LUUK VAN MIDDELAAR «BREXIT, BON
Lancien conseiller d’Herman Van Rompuy prône une
troisième voie entre «la pure vision dénuée daction»
et «le pragmatisme sec qui n’inspire plus».
Et appelle à regagner la confiance du citoyen.
ENTRETIEN: GÉRALD PAPY
48 LE VIF • NUMÉRO 26 • 01.07.2016
dossier brexit
compris d’anciennes régions minières,
qui n’ont pas su se moderniser. En ce sens,
au-delà du rejet de l’Europe qui est réel,
le Brexit est aussi un rejet de la mondia-
lisation. On l’observe dans toutes les
grandes démocraties occidentales. Je
pense bien sûr au «trumpisme» améri-
cain. Les classes moyennes ne croient
plus que l’économie ouverte constitue
un bon deal pour elles, comme elles ont
bien voulu y adhérer entre 1975 et 2008,
année où la crise financière a éclaté.
Rétrospectivement, y a-t-il quelque
chose que vous ne referiez pas,
comme conseiller d’Herman
Van Rompuy, pour éviter ce qui
s’est passé?
Côté européen, les dirigeants ont très
peu à se reprocher. Ils ont concédé à Da-
vid Cameron ce qu’il voulait lors du som-
met de février 2016. Ensuite, ils se sont
Ecrivain et philosophe néerlandais,
Luuk van Middelaar a été le conseil-
ler du premier président du Conseil
européen, Herman Van Rompuy, de
2010 à 2014. Son regard sur le séisme
qui frappe l’Union européenne.
Quelle est la cause principale du
rejet de l’Union européenne par les
Britanniques?
Les Britanniques avaient le choix entre
le calme économique du statu quo (Re-
main) ou un nouveau contrôle, en partie
fictif, de l’immigration (Leave). Ils ont
choisi la seconde option. L’immigration
a été le sujet central de la campagne. Le
camp du Brexit voulait «reprendre le
contrôle de notre pays», un slogan qui
englobe d’une part le rejet des immigrés
voire la haine de l’étranger, d’autre part
l’inquiétude par rapport à la perte de sou-
veraineté et au «pouvoir de Bruxelles».
On constate un clivage sociologique entre
Londres, majoritairement partisane du
maintien dans l’Europe, et le nord de l’An-
gleterre, où l’ancien électorat travailliste
n’a pas suivi la recommandation de vote
du parti Labour. C’est le résultat de la frac-
ture entre l’économie ouverte qui profite
de la mondialisation, dont la capitale bri-
tannique est l’un des très grands centres
économico-politico-culturels mondiaux,
et l’économie des territoires désindus-
trialisés depuis l’époque Thatcher, y
tus tout au long de la campagne pour ne
pas sembler interférer dans une affaire
britannique. Même si cette question
nous concerne tous! Il est sage égale-
ment quon soit revenu de l’idée que Lon-
dres envoie tout de suite la lettre officielle
de demande de divorce, la «notification»
dans le désormais célèbre article 50 du
Traité de l’Union européenne (lire page
50). Elle s’expliquait sans doute par la
frustration et la colère du moment.
Surtout, il est vital que la responsabilité
politique du déclenchement de la pro-
cédure pour le Brexit – tous les désastres
économiques et politiques possibles côté
anglais – soit bien assignée au nouveau
Premier ministre. C’est lui ou elle qui de-
vra porter le blâme et non David Came-
ron qui, de toute façon, est devenu un
dead man walking, politiquement par-
lant. On sent déjà poindre l’hésitation
du côté de son rival Boris Johnson.
Pensez-vous que le retrait du
Royaume-Uni puisse être une
opportunité pour l’Europe de se
réinventer? Si oui, comment?
Je ne crois pas du tout à la thèse, enten-
due parfois aussi en Belgique, «plus de
bâtons britanniques dans la roue euro-
péenne, bon débarras». Quelle illusion!
Regardez les faits. Les Britanniques ne
sont ni dans la zone euro ni dans Schen-
gen. Leur départ ne nous aide donc en
rien pour surmonter les deux grandes
crises du moment. Contrairement à ce
quon pense, Londres ne nous a pas em-
pêchés d’avancer, par exemple sur l’union
bancaire qui a permis à l’union monétaire
de franchir le cap de la crise. Les désac-
cords étaient parmi nous, notamment
entre Français et Allemands. Raymond
Aron parlait d’«optimisme catastro-
phique»par rapport au marxisme. Cer-
tains à Bruxelles tombent dans cet excès.
«Le Brexit est une
amputation, mais
pas un coup mortel»
politique» du retrait britannique. Il n’a
échappé à personne que Marine Le Pen
en France et Geert Wilders aux Pays-Bas
ont demandé un référendum dans leur
pays quasiment dès l’aube du 24 juin.
La tâche des dirigeants européens
est donc de garder un sens des propor-
tions et de tracer une perspective.
Sens des proportions: le Brexit est une
Quattendez-vous des dirigeants
européens après le Brexit?
Le Brexit est plus un danger qu’une
chance. Il déchaîne des forces destruc-
trices. D’abord à l’intérieur de l’Etat
sortant (implosion des deux grands par-
tis, indépendance possible de l’Ecosse,
etc.) mais aussi pour les 27 qui ne sont
pas à l’abri d’un risque de «contagion
amputation, mais pas un coup mortel.
Il faut montrer que l’Union demeure le
cadre où ils inscrivent notre avenir com-
mun – c’est la perspective. Il est urgent
pour nos dirigeants de maîtriser et ca-
naliser les forces destructrices ainsi
déchaînées. Cela ne se fait pas avec des
déclarations faciles et béates, mais avec
de vraies initiatives.
Que proposeriez-vous pour redonner
confiance en l’Europe aux citoyens
européens?
La confiance est un mot clé. On ne la
regagne quavec une combinaison
d’actes et de paroles. Ni la pure vision
dénuée d’action, ni le pragmatisme sec
qui n’inspire plus. Un sujet qui s’y prête
et qui résonne avec le thème et les in-
quiétudes exprimés lors du référendum
britannique, c’est la sécurité à nos fron-
tières. Même si la frontière est un sujet
délicat en regard de la souveraineté na-
tionale, il me semble que les citoyens
reconnaissent parfaitement que l’Eu-
rope doit faire davantage pour la sécu-
rité à nos frontières extérieures com-
munes. La crise des réfugiés a marqué
notre imaginaire, pour le meilleur et
pour le pire. La réplique européenne au
slogan sur la «reprise du contrôle de
notre pays» doit être ferme. Ce contrôle,
nous ne pouvons l’avoir que tous en-
semble. Cela requiert de la part des di-
rigeants européens – et des milieux
bruxellois – de mieux écouter la colère
qui s’exprime. Il faut un meilleur équi-
libre entre la liberté de circulation à l’in-
térieur et la protection vis-à-vis de l’ex-
térieur. Sinon, on va vers l’abîme. Bien
sûr, il faudra également avoir une mon-
naie commune sur des meilleures bases.
Mais, dans ce domaine, on ne peut rien
attendre avant les présidentielles fran-
çaises du printemps 2017.
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DÉBARRAS? QUELLE ILLUSION!»
Pour le philosophe néerlandais, les dirigeants européens doivent
« mieux écouter la colère qui sexprime ».
CHRISTOPHE KETELS/BELGAIMAGE
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