Théâtre de la Manufacture CDN de Nancy - Lorraine 5
J’avais un beau ballon rouge (Avevo un bel pallone rosso), pièce inédite (en français) de la jeune
dramaturge italienne Angela Dematté , est une fiction qui repose sur le socle d’une lourde
réalité. Obéissant à des conventions théâtrales non réalistes (déroulement chronologique
fragmenté, décor non illusionniste, etc.), ce texte a plus que des accents de vérité. Tout en
exposant, de manière humaine et tendre, les rapports intimes de deux personnages rattachés
par les liens du sang (un père et sa fille), il convoque sur scène un moment particulièrement
grave de l’histoire récente, lorsque, dans les années dites « de plomb », le combat politique
d’extrême-gauche a soudainement viré, en Italie, à l’extrémisme de la lutte armée.
La fille dont il est question n’est autre que Margherita Cagol, la compagne de Renato Curcio,
fondateur du mouvement Brigades Rouges dont la pièce, par un enchaînement de scènes qui
s’étalent sur une décennie (de 1965 à 1975), relate indirectement la naissance et la montée en
puissance.
Dans le double espace d’une cuisine et d’une chambre, on assiste à la transformation de la relation
père-fille et, surtout, à la maturation physique et intellectuelle de Margherita, personnage que
travaille, dès l’enfance, le sentiment de l’injustice. Adolescente studieuse, brillante étudiante,
titulaire d’un doctorat en sociologie, elle en arrive, sous l’influence de son compagnon Renato,
à la solution d’un engagement politique radical. Terrain sur lequel son père, représentant d’une
génération respectueuse des valeurs traditionnelles et de l’autorité cléricale, a bien du mal à la
suivre, malgré l’évidence d’une ascension sociale qui lui échappe et l’admiration qu’il porte à sa fille.
La petite histoire familiale s’apprête, ainsi, à faire les frais de la grande Histoire (« l’Histoire avec
sa grande hache », comme dit Georges Perec…). Le dialogue père-fille glisse progressivement
dans la langue de bois de la propagande, et la relation filiale se laisse broyer dans l’engrenage
du terrorisme émergeant. Autrement dit, le public contemporain auquel la pièce s’adresse (et
dont une partie se souvient avoir vécu ce dont on lui parle, tandis que l’autre découvre sans
doute ces événements…) assiste à ce moment de bascule historique à travers le regard et les
points de vue de deux personnages engagés dans une relation qui, de proche et sereine (au
début de la pièce) devient de plus en plus distante et problématique, pour finir de manière
irrémédiable. Car ce drame psychologique et familial est aussi une véritable tragédie, dans
la mesure où la pièce s’achève, en 1975, conformément à la vérité historique, avec la mort de
Margherita, tombée sous les balles des carabiniers.…
Le père perd sa fille en même temps que la gauche européenne perd ses illusions. Le terrorisme
armé, tel qu’il s’est développé alors en Italie et en Allemagne, peut être considéré comme
une tentative ultime et désespérée de résoudre l’injustice sociale qui bouleversait, dans la
scène d’exposition, la petite Margherita. Du fait de sa violence inadmissible et de son échec
impitoyable, il coïncide, plus d’une décennie avant l’effondrement du régime soviétique, avec la
fin des utopies progressistes et le renoncement généralisé aux « idéologies ».
Pour Michel Didym, le choix de Richard et Romane Bohringer comme interprètes des deux
personnages, ressortissait à une évidence. Encore fallait-il avoir, à portée de main, ces deux
monstres-sacrés, et avoir connaissance du fait que, n’ayant jamais encore partagé ensemble la
scène d’un théâtre, le désir de jouer ensemble les travaillait sourdement, au point qu’un projet
de cette nature n’obtiendrait pas seulement leur consentement, mais répondrait à leur vœu le
plus cher. Outre les qualités intrinsèques d’un texte juste, c’est le miracle de cette distribution
idéale (un père et une fille au théâtre comme à la ville) qui enflamme l’enthousiasme des
spectateurs, et ce jeu de la vérité et du théâtre qui saute aux yeux et aux oreilles, dès le début de
la pièce, lorsque Romane Bohringer lance le premier mot de la pièce, celui de la petite Mara :
« Papa ! ».
Olivier Goetz