kilos", raconte Mohamed El Khatib.
C'est pour ça que ce docteur en sociologie de 36 ans fait du théâtre : "Je crois que le théâtre peut changer la
vie des gens".
- 53 supporteurs du RC Lens –
Après une première pièce "classique" avec des acteurs professionnels qui le laisse insatisfait, Mohamed El
Khatib a décidé de "travailler avec des gens que je rencontrais dans le quotidien, des médecins, des femmes
de ménage, des agriculteurs, que j'invitais à venir sur scène".
Parfois, le matériau est sa propre famille, comme dans Finir en beauté où il raconte avec humour et délicatesse
la mort de sa mère il y a quatre ans.
Seul en scène sur un plateau dépouillé (un téléviseur, quelques documents et photos), il évoque le chagrin, les
petits riens qui font dérailler le rituel de la mort, comme cette scène dans le cimetière marocain où l'orchestre
massacre la musique jusqu'à ce qu'un oncle glisse discrètement un billet dans la poche du chef. L'humour,
omniprésent, permet de désamorcer le trop plein d'émotion.
Pour sa prochaine pièce, Mohammed El Khatib fera monter 53 supporteurs du RC Lens sur la scène du
théâtre de la Colline en septembre, dans le cadre du festival d'Automne.
"Je prélève un morceau d'une tribune de football, avec ses mouvements, ses chœurs, sa chorégraphie", dit-il.
La pièce fera aussi des "zooms" sur des trajectoires individuelles comme celle d'Yvette, 84 ans, qui va au stade
depuis qu'elle a 8 ans.
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Le public de Lens est souvent qualifié de "meilleur public de France": "Pour un match de routine de 2e
division, comme Lens - Bourg-en-Bresse, il y a 30.000 personnes au stade!"
Il construit en parallèle une pièce avec les supporters anglais de Birmingham. "L'idée c'est d'organiser une
confrontation entre deux types de public, le public du théâtre et celui du football. J'aime bien l'idée de
réconcilier deux mondes qui ne se côtoient pas".
© AFP, Jacques Demarthon
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PISTES PEDAGOGIQUES
AVANT LE SPECTACLE
Entrer par l’écriture
« Ma mère a 78 ans, elle vient de dépasser l’âge qui lui permettait d’accéder à tous les jeux de société destinés
aux joueurs de 7 à 77 ans. Elle a les traits tirés, le visage marqué par les années de souffrance et de bonheur, le
corps usé par tant d’hospitalité, de devoir d’hospitalité. Accueillir l’autre, quand on vient des montagnes du
RIF, çà a du sens. »
Début du prologue
« Ma mère a 78 ans, elle vient de dépasser l’âge qui lui permettait d’accéder à tous les jeux de société destinés à
tous les jeux de société destinés aux joueurs de 7 à 77 ans. Elle a les traits tirés, le visage marqué par les
années de souffrance et de bonheur, le corps usé par tant d’hospitalité, de devoir d’hospitalité. Accueillir
l’autre, quand on vient des montagnes du RIF, çà a du sens.
Depuis l’hiver dernier, je suis à son chevet. Alors je lui raconte des histoires. »
Début du prologue
Il s’agit de proposer aux élèves une suite de texte qui leur permettra d’entrer dans le sujet de la pièce, dans la « fable » à partir de
leur propre sensibilité, de leur propre intelligence d’eux-mêmes et d monde. Le premier début de texte engage sans doute davantage
vers le portrait d’une mère, de ses relations avec le narrateur, le second conduit davantage à dire une relation mère-enfant qui se
noue à travers le pouvoir des mots, de la lecture, mais de façon inversée.
Entrer par la lecture des marges du texte (édité en 2015 aux Solitaires Intempestifs)
1. Le titre : Finir en beauté
Pièce en 1 acte de décès
2. Quatrième de couverture
J’ai réuni l’ensemble du matériau-vie » à ma disposition entre mai 2010 et août 2013. Je n’ai pas toujours
demandé les autorisations utiles. Je ne me suis pas posé la question de la limite, de la décence de la pudeur.
J’ai rassemblé ce que j’ai pu et j’ai reconstruit. Cette fiction documentaire est restituée ici arbitrairement sous
la forme d’un livre, de façon chronologique, à peu près linéaire. Il n’y a aucun suspense, à la fin on sait qu’elle
meurt et que son fils est très triste. On sait également que si c’était à refaire, j’agirais sans doute différemment.
J’aurais été un fils irréprochable. Les parents se demandent toujours s’ils ont été de bons parents. Mais nous,
est-ce qu’on a été de bons enfants ? On a été des enfants au niveau, nous ? On a été des enfants olympiques,
nous ?
3. Extrait du prologue :
Depuis l’hiver dernier, je suis à son chevet. Alors je lui raconte des histoires. Elle n’a jamais su lire, elle récitait
simplement çà et là quelques versets du Coran appris par cœur lors de brefs passages à l’école coranique de
Zaouia. Elle n’a donc lu qu’un seul livre, le Livre, son Livre. Je commence à rattraper le temps perdu, son
temps littéraire et notre temps mère-fils. Je lui fais la lecture en français, certains passages en arabe et les
silences, en silence, jusqu’à ce qu’elle s’endorme ; Parfois, même endormie, je poursuis la lecture à cette mère
somnolente qui ne comprend ni les passages de Proust, ni les aventures du sultan Mourad de La légende des
siècles. L’intensité est ailleurs, plus que les textes, c’est notre relation qui est en tension. Chaque livre est du
temps de vie sur le temps de mort, chaque parole, chaque reprise de souffle est in instant de paix.
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Le printemps vient s’immiscer dans la chambre de ma mère, écouter les histoires de ma mère et
m’accompagner dans la lecture du Livre de ma mère d’Albert Cohen. Je crois que ce fut sa lecture préférée.
J’avais décidé de lire toute la nuit. Elle n’a jamais autant souri, me regardant fixement dans les yeux, sa main
dans la mienne.
Elle ne dort pas.
Son corps est rigide et froid.
Moi je lis et elle, elle m’aime.
Elle meurt et je lis pour la maintenir en vie.
Il est 4 heures.
Le livre est fini, ma mère est partie.
J’ouvre un autre livre.
En lisant et commentant rapidement ces textes, l’idée est de faire émerger des horizons de lecture, des pistes d’entrée pour le
spectacle. Il ne s’agit en aucun cas de restreindre au préalable le regard et l’écoute du spectateur, mais de chercher plutôt à susciter
sa curiosité. Quelques axes pourront émerger rapidement : la relation mère-fils, la mort de la mère, le rôle des mots et de la
littérature, le matériau du spectacle….
Entrer par l’oral : profération de répliques
Quelques passages du texte de Mohammed El Khatib :
-Qu’est-ce que tu fais ?
-Je vais filmer maman.
-Certainement pas. Tu vas faire ta sociologie ailleurs ! T’as vu dans quel état elle est ? Il est hors de question
que les gens la voient comme çà.
J’ai appris qu’en 1996, on avait proposé une greffe à ma mère. Mais, à l’époque, elle n’avait aucune douleur et
n’avait mesuré la gravité du problème. On lui avait accordé cinq jours de réflexion. Elle a demandé combien
de temps elle devrait rester à l’hôpital. On lui a répondu une semaine. Elle a dit non, mon fils est trop petit.
En 1996, j’avais 16 ans.
-T’as un arriéré de 75 euros au titre de l’assurance de rapatriement.
-Ah d’accord.
-Qu’est-ce que c’est ?
-c’est l’assurance rapatriement.
-C’est-à-dire ?
-C’est pour qu’en cas de décès nos corps soient rapatriés au Maroc.
-Maman et toi ?
-Oui, et vous aussi.
-Je croyais que c’est moi qui décidais où je voulais être enterré.
-Oui c’est toi qui décides, mais au Maroc.
Je reçois un appel de ma sœur qui me demande de venir de toute urgence à l’hôpital.
Les médecins lui ont annoncé que ma mère ne passerait pas la nuit.
Je suis à Belle-Île-en-Mer.
Il est 22h34.
Plus jamais je n’irai sur une île.
Cela faisait deux jours que nous n’avions pas pleuré.
Il était environ 19 heures et il nous fallait servir la soupe à tous les convives compatissants dont on ne savait
plus s’ils étaient là pour ma mère ou pour la soupe ou un peu des deux.
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On se met alors à chercher les petits bols de soupe pour mettre la table et je ne les vois pas. On commence à
regarder mais on ne les trouve pas.
Mes sœurs s’y mettent, mon père aussi. Rien.
Rien et je sens qu’inexorablement la tension monte à cause de ces petits bols de soupe.
-Je suis le fils d’Ahmed,
-Ahmed de l’Argonne ?
-Non Ahmed de Meung-sur-Loire….
-Ahmed originaire du Targuist ?
-Non Ahmed de Tanger…
-Ahmed qui a une 405 Peugeot ?
-Non, non !
-Ahmed dont la femme est décédée ?
-Oui !!! Oui, oui, c’est ça ! C’est moi, enfin c’est ma mère…
De toute façon la mort des mères ça n’existe pas, une mère, c’est indestructible, une mère c’est de l’acier
trempé et surtout une mère arabe qui veille sur sa portée de quelque endroit qu’elle soit. Le corps s’en va
quelque part dans la terre, mais l’esprit est toujours vivant, dans un mouvement, un souvenir, une odeur.
Et puis ces instants de séparation, au-delà d’être douloureux, sont précieux. Ils marquent le temps, notre
temps. Caresse ta peine. Ta mère est là, dans tes mots, dans ta poésie.
Les élèves sont répartis en groupe de deux à quatre. Après un rapide échauffement, il leur est distribué un
des extraits. Après un temps de préparation, ils proposent une lecture à voix haute du passage qui leur a
été donné. Quand tous les groupes sont passés, s’en suit un échange sur la façon dont ils imaginent le
spectacle qu’ils vont voir.
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APRES LE SPECTACLE
Réagir
Le carnet de bord, carnet de lecture peut-être le support pour les premières impressions des élèves suivant des rituels qui ont été mis
en place tout au long d’un parcours de découverte du spectacle vivant. L’on peut privilégier certains modes d’approche :
Un croquis de la représentation
Un nuage de mots constitué collectivement à partir de ceux que chaque élève a formulé pour rendre compte du spectacle
Des questions qui sollicitent la sensibilité ou l’imaginaire des élèves :
- Quelles sont vos premières impressions, réactions, émotions, peut-être difficultés à entrer dans le spectacle ?
- Une ou plusieurs images vous viennent-elles à l’esprit quand vous évoquez ce spectacle ?
- Ce spectacle vous rappelle-t-il une autre expérience de théâtre ? une autre œuvre (littéraire, artistique….) ?
Décrire
Il s’agit ici de suspendre tout jugement de valeur a priori, de dépasser les formules instinctives et épidermiques en privilégiant une
entrée descriptive, formuler dans des termes clairs et précis ce que l’on voit, ce que l’on entend, ce que l’on ressent. C’est un travail
collectif de collecte des informations sur le spectacle en suivant deux axes principaux : l’espace et l’acteur.
L’espace
Décrire l’espace scénique du plus général au plus précis :
Quelles sont ces caractéristiques ?
Est-il unique ou évolutif ?
L’espace est-il encombré, vide, minimaliste ?
Quels sont les éléments qui le composent ?
L’acteur
Description physique :
-costume
-apparence physique, maquillage
-gestuelle, mimiques
-postures, attitudes
-occupation de l’espace
-démarches, déplacements, trajectoires
-rapport texte et voix
Cette description amène naturellement à une interprétation fondée sur les choix de mise en scène et de scénographie.
Enrichir
Proposer aux élèves de lire tout ou partie des entretiens avec Mohamed El Khatib.
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Prolonger
Groupement de textes : la relation mère-fils
« Il la serrait dans ses bras, sur le seuil même de la porte, encore essoufflé d’avoir monté l’escalier quatre à
quatre, d’un seul élan infaillible, sans manquer une marche, comme si son corps conservait toujours la
mémoire exacte de la hauteur des marches. En descendant du taxi, dans la rue déjà très animée, encore
luisante par endroits des arrosages du matin que la chaleur naissante commençait de dissiper en buée, il l’avait
aperçue, à la même place que jadis, sur l’étroit et unique balcon de l’appartement entre les deux pièces, audessus de la marquise du coiffeur (…). Elle était là, avec ses cheveux toujours abondants mais devenus blancs
depuis des années, encore droite cependant malgré ses soixante-douze ans, on lui aurait donné dix ans de
moins à cause de son extrême minceur et de sa vigueur encore apparente, et il en était ainsi de toute la famille,
tribu de maigres à l’allure nonchalante et dont l’énergie était infatigable, sur qui la vieillesse semblait n’avoir
pas de prise. A cinquante ans, l’oncle Emile semblait un jeune homme, la grand-mère était morte sans courber
la tête. Et quant à la mère, vers qui il courait maintenant, il semblerait que rien ne réduirait sa douce ténacité,
puisque des dizaines d’années de travail épuisant avaient respecté en elle la jeune femme que Cormery enfant
admirait de tous ses yeux.
Quand il arriva devant la porte, sa mère l’ouvrait et se jetait dans ses bras. Et là, comme chaque fois qu’ils se
retrouvaient, elle l’embrassait deux ou trois fois, le serrant contre elle de toutes ses forces, et il sentait contre
ses bras les côtes, les os durs et saillants des épaules un peu tremblantes, tandis qu’il respirait la douce odeur
de sa peau qui lui rappelait cet endroit, sous la
pomme d’Adam, entre les deux tendons jugulaires, qu’il n’osait plus embrasser chez elle, mais qu’il aimait
respirer et caresser étant enfant et les rares fois où elle le prenait sur ses genoux et où il faisait semblant de
s’endormir, le nez dans ce petit creux qui avait pour lui l’odeur, trop rare dans sa vie d’enfant, de la tendresse.
Elle l’embrassait et puis, après l’avoir lâché, le regardait et le reprenait pour l’embrasser encore une fois,
comme si, ayant mesuré en elle-même tout l’amour qu’elle pouvait lui porter ou lui exprimer, elle avait décidé
qu’une mesure manquait encore. « Mon fils, disait-elle, tu étais loin. » Et puis, tout de suite après, détournée,
elle retournait dans l’appartement et allait s’asseoir dans la salle à manger qui donnait sur la rue, elle semblait
ne plus penser à lui ni d’ailleurs à rien, et le regardait même parfois avec une étrange expression, comme si
maintenant, ou du moins elle en avait l’impression, il était de trop et dérangeait l’univers étroit, vide et fermé
où elle se mouvait solitairement. »
Albert Camus, Le premier homme, Gallimard, 1994.
« 29 octobre 1977
Idée - stupéfiante, mais non désolante - qu'elle n'a pas été «tout» pour moi. Sinon, je n'aurais pas écrit d'œuvre.
Depuis que je la soignais, depuis six mois, effectivement, elle était «tout» pour moi, et j'ai complètement
oublié que j'avais écrit. Je n'étais plus qu'éperdument à elle. Avant, elle se faisait transparente pour que je
puisse écrire.
31 octobre
Lundi 15 h - Rentré seul pour la première fois dans l'appartement. Comment est-ce que je vais pouvoir vivre
là tout seul. Et simultanément évidence qu'il n'y a aucun lieu de rechange.
5 novembre
Après-midi triste. Brève course. Chez le pâtissier (futilité) j'achète un financier. Servant une cliente, la petite
serveuse dit Voilà. C'était le mot que je disais en apportant quelque chose à maman quand je la soignais. Une
fois, vers la fin, à demi inconsciente, elle répéta en écho Voilà (Je suis là, mot que nous nous sommes dit l'un à
l'autre toute la vie). Ce mot de la serveuse me fait venir les larmes aux yeux. Je pleure longtemps (rentré dans
l'appartement insonore).
Ainsi puis-je cerner mon deuil. Il n'est pas directement dans la solitude, l'empirique, etc.; j'ai là une sorte
d'aise, de maîtrise qui doit faire croire aux gens que j'ai moins de peine qu'ils n'auraient pensé. Il est là où se
redéchire la relation d'amour, le «nous nous aimions». Point le plus brûlant au point le plus abstrait...
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19 novembre
[Brouillage des statuts]. Pendant des mois, j'ai été sa mère. C'est comme si j'avais perdu ma fille (douleur plus
grande que cela? Je n'y avais pas pensé).
30 novembre
Ne pas dire Deuil. C'est trop psychanalytique. Je ne suis pas en deuil. J'ai du chagrin.
7 décembre
Maintenant, parfois monte en moi, inopinément, comme une bulle qui crève : la constatation : elle n'est plus, elle
n'est plus, à jamais et totalement. C'est mat, sans adjectif - vertigineux parce qu'insignifiant (sans interprétation
possible). Douleur nouvelle.
27 décembre
Urt
Crise violente de larmes (à propos d'une histoire de beurre et de beurrier avec Rachel et Michel). 1) Douleur
de devoir vivre avec un autre «ménage». Tout ici à U. me renvoie à son ménage, à sa maison. 2) Tout couple
(conjugal) forme bloc dont l'être seul est exclu.
12 février 1978
Neige, beaucoup de neige sur Paris; c'est étrange. Je me dis et j'en souffre: elle ne sera jamais plus là pour le
voir, pour que je le lui raconte.
6 mars
Mon manteau est si triste que l'écharpe noire ou grise que je mettais toujours, il me semble que mam. ne
l'aurait pas supportée et j'entends sa voix me disant de mettre un peu de couleur.
Pour la première fois, donc, je prends une écharpe de couleur (écossaise).
20 mars
On dit (me dit Mme Panzera): le Temps apaise le deuil - Non, le Temps ne fait rien passer; il fait passer
seulement l'émotivité du deuil.
2 avril
Qu'ai-je à perdre maintenant que j'ai perdu la Raison de ma vie - la Raison d'avoir peur pour quelqu'un.
Deuil Casa 27 avril 1978 matin de mon retour à Paris
- Ici, pendant quinze jours, je n'ai cessé de penser à mam., et de souffrir de sa mort.
- Sans doute qu'à Paris il y a encore la maison, le système qui était le mien quand elle était là.
- Ici, loin, tout ce système s'écroule. Ce qui fait, paradoxalement, que je souffre beaucoup plus lorsque je suis
«à l'extérieur», loin d'«elle», dans le plaisir (?), la «distraction». Là où le monde me dit: «Tu as tout ici pour
oublier», d'autant moins j'oublie. »
Roland Barthes, Journal de deuil, Seuil-IMEC, 2009.
« O toi, la seule, mère, ma mère et de tous les hommes, toi seule, notre mère, mérites notre confiance et notre
amour. Tout le reste, femmes, frères, sœurs, enfants, amis, tout le reste n’est que misère et feuille emportée
par le vent.
Il y a des génies de la peinture et je n’en sais rien et je n’irai pas y voir et ça ne m’intéresse absolument pas et
je n’y connais rien et je n’y veux rien connaître. Il y a des génies de la littérature et je le sais et la comtesse de
Noailles n’est pas l’un d’eux, ni celui-ci, ni celui-là surtout. Mais ce que je sais plus encore, c’est que ma mère
était un génie de l’amour. Comme la tienne, toi qui me lis. Et je me rappelle tout, tout, ses veilles, toute la
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nuit, auprès de moi malade, sa bouleversante indulgence, et la belle bague qu’elle avait, avec quelque regret
mais avec la faiblesse de l’amour, si vite accepté de m’offrir. Elle était si vite vaincue par son écervelé de vingt
ans. Et ses secrètes économies, à moi seul destinées quand j’étais étudiant, et toutes ses combines pour que
mon père n’apprenne pas mes folies et ne se fâche pas contre le fils dépensier. Et sa naïve fierté, lorsque le
rusé tailleur lui avait dit, pour l’embobiner, que son fils de treize ans avait « du cachet ». Comme elle avait
savouré ce mot affreux. Et ses doigts secrètement en cornes contre le mauvais œil quand des femmes
regardaient son petit garçon de merveille. Et, durant ses séjours à Genève, sa valise toujours pleine de
douceurs, ces douceurs qu’elle appelait « consolations de la gorge » et qu’elle achetait secrètement, en
prévision de quelque envie subite de ma part. Et sa main qu’elle me tendait soudain, brusquement, pour serrer
la mienne comme à un ami. « Mon petit kangourou », me disait-elle. Tout cela est si proche. C’était il y a
quelques milliers d’heures. »
Albert Cohen, Le livre de ma mère, Gallimard, 1954.
Dossier réalisé par M. Vincent Perrot, IA-IPR de lettres
A consulter aussi sur theatre-contemporain.net
http://www.theatre-contemporain.net/textes/Finir-en-beaute-Mohamed-El-Khatib/contenuspedagogiques/idcontent/71624
Dossier pédagogique réalisé conjointement par le rectorat de l’académie de Limoges et CANOPE
Accompagnement du Prix Sony Labou Tansy 2017
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