Identité raciale et déterminisme génétique
Une défense de l’agnosticisme scientique
S L
Département Sciences-Philosophies-Sociétés et Centre ESPHIN,
Université de Namur (FUNDP).
Ce dont on ne peut parler, il faut le taire.
L W
1. Sciences naturelles et identité
Cet article a pour objet l’usage des sciences naturelles dans le cadre dune
réexion sur l’identité personnelle et collective. Il pose la question de la légi-
timité du discours scientique pour justier certaines catégories identitaires
et propose des éléments de discussion sur le bon usage des sciences naturelles
pour penser la nature humaine. Plus largement, son ambition est de contri-
buer à la réexion sur le statut épistémologique des sciences naturelles
lorsqu’elles sont invoquées pour nourrir des débats portant sur des questions
sociales ou politiques. La thèse qui sera défendue est réexive et peut s’énon-
cer comme suit: lanalyse scientique nous apprend que les sciences naturelles
peuvent être de bien mauvaises conseillères pour aborder certaines questions
– la question de l’identité raciale étant l’une de celles-là – et que, contre toute
apparence, elles ne peuvent démontrer quoi que ce soit. La raison en est que
certains concepts, dont usent avec grand appétit certains scientiques (de
. Sauf préciautrement, « sciences », « scientiques », etc. renvoient au seul champ des
sciences naturelles.
Revue des Questions Scientiques, ,  () : -

   
toutes disciplines) dans leurs démonstrations, recèlent des ambiguïtés insoup-
çonnées. Larticle soutient que lagnosticisme scientique est, dans certaines
circonstances, une vertu.
An de déjouer dentrée de jeu les trop fréquents malentendus, il est im-
portant de souligner ce que cette thèse nest pas. Il ne s’agit pas dune défense
dun relativisme épistémologique selon lequel les énoncés des sciences natu-
relles constitueraient un discours n’ayant pas plus, ni moins, de crédit que la
poésie, lastrologie ou la rhétorique politicienne et selon lequel les sciences
naturelles nont pas de contenu informatif propre. Que du contraire! L’idée
centrale est que les sciences naturelles ont une portée décisive et unique pour
déterminer ce qui ne peut pas être dit concernant certaines catégories identi-
taires. Dire que les sciences ne nous apprennent rien de spéciquement perti-
nent est une chose (que je ne fais pas) ; dire que, dans certains cas, elles nous
apprennent ce qui ne peut être établi scientiquement est une tout autre chose
(que je tente de faire dans les pages qui suivent).
La thématique discutée est celle de la catégorie identitaire de race et la
question posée est de savoir ce que les sciences naturelles peuvent nous ap-
prendre et ne peuvent pas nous apprendre sur cette catégorie. Plus précisé-
ment, la discussion porte sur la relation existant (ou non) entre diérences
raciales et degré d’intelligence. Quatre raisons motivent ce choix thématique.
Premièrement, au cours de lhistoire de lhumanité, les races ont toujours
constitué un facteur didentité humaine important et souvent primordial.
Bien que la notion de race stricto sensu – que je présenterai plus bas – n’inclut
pas nécessairement les diérentes formes de catégorisations ethniques en
usage depuis la Grèce antique jusquà la société contemporaine, la logique de
ces diérentes catégorisations de l’humanité présente des constantes: une ré-
exion sur les races alimente la exion sur les identités de groupe et sur
lusage qui en est fait.
Deuxièmement, les relations tissées entre identité, sciences et race sont
serrées et constituent de ce fait un cas détude particulièrement intéressant.
Depuis le ème siècle, s’est en eet développée une « science de la race » visant
à justier lusage des catégories raciales et, par là, à légitimer lordre social
établi. Et malgré le discrédit jeté sur le racisme scientique au courant du
ème siècle, des scientiques nont eu de cesse que soit démontrée la validité
scientique de ces catégories identitaires.
    

La troisième raison est que la problématique garde toute son actualité.
Bien que la notion de race nait plus sa place dans un discours politiquement
correct (en Europe, du moins), ce serait une erreur de penser que ce débat
appartient à lhistoire des sciences et des idées. D’une part, des formes expli-
cites de racisme recourant aux outils scientiques pour justier des discrimi-
nations entre « races » ont fait grand bruit dans un passé récent. D’autre part,
une forme de racisme nest pas absente des débats portant sur lintercultura-
lité des sociétés d’Europe occidentale aujourd’hui. Certes, la justication
scientique n’est plus que très rarement (ouvertement) sollicitée pour caution-
ner des propositions politiques ; toutefois la tentation de sen remettre à l’auto-
rité du savoir scientique est loin dêtre inexistante. L’histoire nous montre
que les mêmes erreurs scientiques ont été reproduites à maintes reprises:
rien ne garantit quaujourdhui, et dans le futur, nous serions immunisés
contre un usage malheureux des sciences naturelles en vue de cautionner la
discrimination sociale sur base des identités de groupe.
Enn, au sein du débat sur les identités raciales, la question des perfor-
mances cognitives et de l’intelligence tient depuis longtemps une place cen-
trale. Comme nous le verrons, la logique structurant le concept de race
consiste à associer, selon certaines modalités, des qualités physiques et des
qualités comportementales ou mentales. C’est en vertu de son rôle (prétendu-
ment) essentiel dans lexplication des disparités sociales observées à savoir,
les personnes réussissent plus ou moins bien dans la vie sociale – que l’intelli-
gence a été considérée comme le facteur mental par excellence quune « science
de la race » doit prendre en compte. Suivant cette logique, une co-variation
démontrée entre intelligence et catégorie raciale devrait donner à la « science
de la race » toute sa raison d’être, c’est-à-dire justier la discrimination sociale
sur base des identités de groupe.
Larticle est structucomme suit. Dans un premier temps, je pose le
cadre du débat. Après avoir déni le concept de « race » et la doctrine « raciste »
qui lui est implicitement associée, je souligne les enjeux dune « science de la
race » et je montre comment cette discipline élaborée au ème siècle a été dé-
considérée suite aux développements de la génétique des populations dans la
première moitié du ème siècle (section ). Dans un second temps, je présente
. Il s’agit de la thèse centrale du maître-ouvrage de Stephen Jay Gould: GS.J., e
Mismeasure of Man, W.W. Norton & Company, , trad. fr. : La Mal-Mesure de
lhomme, Paris, Odile Jacob, .

   
la controverse qui éclata dans la seconde moitié du siècle dernier sur les déter-
minants raciaux de l’intelligence. J’explicite dabord les grandes lignes argu-
mentatives des avocats dun « nouveau » racisme scientique (section ), avant
de mettre en évidence les erreurs scientiques qu’elles recèlent (section  à ).
Dans un troisième temps, je tire quelques conclusions ayant trait aux dimen-
sions idéologiques de la science (section ). Une dernière remarque introduc-
tive: mon ambition est de présenter la logique et les enjeux dun débat qui a
eu lieu par ailleurs, men remettant très largement à des analyses développées
par dautres.
2. Race, racisme et sciences
Parlant de l’espèce humaine, le concept de race est polysémique. Les sens
qu’il a pris dans lhistoire de la pensée sont multiples. Chacune des diverses
signications renvoie toutefois à une classication de lhumani qui rend
compte des variations observées entre diérentes populations et des simili-
tudes au sein des populations: les membres dune même race sont apparentés
et partagent des caractéristiques communes qui se transmettent de génération
en génération et qui les distinguent des membres des autres races. En ce sens,
toute théorie raciale traite de la question de l’identité, cest-à-dire de la ques-
tion de la « mêmeté » des membres dune catégorie donnée et de la diérence
par rapport aux membres dautres catégories.
La spécicité de la race, en tant que concept de l’identité, est triple. Pre-
mièrement, il s’agit d’une identité qui est foncièrement une identité de groupe.
Bien que tout trait de l’identité personnelle (par exemple, violoniste, hétéro-
sexuel ou catholique) met en relation un individu avec lensemble des indivi-
dus qui partage ce trait, lidentité raciale (par exemple: Caucasien) implique
. Principalement, les biologistes Stephane Jay Gould et Richard Lewontin, et le philo-
sophe Ned Block.
. Banton M., « e Idiom of Race. A critique of presentism », in Back L., Solomos J. (eds),
eories of Race and Racism: A Reader, London, Routledge, . Banton distingue
quatre types de signication qui se sont sucdées dans lhistoire: (a) la race comme
descendance, telle quelle est conçue dans le récit biblique ; (b) la race comme type, ap-
paraissant dans la taxonomie de Linnée ; (c) la race comme sous-espèce, issue du déve-
loppement de la génétique des populations et (d) la race comme catégorie politique,
instrument conceptuel de classication administrative. Chacune de ces signications
donne lieu à diérentes doctrines racistes, c’est-à-dire à diérentes stratégies de hiérar-
chisation des races.
    

de manière toute particulière une somme de traits qui sont partagés par len-
semble des membres de la catégorie (par exemple: rationnel, tempéré, coura-
geux, ...) et qui nont aucun lien logique avec les critères utilisés pour établir la
catégorie (par exemple: la couleur de la peau). Lappartenance à la catégorie
domine et détermine de manière signicative lidentité personnelle globale de
la personne. Deuxmement, les traits identitaires raciaux sont transmissibles
de génération en génération. La race est héréditaire – nous reviendrons large-
ment sur ce point. Troisièmement, les traits associés à une catégorie raciale
sont immuables, substantiels, essentiels: la race est une catégorie identitaire
« sans histoire », c’est-à-dire hors histoire, que le temps naecte pas. L’évolu-
tion de la race et des traits qui la caractérisent est régie par les lois de la nature
et non par lhistoire sociale de l’humanité.
Le racisme est une doctrine qui soutient que les catégories raciales, telles
quelles viennent dêtre dénies, sont des catégories pertinentes pour rendre
compte et expliquer les sociétés humaines. Selon celle-ci, une compréhension
de lessence des races devrait guider lorganisation et la gestion des sociétés
humaines. Le racisme consiste alors à dénir un groupe humain à partir dat-
tributs naturels et à attribuer des caractéristiques morales, comportementales
ou intellectuelles à tout membre du groupe, indépendamment de leur per-
sonne propre. Ces caractéristiques sont immuables et héréditaires ; elles dé-
nissent le groupe racial. En vertu de son appartenance à un groupe racial, un
individu a nécessairement une tendance à velopper les traits associés à ce
groupe. Les caractéristiques comportementales et mentales associées à une
race ayant généralement une connotation positive ou négative (par exemple:
rationnel, courageux, tempéré, etc.), il découle de cette catégorisation une
hiérarchie, notion à laquelle est associée le sens le plus commun du racisme.
Les races nont pas toutes même valeur. Dans cette logique, une politique so-
ciale sérieuse ne peut faire l’économie dune prise en considération des appar-
tenances identitaires raciales qui déterminent les comportements humains.
Il est aisé de comprendre en quoi les sciences naturelles peuvent appuyer
une théorie des races. La découverte scientique de déterminants raciaux lé-
gitimise la catégorisation. Aussi, au ème siècle, les ressources de la craniomé-
. O M. Race sans histoire, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points », .
. La race est un concept originellement biologique et, dans son usage en zoologie et bota-
nique, véritablement scientique. Ce dont il est question ici est son usage pour traiter le
cas de lespèce humaine.
1 / 22 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !