Revue des Questions Scientifiques, 2012, 183 (1) : 33-54 Identité raciale et déterminisme génétique Une défense de l’agnosticisme scientifique Stéphane Leyens Département Sciences-Philosophies-Sociétés et Centre ESPHIN, Université de Namur (FUNDP). Ce dont on ne peut parler, il faut le taire. Ludwig Wittgenstein 1. Sciences naturelles et identité Cet article a pour objet l’usage des sciences naturelles dans le cadre d’une réflexion sur l’identité personnelle et collective. Il pose la question de la légitimité du discours scientifique1 pour justifier certaines catégories identitaires et propose des éléments de discussion sur le bon usage des sciences naturelles pour penser la nature humaine. Plus largement, son ambition est de contribuer à la réflexion sur le statut épistémologique des sciences naturelles lorsqu’elles sont invoquées pour nourrir des débats portant sur des questions sociales ou politiques. La thèse qui sera défendue est réflexive et peut s’énoncer comme suit : l’analyse scientifique nous apprend que les sciences naturelles peuvent être de bien mauvaises conseillères pour aborder certaines questions – la question de l’identité raciale étant l’une de celles-là – et que, contre toute apparence, elles ne peuvent démontrer quoi que ce soit. La raison en est que certains concepts, dont usent avec grand appétit certains scientifiques (de 1. Sauf précisé autrement, « sciences », « scientifiques », etc. renvoient au seul champ des sciences naturelles. 34 revue des questions scientifiques toutes disciplines) dans leurs démonstrations, recèlent des ambiguïtés insoupçonnées. L’article soutient que l’agnosticisme scientifique est, dans certaines circonstances, une vertu. Afin de déjouer d’entrée de jeu les trop fréquents malentendus, il est important de souligner ce que cette thèse n’est pas. Il ne s’agit pas d’une défense d’un relativisme épistémologique selon lequel les énoncés des sciences naturelles constitueraient un discours n’ayant pas plus, ni moins, de crédit que la poésie, l’astrologie ou la rhétorique politicienne et selon lequel les sciences naturelles n’ont pas de contenu informatif propre. Que du contraire ! L’idée centrale est que les sciences naturelles ont une portée décisive et unique pour déterminer ce qui ne peut pas être dit concernant certaines catégories identitaires. Dire que les sciences ne nous apprennent rien de spécifiquement pertinent est une chose (que je ne fais pas) ; dire que, dans certains cas, elles nous apprennent ce qui ne peut être établi scientifiquement est une tout autre chose (que je tente de faire dans les pages qui suivent). La thématique discutée est celle de la catégorie identitaire de race et la question posée est de savoir ce que les sciences naturelles peuvent nous apprendre et ne peuvent pas nous apprendre sur cette catégorie. Plus précisément, la discussion porte sur la relation existant (ou non) entre différences raciales et degré d’intelligence. Quatre raisons motivent ce choix thématique. Premièrement, au cours de l’histoire de l’humanité, les races ont toujours constitué un facteur d’identité humaine important et souvent primordial. Bien que la notion de race stricto sensu – que je présenterai plus bas – n’inclut pas nécessairement les différentes formes de catégorisations ethniques en usage depuis la Grèce antique jusqu’à la société contemporaine, la logique de ces différentes catégorisations de l’humanité présente des constantes : une réflexion sur les races alimente la réflexion sur les identités de groupe et sur l’usage qui en est fait. Deuxièmement, les relations tissées entre identité, sciences et race sont serrées et constituent de ce fait un cas d’étude particulièrement intéressant. Depuis le 19ème siècle, s’est en effet développée une « science de la race » visant à justifier l’usage des catégories raciales et, par là, à légitimer l’ordre social établi. Et malgré le discrédit jeté sur le racisme scientifique au courant du 20ème siècle, des scientifiques n’ont eu de cesse que soit démontrée la validité scientifique de ces catégories identitaires. identité raciale et déterminisme génétique 35 La troisième raison est que la problématique garde toute son actualité. Bien que la notion de race n’ait plus sa place dans un discours politiquement correct (en Europe, du moins), ce serait une erreur de penser que ce débat appartient à l’histoire des sciences et des idées. D’une part, des formes explicites de racisme recourant aux outils scientifiques pour justifier des discriminations entre « races » ont fait grand bruit dans un passé récent. D’autre part, une forme de racisme n’est pas absente des débats portant sur l’interculturalité des sociétés d’Europe occidentale aujourd’hui. Certes, la justification scientifique n’est plus que très rarement (ouvertement) sollicitée pour cautionner des propositions politiques ; toutefois la tentation de s’en remettre à l’autorité du savoir scientifique est loin d’être inexistante. L’histoire nous montre que les mêmes erreurs scientifiques ont été reproduites à maintes reprises2 : rien ne garantit qu’aujourd’hui, et dans le futur, nous serions immunisés contre un usage malheureux des sciences naturelles en vue de cautionner la discrimination sociale sur base des identités de groupe. Enfin, au sein du débat sur les identités raciales, la question des performances cognitives et de l’intelligence tient depuis longtemps une place centrale. Comme nous le verrons, la logique structurant le concept de race consiste à associer, selon certaines modalités, des qualités physiques et des qualités comportementales ou mentales. C’est en vertu de son rôle (prétendument) essentiel dans l’explication des disparités sociales observées – à savoir, les personnes réussissent plus ou moins bien dans la vie sociale – que l’intelligence a été considérée comme le facteur mental par excellence qu’une « science de la race » doit prendre en compte. Suivant cette logique, une co-variation démontrée entre intelligence et catégorie raciale devrait donner à la « science de la race » toute sa raison d’être, c’est-à-dire justifier la discrimination sociale sur base des identités de groupe. L’article est structuré comme suit. Dans un premier temps, je pose le cadre du débat. Après avoir défini le concept de « race » et la doctrine « raciste » qui lui est implicitement associée, je souligne les enjeux d’une « science de la race » et je montre comment cette discipline élaborée au 19ème siècle a été déconsidérée suite aux développements de la génétique des populations dans la première moitié du 20ème siècle (section 2). Dans un second temps, je présente 2. Il s’agit là de la thèse centrale du maître-ouvrage de Stephen Jay Gould : Gould S.J., The Mismeasure of Man, W.W. Norton & Company, 1981, trad. fr. : La Mal-Mesure de l’ homme, Paris, Odile Jacob, 1997. 36 revue des questions scientifiques la controverse qui éclata dans la seconde moitié du siècle dernier sur les déterminants raciaux de l’intelligence. J’explicite d’abord les grandes lignes argumentatives des avocats d’un « nouveau » racisme scientifique (section 3), avant de mettre en évidence les erreurs scientifiques qu’elles recèlent (section 4 à 7). Dans un troisième temps, je tire quelques conclusions ayant trait aux dimensions idéologiques de la science (section 8). Une dernière remarque introductive : mon ambition est de présenter la logique et les enjeux d’un débat qui a eu lieu par ailleurs, m’en remettant très largement à des analyses développées par d’autres3. 2. Race, racisme et sciences Parlant de l’espèce humaine, le concept de race est polysémique. Les sens qu’il a pris dans l’histoire de la pensée sont multiples4. Chacune des diverses significations renvoie toutefois à une classification de l’humanité qui rend compte des variations observées entre différentes populations et des similitudes au sein des populations : les membres d’une même race sont apparentés et partagent des caractéristiques communes qui se transmettent de génération en génération et qui les distinguent des membres des autres races. En ce sens, toute théorie raciale traite de la question de l’identité, c’est-à-dire de la question de la « mêmeté » des membres d’une catégorie donnée et de la différence par rapport aux membres d’autres catégories. La spécificité de la race, en tant que concept de l’identité, est triple. Premièrement, il s’agit d’une identité qui est foncièrement une identité de groupe. Bien que tout trait de l’identité personnelle (par exemple, violoniste, hétérosexuel ou catholique) met en relation un individu avec l’ensemble des individus qui partage ce trait, l’identité raciale (par exemple : Caucasien) implique 3. 4. Principalement, les biologistes Stephane Jay Gould et Richard Lewontin, et le philosophe Ned Block. Banton M., « The Idiom of Race. A critique of presentism », in Back L., Solomos J. (eds), Theories of Race and Racism: A Reader, London, Routledge, 2000. Banton distingue quatre types de signification qui se sont succédées dans l’histoire : (a) la race comme descendance, telle qu’elle est conçue dans le récit biblique ; (b) la race comme type, apparaissant dans la taxonomie de Linnée ; (c) la race comme sous-espèce, issue du développement de la génétique des populations et (d) la race comme catégorie politique, instrument conceptuel de classification administrative. Chacune de ces significations donne lieu à différentes doctrines racistes, c’est-à-dire à différentes stratégies de hiérarchisation des races. identité raciale et déterminisme génétique 37 de manière toute particulière une somme de traits qui sont partagés par l’ensemble des membres de la catégorie (par exemple : rationnel, tempéré, courageux, ...) et qui n’ont aucun lien logique avec les critères utilisés pour établir la catégorie (par exemple : la couleur de la peau). L’appartenance à la catégorie domine et détermine de manière significative l’identité personnelle globale de la personne. Deuxièmement, les traits identitaires raciaux sont transmissibles de génération en génération. La race est héréditaire – nous reviendrons largement sur ce point. Troisièmement, les traits associés à une catégorie raciale sont immuables, substantiels, essentiels : la race est une catégorie identitaire « sans histoire »5, c’est-à-dire hors histoire, que le temps n’affecte pas. L’évolution de la race et des traits qui la caractérisent est régie par les lois de la nature et non par l’histoire sociale de l’humanité. Le racisme est une doctrine qui soutient que les catégories raciales, telles qu’elles viennent d’être définies, sont des catégories pertinentes pour rendre compte et expliquer les sociétés humaines. Selon celle-ci, une compréhension de l’essence des races devrait guider l’organisation et la gestion des sociétés humaines. Le racisme consiste alors à définir un groupe humain à partir d’attributs naturels et à attribuer des caractéristiques morales, comportementales ou intellectuelles à tout membre du groupe, indépendamment de leur personne propre. Ces caractéristiques sont immuables et héréditaires ; elles définissent le groupe racial. En vertu de son appartenance à un groupe racial, un individu a nécessairement une tendance à développer les traits associés à ce groupe. Les caractéristiques comportementales et mentales associées à une race ayant généralement une connotation positive ou négative (par exemple : rationnel, courageux, tempéré, etc.), il découle de cette catégorisation une hiérarchie, notion à laquelle est associée le sens le plus commun du racisme. Les races n’ont pas toutes même valeur. Dans cette logique, une politique sociale sérieuse ne peut faire l’économie d’une prise en considération des appartenances identitaires raciales qui déterminent les comportements humains. Il est aisé de comprendre en quoi les sciences naturelles peuvent appuyer une théorie des races. La découverte scientifique de déterminants raciaux légitimise la catégorisation6. Aussi, au 19ème siècle, les ressources de la craniomé5. 6. Olender M. Race sans histoire, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points », 2009. La race est un concept originellement biologique et, dans son usage en zoologie et botanique, véritablement scientifique. Ce dont il est question ici est son usage pour traiter le cas de l’espèce humaine. 38 revue des questions scientifiques trie furent exploitées pour démontrer l’infériorité des races « négroïde » et amérindienne par rapport à la race caucasienne. Samuel Morton, qui fut reconnu « comme le premier objectiviste » de la science américaine, prétendit démontrer sur base d’une étude comparative des capacités crâniennes de diverses ethnies la plus grande valeur intellectuelle et morale des Blancs et conclut que « le statut social et le position de pouvoir occupée par chacun étaient [...] le reflet fidèle de la valeur biologique »7. Plus tard, le racisme scientifique allait tenter de mettre en évidence les bases génétiques, c’est-à-dire naturelles, essentielles et héréditaires, des traits associés aux différents groupes raciaux. Cependant, les avancées de la génétique des populations vont sérieusement mettre en doute la valeur biologique, et scientifique, du concept de race appliqué à l’espèce humaine. Un critère essentiel pour pouvoir qualifier une population de race biologique est que la distance génétique entre diverses populations soit plus grande que la variabilité génétique existant au sein des populations. Or la distance génétique entre les groupes humains est de l’ordre de 2% alors que la variabilité intra-populations est estimée à 5%8. La plus grande partie de la variation humaine a lieu entre individus, indépendamment de leur appartenance à des groupes raciaux. Selon le généticien Richard Lewontin, 85% de la variation génétique humaine se situe entre deux individus appartenant au même groupe ethnique ; 8% se situe entre les ethnies au sein de la même « race » ; et seulement 7% se situe entre les « races » principales : Africaine, Asiatique, Océanique et Européenne9. Au sein des populations de l’Afrique sub-saharienne, tout, depuis la couleur de la peau jusqu’au type de crâne et la diversité génétique totale, est plus variable que dans n’importe quelle autre population du globe. En d’autres mots, il est très probable qu’une personne du Congo et une personne du Mali soient génétiquement plus différentes l’une de l’autre qu’elles ne le sont l’une et l’autre d’un Belge.10 Dans l’état actuel des connaissances, les races humaines apparaissent être des constructions sociales et non une réalité biologique. Rien n’autorise à accorder une légitimité scientifique à l’identité raciale. Malgré cette sérieuse 7. 8. 9. Cité dans : Gould S.J., op. cit., p. 88. Graves J., The Race Myth, New-York, Penguin, 2004, p. 5. Lewontin R.C., Biology As Ideology. The Doctrine of DNA, New-York, Harper Perennial, 1991, p. 36. 10. Graves J., op. cit., p. 17. identité raciale et déterminisme génétique 39 mise en doute, les tentatives pour légitimer l’usage des catégories raciales et l’ordre social qui en résulte ont continué à mobiliser énergie et passion. La suite de l’article s’attache à analyser une série de travaux qui vont dans ce sens. 3. Races, intelligence et réussite sociale Deux publications traitant des relations entre races et niveaux d’intelligence ont suscité un débat particulièrement passionné sur la question du racisme. Toutes deux sont le produit du travail de chercheurs des sciences humaines de renom, travaillant dans des institutions universitaires parmi les plus illustres de la planète. Elles ont été publiées à quelque 25 ans d’intervalle et partagent la même logique argumentative. La première, publiée en 1969, est un long article écrit par le psychologue de l’éducation de l’Université de Californie, Arthur Jensen11. La seconde est un ouvrage volumineux édité en 1994 et compilant les recherches du politologue Charles Murray et du psychologue de l’Université de Harvard Richard Herrnstein12. Les bases empiriques et les développements des deux écrits diffèrent substantiellement ; cependant, les postulats, les constats généraux et les argumentations sont analogues, et les conclusions qui en sont déduites sont similaires13. Un premier postulat est que le niveau d’intelligence est un facteur explicatif important de la réussite sociale des individus : plus vous êtes intelligents, plus vous avez de chance d’atteindre une position sociale élevée. Ce postulat va à l’encontre d’un ensemble de travaux selon lesquels l’environnement social, constitué de la famille, de la classe sociale, du système éducatif et du réseau social, est le facteur décisif pour expliquer la réussite sociale (métier valorisé, bon salaire, réussite familiale, casier judiciaire vierge, etc.). Un deuxième postulat est que l’intelligence est une entité unimodale quantifiable à partir d’une seule variable (le facteur g) que certains tests (les tests de QI) permettent de mesurer : un classement hiérarchique de l’intelligence peut être 11. Jensen A.R., « How much can we boost IQ and scholastic achievement ? », Harvard Educational Review, 39, 1969. 12. Herrnstein R.J., Murray C., The Bell Curve, New-York, The Free Press, 1994. 13. Mon objectif est de rendre compte et d’analyser la logique argumentative sans entrer dans les détails des bases empiriques ni des développements particuliers. Ainsi, par exemple, pour les besoins de la démonstration dans le cadre de cet article, j’illustre les thèses avancées par une comparaison entre populations Afro-américaines et Caucasiennes bien que les recherches analysées dépassent cette seule problématique. 40 revue des questions scientifiques aisément établi. Deux constats fondamentaux complètent les prémisses de la démonstration. Premièrement, les résultats moyens obtenus par les membres des populations Noires (Afro-américaines) au test de QI sont significativement plus faibles que ceux obtenus par les membres de populations Blanches (Caucasiennes) – The Bell Curve met en évidence une différence de 15 points. Deuxièmement, la performance réalisée au test de QI, c’est-à-dire l’intelligence, est une trait hautement héritable au sein de la population Caucasienne. Les auteurs en infèrent que l’héritabilité doit être tout aussi élevée dans les populations Afro-américaines. Deux conclusions sont tirées de ces postulats et constats. La première conclusion est que la différence de performance au test de QI observée entre populations Afro-américaines et populations Caucasiennes a une cause génétique : l’intelligence est un facteur déterminé (en partie) naturellement. La seconde conclusion est qu’une politique sociale gagnerait à ne pas aller naïvement à l’encontre de l’ordre de la nature mais plutôt à s’adapter à cet ordre : puisque naturellement certaines populations humaines, catégorisées en races, sont plus intelligentes que d’autres, pourquoi ne pas répartir les fonctions sociales et statuts qui y sont associés en fonction des déterminants naturels ? Investir dans des politiques sociales égalitaristes visant à améliorer l’environnement des populations les plus défavorisées (en l’occurrence, les Afro-américains) est une perte d’énergie irraisonnable puisque les différences observées sont « naturelles ». Les conclusions sont racistes au sens où le racisme a été défini plus haut : un trait comportemental (plus ou moins intelligent) est associé de manière essentielle ou naturelle à une catégorie distinguée sur base de traits phénotypiques logiquement indépendants du trait comportemental en question. Les Afro-américains sont en moyenne moins intelligents que les Caucasiens (en partie) parce que le groupe Afro-américain a un génotype moins favorable aux performances intellectuelles. Il est biologiquement déterminé qu’une intelligence relativement faible (par rapport à d’autres groupes humains) soit un des traits identitaires Afro-américains. Une des forces de l’argument est qu’il semble satisfaire les exigences de notre sens commun : une fois les deux constats empiriques acceptés (et nous allons voir qu’ils sont raisonnables), la démonstration peut sembler aller de soi. L’intelligence, mesurée par le QI, étant hautement héritable, c’est-à-dire identité raciale et déterminisme génétique 41 « génétique », la différence constatée de performances entre populations Afroaméricaines et populations Caucasiennes doit en toute logique avoir une cause génétique. Les Noirs sont génétiquement inférieurs, quant à l’intelligence, aux Blancs. Qui peut intuitivement et avec conviction contester cette conclusion? Et pourtant : chaque point de cette inférence démonstrative est sujet à caution. En premier lieu, les deux postulats de la démonstration sont hautement contestables et ont donné lieu à de vives critiques. Ainsi les données utilisées dans The Bell Curve pour établir une relation causale déterminante entre le QI et la réussite sociale (premier postulat) ont été réanalysées et ont livré des perspectives différentes sur le rôle joué par l’environnement social dans la réussite des individus14. Par ailleurs, l’adéquation faite entre intelligence, facteur g et QI est depuis longtemps contestée. Non seulement l’intelligence est-elle un ensemble de compétences non-réductibles à un facteur unique, mais en outre le test de QI évalue un ensemble de compétences « culturelles » particulières, à savoir des compétences mises en avant dans le monde occidental : le QI reflète le niveau d’éducation occidentale acquis, et non l’intelligence15. Les deux constats empiriques sont quant à eux peu contestés. La différence significative des scores de QI entre populations Afroaméricaines et Caucasiennes (premier constat) est largement reconnue : en soi, elle n’oppose pas les différents protagonistes du débat ; ce qui est sujet de controverse est l’explication qu’il convient d’en donner. De même, la haute héritabilité de la performance aux tests de QI (second constat) n’est pas sujet de débat au sens où, ici aussi, le nœud du problème est de donner la juste signification à ce fait généralement accepté16. 14. Delvin B. et al. (eds), Intelligence, Genes, and Success. Scientists Respond to The Bell Curve, New-York, Springer-Verlag, 1997, Part IV. 15. Lewontin R.C., Rose S., Kamin L.J., Not In Our Genes. Biology, Ideology and Human Nature, New-York, Pantheon Books, 1984, ch. 5 ; Montagu A., « The IQ Mythology », in Montagu A. (ed), Race and IQ, New-York, Oxford Uiversity Press, 1999 ; Gould S.J., op. cit., ch. 4-5. 16. Ainsi Richard Lewontin écrit-il : « Des volumes pourraient être écrits sur l’estimation de l’héritabilité du QI et on peut trouver des erreurs dans le traitement que fait Jensen des données publiées. Cependant, il est sans intérêt, pour aborder les questions de race et d’intelligence et les questions relatives à l’éducation, de savoir si l’héritabilité est de 0.6 ou de 0.8. Dès lors j’accepte sans contestation sérieuse l’estimation plutôt haute [0.8] proposée par Jensen » (Lewontin R.C., « Race and Intelligence », Bulletin of the Atomic Scientists, 26, 1970, réimprimé in Montagu A. (ed), Race and IQ, New-York, Oxford Uiversity Press, 1999, p. 241). 42 revue des questions scientifiques Chacune de ces difficultés mériterait d’être analysée afin de soumettre au tribunal de la rationalité scientifique les conclusions racistes. Je voudrais ici concentrer mon analyse sur un concept central de la démonstration : l’héritabilité, concept « faux-ami » s’il en est. L’héritabilité constatée est le phénomène sur lequel repose l’« essentialisme raciste », car c’est bien du constat de la haute héritabilité du QI que la tendance naturelle (génétiquement inscrite) des Noirs à être moins intelligents est déduite. Nous allons le voir, le concept d’héritabilité est trompeur à plus d’un titre. 4. Premier argument. Héritabilité et déterminisme génétique Il serait intéressant de demander à des non professionnels de la génétique mais instruits en biologie d’expliquer la notion d’héritabilité et de préciser ce que signifie qu’« un trait est hautement héritable ». Beaucoup auraient certainement une idée relativement assurée de cette notion qui appartient à notre bagage culturel et qui n’a rien d’ésotérique ; mais combien en mesurent véritablement la signification profonde ? Voyons voir. La définition d’abord, l’explication ensuite. L’héritabilité d’un trait est la proportion de la variation totale d’un trait dans une population qui est due à la variation génétique. Comment comprendre ceci17 ? La variation totale d’un trait (par exemple : la taille des individus) dans une population résulte de deux sources causales. Premièrement, des individus partageant les mêmes gènes (le même génotype) présentent des traits phénotypiques différents en raison des environnements différents où ils évoluent (ils ont été plus ou moins bien nourris) : l’environnement est une première source de variation. Deuxièmement, dans une population différents génotypes produisent des phénotypes différents lorsqu’ils se développent dans le même environnement : le génotype est une seconde source de variation. Chaque génotype présente une distribution de phénotypes (résultant de l’interaction génotype-environnement qui a concouru au développement différencié des individus partageant ce génotype), chaque génotype ayant sa propre moyenne pour un trait. La 17. Voir : Lewontin R.C., Rose S., Kamin L.J., Not In Our Genes. Biology, Ideology and Human Nature, pp. 96-97 ; Lewontin R.C., « Race and Intelligence », pp. 239-240 ; Block N., « How Heritability Misleads About Race », Cognition, 56:2, 1995, réimprimé in Montagu A. (ed), Race and IQ, New-York, Oxford Uiversity Press, 1999, pp. 449 sv. identité raciale et déterminisme génétique 43 variation entre les moyennes des différents génotypes est appelée variance génétique de la population ; la variation de phénotype entre les différents individus partageant un même génotype est appelé variance environnementale. L’héritabilité est le rapport entre la variance génétique et la variance totale (variance génétique + variance environnementale). Une héritabilité de 1.0 pour un trait signifie que toute la variation de ce trait observée dans une population est due au génotype : il n’y a pas de variation entre des individus partageant le même génotype, aussi différents que soient les environnements dans lesquels ils se sont développés. Une héritabilité de 0.0 signifie au contraire que toute la variation observée est due à des facteurs environnementaux : tous les individus se développant dans des environnements identiques ont le même phénotype, et le même génotype (pour ce trait). L’héritabilité est une notion statistique qui exprime la nature (génétique ou environnementale) des causes de variations observées dans une population. L’accent mis sur l’héritabilité dans les études discutées ici s’explique par la valeur opérationnelle de cette variable. En effet, à moins de connaître les mécanismes génétiques et environnementaux précis qui génèrent un trait, le phénotype d’un individu ne peut pas être décomposé en sa composante génotypique (part due à la génétique) et sa composante environnementale (part due à l’environnement) car génotype et environnement interagissent étroitement dans le développement de l’organisme – ce point est particulièrement crucial pour l’étude d’un « trait » tel que le QI dont on n’a aucune idée de ce a quoi il correspond et des facteurs génétiques et environnementaux qui le modulent. Par contre, la variation totale d’un phénotype dans une population peut être décomposée en (a) la variation entre les moyennes (de phénotype) des différents génotypes18 et (b) la variation (de phénotype) parmi les individus partageant le même génotype. Il existe en effet un ensemble de stratégies permettant d’évaluer séparément les deux types de variations au sein d’une population et, dès lors, d’évaluer le degré d’héritabilité et ce, indépendamment d’une connaissance précise de la nature du trait et des mécanismes causaux qui le génèrent. Ainsi, dans le cas d’adoption d’enfants, la corrélation entre leurs traits et ceux de leurs familles biologiques (desquels ils sont géné18. Les individus partageant le même génotype pour un trait (par ex. « la taille du corps ») auront des tailles différentes selon l’environnement dans lequel ils évoluent. La moyenne des tailles de ces individus est ce que j’appelle la « moyenne phénotypique » de ce génotype. Différents génotypes pour un trait ont des moyennes phénotypiques différentes – c’est la variation de ces moyennes dont il s’agit ici. 44 revue des questions scientifiques tiquement proches) est un indicateur de l’héritabilité : une similitude de traits (corrélation positive) indique que la variance génétique domine la variance environnementale. Le cas d’étude idéal est celui de jumeaux monozygotes, séparés à la naissance, et élevés dans des environnements différents : leur similitude quant à un trait traduit une héritabilité importante de ce trait. Une autre stratégie consiste à comparer des enfants ayant des génotypes plus ou moins différents (jumeaux monozygotes ; jumeaux dizygotes ; frères-sœurs biologiques ; enfants adoptés) et grandissant dans un environnement identique (la même famille) : une corrélation importante indique la prépondérance de la variance environnementale. Ces stratégies posent d’énormes difficultés méthodologiques et d’interprétation19 ; reste qu’elles offrent de réelles possibilités théoriques d’estimer l’héritabilité. Les erreurs dont se rendent coupables Jensen, Herrnstein et Murray relativement à la notion d’héritabilité concernent l’inférence déductive qu’ils opèrent des prémisses (postulats et constats) à leurs conclusions sur les races. Les données sur lesquels ils appuient leur argument concernent l’héritabilité du QI ; les conclusions qu’ils en tirent portent sur un aspect de la génétique dont ne rend pas compte la notion d’héritabilité, à savoir le déterminisme génétique. Rappelons-nous que la thèse qu’ils prétendent démontrer est que des facteurs génétiques expliquent (en partie) la différence moyenne de QI observée entre populations Afro-américaines et populations Caucasiennes. Autrement dit : les gènes des Noirs déterminent (en partie) leur plus faible niveau d’intelligence. Un premier point à souligner pour comprendre les erreurs auxquelles peut mener un mauvais usage du concept d’héritabilité a trait à la distinction entre héritabilité et déterminisme génétique. Héritabilité et déterminisme génétique sont deux phénomènes de nature génétique ; tous deux ont rapport au rôle tenu par le génotype dans le développement du monde vivant. Mais leur parenté s’arrête ici, chacun ayant rapport à un rôle différent des facteurs génétiques. Le degré d’héritabilité traduit le poids du génotype dans l’explication causale de la variation d’un trait au sein d’une population. Le déterminisme génétique renvoie à la cause du trait luimême. La différence est de taille puisque les deux phénomènes peuvent aller dans des sens radicalement différents20. Ainsi, le trait « cinq doigts à chaque 19. Pour une discussion de ces difficultés : Lewontin R.C. et al., op. cit., pp. 98-116 ; Delvin B. et al. (eds), op. cit. 20. Sur ce point : Block N., art. cit., pp. 449-459. identité raciale et déterminisme génétique 45 main » est génétiquement déterminé et est cependant très faiblement héritable puisque la variation du nombre de doigts observée dans une population (certains individus en ont quatre, d’autres trois) s’explique principalement par des facteurs environnementaux tels que des accidents mutilants ou l’effet de la thalidomide ingérée par la future mère sur le développement du fœtus. À l’inverse, certains traits et comportements « culturels » ont une haute héritabilité sans être génétiquement déterminés : dans la population belge, le trait « porter une jupe » ou « vernir ses ongles » co-varie (quasi) parfaitement avec la différence chromosomique XX / XY. En soi, l’héritabilité ne nous dit rien sur le déterminisme génétique, c’est-à-dire sur la cause génétique de la présence d’un trait chez un individu, et ceci est quelque peu contre-intuitif. Nous reviendrons plus loin sur cette distinction délicate et sur ses conséquences pour notre propos. Voyons à présent en quoi consiste l’erreur inférentielle. 5. Deuxième argument. Héritabilité et comparaison inter-populations Le constat de l’héritabilité élevée du QI au sein des populations Afroaméricaines et Caucasiennes conduit les auteurs à conclure que la différence moyenne de performance au test de QI observée entre ces deux populations a une cause génétique : les Noirs sont génétiquement inférieurs aux Blancs eu égard au QI. L’erreur de l’inférence se situe dans le glissement d’une préposition en italique (au sein) vers l’autre (entre), c’est-à-dire d’un fait concernant une population vers une comparaison entre populations. De nouveau ici, le glissement peut sembler intuitivement raisonnable. Il n’en est rien : l’inférence est fallacieuse, comme le montre l’expérience suivante imaginée par Richard Lewontin21. Soit un sachet de maïs récolté sur plusieurs plants. Les grains de maïs de ce sachet présentent une variabilité génétique. Soit encore deux milieux de culture, l’un riche en nutriments, l’autre pauvre en nutriments (toute chose étant égale par ailleurs). Plantons une poignée de maïs dans chacun des milieux et mesurons la taille des plants après qu’ils soient arrivés à maturité. Dans la population cultivée dans le milieu riche, on observe une distribution des tailles des individus autour d’une moyenne élevée (la moyenne de la taille de cette population) ; dans le population cultivée dans le milieu pauvre, les 21. Lewontin R.C., art. cit., pp. 244-245. 46 revue des questions scientifiques tailles des individus varient autour d’une moyenne faible (la moyenne de la taille de cette population). L’héritabilité du trait « taille » au sein de la population cultivée en milieu riche est de 1.0 puisqu’en effet, la variation observée est exclusivement due à des causes génétiques, l’environnement (le milieu nutritif) étant homogène et identique pour tout individu de cette population. Il en va de même pour le trait « taille » de la population cultivée en milieu pauvre : l’héritabilité est de 1.0. Le trait « taille » a une héritabilité maximale dans les deux populations et cependant la différence entre les tailles moyennes des deux populations est entièrement due à la différence environnementale puisque les grains, plantés au hasard, viennent d’un même pool génétique. Conclusion : de la haute héritabilité d’un trait au sein de populations on ne peut pas déduire que la différence observée pour ce trait entre les deux populations a une cause génétique. Or c’est précisément ce type de déduction que font Jensen, Herrnstein et Murray. La morale de cette mise au point est que, sur bases des données relatives à l’héritabilité, on devrait raisonnablement adopter une attitude agnostique quant à la question de l’identité génétique des groupes raciaux. 6. Troisième argument. Héritabilité directe et héritabilité indirecte Il faut cependant aller plus loin. L’argument de Lewontin montre qu’il n’y a pas de lien nécessaire entre haute héritabilité d’un trait et cause génétique d’une différence pour ce trait entre populations. Mais il ne permet pas de nier la possibilité biologique d’une cause génétique, ni même une probabilité élevée de l’existence d’une telle cause – et c’est précisément ce que répondit Jensen à la démonstration de Lewontin22. Admettons dès lors à ce stade cette possibilité : le haut degré d’héritabilité du QI observée au sein des populations signifie que, très probablement, une cause génétique explique la différence entre les populations, à savoir les gènes « Afro-américains » codent pour une intelligence faible alors que les gènes « Caucasiens » codent pour une intelligence élevée. Une analyse plus fine de l’héritabilité permet toutefois de mettre en doute cette conclusion et de renforcer notre « agnosticisme raisonnable ». 22. Jensen A., « Race and the genetics of intelligence: a reply to Lewontin », Bulletin of the Atomic Scientists, May 1970. identité raciale et déterminisme génétique 47 Les arguments discutés jusqu’ici présupposent que la variance génétique d’un trait, dont l’héritabilité mesure la pondération dans la variance totale, reflète une causalité génétique. Derrière l’héritabilité se cachent les gènes qui codent pour le trait étudié et dont on ne connait pas la nature ni les mécanismes de détermination du phénotype. Mais ce présupposé est-il correct ? Autrement dit : un degré élevé d’héritabilité signifie-t-il nécessairement que des gènes sont la cause de la variation que l’on cherche à expliquer ? A quoi je réponds sans ambages : oui et non ! (l’équivocité de la réponse ne fait que refléter l’opacité du concept d’héritabilité qui exprime le poids explicatif de facteurs génétiques et qui n’implique pas de déterminisme génétique − comme nous l’avons vu dans le premier argument) Comment diable expliquer cela ? Il est indéniable que l’héritabilité nous parle bien du rôle causal des gènes : il s’agit d’une vérité analytique, définitionnelle (d’où ma réponse positive ci-dessus). Discutable, par contre, est la nature de la chaîne causale qui est en jeu. Pour expliquer un phénomène quelconque, il est possible d’avoir recours à des chaînes causales distinctes, qui se superposent, se séparent ou s’enchevêtrent. Mon comportement actuel de produire un texte sur mon ordinateur portable peut s’expliquer par ma volonté de rendre mon article mercredi sans faute / par mon désir de mettre au clair mes idées sur l’identité raciale / par des forces inconscientes qui me poussent à briser mon ennui dans le train où je suis installé pour de bonnes heures / par les glissements des fibres d’actine et de myosine des muscles de mes doigts / par l’influx nerveux qui déclenche le mouvement musculaire / etc. Le mouvement musculaire est une cause directe du texte généré sur mon écran mais qui s’inscrit dans un réseau de causes plus ou moins distales et indirectes. De même, le rôle des gènes pour expliquer un trait est bien souvent une explication causale intéressante mais qui doit être située dans un ensemble de chaînes causales, impliquant des effets indirects. Pour illustrer l’importance de cela pour notre propos, considérons une société où les enfants roux sont régulièrement frappés sur la tête23. Leur QI, qui est significativement plus faible que celui des autres enfants pour des raisons évidentes, a un haut degré d’héritabilité : des jumeaux monozygotes, partageant entre autres gènes celui codant pour les cheveux roux, auront un 23. Ce point est discuté dans : Block N., art. cit., pp. 465-476. L’exemple est repris de : Jencks et al., Inequality : A Reassessment of the Effect of Family and Schooling in America, New-York, Basic Books, 1972. 48 revue des questions scientifiques QI similaire quel que soit l’environnement particulier (au sein de cette société) où l’un et l’autre grandissent. La variance totale de QI est largement due à des causes génétiques. La question qui nous intéresse ici est de savoir quel gène intervient dans quelle chaîne causale. À laquelle on répondra : le gène « cheveux roux » cause directement la couleur des cheveux des enfants et, étant donné l’interaction entre le trait qu’il code directement (cheveux roux) et l’environnement (dans lequel les roux sont battus), il cause indirectement le QI. Aucun gène « QI » n’intervient dans cette explication (d’où ma réponse négative ci-dessus). La difficulté que soulève cette nouvelle ambiguïté du concept d’héritabilité tient à ce que, pour de nombreux traits, il est impossible de séparer les effets génétiques directs et indirects et que tous deux sont inclus dans la mesure de la variance génétique, renforçant l’idée d’une causalité génétique stricto sensu24. Reprenons l’exemple de la corrélation existant entre paires chromosomique XX /XY et le trait « vernir les ongles ». Il est évident qu’il n’y pas de gène qui code pour le trait « vernir les ongles » et que c’est l’interaction entre le sexe et l’environnement culturel qui explique la corrélation observée entre déterminant génétique et trait comportemental ; de plus, le rôle joué par l’environnement culturel est manifestement primordial. Cependant la causalité indirecte est conventionnellement reprise dans la variance génétique25. On dira dans ce cas que l’héritabilité est indirecte. Plusieurs éléments laissent à penser que la causalité génétique indirecte est importante pour le QI et que des effets environnementaux viennent gonfler la variance génétique et le degré d’héritabilité mesuré. Un exemple classique d’interaction entre déterminant génétique et environnement ayant un effet sur le QI est la plus grande stimulation parentale (facteur environnemental) dont bénéficient les bébés souriants et actifs (facteur génétique)26. Par ailleurs, la difficulté classique de distinguer les causes environnementales des causes génétiques dans l’estimation de l’hérédité est particulièrement importante dans le cas d’adoptions croisées (jumeaux monozygotes Noirs dans fa24. Lewontin R.C., Biology As Ideology. The Doctrine of DNA, p. 33. 25. La convention scientifique aurait pu être inverse et donner la priorité aux facteurs environnementaux. Ce choix conventionnel et la tendance au déterminisme biologique affichée par de nombreux scientifiques sont liés. 26. Scarr S., McCartney K., « How people make their own environments : A theory of genotype-environnement effects », Child Development, 54, 1983, cité dans : Block N., art. cit., p. 471. identité raciale et déterminisme génétique 49 milles Blanches) car, en plus de la similarité des familles adoptives (dont le profil est sélectionné par les agences d’adoption) qui réduit la variation environnementale réelle, les enfants Noirs « emportent » leur environnement : ils sont Noirs et sont traités comme des Noirs27. La cause génétique directe de la couleur de peau est une cause indirecte, via l’interaction du trait « noir » avec l’environnement socioculturel, du développement cognitif de l’enfant qui est stimulé différemment qu’un enfant Blanc. L’impossibilité de distinguer l’héritabilité directe de l’héritabilité indirecte est une raison suffisante pour éviter de tirer des conclusions sur la causalité « purement » génétique (c’est-à-dire indépendante d’une interaction avec l’environnement) de la variation du QI. De ce fait, un haut degré d’héritabilité n’est pas un indicateur de l’existence de gènes codant pour l’intelligence. Raison de plus d’adopter un agnosticisme scientifique sur la question de l’identité génétique des races. 7. Quatrième argument. Héritabilité et immutabilité L’erreur fondamentale qui sous-tend les divers mauvais usages que nous venons d’analyser est probablement le lien supposé entre héritabilité et immutabilité. Elle consiste à soutenir qu’un trait hautement héritable est un trait immuable. Puisque l’héritabilité est une mesure du poids causal de la génétique, et puisque la génétique fixe des traits, il semble intuitivement raisonnable d’associer haute héritabilité et immuabilité. L’argument raciste étant d’associer de manière figée des traits comportementaux ou mentaux à des catégories établies sur base de traits physiques, l’héritabilité, indicateur d’immuabilité, devient ainsi un outil de choix pour démontrer la valeur scientifique des catégories raciales et pour justifier l’ordre social inégalitaire − nous reviendrons sur ces motivations dans la section qui clôt cet article. Quelques éléments de réflexion permettront de mettre en évidence le caractère fallacieux du lien entre héritabilité et immuabilité. Tout d’abord, l’héritabilité est sensible aux modifications environnementales. Elle est une mesure du rapport entre variance génétique et variance environnementale dans un environnement donné ; elle n’a aucune puissance prédictive pour éva27. Block N., art. cit., p. 455. La situation est analogue à celle de la société imaginaire où les roux sont battus, quels que soit l’environnement familial. 50 revue des questions scientifiques luer ce rapport dans d’autres conditions environnementales28. Ainsi une modification de l’environnement socioculturel peut avoir une incidence sur le QI de l’ensemble des personnes concernées. Dans les études d’adoption, bien que le score réalisé au test de QI soit corrélé au score des parents biologiques, l’ensemble des scores des enfants adoptés est plus élevé (de l’ordre de 20 points) que l’ensemble des scores de leurs parents biologiques, et similaire aux scores des familles adoptives, plus aisées et plus instruites. De même, les performances visuelles d’une population peuvent être déplorables pour des raisons génétiques et avoir une haute héritabilité ; si toutefois des modifications environnementales sont effectuées (développement de l’ophtalmologie et de prothèses optiques), les performances de l’ensemble de la population vont s’améliorer29. La haute héritabilité ne signifie pas qu’un trait ne peut être changé et amélioré en agissant sur l’environnement. Cette dernière mise au point ne désarçonne toutefois pas les avocats de la thèse raciste qui ne nient pas le rôle joué par l’environnement et l’effet positif de l’amélioration des conditions de vie sur les performances des individus. Ils maintiennent toutefois l’idée de l’immuabilité des différences entre les groupes humains. Car ce n’est pas le QI individuel qui est génétiquement déterminé, nous disent-ils, mais le potentiel de QI attaché à un groupe. Ils expriment cela par la métaphore du seau vide: Les gènes déterminent la taille du seau, et l’environnement la quantité d’eau qui y est versée. Si l’environnement est pauvre, aucun des seaux ne sera rempli et tous les génotypes auront de médiocres performances ; si l’environnement est favorable, les seaux les plus grands pourront contenir davantage, tandis que les petits, une fois remplis, déborderont. [...] Tout 28. Lewontin R.C. et al., op. cit., p. 116. 29. Ce qui s’accompagnera également d’une modification du degré d’héritabilité : les variations de performance ne sont plus dues essentiellement à des causes génétiques (les déficiences d’origine génétique peuvent être corrigées par les prothèses) mais à des raisons environnementales (en raison de leur condition socio-économiques, certaines personnes n’ont pas accès aux services de soins). On pourra objecter que c’est l’environnement « normal » qui doit être considéré et que les prothèses et les services de soin sont « artificiels » : ce qui compte ce sont les performances « naturelles ». Mais les notions de performance « naturelle » et d’environnement « normal » n’ont pas de sens absolu : nous sommes des animaux sociaux, doués d’intentionnalité et qui évoluons dans un monde structuré par des constructions culturelles – qui sont autant de « prothèses ». Définir un environnement « normal » et des performances « naturelles » implique un choix normatif et une conception de ce que la société devrait être. Il s’agit d’une question normative et non descriptive. identité raciale et déterminisme génétique 51 enrichissement de l’environnement se traduit par une exagération des différences déjà présentes dans les génotypes30. Cette position se traduit graphiquement comme suit (graphique 1). Soit en abscisse la richesse de l’environnement, variant d’« appauvri » à « enrichi », et en ordonnée le niveau de QI moyen. Soit encore trois courbes correspondant à trois génotypes (trois populations). Pour chaque génotype, une augmentation de la richesse de l’environnement implique une augmentation du score moyen de QI. Dans un environnement appauvri, le QI des trois génotypes est faible et similaire ; plus l’environnement s’enrichit, plus la distance entre les courbes grandit. Enfin, point crucial, les courbes ne se croisent jamais : la hiérarchie entre les génotypes, en termes de performance au test de QI, est préservée entre les environnements, quelle que soit leur richesse. 140 Génotype 1 120 100 Génotype 2 QI 80 moyen 60 Génotype 3 40 20 0 Appauvri Moyen Enrichi Environnement Graphique 1. Or ce présupposé du parallélisme des courbes reflète une mauvaise conception de la biologie du développement. Il est faux que le génotype détermine le phénotype et que l’environnement ne fait que moduler la magnitude 30. Lewontin R.C., La triple hélice. Les gènes, l’organisme, l’environnement, Paris, Seuil, coll. « Science ouverte », 2003, p. 36. 52 revue des questions scientifiques du phénotype exprimé. Il existe une interaction étroite entre génotype et environnement appelée « norme de réaction » 31. Un génotype détermine non pas un phénotype particulier, mais des phénotypes variant en fonction des facteurs environnementaux – l’environnement détermine en partie la forme et la taille du seau. Les courbes des génotypes peuvent se croiser. Un génotype x ayant des résultats phénotypiques supérieurs à un génotype y dans un environnement appauvri peut avoir des résultats inférieurs à ce dernier dans un environnement moyen, et la tendance peut à nouveau s’inverser dans un environnement enrichi (graphique 2). Ce phénomène a été clairement mis en évidence en botanique. 120 Génotype 1 100 Génotype 2 80 QI moyen 60 40 20 0 Appauvri Moyen Enrichi Environnement Graphique 2. À nouveau ici, l’analyse scientifique nous convie à une posture agnostique. On ne peut préjuger des effets que des modifications environnementales entraîneraient sur le phénotype. L’identité phénotypique n’est pas déterminée immuablement par le génotype. Dit autrement : une démonstra31. Lewontin R.C., Biology As Ideology. The Doctrine of DNA, ch. 2 ; Lewontin R.C., La triple hélice. Les gènes, l’organisme, l’environnement, ch. 1-2 ; Kaplan J., « Phenotypic Plasticity and Reaction Norms », in : Sarkar S., Plutynski A. (éds), A Companion to the Philosophy of Biology, Oxford, Blackwell Publishing, coll. « Blackwell Companion to Philosophy », 2008. identité raciale et déterminisme génétique 53 tion de la différence génétique entre populations, si elle était faite, ne déterminerait pas encore les performances phénotypiques dans des environnements changeants. La biologie, seule, ne peut pas nous éclairer sur l’efficacité potentielle de politiques visant l’amélioration environnementale, c’est-à-dire socioculturelle. 8. Déterminisme biologique et idéologie scientifique La controverse relative à la question raciale présentée ici porte sur le concept d’héritabilité et, de manière plus distale, sur le déterminisme biologique. La pierre d’achoppement de l’argumentation des thèses racistes est l’interprétation (fallacieuse) de données (valides, ou supposées telles pour les besoins de la démonstration) sur l’héritabilité du QI dans différentes populations : on fait dire à ces données ce qu’elles ne peuvent pas dire. La difficulté du débat résulte de quelques caractéristiques du concept d’héritabilité qui expliquent son succès. Premièrement, il s’agit d’un concept opérationnel : il permet d’évaluer concrètement le poids explicatif des aspects génétiques et environnementaux. Cependant son champ d’application est restreint et la tentation est grande de le faire parler là où il ne peut rien dire de scientifiquement valide. Deuxièmement, il appartient à la fois au domaine de l’expertise scientifique et au sens commun : tout un chacun a une certaine notion de l’héritabilité, mais rares sont ceux, scientifiques inclus, qui en connaissent le sens précis et le domaine de validité. Ce genre de concept nous expose à justifier le (mauvais) sens commun sous couvert de validité scientifique. Troisièmement, l’héritabilité renvoie à la notion de génétique, laquelle est intimement associée à celle de déterminisme : être génétique, c’est être immuablement fixé. Non seulement l’idée de déterminisme génétique est à prendre avec un sérieux grain de sel, mais en sus, l’héritabilité n’implique pas le déterminisme. Ces trois caractéristiques font de ce concept un « faux-ami » ou, pour certains, un « mauvais bon ami » − « bon » dans le sens où l’héritabilité est perçue comme un concept utile à leurs projets, mais « mauvais » parce que son « usage utile » n’est pas valide. Quels sont ces projets ? Stephen Jay Gould souligne que le succès de The Bell Curve coïncida avec l’élection à la présidence du Congrès américain de Newt Gingrich, député 54 revue des questions scientifiques républicain qui initia une période de réduction drastique des politiques d’aide sociale. Vingt-cinq ans plus tôt, l’article de Jensen coïncida avec l’assassinat de Martin Luther King et les émeutes qui s’ensuivirent, avec l’opposition croissante à la guerre du Vietnam et avec la réaction conservatrice que ces évènements suscitèrent32. De plus, souligne Gould, ni l’une, ni l’autre de ces deux publications retentissantes n’avançaient des arguments neufs et innovateurs : leur succès ne s’expliquait pas par des raisons scientifiques, mais par des facteurs contextuels. Elles répondaient à des préoccupations politiques. Le problème auquel ces thèses racistes tentent d’apporter des réponses est l’allocation de ressources à des populations de statut social inférieur : étant donné l’échec avéré de politiques égalitaristes, comme en témoigne la persistance de l’échec social de certaines populations, ne faut-il pas revoir l’idéal égalitaire ? Pour les auteurs de ces thèses, continue Gould, il s’agit de reconnaitre, et de justifier, les barrières biologiques qui entravent l’égalité sociale. Selon eux, il est un fait de nature que l’identité des groupes détermine le rang social que leurs membres peuvent prétendre atteindre. On a bien pu lutter contre les barrières sociales aristocratiques ; on ne peut rien contre l’ordre naturel. Le « seau » Noir est différent du « seau » Caucasien – we have to face it ! Bien que l’interprétation faite par Gould des motivations des auteurs des thèses que nous avons analysées s’apparente parfois à un procès d’intention et qu’elle demande à être élaborée et historiquement documentée, elle a le mérite d’éveiller à une réflexion sur les rapports qu’entretiennent sciences et sociétés. Une fonction essentielle de la science est de nous émanciper des préjugés et de l’obscurantisme. Lorsqu’elle est utilisée comme outil de légitimation de projets politiques – lorsqu’elle est idéologie – elle perd son sens premier et sa raison d’être. Si la biologie ne peut rien nous dire de déterminé sur les identités de groupe, alors elle doit se taire. Ou mieux : clamer haut et fort qu’elle ne sait pas. Les questions d’identités humaines sont avant tout des questions d’éthique, et non des problèmes biologiques. 32. Gould S.J., op. cit., p. 26-27.