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1 – Le personnage de roman, du
XVIIe
siècle à nos jours
CHAPITRE 1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours
Repères littéraires
p. 42 (ES/S et Techno) p. 44 (L/ES/S)
Les pages « Repères littéraires » retracent l’évolution
qu’a subie la construction du personnage de roman
au fil des transformations de la société et de la succession des mouvements littéraires. Chacun des
textes qui apparaissent dans les séquences de ce
chapitre peut être rattaché à une grande période de
l’histoire littéraire et culturelle. La consultation de
ces pages aide l’élève à situer les œuvres étudiées
dans leur époque et leur contexte.
PISTES D’EXPLOITATION
Le tableau de Giuseppe de Nittis (p. 43 ES/S et
Techno / p. 45 L/ES/S), peintre qui se rapprocha du
mouvement impressionniste, traite d’un thème
contemporain, inspiré par une activité ordinaire de la
société bourgeoise de Paris, et s’efforce de saisir
dans ses moindres détails l’atmosphère d’un
moment : on peut le rapprocher du texte de Zola
(p. 110 ES/S et Techno / p. 112 L/ES/S), où est
représentée, dans tout son réalisme, une scène de
repas. Le Nouveau Roman, dont les fondements
sont posés dans le recueil d’essais de Nathalie Sarraute L’Ère du soupçon, trouve son illustration dans
les chapitres consacrés au roman : dans la
séquence 1, « La construction du personnage : l’entrée en scène du héros du XVIIe siècle à nos jours »,
le passage de La Modification, de Michel Butor
(p. 56 ES/S et Techno / p. 58 L/ES/S) ; dans la
séquence 2, « Le portrait dans les romans du XVIIe
siècle au XXe siècle », l’extrait d’Alain Robbe-Grillet,
La Jalousie (p. 77 ES/S et Techno / p. 79 L/ES/S) ;
les extraits de Marguerite Duras peuvent être reliés à
ce mouvement, malgré les dénégations de l’auteur :
dans la séquence 2, « Le portrait dans les romans du
XVIIe siècle au XXe siècle », Un barrage contre le Pacifique (p. 76 ES/S et Techno / p. 78 L/ES/S) ; dans la
séquence 4, « Les scènes de repas dans les romans
du XVIe siècle au XXe siècle », Moderato Cantabile
(p. 114 ES/S et Techno / p. 116 L/ES/S) ; dans la
séquence 5, « Visages de la folie dans les romans
du XVIIIe siècle au XXe siècle », Le Ravissement de Lol
V. Stein ; dans la partie « Étude de la langue », Marguerite Duras, Le Marin de Gibraltar (p. 413 ES/S et
Techno / p. 533 L/ES/S) ; dans les « Outils d’analyse », l’extrait de Michel Butor, La Modification
(p. 431 ES/S et Techno / p. 551 L/ES/S).
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Paragraphes des
Repères littéraires
Textes et entrées dans le chapitre « Le personnage de roman du XVIIe
siècle à nos jours »
Aux origines du
personnage de roman
SÉQUENCE 3 – De la rencontre amoureuse à la séparation dans les
romans du XVIIe siècle au XXe siècle
• Benoît de Sainte-Maure, Le Roman de Troie (p. 99 ES/S et Techno / p. 101
L/ES/S);
SÉQUENCE 4 – Les scènes de repas dans les romans du XVIe au XXe
siècle : une mise en scène des personnages
• François Rabelais, Gargantua (p. 104 ES/S et Techno / p. 106 L/ES/S).
Le XVIIe siècle :
les personnages se
diversifient
SÉQUENCE 1 – La construction du personnage : l’entrée en scène du
héros du XVIIe siècle à nos jours
• Paul Scarron, Le Roman comique (p. 46 ES/S et Techno / p. 48 L/ES/S)
SÉQUENCE 2 – Le portrait dans les romans du XVIIe siècle au XXe siècle
• Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves (p. 66 ES/S et Techno /
p. 68 L/ES/S)
• Paul Scarron, Le Roman comique (p. 68 ES/S et Techno / p. 70 L/ES/S)
Séquence 3 – De la rencontre amoureuse à la séparation dans les
romans du XVIIe siècle au XXe siècle
• Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves (p. 84 ES/S et Techno /
p. 86 L/ES/S)
Le XVIIIe siècle :
le personnage est un
« individu »
SÉQUENCE 1 – La construction du personnage : l’entrée en scène du
héros du XVIIe siècle à nos jours
• Denis Diderot, Jacques le Fataliste (p. 48 ES/S et Techno / p. 50 L/ES/S)
• Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses (p. 50 ES/S et Techno /
p. 52 L/ES/S)
SÉQUENCE 3 – De la rencontre amoureuse à la séparation dans les
romans du XVIIe siècle au XXe siècle
• L’Abbé Prévost, Manon Lescaut (p. 88 ES/S et Techno / p. 90 L/ES/S)
SÉQUENCE 5 – Visages de la folie dans les romans du XVIIIe au XXe siècle
• Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses (p. 124 ES/S et Techno /
p. 126 L/ES/S)
Le XIXe siècle :
le personnage
« réaliste »
SÉQUENCE 1 – La construction du personnage : « l’entrée en scène du
héros » du XVIIe au XXe siècle
• Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale (p. 52 ES/S et Techno / p. 54
L/ES/S)
SÉQUENCE 2 – Le portrait dans les romans du XVIIe siècle au XXe siècle
• Stendhal, Le Rouge et le Noir (p. 70 ES/S et Techno / p. 72 L/ES/S)
• Honoré de Balzac, Eugénie Grandet (p. 72 ES/S et Techno / p. 74 L/ES/S)
• Gustave Flaubert, Madame Bovary (p. 73 ES/S et Techno / p. 75 L/ES/S)
SÉQUENCE 3 – De la rencontre amoureuse à la séparation dans les
romans du XVIIe siècle au XXe siècle
• Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale (p. 90 ES/S et Techno / p. 92
L/ES/S)
SÉQUENCE 4 – Les scènes de repas dans les romans du XVIe au XXe
siècle : une mise en scène des personnages
• Gustave Flaubert, Madame Bovary (p. 108 ES/S et Techno / p. 110 L/
ES/S)
• Émile Zola, L’Assommoir (p. 110 ES/S et Techno / p. 112 L/ES/S)
SÉQUENCE 5 – Visages de la folie dans les romans du XVIIe au XXe siècle
• Honoré de Balzac, Adieu (p. 128 ES/S et Techno / p. 130 L/ES/S)
• Corpus Bac (Séries générales) : Émile Zola, Thérèse Raquin (p. 140
ES/S / p. 142 L/ES/S)
• Corpus bac (Séries technologiques) : Stendhal, Le Rouge et le Noir
(p. 140 Techno)
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1 – Le personnage de roman, du
Le XXe siècle :
la déconstruction du
personnage
XVIIe
siècle à nos jours
Le temps des doutes
SÉQUENCE 1 – La construction du personnage : « l’entrée en scène du
héros » du XVIIe au XXe siècle
• Alain Fournier, Le Grand Meaulnes (p. 54 ES/S et Techno / p. 56 L/ES/S)
SÉQUENCE 2 – Le portrait dans les romans du XVIIe siècle au XXe siècle
• Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs (p. 74 ES/S et Techno /
p. 76 L/ES/S)
SÉQUENCE 4 – Les scènes de repas dans les romans du XVIe au XXe
siècle : une mise en scène des personnages
• Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe (p. 112 ES/S et Techno /
p. 114 L/ES/S)
La fin du personnage ?
SÉQUENCE 1 – La construction du personnage : « l’entrée en scène du
héros » du XVIIe au XXe siècle
• Michel Butor, La Modification (p. 56 ES/S et Techno / p. 58 L/ES/S)
• Albert Camus, L’Étranger (p. 60 ES/S et Techno / p. 62 L/ES/S)
SÉQUENCE 2 – Le portrait dans les romans du XVIIe siècle au XXe siècle
• Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique (p. 76 ES/S et Techno /
p. 78 L/ES/S)
• Alain Robbe-Grillet, La Jalousie (p. 77 ES/S et Techno / p. 79 L/ES/S)
SÉQUENCE 4 – Les scènes de repas dans les romans du XVIe au XXe
siècle : une mise en scène des personnages
•Marguerite Duras, Moderato cantabile (p. 114 ES/S et Techno / p. 116 L/
ES/S)
Des personnages pluriels
SÉQUENCE 3 – De la rencontre amoureuse à la séparation dans les
romans du XVIIe siècle au XXe siècle
•Albert Cohen, Belle du seigneur (p. 94 ES/S et Techno / p. 96 L/ES/S)
SÉQUENCE 5 – Visages de la folie dans les romans du XVIIIe au XXe siècle
• François Mauriac, Thérèse Desqueyroux (p. 132 ES/S et Techno / p. 134 L/
ES/S)
• Corpus Bac (Séries générales) : André Malraux, La Condition humaine ;
Albert Camus, L’Étranger (p. 142 ES/S / p. 144 L/ES/S)
• Corpus Bac (Séries technologiques) : André Malraux, La Condition
humaine (p. 142)
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QUESTIONS
EXPOSÉS
1. Cherchez l’étymologie du mot « héros » : quels
personnages présents dans les textes du manuel,
selon vous, peuvent être nommés « héros » ? Pour
quelle raison ? Quels personnages ne peuvent être
nommés ainsi ?
2. Effectuez une recherche sur l’Iliade et sur l’Odyssée, puis lisez les textes de Benoît de Sainte-Maure,
Le Roman de Troie, (p. 99 ES/S et Techno / p. 101 L/
ES/S) et de François Rabelais, Gargantua, (p. 104
ES/S et Techno / p. 106 L/ES/S) : pourquoi peut-on
rapprocher leurs personnages des héros peints par
Homère ? Quelles différences pouvez-vous observer ?
3. Les termes « satire » et « parodie » apparaissent
plusieurs fois dans la page 42 ES/S et Techno / page
44 L/ES/S. Reportez-vous aux textes écrits par les
auteurs évoqués : pourquoi peut-on parler, dans
leurs écrits, de satire et de parodie ?
4. Le personnage de roman au XIXe siècle est dit
« réaliste » : dressez la liste des formules qui, dans la
page « Repères littéraires », permettent de comprendre le sens de cet adjectif. Quel mot, dans cette
page, s’oppose au mot « réaliste » ? Parcourez
ensuite le manuel, en classant les personnages de
roman selon qu’ils sont réalistes, ou non.
5. Cherchez les différents extraits qui abordent la
question de la passion amoureuse : à quelles
époques ont-ils été écrits ? Quelle image de l’amour
donnent-ils ? Que pouvez-vous en conclure, en ce
qui concerne la relation entre le genre du roman et le
thème de l’amour ?
6. Cherchez une définition des mots « individu » et
« subjectivité », puis retrouvez dans le manuel les
textes dont les auteurs sont cités dans les paragraphes « aux origines du roman », « le XVIIe siècle :
les personnages se diversifient », « Le XVIIIe siècle : le
personnage est un individu » : pourquoi peut-on
considérer qu’avant le XVIIIe siècle, les personnages
ne représentent pas des individus ?
7. Quels romans constituent la Recherche du temps
perdu ? Quels horizons d’attente font naître leurs
titres ? Quelle évolution marquent-ils dans la
construction du personnage ?
Le projet de Balzac, dans La Comédie humaine, est,
avant tout, d’observer la réalité dans ses moindres
détails. Puis il se livre à l’analyse de ses observations, à leur agencement selon un plan précis, afin
de saisir la vérité d’une époque et les mécanismes
d’une société, mais aussi afin de mener une réflexion
morale et philosophique. En effet, Balzac se fait
aussi historien des mœurs, et s’intéresse aussi bien
à la VIe publique des hommes qu’à leur VIe privée.
Son œuvre est composée par le rassemblement de
ses romans, et répond à une visée encyclopédique :
Balzac veut donner un tableau de la société, comme
en témoignent les titres des grands ensembles qui la
composent. Les trois grandes parties qui ordonnent
cette vaste fresque sociale sont intitulées « Études
de mœurs », « Études philosophiques », et « Études
analytiques ». Eugénie Grandet, dont le manuel propose un passage dans la séquence 2 (p. 72 ES/S et
Techno / p. 74 L/ES/S), appartient aux scènes de la
VIe de province ; L’Adieu, dont un extrait est proposé
dans la séquence 5 (p. 128 ES/S et Techno / p. 130
L/ES/S) trouve sa place dans les Études philosophiques, dont les plus célèbres romans sont La
Peau de chagrin et Le Chef-d’œuvre inconnu.
Le personnage de l’enfant ou de l’adolescent fait
son apparition dans certains extraits proposés par le
manuel : Le Bachelier (p. 431 ES/S et Techno / p. 551
L/ES/S) montre un narrateur devenu adulte, qui
revient sur les lieux de son enfance et retrouve ses
souvenirs d’alors ; souvent aussi, les romans mettent
en scène le moment de l’adolescence : Le Grand
Meaulnes (p. 541 ES/S et Techno / p. 56 L/ES/S),
L’Éducation sentimentale (p. 52/90 ES/S et Techno /
p. 54/92 L/ES/S), Le Rouge et le Noir (p. 70 ES/S et
Techno / p. 72 L/ES/S), L’Adolescent (p. 62 ES/S et
Techno / p. 64 L/ES/S), Eugénie Grandet (p. 72 ES/S
et Techno / p. 74 L/ES/S), Manon Lescaut (p. 88
ES/S et Techno / p. 90 L/ES/S), Le Roman de Troie
(p. 99 ES/S et Techno / p. 101 L/ES/S), Le Guépard
(p. 116 ES/S et Techno / p. 118 L/ES/S), Un barrage
contre le Pacifique (p. 76 ES/S et Techno / p. 78 L/
ES/S), Moderato cantabile (p. 114 ES/S et Techno /
p. 116 L/ES/S), Le ravissement de Lol V. Stein (p. 134
ES/S et Techno / p. 136 L/ES/S). Ce type de personnage est particulièrement original et intéressant
parce qu’il montre une image d’une humanité en
devenir, saisie comme au point le plus aigu d’une
destinée. La figure de l’adolescent, en particulier,
intermédiaire entre la figure fragile de l’enfant et la
figure plus affirmée de l’adulte, saisit ce qui est sur
le point de se transformer.
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1 – Le personnage de roman, du
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 1
Séquence 1
La construction du personnage : « l’entrée en scène du héros »
du XVIIe au XXe siècle
p. 45 (ES/S et Techno)
p. 47 (L/ES/S)
Problématique : Comment le personnage se construit-il au fil du roman ? Quels sont les différents
types de personnages romanesques ?
Éclairages : Les extraits des romans qui constituent ce groupement de texte sont des incipit, seuil du
roman où se lisent les premiers éléments constitutifs de la fiction, le cadre spatio-temporel de l’histoire et
où le ou les premiers personnages entrent en scène. La problématique de ce groupement de textes qui
s’échelonnent du XVIIe siècle au XXe siècle consiste à interroger les circonstances de la présentation de ces
héros révélateurs de l’histoire qui va se jouer, des catégories du roman et de l’Histoire du genre en cours
d’élaboration. Au cœur du pacte de lecture, la première rencontre avec le héros permet au lecteur de
construire une première représentation de l’œuvre, de son contexte et de son orientation interprétative.
Texte 1 – Paul Scarron, Le Roman comique
(1651-1655)
p. 46 (ES/S et Techno) p. 48 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX
– Relever les éléments caractéristiques d’un incipit.
– Repérer la dimension parodique du Roman
comique.
LECTURE ANALYTIQUE
L’entrée dans l’univers du roman
Cette première page de roman s’inscrit dans le
registre épique d’un récit qui pourrait être héroïque
illustré par la longue métaphore filée qui indique le
moment de la journée, la mi-journée, « le soleil avait
achevé plus de la moitié de sa course » (l.1). Dieux,
personnages chevaleresques et êtres fantastiques
pourraient peupler et animer cet univers. Cette
image grandiloquente laisserait donc penser à un
récit héroïque si, très vite, l’auteur ne venait luimême apporter malicieusement les clés de cette
entrée parodique : «Pour parler plus humainement et
plus intelligemment, il était entre cinq et six quand
une charrette entra dans les halles du Mans» (l. 7-8).
Le char du soleil qui avait contribué à construire le
registre épique renforcé par l’évocation des chevaux, « ils ne s’amusaient qu’à faire des courbettes »
(l. 4-5), se transforme brusquement en charrette, un
moyen de transport bien trivial et commun qu’on
imagine brinquebalant car tiré par « des bœufs fort
maigres » (l. 8-9), ce que renforce aussi l’évocation
des « halles » (l. 8) dans lesquelles elle pénètre, un
univers finalement réaliste situé avec précision, au
Mans.
L’entrée en scène des personnages
On évoque d’abord l’attelage et le contenu de la
charrette. Les personnages sont ensuite identifiés
de la façon la plus neutre correspondant à un regard
extérieur ; il y a là « une demoiselle » (l. 12), « un jeune
homme » (l. 13), « un vieillard » (l. 27), trois personnages caractérisés de manière contrastée par leur
apparence et leurs vêtements, entre ville et campagne pour la jeune fille, entre misère et bonne mine
pour le jeune homme et bien que décente dans une
grande pauvreté pour le vieillard. Mis en relation
avec le titre et le thème de ce premier chapitre, ces
trois personnages correspondent aux rôles convenus de la comédie représentés par le couple des
jeunes amoureux et le vieillard qui s’oppose à leurs
projets. De ces trois personnages, celui du jeune
homme est le plus développé. Son portrait est très
construit, partant de son visage caché par « un
emplâtre » jusqu’à ses pieds chaussés de « brodequins à l’Antique ». L’énumération de chaque partie
de son corps donne lieu à des précisions sur ses
vêtements, en piteux état, et les accessoires qu’il
porte également et qui nous renseignent sur ses
activités précédant le moment de cette histoire : les
oiseaux qu’il porte en bandoulière pourraient être le
résultat d’activités de braconnage « pies, geais et
corneilles » (l. 16) l’emplâtre pourrait empêcher
qu’on le reconnaisse ou soigner des mauvais coups
reçus à moins qu’il ne s’agisse de restes de
maquillage, enfin ses brodequins crottés disent qu’il
a battu la campagne par tous les temps. Tous les
détails de ses vêtements, leur caractère disparate,
composite, la pauvreté des matières et le mauvais
état de l’ensemble disent encore l’extrême pauvreté
de la petite troupe. Ce portrait cocasse pourrait être
le symbole du comédien qui emmène avec lui ses
rôles et sa VIe. Le narrateur semble vouloir partager
avec son public un regard amusé sur sa narration
l’inscrivant, comme on l’a vu, dans un univers épique
pour rapidement passer à un registre burlesque et
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contrasté : les oppositions qui se succèdent sont
pour la plupart nettement comiques et l’exagération
en est un ressort fréquent. Non content de cette
connivence, il interpelle à travers de ses commentaires son lecteur : «Pour parler plus humainement et
plus intelligemment...» (l. 8) «Quelque critique murmurera de la comparaison à cause du peu de proportion qu’il y a de la tortue à un homme, mais j’entends parler… » (l. 30-31). « je m’en sers de ma seule
notoriété. Retournons à notre caravane.» (l. 32-33).
En s’adressant ainsi au lecteur, il fait de lui son complice mais il lui signifie également sa liberté de ton et
lui donne en quelque sorte ses règles du jeu.
Texte 2 – Denis Diderot, Jacques le Fataliste
(1796)
p. 48 (ES/S et Techno) p. 50 (L/ES/S)
Un univers théâtral
On ne sait, en fait, quasiment rien des deux personnages en présence que l’on appelle « Le Maître » et
« Jacques ». En attestent les nombreuses questions
introductives adressées par le lecteur au narrateur
«Comment s’appelaient-ils ? « (l. 1) auquel ce dernier
répond avec une grande désinvolture : « Que vous
importe ?» (l. 2). La désignation «Le Maître» introduit
juste un rapport hiérarchique entre lui et Jacques
que l’on devine être son valet. Rapport validé par le
tutoiement qu’il lui adresse et le vouvoiement qui lui
est retourné. La discussion que le lecteur surprend
après quelques lignes de présentation des personnages lui permet de reconstituer dans le dialogue
l’histoire de Jacques, le valet bien nommé, Jacques,
s’est enrôlé dans un régiment après une dispute violente avec son père. Il a ensuite participé à la célèbre
bataille de Fontenoy, y a reçu un coup de feu dans le
genou. C’est tous ces évènements qui le conduiront
aux amours dont on attend qu’il raconte l’histoire.
Les événements sont racontés chronologiquement
avec la plus grande concision jusqu’à la litote : « il
prend un bâton et m’en frotte un peu durement les
épaules » (l. 15). Le Maître a deux attitudes très
opposées : tout d’abord, une attitude bienveillante
animée par l’envie de savoir, de découvrir l’histoire
des amours de son valet. Puis une attitude violente
telle qu’elle pouvait exister alors entre maître et valet
«une colère terrible et tombant à grands coups de
fouet sur son valet...». Cette ambivalence est tout à
fait conforme à ce que nous montre la comédie.
Dès le titre le lecteur sait qu’il s’agit ici d’une troupe
de comédiens. Chacun de personnages est vêtu
des costumes des rôles qu’il peut interpréter, tenues
disparates qui disent leur pauvreté aussi. D’autres
détails évoquent les toiles peintes qui servent de
décors tandis que coffres et malles doivent être
emplis de costumes et d’accessoires. La comparaison des brodequins du jeune premier donne lieu à
l’évocation des cothurnes des acteurs de l’Antiquité.
Enfin le vieil homme porte une basse de viole qui
doit accompagner des intermèdes musicaux. Tout
ici permet de restituer l’univers du théâtre et annoncer une représentation qui devrait avoir lieu dans les
halles du Mans où arrivent les comédiens.
Synthèse
L’arrivée de cette petite troupe de comédiens est en
soi un spectacle de comédie. Sur fond des halles du
Mans, les personnages «entrent en scène» dans des
costumes inattendus pour un spectacle imprévisible
pouvant tenir à la fois de la farce et de la tragédie.
CONJUGAISON
Les verbes « eussent voulu » et « eusse achevé » sont
conjugués au plus-que-parfait du subjonctif. Ce
temps et ce mode sont employés ici pour marquer
dans des subordonnées de condition, dans une
langue littéraire, l’irréel du passé.
S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE
D’INVENTION
Il faudra absolument que les élèves respectent les
indices spatio-temporels du récit d’origine, et veillent
à situer le récit au XVIIe siècle : sans aller bien sûr
jusqu’à une reconstitution fidèle du décor, on les
mettra en garde contre les anachronismes. On valorisera les textes sinon comiques, du moins humoristiques, et particulièrement les copies qui auront
aussi plagié les récits héroïques (par exemple les
épithètes homériques). On les invitera à être plus
particulièrement attentifs aux descriptions.
OBJECTIFS ET ENJEUX
– Distinguer des modalités énonciatives.
– Déterminer les codes et conventions de l’écriture
romanesque.
LECTURE ANALYTIQUE
Un couple de personnages
Le brouillage des genres
L’histoire de Jacques et de son valet tient à la fois de
la comédie, un genre facilement repérable à la mise
en page, à la désignation des personnages et aux
dialogues, comme on peut le lire des lignes 6 à 33,
et qui constitue une très courte scène qui va introduire un récit au passé « L’aube du jour parut « (l. 46).
Ce récit lui-même est fréquemment interrompu par
des adresses directes du narrateur au lecteur faites
au présent d’énonciation «Vous voyez, lecteur... »
(l. 39). Jacques, comme l’indique le titre du roman,
semble adepte de la philosophie fataliste. Selon lui,
et son capitaine, tout ce qui arrive devait arriver, laissons faire le destin. Cette philosophie qu’on nommera quelques années plus tard déterministe
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1 – Le personnage de roman, du
énonce un principe universel de causalité : ainsi,
c’est parce qu’il a reçu une balle dans le genou qu’il
a rencontré l’amour. Et s’il reçoit des coups de son
maître, c’est qu’il devait les recevoir « Celui-là était
apparemment encore écrit là-haut... » (l. 37-38). Le
goût pour la litote de Jacques, la stichomythie du
dialogue et l’enchaînement rapide et mécanique des
actions qui construisent son destin, comme celui du
Candide de Voltaire, tout concourt à rendre le texte
drôle jusqu’à l’ironie.
Les pouvoirs du narrateur
Dès les premières lignes, répondant aux questions
légitimes d’un lecteur qui s’engage dans une histoire
« Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Où vont-ils ? » Par
une sorte d’indifférence, voire de mépris « Que vous
importe ? », le narrateur prend le risque de voir ce
lecteur le quitter. Un risque bien calculé car c’est
précisément cette distance ironique feinte qui pique
la curiosité de ce même lecteur. Le narrateur joue
avec le lecteur de son pouvoir sur les personnages
et leur histoire « Qu’est-ce qui m’empêcherait de
marier le maître et de le faire cocu ? » (l. 42) Il veut
faire le récit des amours de Jacques en évoquant
pour le lecteur nombre de scénarii possibles, des clichés romanesques attendus, qu’il réfère au genre du
conte où en effet tout est permis : « Qu’il est facile de
faire des contes ! » (l. 44). C’est donc dans la catégorie du conte que Diderot inscrit le début de son récit,
un conte philosophique qui pourrait interroger le
fatalisme ce qui explique cet incipit inattendu où ce
sont les possibles du récit qui sont interrogés. Tout
semble vraiment commencer ensuite quand le narrateur redonne la parole à Jacques qui pourra faire
enfin entendre son récit à un lecteur impatient.
Synthèse
Cet incipit se démarque des entrées en scène traditionnelles des héros romanesques. Le mélange des
genres, entre théâtre et récit, les nombreuses interpellations facétieuses du narrateur au lecteur
semblent construire un genre inattendu, très inhabituel livrant, en quelque sorte, les personnages et le
lecteur à eux-mêmes.
GRAMMAIRE
Deux modalités énonciatives se succèdent dans cet
incipit : un récit canonique faisant alterner le passé
simple pour construire les actions du récit et l’imparfait pour représenter l’arrière plan de la narration, à
l’exemple des lignes 34 à 36. Mais le narrateur interpelle également son lecteur dans l’actualité du
temps de l’énonciation utilisant alors des formes du
présent : « vous voyez lecteur que je suis en beau
chemin et qu’il ne tiendrait qu’à moi de vous faire
attendre… » (l. 39-40). Le texte intègre également
des insertions de dialogue théâtral, formes du discours qui coïncide aussi avec le moment de l’énonciation (l. 6-33).
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 1
S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION
On pourra proposer aux élèves de rappeler comment la tradition romanesque traite le personnage
(on les renverra aux repères littéraires) puis ils utiliseront leurs réponses aux questions 4 à 7.
Texte 3 – Choderlos de Laclos, Les Liaisons
dangereuses (1782)
p. 50 (ES/S et Techno) p. 52 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX
– Recomposer les éléments constitutifs d’un incipit
implicite.
– Dégager le portrait de l’épistolière.
LECTURE ANALYTIQUE
Une situation initiale à recomposer
Le roman épistolaire doit construire son cadre narratif au travers d’informations données de manière
incidente dans le cours de la lettre. C’est l’enjeu de
la lecture de cette première lettre du roman pour le
lecteur qui doit y retrouver toutes les informations lui
permettant d’entrer dans la fiction. Il s’agit d’abord
de la situer dans une période. Les marques du XVIIIe
siècle sont lisibles d’abord dans l’évocation «des
bonnets», «pompons» et «parures» et surtout dans
l’énoncé des occupations de la narratrice révélant
les caractéristiques d’une VIe très mondaine, d’un
milieu très aisé : les occupations de la jeune fille
«harpe», «dessin», «lecture» et sa soumission aux
codes sociaux (l’obéissance à sa mère, les obligations pour les repas, les heures de rencontre programmées avec sa mère...) et enfin la présence de
domestiques «J’ai une femme de chambre à moi»
(l. 8). Il s’agit aussi de recomposer l’action : la narratrice a quitté le couvent où elle a reçu une éducation
stricte et elle ne peut donc communiquer que par
lettre avec son amie Sophie restée, elle, dans ce
même couvent. De l’éducation très stricte du couvent, Cécile est passée à une relative liberté qu’elle
apprécie tout particulièrement. Elle peut même avoir
son coin secret dans ce «joli secrétaire», elle peut
vaquer à ses occupations, lire, dessiner, jouer de la
musique sans crainte d’être grondée ; mais elle peut
aussi ne rien faire. Dans cette nouvelle VIe, Cécile
Volanges semble attendre avec impatience le
moment où on lui présentera – autre caractéristique
de l’époque – son futur époux, «le Monsieur» tant
attendu (l. 26). Les relations qu’entretient Cécile
Volanges avec sa mère lui conviennent parfaitement : elle discute avec elle, lui laisse des libertés.
Cécile est même étonnée et ravie d’être consultée
«sur tout» (l. 7). La jeune fille passe ainsi d’une stricte
sujétion à une certaine autonomie, celle de la jeune
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fille à marier qui doit apprendre à se comporter dans
le Monde dans lequel elle fait son entrée.
Un type de personnage
Le couvent est un milieu fermé où les jeunes filles
doivent rester jusqu’à leur mariage pour y être éduquées, y apprendre leur rôle ou plutôt leurs devoirs
de femme. Elles y apprennent entre autre la musique
et le dessin et pratiquent la lecture. Les pensionnaires doivent subir la sévérité constante des sœurs
«Mère Perpétue n’est pas là pour gronder» (l.14-15).
En revanche, les relations entre les jeunes filles
semblent sereines, voire détendues «je n’ai pas ma
Sophie pour causer et pour rire» (l. 16-17) et peuvent
aller jusqu’à des liens très forts «Je t’aime comme si
j’étais encore au Couvent» (l. 59). La scène du cordonnier nous révèle l’impatience qui anime Cécile
Volanges de découvrir celui qu’on lui aura choisi
comme mari. Et c’est de cette impatience que naît le
quiproquo de cette scène. Ce monsieur inconnu
d’elle arrive en carrosse, on la fait demander... « Si
c’était le Monsieur ? « s’interroge-t-elle déjà. Il est
bien vêtu, a de bonnes manières et tient des propos
dont l’ambiguïté ne font qu’ajouter au trouble de la
jeune fille «Voilà une charmante Demoiselle, et je
sens mieux que jamais le prix de vos bontés»
(l. 35-36). De plus, il tombe à ses genoux comme le
ferait un prétendant ! Elle tire de sa méprise et de la
honte qu’elle a éprouvée, une leçon pour l’avenir : il
faudra désormais aborder les rencontres futures
avec calme et mesure. Le personnage de Cécile
Volanges est représentatif du personnage de «la
jeune fille innocente» qui a tout à découvrir de la VIe
et qui aspire à la rencontre amoureuse qui l’emmènera vers sa VIe d’adulte.
Gommer la fiction
Tout semble authentique dans cet échange épistolaire : la correspondance est motivée puisqu’elle
semblait promise «je tiens parole» (l. 1) ; les liens
avec la destinataire, Sophie, leur passé commun
sont rappelés; le ton de la confidence entre jeunes
filles complices est partout présent. Figure même un
post-scriptum évoquant l’envoi de la lettre qui
semble attester de la réalité de l’échange. Ce discours différé caractéristique du genre épistolaire
renforce pour le lecteur l’illusion de réel. L’échange
est au présent, saisissant les faits dans leur actualité ; l’interlocutrice est constamment interpellée
sous des formes marquant des liens affectifs forts
«ma Sophie», «Ta pauvre Cécile» (l. 39) ; le scripteur
livre ses réactions, ses sentiments «combien j’ai été
honteuse» (l. 50-51). L’ensemble donne, en fait, une
vraie lecture du personnage : une jeune fille dans
toute son innocence, impatiente de rentrer dans sa
VIe d’adulte, de connaître l’amour.
Synthèse
Cette première lettre des Liaisons dangereuses
donne à découvrir l’autoportrait spontané et sincère
de la jeune ingénue qui va devenir la proie des deux
libertins du roman de Laclos. Le caractère primesautier de Cécile, sa naïveté, sa spontanéité se lisent
dans le désordre de son récit, les interruptions de la
rédaction et les changements de registres qui disent
la variété et la force de ses émotions nouvelles. Le
lecteur séduit et amusé par la vivacité du personnage, sa vitalité et son désir de bonheur entre vite
dans l’histoire de Cécile et de ses amours à venir.
GRAMMAIRE
« Et sans les apprêts que je vois faire, […] je croirais
qu’on ne songe pas à me marier… ». Le groupe prépositionnel peut être reformulé ainsi : Si je ne voyais
pas ces apprêts, je croirais… ». La transformation du
groupe prépositionnel en proposition subordonnée
de condition montre que nous sommes dans le système hypothétique.
S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE
On conseillera aux élèves de se reporter aux questions 5, 6, et 8.
Texte 4 – Gustave
Sentimentale (1869)
Flaubert,
L’Éducation
p. 52 (ES/S et Techno) p. 54 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX
– Analyser les effets de la focalisation.
– Lire le portrait du jeune héros romantique.
LECTURE ANALYTIQUE
Une histoire inscrite dans le réel
L’univers décrit réfère à des lieux géographiques et
des sites véritables, identifiables par tout lecteur «le
quai Saint-Bernard» (l. 2), «l’île Saint-Louis, la Cité,
Notre-Dame» (l. 14). Cette illusion réaliste est renforcée par une référence temporelle très précise «Le 15
septembre 1840, vers six heures du matin» (l. 1). Les
activités sur les quais, les bateaux à vapeur terminent cette immersion dans l’univers du XIXe siècle
situé et daté. Cette inscription historique et géographique se double d’effets de réel repérables dans le
second paragraphe qui est à la fois descriptif et énumératif. Il s’agit d’une accumulation presque exclusivement bâtie sur une succession de brèves propositions indépendantes juxtaposées, séparées par un
point virgule qui, entremêlant sons et images,
donnent une impression de fourmillement, d’intense
agitation qui immergent lecteur et personnages
dans un cadre très réaliste, très visuel où jusqu’aux
choses, tout bouge et vit : « les colis montaient »
(l .5), « le tapage s’absorbait » (l. 5). Après le départ
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1 – Le personnage de roman, du
du bateau, c’est le paysage qui devient le cœur de
l’action : «grèves de sable» (l. 27), «remous des
vagues» (l. 28), «le cours de la Seine» (l. 30), «la rive
opposée»(l. 31), «les brumes errantes» (l. 29) sont
autant de groupes nominaux qui, dans des rythmes
proches de quatre ou cinq syllabes, traduisent la
lente et constante avancée du bateau que renforcent les allitérations en [r] et [l]. L’irruption du passé
simple, inhabituelle dans un texte descriptif, traduit
un paysage en mouvement correspondant à la vision
du passager : le paysage se transforme au fur et à
mesure que le bateau avance. Le paysage devenu
sujet du récit dévoile le regard du personnage principal perdu dans sa contemplation.
Identité et portrait du personnage principal
La fiche d’identité du personnage peut s’établir
ainsi :
– son nom : Frédéric Moreau ;
– son âge : 18 ans ;
– son origine sociale : humble «sa mère espère un
héritage» ;
– son passé récent : «nouvellement reçu bachelier» ;
– ses projets : «faire son droit» ;
– une caractéristique physique : «longs cheveux».
En dehors de «ses longs cheveux» (l. 11), rien n’est
dit du portrait du personnage. Il doit être avide de
poésie et de culture comme le laissent penser son
regret de ne pouvoir séjourner dans la capitale ou
encore l’évocation de sujets de tableaux. Il semble
quelque peu rêveur, voire mélancolique ; mais aussi
empressé, impatient de voir aboutir ses projets, ses
«passions futures» (l. 33).
Le narrateur et son personnage
Le personnage est d’abord identifié comme «un
jeune homme de dix-huit ans» puis clairement
nommé de façon distanciée «M. Frédéric Moreau»
(l. 16) et, enfin, désigné par son prénom «Frédéric».
L’approche du personnage est construite selon une
gradation notable qui nous conduit du quasi-anonymat à une réelle proximité autorisant l’usage du seul
prénom «Frédéric». Le personnage est donc d’abord
construit selon une focalisation externe : «un jeune
homme... auprès du gouvernail, immobile» puis une
focalisation zéro où l’omniscience du narrateur permet de révéler d’où il vient, où il va... et, enfin, une
focalisation interne permettant de découvrir pensées et sentiments «Frédéric pensait à la chambre...
à des passions futures. Il trouvait que...» (l. 32-33).
Ces variations donnent au lecteur, en changeant les
approches, une image complète du personnage.
Ainsi le narrateur porte-t-il sur son personnage un
regard qui varie au fil du texte : d’abord extérieur, il
devient omniscient et permet au lecteur de découvrir le personnage dans tous ses aspects, de
construire avec lui une véritable proximité. Frédéric
Moreau apparaît ainsi, dès l’incipit, comme le héros
du roman autour duquel toute l’intrigue va se
construire. Le jeune homme romantique comme ses
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 1
rêves en témoignent mais aussi ses regards sur le
paysage, sa posture à l’avant du bateau, cheveux
longs au vent et album de dessins sous le bras
constitue bien un personnage romanesque dont les
aspirations ne seront peut-être satisfaites comme le
regard distancie du narrateur jusqu’à l’ironie peut le
faire pressentir. Il entre ainsi dans la catégorie des
héros du désenchantement, mais de ceux qui ne le
sauront même pas.
Synthèse
La fin du texte voit l’arrivée d’un personnage nouveau décrit selon le point de vue de Frédéric. Le
regard plutôt positif et admiratif qu’il lui porte, « un
monsieur » (l. 36) est complété par celui du narrateur
qui livre des détails qui font douter de la distinction
du nouveau personnage. Ses vêtements et son attitude disent un certain mauvais goût voire la vulgarité
et la prétention du parvenu. Ce double regard dit
aussi l’ingénuité de Frédéric et combien il peut être
la victime des apparences, ce que la suite du roman
montrera peut-être.
GRAMMAIRE
L’imparfait constitue comme on le sait l’arrière-plan
du récit : il permet d’en construire le cadre. C’est le
cas dans ce début de roman où les préparatifs de
départ d’un bateau sont peints par touches, la
fumée des machines, « la Ville-de-Montereau […]
fumait » (l. 1-2) et l’agitation des passagers et des
matelots servent de toile de fond à un récit qui va
s’enclencher avec le départ du bateau : « Des gens
arrivaient […] ; les matelots ne répondaient à personne » (l. 3-4).
S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE
On invitera les élèves à repérer les caractéristiques
de la description (temps – ici l’imparfait –, expansions du nom, verbes de mouvement, verbes attributifs…) pour choisir celles qu’il sera opportun d’exploiter, à observer comment il y a dramatisation de la
description. Ils seront attentifs aussi à tous les éléments réalistes.
Texte 5 – Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes
(1913)
p. 54 (ES/S et Techno) p. 56 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX
– Lire les effets d’un portrait retardé.
– Élaborer des hypothèses de lecture.
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Français 1re – Livre du professeur
LECTURE ANALYTIQUE
L’apparition du personnage principal
Le portrait du personnage s’élabore progressivement en trois grandes étapes : une première étape
où l’on prend connaissance du personnage seulement par ce que sa mère en dit, un portrait forcément
subjectif et qui apparaît vite laudatif à l’excès «Ce
qu’elle contait de son fils avec admiration...» (l. 6).
Les propos de la mère sont rapportés au discours
indirect libre annoncé par «ce qu’elle contait de son
fils» ; ces propos se fondent ainsi dans le récit et sont
mis à distance. Dans une seconde étape, on devine
sa présence à travers les expressions à caractère
métonymique «un pas inconnu» (l. 17), «ce bruit»
(l. 21), «la porte […] s’ouvrit» (l. 24). Dans la troisième
étape, on découvre enfin le personnage «C’était un
grand garçon...» (l. 28). Comme on le voit, l’arrivée
d’Augustin est théâtralisée, dramatisée : le dévoilement progressif provoque un effet d’attente qui avive
la curiosité. Les métonymies, «un pas inconnu allait
et venait», «la porte du grenier s’ouvrit» relayées par
le pronom indéfini «quelqu’un», signalent juste une
présence, mais une présence énergique au pas
« assuré », « ébranlant le plafond » (l. 17-18), un
curieux qui « arpentait traversait les immenses greniers ténébreux du premier étage et se perdait… »
(l. 18-19), sans crainte aucune. Il faut, ensuite, qu’il
sorte de «l’entrée obscure» pour qu’enfin on découvre
«un grand garçon de dix-sept ans environ» (l. 28).
Les relations entre les personnages
Dès le début, une différence d’éducation évidente
apparaît : alors qu’Augustin peut braconner, suivre la
rivière, chercher des œufs de poule d’eau, François,
lui, n’ose même pas rentrer à la maison quand il a un
accroc à sa blouse. Augustin a parcouru et exploré
sans autorisation les différents greniers, il en a même
ramené des éléments de feu d’artifice. «J’hésitai une
seconde...»(l. 34), «Nous étions tous les trois le cœur
battant» (l. 23) sont des réactions qui traduisent
l’étonnement d’un narrateur déconcerté par un comportement troublant. Des réactions qui révèlent sa
sagesse, sa bonne éducation, sa timidité aussi.
Des hypothèses de lecture
Cette entrée en scène laisse penser à une dépendance future de François subjugué par Augustin et
subissant déjà son influence «J’allai vers lui» (l. 35)
précise-t-il. Le début du récit évoque tout de suite le
cadre spatial : nous sommes chez les parents de
François, dans une grande école aux chambres d’adjoints devenues des greniers. Des greniers «où l’on
mettait sécher le linge, le tilleul et mûrir les pommes»
(l. 19-20). «Le Cours supérieur» où l’on préparait le
brevet d’instituteur, «Le chapeau de feutre et la
blouse noire sanglée d’une ceinture»(l. 29-30) qui
évoquent la tenue des écoliers sont des images
caractéristiques du début du XXe siècle. C’est dans
ce contexte que l’histoire va se poursuivre, dans ce
décor que les deux écoliers vont vivre des aventures
où l’on imagine bien que l’un jouera le rôle de l’initiateur, du « meneur » tandis que l’autre, le narrateur, suivra avec crainte et envie son ami.
Synthèse
On voit comment dans ce récit rétrospectif de l’arrivé du héros chez le narrateur, l’événement est vu
au travers des conséquences qu’il va provoquer.
Personnage énigmatique et fascinant Le Grand
Meaulnes captive le narrateur dès son apparition
subite et il l’entraîne aussitôt dans des activités
interdites et dangereuses sources d’émotion et du
plaisir de la transgression. Le narrateur tranquille et
secret va voir sa VIe changer, c’est ce que le lecteur
peut imaginer en découvrant par le regard de François Seurel le héros éponyme de cette histoire.
GRAMMAIRE
Le temps dominant du premier paragraphe est le
plus-que-parfait. Ce temps indique l’antériorité
d’actions du passé par rapport à un moment écrit
également au passé. Dans ce récit de la visite d’une
femme et de son fils, le voyage pour parvenir jusqu’à
la maison du narrateur, la mort accidentelle du fils
cadet et sa décision de mettre l’aîné en pension,
sont antérieurs au récit au passé simple de cette
visite : « elle fit même signe à la dame de se taire »
(l. 13). L’utilisation du plus-que-parfait fait entendre
la voix de la mère de Meaulnes comme l’indique la
précision « à ce qu’elle nous fit comprendre » (l. 2).
S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE
D’INVENTION
Il sera nécessaire de respecter la concordance
passé. Il faudra aussi illustrer les traits de caractères
avancés par de petites anecdotes ou le récit de
d’habitudes d’Augustin. Enfin, pour que le portait
soit cohérent, on conseillera de dresser un rapide
portrait de la mère d’Augustin d’après les informations délivrées dans l’extrait, et de récapituler ce que
l’on sait d’Augustin ; les élèves auront intérêt à noter
au brouillon quelques phrases de commentaire
comme « Moi qui n’osais plus rentrer à la maison
quand j’avais un accroc à ma blouse, je regardais
Millie avec étonnement » (l. 11-12).
Texte 6 – Michel Butor, La Modification (1957)
p. 56 (ES/S et Techno) p. 58 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX
– Analyser les effets d’une énonciation inattendue.
– Lire les caractéristiques de l’école littéraire du
« Nouveau Roman ».
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1 – Le personnage de roman, du
LECTURE ANALYTIQUE
Le narrateur s’adresse à un «vous» d’abord difficilement identifiable. Un « vous » qui demande au lecteur
de suivre en quelque sorte le personnage qu’il
découvre, qui se construit sous ses yeux. L’utilisation
du présent ajoute à ce «brouillage» : les événements
et les choses se construisent au fur et à mesure que
le personnage et la lecture avancent. En fait, ce
« vous » interpellé vient d’atteindre les « quarante-cinq
ans» (l. 15), il prend le train pour se rendre à Rome
pour quelques jours. Plus loin on comprend que le
personnage a des enfants « pour les enfants » (l. 19) et
des liens proches avec deux femmes dont on apprend
le nom, « pour Henriette et pour Cécile » (l. 19). Le lecteur est amené à partager tout au long des deux premiers paragraphes les sensations physiques du personnage, sa relative faiblesse «vous essayez en vain
de pousser un peu plus le panneau coulissant» (l. 3-4),
«vos doigts qui se sont échauffés, si peu lourde qu’elle
soit» (l. 9-10) et les douleurs qui en résultent. Douleurs
dont l’irradiation progressive est bien marquée, étape
par étape, par cette longue énumération « non seulement dans vos phalanges, dans votre paume, votre
poignet et votre bras, mais dans votre épaule aussi,
dans toute la moitié du dos et vos vertèbres depuis
votre cou jusqu’aux reins» (l. 10-12). L’explication de
cette faiblesse est donnée dans le paragraphe suivant : l’heure matinale mais surtout les marques du
temps déjà perceptibles même si le personnage vient
«seulement d’atteindre les quarante-cinq ans» (l. 15).
Ce début d’histoire est presque exclusivement descriptif ; après une longue description des douleurs
ressenties vient une longue description du visage du
personnage principal, ses «yeux», «paupières»,
« tempes» (l . 16-17) qui sont douloureux. La seule
action décrite est l’entrée difficile dans le compartiment : une action banale sans véritable intérêt narratif
présentée avec un excès de détails. Les représentations habituelles de début de roman sont brouillées.
L’utilisation du «vous» qui superpose lecteur et personnage finit d’ajouter à ce trouble.
Synthèse
Dans cette écriture et énonciation singulières, le lecteur vouvoyé par le narrateur s’identifie au personnage principal du roman dont il épouse les actions
et partage les sensations. Ce n’est qu’au fil des pensées du personnage qu’il comprend l’intrigue qui se
met en place, une escapade pour quelques jours à
Rome, un voyage qui ne doit pas être divulgué.
Cette écriture caractéristique des expériences des
écrivains du Nouveau Roman est déroutante et elle
conduit le lecteur à s’interroger sur les codes habituels du roman et leurs effets.
GRAMMAIRE
La première phrase du roman est écrite sous la
forme de deux propositions indépendantes cordon-
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 1
nées qui marquent la succession de deux actions du
personnage. C’est ainsi que s’enclenche le récit
sans qu’un contexte précis n’ait été construit préalablement.
Lecture d’images – « Figures de Don quichotte :
le chevalier à la triste figure »
p. 57 (ES/S et Techno) p. 59 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX
– Comprendre l’évolution d’un mythe à travers les
époques.
– Étudier le traitement plastique d’une parodie.
LECTURE ANALYTIQUE
1. Représentations de Don Quichotte
Ces deux gravures sont contemporaines, elles
datent du XIXe siècle et ont servi d’illustrations au
roman de Cervantès. Si elles mettent en scène le
héros au centre de l’image, assis dans un fauteuil
dans sa bibliothèque, elles différent pourtant notablement. Dans la première, celle d’Octave Uzanne,
la perspective adoptée, la contre-plongée, rend le
personnage imposant et insiste sur sa grande taille,
avec son corps vu de trois quart qui met en valeur la
longueur de ses jambes qui deviennent un axe de
composition de la scène. Sa tenue, ses vêtements
soignés, la raideur de la pose, le visage fermé et le
regard figé, tout contribue à faire de lui ce gentilhomme, cet hidalgo solitaire que peignent les premières lignes de l’ouvrage. En arrière plan les éléments du décor et les meubles renvoient à la raideur
et à la lourdeur décorative du siècle d’or : haute et
inconfortable cathèdre en bois travaillé, pieds du
bureau tournés, murs damassés. Toutefois quelques
détails annoncent la métamorphose qui s’apprête :
les pièces d’une armure de grande taille occupent
l’espace resté libre du décor, du haut de l’image
jusqu’au sol où elles rejoignent des livres ouverts et
entassés sur le sol dans un grand désordre : tout est
réuni pour que les récits lus pendant les longues
nuits d’insomnie deviennent les rêves et fantasmagories de Don Quichotte. La gravure de Gustave
Doré saisit le personnage dans le délire provoqué
par ses lectures. Pris de face et en plongée le personnage un livre à la main brandit une épée dans un
large mouvement provoqué par ce qu’il semble
regarder devant lui, le regard exorbité. Dans une
position peu flatteuse, les vêtements en piteux état,
dans un décor mal tenu si l’on en juge par le sol
terne et les souris qui le parcourent, Don Quichotte
paraît totalement égaré. Les raisons de cette folie
l’entourent occupant le reste du décor : il s’agit de
personnages fantastiques et effrayants à l’image de
cette énorme tête vivante posée sur le sol, des dra-
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Français 1re – Livre du professeur
gons au-dessus de son fauteuil, des géants qui
maintiennent prisonnières de jeunes filles comme on
le voit dans l’angle droit de la gravure. Des armures
et des blasons, des lances et des chevaux s’ajoutent
à la scène : tous les éléments de l’univers féerique
des romans du Moyen-âge sont réunis pour peupler
le bureau de Don Quichotte et son esprit. Les deux
illustrations représentent donc le passage du héros,
hobereau solitaire d’une bourgade de la Manche à la
figure du chevalier qu’il rêve de d’incarner. La deuxième illustration représente bien ce moment où
Don Quichotte devient ce chevalier affublé comme
ceux des romans d’une épithète « le chevalier à la
triste figure » lui permettant de rejoindre ainsi le
« chevalier au lion » et ces autres chevaliers errants.
2. Un début du récit comique et parodique
Le court extrait du début du roman explique bien la
métamorphose du héros : la lecture que pratique
Don Quichotte de manière exagérée, il ne fait plus
que cela, nourrit son imagination jusqu’à lui faire
croire à la réalité des mondes qui sont représentés
dans des fictions qu’il dévore. Dans un monde qui
n’est plus celui du Moyen-âge, qui n’en a plus les
valeurs il croit pouvoir vivre selon un idéal dépassé :
la gloire n’est plus permise à une noblesse devenue
pauvre mais condamné à ne pas travailler pour ne
pas déroger à sa condition et à la noblesse et la
pureté de son sang. Le service dû à son pays n’est
plus de mise non plus. Devant cette impossibilité de
trouver dans le réel des raisons de vivre Don Quichotte, retourne dans le passé par la lecture et y
revit grâce à son imagination, et/ou sa folie.
Synthèse
Ces quelques lignes offrent l’occasion de retrouver
de manière extrêmement sommaire les lieux communs des romans de chevalerie dont l’énumération
produit un effet comique mais également parodique.
Tous les ingrédients sont réunis : de l’enchantement
aux tempêtes et aux amours dans une diversité qui
confine « aux extravagances ». Mais n’est-ce pas la
définition de l’errance de Don Quichotte ?
Œuvre intégrale – Madame de La Fayette,
La Princesse de Clèves (1678)
p. 58 (ES/S et Techno) p. 60 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX
– Comprendre comment la psychologie du
personnage romanesque s’étoffe au XVIIe siècle.
– Comprendre la relation entre cadre historique et
intrigue amoureuse.
– Découvrir la question de la vraisemblance.
POUR COMMENCER…
1. Les premières de couverture des éditions représentées constituent des choix pour mettre en valeur
différentes dimensions de l’œuvre. Une description
de chaque image conduira à le repérer. Celle de
l’édition GF affiche une des scènes clef de l’histoire
quand la Princesse de Clèves aperçoit dans un
miroir le vol que Monsieur de Nemours opère de son
portrait et qui symbolique la passion que les deux
personnages éprouvent l’un pour l’autre : La Princesse de Clèves y apparaît donc comme un roman
d’amour. L’éditeur de la collection « Étonnants classiques » a choisi de montrer le cadre historique du
roman : il représente la cour et la foule indistincte qui
la fréquente dont tous les regards sont tournés vers
un portrait en hauteur, celui du roi. Un seul personnage féminin dont on imaginera qu’il s’agit du personnage éponyme apparaît clairement face à une
autre silhouette de dos, isolée qui pourrait représenter le duc de Nemours. À noter l’effet de citation de
Velázquez car le personnage de madame de Clèves
évoque un des personnages représenté dans le
tableau « les Ménines » ce qui ancre davantage le
récit dans le contexte d’une cour royale. La dimension historique de la nouvelle ou du petit roman est
ici soulignée. Dans la troisième édition c’est le personnage de madame de Clèves qui est privilégié
avec un portrait qui pourrait la représenter et où
apparaissent sa jeunesse, sa beauté, sa réserve
aussi et l’extrême soin porté à sa tenue qui dit autant
le désir de plaire que la gloire de son rang. Ces trois
éditions mettent chacune en évidence un élément
important du roman, la figure de l’héroïne au centre,
celle de madame de Clèves, ou le contexte historique d’un roman ancré dans une période précisément datée ou enfin un genre d’histoire, celle d’une
passion amoureuse.
CONTEXTE DE L’ŒUVRE…
Un auteur anonyme
2. Une fiche biographique de l’auteur construite
selon les axes proposés permettra d’inscrire
madame de Lafayette dans l’histoire culturelle et
artistique de son temps tout en revenant si nécessaire sur le statut de la femme au XVIIe siècle. On
pourra souligner l’origine de sa famille, la petite
noblesse, qui la conduit tout de même à devenir
demoiselle d’honneur de la reine-mère Anne d’Autriche. Les relations qu’elle noue alors avec de
grandes dames de la cour, la reine Henriette et sa
fille par exemple ainsi qu’avec madame de Sévigné
et la fréquentation des salons lui donnent cette
culture et ce bel esprit que l’on reconnaît au Précieuses. Le comte François de Lafayette qu’elle
épouse lui donne un nom fort honorable et elle
pourra à Paris tenir salon et recevoir pour une VIe
mondaine les personnages les plus importants de la
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1 – Le personnage de roman, du
cour et des écrivains de renommée tels que Chapelain, Voiture. Quand elle se lance dans l’écriture avec
La Princesse de Montpensier, elle le fait en collaboration avec Ménage. Amie de la Rochefoucauld, elle
poursuit son œuvre et publie La Princesse de Clèves
sans nom d’auteur. C’est ce dernier point qui pourra
donner lieu à discussion des hypothèses proposées : une grande dame ne doit pas se commettre
en écrivant des romans ; Madame de Lafayette ne
souhaitait pas qu’on puisse tenter de chercher des
modèles à ses personnages ; on a pu dire aussi
qu’elle avait le goût du mystère et que cet anonymat
a pu donner plus de prix encore à son roman. Toutes
ces raisons peuvent être justes ensemble et elles
permettent de dessiner un champ littéraire bien différent de celui d’aujourd’hui.
Tomes
Tome 1,
début
XVIIe
UNE FICTION : UN RÉCIT, DES
PERSONNAGES, DES SCÈNES
ROMANESQUES
La structure du roman, sa dynamique
3. Le tableau ci-dessous pourra être complété selon
l’édition choisie par le professeur au fil de la lecture.
On y fait figurer les éléments qui pourront être commentés avec la classe. L’analyse de la structure est
celle de Pierre Malandain dans La Princesse de
Clèves, Études Littéraires PUF, 1985.
Evénements
….la cour : spectacle
Tome 1,
milieu
siècle à nos jours – Séquence 1
Péripéties
….
Le mariage de la Princesse de Clèves
Tome 1,
Fin
le bal
Tome 2,
début
Horoscopes et préparatifs des fêtes
Tome 2,
milieu
L’accident
et ses effets
et ses effets
Tome 2,
Fin
Tome 3,
début
La lettre de madame de Thémines au centre du livre
Tome 3,
milieu
Coulommiers : l’aveu
Tome 3,
fin
Le tournoi
Tome 4,
début
Coulommiers : le pavillon
Tome 4,
milieu
La mort de Monsieur de Clèves
Tome 4,
fin
La retraite
4. La progression du récit articule les éléments du
cadre historique aux péripéties de l’aventure amoureuse. Elle commence avec l’arrivée de l’extérieur de
Mademoiselle de Chartes dans ce lieu fermé qu’est
la cour et la ville pour inverser le mouvement dans la
deuxième partie et quitter le centre et l’intérieur vers
l’extérieur pour la retraite que s’impose madame
Clèves. Au centre la lettre de madame de Thémines
est considérée comme un discours qui revendique
l’autonomie de la femme qui fait le choix de quitter
celui qu’elle aime pour ne pas déchoir de l’estime de
soi.
Un personnage : la Princesse de Clèves
5. Le portrait
– Mademoiselle de Chartes est une jeune fille noble,
une des plus belles héritières de France qui devient
madame de Clèves en épousant le Prince de Clèves,
à l’âge de seize ans.
– C’est une très belle jeune fille qui concentre de
manière hyperbolique toutes les qualités jusqu’à la
perfection : « c’était une beauté parfaite ».
– L’habit : la cour d’Henry II est célèbre dès les premiers
mots du livre pour sa « magnificence » et son « éclat ». La
belle madame de Clèves passe la journée à se parer
avant le bal où elle rencontrera Monsieur de Nemours.
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Français 1re – Livre du professeur
– La psychologie : Madame de Clèves éprouve
toutes les souffrances de l’amour, de la jalousie
jusqu’au renoncement, des sentiments qui la
conduiront à s’éloigner de la cour.
– La biographie : le récit qui s’attache à la jeune
femme au moment de sa présentation à la cour et
s’achève quand elle la quitte quelques années plus
tard évoque dans la dernière ligne du roman une VIe
courte.
Les actions
Héroïne du roman, la Princesse est un personnage
qui assume le rôle que lui imposent sa haute naissance et l’éducation exigeante reçue de sa mère.
Franche et loyale à un mari qu’elle n’aime pas mais
estime, elle refuse un amour coupable puis un amour
acceptable que sa morale et le souci de sa gloire lui
feront tout de même refuser. Ce sont ses valeurs qui
conduisent sa VIe et ses actions.
L’importance hiérarchique
Madame de Clèves est le personnage central du
récit. La perspective romanesque est centrée sur
elle et le récit s’achève avec sa disparition de la
cour. Son importance hiérarchique se dit aussi dans
le caractère exceptionnel de ses actions : l’aveu à
son mari de son amour pour Nemours, son renoncement final à cet amour.
PARCOURS DE LECTURE : LECTURES
ANALYTIQUES OU CURSIVES
Le parcours de lecture pourra se construire au fil des
extraits isolés ici ou qui figurent dans le manuel. Tout
dépendra du projet de lecture retenu qui peut ne pas
imposer l’étude de tous ces moments de l’histoire.
On a retenu les scènes romanesques, ces passages
souvent narratifs, descriptifs et dialogué où sont
expansés les topoï romanesques.
RÉCEPTION, INTERPRÉTATION : LA
QUESTION DE LA VRAISEMBLANCE
La polémique à laquelle l’aveu de madame de
Clèves à son mari a donné lieu a été très importante
au XVIIe siècle. Bussy juge l’aveu extravagant non
parce qu’il le juge impossible mais parce qu’il trouve
contraire à la bienséance dans un roman. Cet avis
est largement partagé par les Anciens et on accuse
l’auteur d’avoir voulu ne pas ressembler aux autres
romans avant tout. On relève aussi la cruauté de
l’aveu pour le mari. (Donneau de Visé) D’autres font
l’éloge du procédé, les modernes que sont Perrault
et Fontenelle, qui y voit lui « un trait admirable et très
bien préparé ». Au XVIIIe siècle on partage encore
l’avis des Anciens, mais surtout au nom de l’authenticité. On ne croit pas à la vérité psychologique de
cet aveu. Le dialogue avec la classe permettra
d’échanger les arguments pour une réception
contemporaine de cet aveu sur lequel les élèves se
prononceront avec des arguments qui témoigneront
de leur lecture de l’œuvre. Comme pour la question
précédente, les raisons du retrait du monde de
madame de Clèves constitueront des axes de lecture de la fin de l’œuvre et seront confrontés avec les
représentations des élèves qui peuvent se sentir
éloignés de telles conceptions de l’amour et de la VIe
en société mais peuvent y trouver des illustrations
du désir d’authenticité et d’estime de soi. Enfin, une
recomposition de l’histoire de La Princesse de
Clèves sous le titre du Prince de Clèves peut donne
lieu à une réflexion sur les conséquences du changement de perspective narrative, sur les transformations nécessaires de la composition et l’écriture de
certains extraits qui ne pourraient se faire que selon
le point du vue du mari de madame de Clèves.
L’œuvre qui s’achèverait plus vite donnerait lieu également à une interprétation différente : en quoi le
destin de monsieur de Clèves pourrait-il proposer
une autre vision de l’homme dans cette société du
XVIIe siècle ?
ENTRAÎNEMENT
Commentaire
Cet extrait qui se situe dans les dernières pages du
roman fait entendre le dialogue entre la Princesse de
Clèves et Nemours qui tente de la persuader de
céder à son amour. Elle refuse et lui expose ses raisons. Dans le même temps il s’agit-là d’une scène
d’adieu puisque les deux amants ne se reverront
pas. Dans ce contexte particulier, on pourra proposer aux élèves de développer l’analyse des raisons
alléguées par Madame de Clèves pour refuser
l’amour. On pourra également orienter le travail sur
l’expression de l’amour chez les deux personnages.
La classe pourrait être divisée en deux parties afin
que chaque groupe étudie une des deux problématiques, apporte à l’autre en complément sa réflexion
et qu’ainsi le texte soit lu dans ces deux dimensions,
rhétorique et pathétique.
Dissertation
Le libellé de la dissertation ressemble parfois à un
sujet de cours et il n’est pas très facile alors de
dégager une problématique pour construire la
réflexion. L’image du monde que délivre la Princesse
de Clèves peut être lue à deux niveaux : son propre
point de vue tel qu’elle le développe par exemple à
la fin de l’œuvre en refusant l’amour de Nemours. On
relèvera alors ses scrupules moraux avec le refus
d’épouser celui qui a été la cause indirecte de la
mort de son mari, sa crainte de souffrir de l’infidélité
de celui qui a déjà aimé à plusieurs reprises, …etc.
On pourra dégager ainsi les valeurs qui sont les
siennes et celles de son monde. On pourra engager
ensuite les élèves à évaluer, selon une perspective
plus contemporaine, cette société et le comportement de madame de Clèves dont le refus peut être
interprété différemment, l’orgueil ou un certain quiétisme, la tentation du retrait du monde, etc. La
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1 – Le personnage de roman, du
rédaction de l’introduction mettra les élèves à
l’épreuve de ce distinguo subtile. Ils pourront ensuite
développer la vision du monde révélée par le discours du personnage éponyme de l’œuvre de
Madame de Lafayette.
Écriture d’invention
Ce sujet d’invention constitue une réflexion sur la
réception contemporaine de l’œuvre de Madame de
Lafayette. Elle aura pu être préparée par l’étude de la
polémique provoquée par la scène de l’aveu (questions 6 et 8). Il y a aussi dans la scène de première
rencontre un stéréotype, celui du coup de foudre, de
l’amour au premier regard qui peut favoriser l’analyse
précise des effets de cette rencontre. On pourra aider
les élèves en leur projetant un extrait du film de Jean
Delannoy afin que les personnages en acquièrent une
réalité plus grande, leur jeunesse, leur beauté et que
le texte s’en éclaire. Les codes de la lettre auront été
étudiés auparavant afin que l’attention se concentre
sur les indices et éléments du texte à citer et à commenter et sur l’expression de l’émotion du lecteur.
Œuvre intégrale – Albert Camus, L’Étranger
(1942)
p. 60 (ES/S et Techno) p. 62 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX
– Recomposer le personnage au travers de la
narration.
– Interpréter la fonction du personnage.
– Dégager une vision du monde et de la condition
humaine.
POUR COMMENCER…
La photographie qui fait entrer dans l’univers de
L’Étranger évoque la prison dans laquelle Meursault
est enfermé après son meurtre. La plongée et les
lignes des barreaux qui s’enfoncent avec le regard
vers le personnage seul au centre montrent bien
l’écrasement, l’enfermement de sa situation. La tête
baissée, les poings serrés posés sur les genoux
disent à la fois sa souffrance et peut-être la rébellion.
Le blanc et le noir évoquent un univers contrasté
entre le mal et le bien entre le propre et le sale de la
tinette, seul objet de la cellule qui ressemble davantage à une cage. Pour reprendre la problématique
de lecture de cette œuvre intégrale, le lecteur peut
se demander si le personnage peut ou non sortir du
désespoir qui semble l’habiter.
La structure du roman, sa dynamique
Première partie
La première partie dure environ dix-huit jours tandis
que la seconde se déroule sur une année, le temps
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 1
de l’instruction du procès et du jugement. La première partie est rythmée par les jours qui se succèdent faisant penser le lecteur à un journal intime. Les
chapitres les plus développés sont ceux qui développent des scènes romanesques parmi lesquelles
celle de l’enterrement ou le meurtre. La VIe de Meursault semble pouvoir changer dans la première partie avec la rencontre avec Marie, avec qui il semble
avoir découvert le bonheur, ce que rappelle la fin du
chapitre 6 : « J’ai compris que j’avais détruit l’équilibre du jour, le silence exceptionnel d’une plage où
j’avais été heureux ».
Deuxième partie
C’est bien évidememnt le meurtre qui sert de charnière entre la première et la deuxième partie qui dure
environ un an. Les chapitres s’organisent selon les
grandes étapes de l’instrucution du procés : l’interrogatoire, la VIe en prison, le procès, les vistes de
l’aumonier puis l’attente de l’execution.
Un personnage : Meursault
Le portrait
• Aucune indication ne nous permet de nous représenter le personnage principal de l’Étranger dont
on ne connaît que le nom, Meursault.
• La psychologie : Meursault semble davantage un
être de sensations que de réflexion au début de
l’œuvre. Il est peu intéressé par son travail, et semble
plutôt regarder ce qui se passe autour de lui, de sa
fenêtre ou chez ses voisins. Plutôt indifférent, il est
tout de même sensible à l’amitié qu’on lui prodigue.
Il paraît surtout très sensible aux sensations
agréables, que cela soit la chaleur du sable, la fraîcheur de la mer ou les baisers de Marie.
• La biographie : le récit qui s’attache au personnage au moment de la mort de sa mère et ne nous
donne pas d’informations sur sa VIe antérieure. Et le
récit s’achève sur l’évocation de sa mort prochaine.
C’est donc l’histoire de la dernière année de la VIe de
l’Étranger que raconte le roman.
Les actions
Héros du roman, Meursault ne répond jamais aux
attentes des personnages qui peuplent son univers
ni à celles du lecteur de romans. S’il répond aux sollicitations des autres, il semble bien incapable dans
la première partie du roman de mener sa VIe. C’est
dans la seconde partie qu’il assumera son geste et
refusera d’adopter le comportement qu’on attend
de lui.
L’importance hiérarchique
Meursault est le personnage central du récit. La
perspective romanesque est centrée sur lui et le
récit s’achève avec sa disparition. Son importance
hiérarchique se dit aussi dans le caractère étonnant
de ce qui lui arrive et dans ses réactions à ce qui se
passe dans sa VIe, cette « étrangeté au monde » qui
rend incompréhensible son attitude.
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Français 1re – Livre du professeur
PARCOURS DE LECTURE : LECTURES
ANALYTIQUES OU CURSIVES
Le parcours de lecture pourra se construire au fil des
extraits isolés ici ou qui figurent dans le manuel. Tout
dépendra du projet de lecture retenu qui peut ne pas
imposer l’étude de tous ces moments de l’histoire.
On a retenu les scènes romanesques, ces passages
souvent narratifs, descriptifs et dialogué où sont
expansés les topoï romanesques.
RÉCEPTION, INTERPRÉTATION
Mourir pour la vérité c’est, selon Meursault, ne pas
s’imposer le comportement que l’on attend de vous,
c’est aussi de pas expliquer ce qui a pu donner lieu
à une interprétation erronée. C’est ainsi que tout
commence avec cette incapacité du narrateur de
pleurer la mort de sa mère au moment où l’on attend
qu’il le fasse. C’est aussi ne pas vouloir expliquer
pourquoi la chaleur, puis un reflet, ont pu donner lieu
à un comportement que tous veulent interpréter
comme le signe de l’indifférence ou de la violence.
Lors de son interrogatoire, Meursault exclut aussi de
manifester son regret ou d’afficher une foi qu’il
n’éprouve pas. Refusant ainsi de jouer au coupable
anéanti par son geste, il se perd dans l’esprit du juge
d’instruction. Enfin au nom de la vérité, il refuse que
la crainte de la mort ne lui fasse accepter un réconfort auquel il ne croit pas et c’est ainsi qu’il n’accepte plus les visites de l’aumônier. Seul, il ne lui
reste plus qu’à espérer les cris de haine de la foule
qui pourront donner sens à sa mort en témoignant
de la totale incompréhension de son attitude et de
son refus d’acheter par le mensonge une quelconque mansuétude. Meursault affiche ainsi – et
revendique – sa liberté entière. C’est ainsi qu’il
échappe aussi au désespoir.
ENTRAÎNEMENT
Commentaire
La piste de commentaire qui est proposée aux
élèves montre que l’Étranger n’est pas indifférent au
monde qui l’entoure. La galerie des personnages qui
passent sous ses fenêtres le conduisent à une analyse de différents groupes sociaux. On pourra guider
les élèves sur l’analyse des détails qui se concentrent
pour identifier des types dont le comportement
attendu ou le ridicule peuvent donner à rire ou à sourire.
Dissertation
Ce sujet conduit à une réflexion sur le choix de « personnages types » qu’un auteur peut vouloir mettre
en scène dans son œuvre. Après avoir examiné
quelles caractéristiques seraient celles d’un personnage répondant à cette définition, il s’agira ensuite
de se demander dans quelle mesure le personnage
de Meursault peut répondre à cette définition. On
pourra mettre en commun avec la classe les caractéristiques d’un tel personnage pour demander
ensuite à chacun de rédiger une partie de devoir
dans laquelle il montrera que le comportement de
Meursault peut en effet se résumer à cette phrase.
Écriture d’invention
Cette activité peut être proposée à des groupes
d’élèves qui se chargeront chacun d’un extrait de
leur choix qui pourra compléter le groupement étudié en classe. Cet exercice conduit les élèves à une
véritable lecture analytique du texte choisi mis en
relation avec l’œuvre et en articulation avec les perspectives d’étude privilégiées. L’utilisation des outils
numériques favorisera la mise en cohérence de la
présentation des pages élaborées. Enfin on peut
imaginer que cet exercice conduira les élèves à une
meilleure lecture des supports méthodologiques qui
leur sont proposés.
Perspective – Fédor Dostoïevski, L’Adolescent
(1875)
p. 62 (ES/S et Techno) p. 64 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX
– Distinguer l’autobiographie de la fiction.
– Découvrir les caractéristiques du héros du Roman
d’apprentissage.
LECTURE ANALYTIQUE
Dès les premières lignes, le personnage narrateur du
livre donne les éléments de son statut social, il est
lycéen, son âge, vingt ans et son identité avec son
nom, Dolgorouki et celui de ses pères, le domestique Makar Ivanov Dolgorouki et le propriétaire terrien Versilov. On sait également qu’il a commencé sa
VIe dans la province de Toula. On comprend très vite,
et d’ailleurs le narrateur le précise aussi, qu’il est un
enfant illégitime, ce qui n’est pas anodin dans le
contexte de la société russe du XIXe siècle. On comprend également que ses deux pères le font appartenir à deux univers sociaux opposés et ce d’autant
plus que Versilov, « mon père c’est lui » (l. 6) est le
maître du père légitime, Dolgorouki. Dans le début
du roman on ne sait pas quelles sont les relations
entre le narrateur et le jardinier Dolgorouki mais on
apprend l’importance, « l’influence si capitale » (l. 9)
que Versilov a pu avoir sur lui à plusieurs moments
de sa VIe. Le pacte de lecture qui semble se
construire dans le début de ce livre évoque un récit
autobiographique : le narrateur parle à la première
personne il semble être le sujet de l’histoire et il
commence par cette présentation de soi et de ses
origines attendue dans un tel genre. On y lit aussi
plusieurs époques organisées dans un récit rétros-
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1 – Le personnage de roman, du
pectif. Toutefois le nom de l’auteur et celui du narrateur différent ce qui interdit de lire l’Adolescent
comme une autobiographie véritable. Pourtant tout
est fait pour faire croire au lecteur que c’est un jeune
homme qui parle ici avec fougue et passion dans le
désordre d’un récit qu’il cherche pourtant à organiser. En témoignent ses commentaires sur sa narration : « mais, au fond – ça plus tard. On ne peut pas
raconter comme ça » (l. 12-13) et le langage spontané et elliptique qu’il tient : « cet homme-là déjà
sans ça… » (l. 13). Ce désordre on peut le mettre au
compte de la jeunesse, de la difficulté à commencer
à raconter une histoire mais également le comprendre comme une difficulté à dire des faits ou évènements traumatiques : l’illégitimité du personnage
d’abord et la relation complexe et toujours actuelle
qu’il entretient avec son père. « Cet homme qui m’a
tellement frappé depuis la petite enfance » (l. 8), qui
a « contaminé de sa personne tout mon avenir »
(l. 10), « une énigme totale » (l. 12). À cela s’ajoute
l’ironie cruelle qui fait que son père légitime, porte le
nom d’une famille princière ce qui le contraint à
répondre sans cesse à la question de son origine en
répétant qu’il n’est pas d’origine noble. Tous ces
éléments font entrer le lecteur de l’Adolescent dans
un roman d’apprentissage qui se donne à lire comme
l’autobiographie fictive d’un personnage jeune qui
raconte son histoire à partir d’événements marquants qui vont orienter la construction de soi et son
devenir.
PROLONGEMENT
Le début de l’Adolescent est construit sur le même
modèle que celui du Grand Meaulnes. Un personnage narrateur raconte son histoire à partir d’un évènement fondateur dans un récit rétrospectif. Toutefois le lycéen narrateur de l’Adolescent est au centre
du roman, il en est le sujet tandis que le personnage
de François Seurel se présente comme le témoin et
le conteur de l’histoire d’un autre pour qui il ressent
immédiatement une grande fascination, qui jouera
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 1
un rôle important dans sa VIe jusqu’à la transformer.
Personnage en retrait, aimant sa VIe paisible auprès
de ses parents au cœur d’un village de Campagne,
près des livres et du savoir, il est certes très éloigné
du personnage aventureux et épris d’absolu qu’est
le grand Meaulnes ou du lycéen blessé et révolté tel
que se présente le jeune Dolgorouki.
LECTURE D’IMAGES
Ces deux photographies offrent deux portraits de
jeune-hommes très séduisants qui pourraient correspondre à la représentation du personnage de
l’Adolescent. L’un et l’autre sont représentés dans
une tenue qu’on a voulue soignée pour cette occasion encore rare à la fin du XIXe siècle : la séance de
photographie. Costume - ou veste - et col blanc
pour les deux et pose étudiée. Rimbaud est cadré
en buste tandis qu’Alain-Fournier est assis ce qui lui
donne une apparence plus rangée, une attitude très
calme. Par contraste Rimbaud qui porte pourtant
veste et gilet bien boutonné offre une image moins
conformiste : le nœud qui orne son col est de travers, ses cheveux sont dérangés et surtout l’expression de son visage aux lèvres serrées au regard
résolu et fixé sur sa droite marque une grande détermination une volonté de dépasser son univers
proche. La figure de rebelle qui lui est attachée
trouve ici pleinement sa justification et pourrait correspondre au personnage du lycéen Dolgorouki,
révolté que peint Dostoïevski dans l’Adolescent. Le
beau portrait d’Alain-Fournier offre une autre image,
celle d’un jeune homme profond et serein dans cette
posture ordonnée qui n’est pas dénuée non plus de
force et de volonté. Le regard posé sur celui qui
regarde la photographie marque un désir d’entrer en
relation avec les autres. L’auteur du Grand-Meaulnes
nous fait penser à une autre figure, plus discrète
mais amicale et fidèle, celle de François Seurel le
personnage narrateur du roman.
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Français 1re – Livre du professeur
Séquence 2
Le portrait dans les romans du XVIIe au XXe siècle
p. 65 (ES/S et Techno)
p. 67 (L/ES/S)
Problématique : Comment s’organise un portrait ? Que nous dit-il des personnages ? Quelles sont
les fonctions du portrait ?
Éclairages : La séquence permet, par le biais de l’étude des portraits de personnages, de découvrir les
modes de vision inhérents à chaque siècle, conformément au programme : « On prête une attention particulière à ce que disent les romans, aux modèles humains qu’ils proposent, aux valeurs qu’ils définissent
et aux critiques dont ils sont porteurs. ». La façon dont les portraits s’organisent, dont les personnages font
l’objet d’éloge ou de blâme, met en lumière une certaine conception du monde de l’auteur.
Texte 1 – Madame de La Fayette, La Princesse
de Clèves (1678)
p. 66 (ES/S et Techno) p. 68 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX
– Étudier le portrait d’une héroïne classique.
– Montrer l’importance du portrait pour la construction du personnage.
LECTURE ANALYTIQUE
Un portrait esquissé
Le passage constitue la première apparition de l’héroïne éponyme du roman. Il revêt donc une importance capitale pour le lecteur qui attend un certain
nombre d’informations sur le personnage principal ; le portrait physique, notamment, est un passage
obligé. Pourtant, les attentes du lecteur sont partiellement comblées, puisque le portrait physique
concentre seulement quelques lignes, à la fin de
l’extrait. Le narrateur semble s’amuser avec son lecteur, puisqu’il retarde ces informations tant attendues. L’extrait débute ainsi par un passage narratif,
au passé simple, qui annonce l’arrivée d’un personnage exceptionnel, encore anonyme, désigné par
les termes élogieux de « beauté » (l. 1), « beauté parfaite » (l. 2). Son nom n’est pas immédiatement
donné : sa mère, Mme de Chartres, est citée la première. Ce n’est qu’à la ligne 27 qu’elle est désignée
pour elle-même, dans une expression qui relie sa
caractéristique fondamentale, donnée dès le début,
et son nom : « la grande beauté de Mlle de Chartres ».
Le personnage apparaît donc progressivement, son
identité n’est révélée qu’à la fin, comme si les lecteurs étaient amenés à partager le point de vue des
autres personnes de la cour qui découvrent Mlle de
Chartres. Le portrait physique, à la fin de l’extrait,
donne les grandes caractéristiques du personnage,
sans former un portrait abouti. Conformément à
l’esthétique classique, cette héroïne possède des
« cheveux blonds » (l. 28), son « teint » est marqué par
la « blancheur » (l. 27), signe de noblesse et de
pureté, elle a des « traits réguliers » (l. 29), conformément aux canons de la beauté classique. Aucun trait
ne permet de singulariser ce personnage : les portraits dans les romans du XVIIe siècle sont très éloignés de la précision de ceux du XIXe ! En revanche, le
narrateur insiste davantage sur l’identité sociale du
personnage. De noble extraction, elle peut entrer à
la cour. Le narrateur souligne sa parenté avec de
nobles personnages (« Elle était de la même maison
que le vidame de Chartres », l. 3-4) et l’excellence de
sa situation est mise en valeur à l’aide de tournures
superlatives présentes aux lignes 4 : « une des plus
grandes héritières de France » et 20 « Cette héritière
était alors un des grands partis qu’il y eût en France ».
Le rappel, à deux reprises, du mot « héritière » signale
le jeune âge du personnage, sa nubilité, et préfigure
son mariage. Le portrait permet donc d’informer le
lecteur sur l’intrigue possible. Le personnage apparaît remarquable. Les marques de jugement du narrateur remplacent les informations objectives : le
lexique valorisant abonde dans cet extrait pour désigner Mlle de Chartres ou sa famille : outre la
« beauté », on signale des qualités morales et intellectuelles : « la vertu et le mérite étaient extraordinaires » (l. 6), « son esprit » (l. 9), « vertu » (l. 10), ce qui
est résumé aux lignes 29-30 : ses traits sont « pleins
de grâce et de charmes » (l’assonance en [a] amplifie
cet éloge). Qualités physiques, noblesse et vertu
rendent donc ce personnage exceptionnel.
L’importance du portrait moral
Le narrateur s’attache davantage à construire le portrait moral du personnage, ce qui fait rentrer cette
œuvre dans la catégorie des romans psychologiques. Pour aider à saisir le personnage, le narrateur effectue une analepse, lignes 5 à 20. Le passé
de Mlle de Chartres permet de comprendre sa personnalité. Élevée dans un milieu féminin (l. 5 « Son
père était mort jeune »), elle se voit également éloignée de la cour et des aventures galantes, puisque
sa mère « avait passé plusieurs années sans revenir
à la cour » (l. 7) et que « pendant cette absence, elle
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1 – Le personnage de roman, du
avait donné ses soins à l’éducation de sa fille » (l. 8).
Si cette mention du narrateur permet d’expliquer
l’admiration et la surprise des personnes de la cour
devant Mlle de Chartres, elle permet également de
saisir sa personnalité. Au moment où Mlle de
Chartres entre à la cour, elle est ignorante des
affaires galantes et ne peut y succomber.
La figure de Mme de Chartres domine cet extrait et
participe également à la construction du personnage de la Princesse. Personnage exceptionnel par
ses qualités énumérées ligne 6, elle porte toute son
attention à l’éducation de sa fille, comme le montrent
les expressions verbales « elle avait donné ses
soins » (l. 8), « elle ne travailla pas seulement à »
(l. 8-9). Le verbe « cultiver » (l. 9) connote l’idée de
travail long et minutieux. L’éducation portée à
Mlle de Chartres est essentiellement morale ; elle est
originale, comme le souligne le narrateur dans deux
phrases opposées, lignes 10 à 12 : « La plupart des
mères s’imaginent […]. Mme de Chartres avait une
opinion opposée ». La première phrase, longue,
mentionne l’attitude commune des mères qui dissimulent les dangers de la séduction, tandis que la
deuxième, qui s’oppose à la précédente (avec une
asyndète), composée de segments brefs distingués
par des points virgules, montre les paroles sans artifices de Mme de Chartres. Celles-ci occupent l’essentiel du passage, des lignes 12 à 21. Ces paroles
rapportées au style narrativisé opposent deux attitudes : celle des hommes (que le pluriel généralise),
considérés comme des séducteurs (« peu de sincérité », « tromperies », « infidélité », l. 14-15), et l’attitude des femmes qui se laissent abuser alors
qu’elles sont mariées se distinguent du comportement vertueux de l’« honnête femme » (l. 17). Le singulier ici employé montre clairement combien cette
façon d’être est peu commune. Aux « malheurs »
s’opposent les subordonnées exclamatives « quelle
tranquillité » (l. 16-17) et « combien la vertu […] ». Le
discours de Mme de Chartres se révèle habile,
comme le manifeste l’emploi du mot « persuader »
(l. 13) : elle insiste sur les bienfaits que sa fille peut
recueillir par une conduite vertueuse, sans déguiser
les difficultés. La morale inculquée par Mme de
Chartres est austère : si celle-ci invite à se méfier
des séducteurs, elle conseille aussi à sa fille de se
méfier d’elle-même et de la passion, dans une
morale teintée de jansénisme. Les thèmes du roman
sont ici annoncés : le mariage de Mlle de Chartres,
son abnégation, son amour sacrifié se trouvent
expliqués.
Synthèse
Mlle de Chartres est un personnage exemplaire pour
plusieurs raisons : sa noblesse et sa beauté manifestées à plusieurs reprises la signalent comme l’héroïne du roman. Mais sa conduite, guidée par les
paroles de sa mère, est vertueuse. Son refus de la
passion, singulier dans ce monde da galanterie, en
fait un personnage hors du commun.
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 2
VOCABULAIRE
« Admiration » vient du latin admiror, ari composé du
verbe simple miror, ari, qui signifie regarder avec
admiration, mais aussi étonnement. L’arrivée de
Mlle de Chartres est remarquée : son portrait, dans
le roman, trouve sa justification dans le fait qu’elle
paraît à la cour, aux yeux de personnes qui ne la
connaissent pas. Mais les deux sentiments sont ici
mêlés : sa beauté est admirée, mais crée aussi la
surprise.
S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION
La structure du texte doit être conservée : la première phrase doit indiquer la présence d’autres personnages qui découvrent le héros (ou héroïne) ; son
nom doit apparaître tardivement ; un court récit
rétrospectif qui permet d’éclairer la personnalité du
personnage précède le portrait physique. Le
contexte, moderne, doit être inventé : le personnage
doit apparaître dans un lieu où il peut être remarqué
(salle de spectacles, par exemple). La dimension
sociale, importante au XVIIe siècle, doit être oubliée
au profit d’autres critères.
PISTE COMPLÉMENTAIRE
Ce portrait peut être mis en relation avec d’autres
textes de la même période, comme celui de Cléomire, dans Artamène ou Le Grand Cyrus (1652) de
Mlle de Scudéry, dont voici un extrait :
Au reste, les yeux de Cléomire sont si admirablement
beaux, qu’on ne les a jamais pu bien représenter : ce sont
pourtant des yeux qui en donnant de l’admiration, n’ont
pas produit ce que les autres beaux yeux ont accoutumé
de produire, dans le cœur de ceux qui les voient : car
enfin en donnant de l’amour, ils ont toujours donné
en même temps de la crainte et du respect : et par un
privilège particulier, ils ont purifié tous les cœurs qu’ils
ont embrasés. Il y a même parmi leur éclat et parmi leur
douceur, une modestie si grande, qu’elle se communique
à ceux qui la voient : et je suis fortement persuadé, qu’il
n’y a point d’homme au monde, qui eût l’audace d’avoir
une pensée criminelle, en la présence de Cléomire. Au
reste, sa physionomie est la plus belle et la plus noble
que je ne vis jamais : et il paraît une tranquillité sur son
visage, qui fait voir clairement quelle est celle de son
âme. On voit même en la voyant seulement, que toutes
ses passions sont soumises à sa raison, et ne font point de
guerre intestine dans son cœur : en effet je ne pense pas
que l’incarnat qu’on voit sur ses joues, ait jamais passé
ses limites : et se soit épanché sur tout son visage, si ce
n’a été par la chaleur de l’Été, ou par la pudeur : mais
jamais par la colère, ni par aucun dérèglement de l’âme :
ainsi Cléomire étant toujours également tranquille, est
toujours également belle.
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Français 1re – Livre du professeur
Question de corpus : Quelles qualités des personnages ces portraits mettent-ils en avant ?
La beauté des personnages, visible, suscite, dans
les deux romans, de l’« admiration ». Mais les deux
auteurs soulignent les qualités morales : « vertu »
pour Mlle de Chartres, « tranquillité » d’âme pour
Cléomire. Mme de La Fayette accentue la noblesse
du personnage, tandis que Mlle de Scudéry fait de
Cléomire un personnage mesuré.
Texte 2 – Paul Scarron, Le Roman comique
(1651-1657)
p. 68 (ES/S et Techno) p. 70 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier un portrait en actions.
– Mettre en évidence le burlesque dans un roman
du XVIIe siècle.
LECTURE ANALYTIQUE
Un portrait caricatural
À grands traits, Paul Scarron brosse le portrait de
Mme Bouvillon. Celle-ci est caractérisée par l’exagération et sa description doit susciter le rire du lecteur. Elle est dévalorisée par ses dénominations : à
plusieurs reprises, elle est appelée « la Bouvillon »
(l. 10, 14, 18, 21-22). Le déterminant souligne son
origine populaire, mais se teinte également d’une
nuance de mépris, qui contraste avec l’appellation
« la pauvre dame » (l. 24). Désignée également
comme « la grosse sensuelle » (l. 4), elle concentre
ces deux caractéristiques : l’embonpoint et la « sensualité », ce qui en fait un personnage typique. Mais
Mme Bouvillon, toute entière livrée à ses désirs, est
aussi comparée à un animal : le mot « harnais » (l. 12),
qui désigne son corset, renvoie au lexique de l’agriculture et doit être mis en relation avec le nom du
personnage (voir question vocabulaire). Le portrait
ainsi effectué ne correspond pas à celui d’une
héroïne de roman classique. Le narrateur se
concentre sur le portrait physique. Différents éléments du corps de Mme Bouvillon sont détaillés : le
« gros visage fort enflammé » (l. 1), « ses petits yeux
fort étincelants » (l. 1-2), « dix livres de tétons pour le
moins » (l. 6), « le reste étant distribué à poids égal
sous ses deux aisselles » (l. 6), « sa gorge n’avait pas
moins de rouge que son visage » (l. 8), le « dos suant »
(l. 18), « le nez écaché », « une bosse au front grosse
comme le poing » (l. 25). Ces quelques informations
sont délivrées progressivement au lecteur et se rapportent à deux thèmes principaux : la corpulence et
la rougeur. Contrairement aux héroïnes classiques,
Mme Bouvillon n’a pas une blancheur de teint qui
laisse présager une âme innocente et pure. Le narrateur a recours à une comparaison, exagérée, pour
désigner le rouge qui couvre son visage et sa poi-
trine : « l’un et l’autre ensemble auraient été pris de
loin pour un tabapor d’écarlate » (l. 8-9). La poitrine
de Mme Bouvillon, quant à elle, est longuement
décrite, aux lignes 5 et 6, dans une phrase qui prend
une dimension considérable, mimant la réalité
décrite. Les exagérations sont nombreuses, comme
le montrent l’adverbe d’intensité : « fort enflammé »
(l. 1), ou encore la précision du poids « dix livres »
(l. 6). Si les détails donnés font réalistes (le « dos
suant », par exemple, extrêmement concret !), les
exagérations contribuent à composer un portrait
caricatural. Mais le décalage qui existe entre le physique de Mme Bouvillon et son intention (séduire Le
Destin) crée le comique de la scène. Les actions du
personnage permettent de faire son portrait moral et
de saisir ses intentions : elle est présentée par le narrateur comme une « grosse sensuelle » (l. 4). Dans
une phrase d’allure générale, il désigne aussi son
personnage comme une dévergondée, ce qui
explique le rouge qui couvre son corps : « car elles
rougissent aussi, les dévergondées » (l. 7-8). Ses
actions, que ce soient ses paroles ou ses mouvements, vont également dans le sens de l’exagération : par exemple, « elle s’écria » (l. 11) et « cria »
(l. 25), manifestent son manque de discrétion, Sa
technique de séduction se voit plus particulièrement
par les gestes : « ôt[er] son mouchoir de col et
étal[er] » sa poitrine, « se remu[er] en son harnais »,
« tât[er] les flancs au défaut du pourpoint », stratégies qui visent à attirer le Destin, réticent.
Une scène de séduction humoristique
L’intention du narrateur est de faire rire des personnages. Mme Bouvillon échoue totalement dans sa
stratégie de séduction. Incapable de séduire le Destin par ses paroles (la scène est quasiment muette),
elle a recours à de grands moyens pour faire comprendre ses intentions : montrer sa poitrine, forcer le
Destin à un contact qui semble répugnant (avec la
mention du « dos suant », l. 18), badiner avec lui en
lui « tâtant les flancs au défaut du pourpoint » (l. 14).
Mme Bouvillon prend des initiatives, et, en cela,
paraît inconvenante. Ses actions tentent un contact
de plus en plus rapproché (montrer, être touchée,
toucher), et ses différentes tentatives de séduction,
qui participent d’une sorte de comique de répétition,
ne sont pas suivies de l’effet escompté. Trop audacieuses, elles ne peuvent réussir : elles trahissent
une violence du personnage. Le narrateur nous présente cette scène de séduction comme une sorte de
combat : le lexique de la guerre apparaît dans le
texte, et ce, dès la première phrase : « de quelle
façon il se tirerait à son honneur de la bataille que
vraisemblablement elle lui allait présenter » (l. 2-3).
Nous retrouvons cette métaphore de la guerre à la
ligne 15 : « il fallait combattre ou se rendre ». Adoptant ici le point de vue du Destin, le narrateur désigne
Mme Bouvillon comme une force agissante. La
scène de séduction ici présentée est en réalité une
parodie de combat. Paul Scarron détourne ainsi les
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1 – Le personnage de roman, du
codes du roman traditionnel. Si cette scène est un
passage obligé des romans sentimentaux, il est souvent le fait de personnages masculins. Le roman
classique montre également des personnages
héroïques, dont le portrait est souvent élogieux. En
présentant de cette manière cette scène de séduction, Scarron contrevient aux habitudes du roman.
Le décalage entre les intentions de Mme Bouvillon
et les réticences du Destin prêtent à rire. L’écriture
de Scarron passe d’un personnage à l’autre, à la
manière d’une pièce de théâtre ou d’un film qui verrait une alternance de points de vue. Ainsi, après
avoir signalé le rouge qui couvre la personne entière
de Mme Bouvillon (l. 7 à 9), le narrateur se concentre
sur le personnage du Destin, sur le rouge qui lui
monte aux joues, de pudeur, contrairement à la Bouvillon (l. 9-11). La Bouvillon demande au jeune
homme de l’aider à combattre ses démangeaisons
(l. 11-13) et la phrase suivante débute par la mention
du geste du Destin, qui obéit (l. 13 à 15). Chaque
action de Mme Bouvillon est suivie d’un geste du
Destin, dont le narrateur souligne les réticences. La
scène ainsi composée fait penser à une pièce de
théâtre : la fin constitue un coup de théâtre, un renversement de situation. L’arrivée de Ragotin met fin
au « combat » entre les deux personnages. Celui-ci
se méprend sur la scène à l’intérieur de la chambre,
comme le manifeste son empressement à faire
ouvrir la porte (« frappant des pieds et des mains
comme s’il l’eût voulu rompre », 16-17), ce qui amplifie le comique du passage. Les précautions du Destin (ne pas toucher Mme Bouvillon), son mouvement,
la conséquence de son geste (« se choqua la tête
contre un banc ») sont détaillés dans une phrase qui
s’allonge, sorte de ralenti surprenant alors que tous
les personnages manifestent leur empressement.
L’arrivée de Ragotin, brusque, contribue à ridiculiser
Mme Bouvillon, qui se cogne contre la porte : elle
accède ainsi au statut des personnages de farce,
dont les coups reçus prêtent à rire.
Synthèse
Le personnage de Mme Bouvillon est rendu ridicule
par le portrait physique qui en est fait : le narrateur
accentue certains traits, comme son embonpoint ou
sa rougeur. Par ses multiples tentatives de séduction, sans effet sur Le Destin, elle fait également rire
d’elle.
VOCABULAIRE
Le nom propre « Bouvillon » n’a pas été choisi au
hasard par Paul Scarron. Étymologiquement, il vient
de la racine latine bos, bovis, qui signifie « bœuf ». Le
bouvillon est un jeune bœuf. Sur cette racine sont
formés les mots « bouvier » (conducteur de bœuf),
« bovin », « bovidé ». Par amuïssement, la bilabiale [w]
se transforme pour donner le mot « bœuf ». Le nom
du personnage représente sa lourdeur, à la fois dans
sa technique de séduction et dans son physique.
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 2
S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION
La structure du récit doit être conservée : la scène de
séduction doit être racontée en suivant les différentes étapes repérées au préalable. Les éléments
constituant le portrait de Mme Bouvillon (qui doit
être désormais appelée ainsi, dans le nouvel écrit),
doivent être supprimés. On peut accentuer le
contraste entre les deux personnages en accentuant
par exemple la maigreur du Destin, sa timidité, ses
hésitations, sa candeur. Enfin, ce travail peut être
accompagné de réflexions sur le lexique, à partir de
la fiche Vocabulaire proposée en fin de séquence
(page 81 pour le manuel ES/S et Techno et page 83
pour le manuel L/ES/S).
PISTE COMPLÉMENTAIRE
Histoire des arts L’exposition virtuelle de la BnF consacrée à Daumier
peut être exploitée. Quelques pages consacrées à la
caricature (histoire, définition, techniques et procédés) peuvent être consultées avec profit.
Texte 3 – Stendhal, Le Rouge et le Noir (1830)
p. 70 (ES/S et Techno) p. 72 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier un portrait dont le mode d’insertion est
original.
– Montrer les liens qui unissent le personnage de
roman, l’histoire et les lieux de la fiction.
LECTURE ANALYTIQUE
Une présentation progressive
Le personnage de M. de Rênal, qui n’est pas le protagoniste du roman, est ici présenté pour la première
fois au lecteur. Stendhal emploie une technique originale qui permet de faire le portrait du personnage
de façon progressive. Il est tout d’abord remarquable que celui-ci soit indissociable du lieu qu’il
occupe. Le narrateur, dans le passage qui précède,
a décrit la ville de Verrières, théâtre des événements
qui vont suivre. La plupart des paragraphes qui
constituent l’extrait sont centrés sur un lieu : le premier concerne « cette belle fabrique de clous qui
assourdit les gens qui montent la grande rue » (l. 2),
le deuxième : « dans cette grand rue de Verrières »
(l. 4 et 5), le troisième concerne le portrait de M. de
Rênal proprement dit, le quatrième se consacre à la
description de la « maison d’assez belle apparence »
(l. 19-20), les deux derniers apportent des informations complémentaires sur M. de Rênal. Le portrait
de M. de Rênal semble tenir une place assez ténue
dans cet extrait. Le narrateur élabore la fiction d’un
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Français 1re – Livre du professeur
voyageur entrant à Verrières et découvrant les lieux
et les personnages pour la première fois. Le passage
est introduit par une hypothétique (l. 1 : « Si… ») qui
introduit le lecteur dans cette fiction. La description
des lieux et de M. de Rênal est donc motivée par la
présence de ce personnage, qui les découvre, en
même temps que le lecteur. Ainsi, les éléments
visuels sont privilégiés : M. de Rênal « a l’air affairé et
important » (l. 7-8). Le portrait physique suit immédiatement sa découverte : « cheveux […] grisonnants », « vêtu de gris » (l. 8-9), « grand front » (l. 9),
« nez aquilin » (l. 10). Le lexique de la vue ou des
modalisateurs accompagnent ses caractéristiques :
« au premier aspect » (l. 11), « un certain air de contentement de soi » (l. 13-14), « mêlé à je ne sais quoi de
borné » (l. 14), « on sent enfin », (l. 14-15). Les autres
informations sur M. de Rênal sont délivrées par
d’autres personnages rencontrés par le « voyageur » ; ceux-ci détaillent ses biens, en particulier,
dans des discours directs, indirects et indirects
libres : « on lui répond avec un accent traînard : Eh !
elle est à M. le maire. » (l. 2-3) ; « on lui apprend que
cette maison appartient à M. de Rênal » (l. 25)
(la suite constitue du discours indirect libre). Le portrait de M. de Rênal progresse donc en même temps
que le voyageur effectue sa promenade. Le narrateur
souligne sa puissance et son autorité. Celui-ci est
d’abord caractérisé par son autorité politique : il est
présenté d’emblée comme « M. le Maire » (l. 3) et le
narrateur souligne la « dignité du maire de village ».
Mais il représente aussi une autorité financière : ses
nombreuses possessions témoignent de sa réussite
sociale (la fabrique de clous, la belle demeure), et la
position de sa maison, en haut de la grande rue de
Verrières, témoigne de son succès. Cette propriété
domine la ville, mais aussi offre une vue sur « une
ligne d’horizon formée par les collines de la Bourgogne » (l. 21), symbolisant ainsi l’ambition du personnage. Les autres personnages sont indifférenciés dans cet extrait : le pronom personnel indéfini
« on » les représente, ou bien ils ne sont désignés
que par leurs vêtements, « leurs chapeaux » (l. 8),
dans une synecdoque. Seul personnage à posséder
une identité, M. de Rênal acquiert un statut supérieur.
La satire du riche provincial
L’ensemble de l’extrait mentionne la ville de Verrières
et effectue sa description, en même temps que celle
du personnage qui occupe la position sociale la plus
importante de la ville. En soulignant le fait que le
« voyageur » qui arrive dans cette ville soit « parisien »
(l. 13), le narrateur amplifie la distance qui sépare
celui-ci des provinciaux rencontrés. Ainsi, tout doit
surprendre ce voyageur, double du lecteur, jusqu’à
l’« accent traînard » (l. 3) des habitants. Le narrateur
circonscrit ainsi la puissance de M. de Rênal à Verrières et laisse présager une réussite limitée dans
l’espace. Mais cette mention de l’identité du voyageur offre aussi la possibilité au narrateur d’émettre
sur le personnage toute une série de jugements qui
évoluent au cours de l’extrait. Ainsi, M. de Rênal est
tout d’abord vu comme un personnage important,
« au premier aspect », sa physionomie « réunit à la
dignité du maire de village cette sorte d’agrément
qui peut encore se rencontrer avec quarante-huit ou
cinquante ans » (l. 11-13). Le lien logique « mais »
vient apporter une restriction, et la phrase qui suit
juxtapose quatre défauts : « contentement de soi »,
« suffisance », « borné », « peu inventif » (l. 13-14).
Dans une sorte d’élargissement, le voyageur émet
aussi ses impressions négatives sur la ville où règne
« l’atmosphère empestée des petits intérêts d’argent
dont il commence à être asphyxié » (l. 23-24). La
puissance financière de M. de Rênal, soulignée
notamment à travers l’emploi à deux reprises du
mot « payer » (« se faire payer », « payer lui-même »,
l. 15-16), contribue à mettre le voyageur mal à l’aise.
Malgré toutes les possessions de M. de Rênal et son
autorité, l’univers présenté semble étriqué, borné,
tout comme l’est ce personnage. Le narrateur
emploie le mot « borne » et « borné » à deux
reprises, lignes 14 et 15. Mais le paysage semble lui
aussi porter la marque de cette étroitesse de vue.
Après avoir fait la description de Verrières « jusque
vers le sommet de la colline » (l. 5-6), le narrateur
décrit la maison de M. de Rênal, ses jardins dont la
vue est bornée « par les collines de la Bourgogne »
(l. 21), et nous fait redescendre jusqu’au Doubs : « ce
magnifique jardin qui, d’étage en étage, descend
jusqu’au Doubs » (l. 31-32). Le riche provincial est
parvenu au faîte de sa réussite qui se limite à la
Bourgogne.
Synthèse
Pour les autres personnages mentionnés dans le
passage, M. de Rênal symbolise la réussite sociale :
c’est « M. le Maire », propriétaire d’une fabrique de
clous. Il est respecté : devant lui, on lève son chapeau. Le voyageur, dans sa première impression,
partage leur avis avant de se rétracter : un portrait
négatif du personnage est alors constitué.
GRAMMAIRE
L’expression « pour peu que » indique une hypothèse, et pourrait être remplacée par « si ».
S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION
Le sujet attend une réponse personnelle, argumentée et suivie d’un exemple, qui peut être suivie d’un
débat pour préparer à l’exercice de dissertation.
On peut apprécier un personnage de roman dont le
portrait est fidèle à la réalité parce qu’il transporte
mieux le lecteur dans un univers vraisemblable. Mais
lorsque le portrait s’écarte de la réalité, en proposant, notamment, des commentaires du narrateur,
des comparaisons, des images, il peut également
présenter un intérêt : il donne une autre dimension
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1 – Le personnage de roman, du
au personnage : le lecteur entre alors dans un univers onirique ou fantastique. L’émotion est alors privilégiée par rapport à l’illusion.
PISTE COMPLÉMENTAIRE
Oral
On peut inviter les élèves à réfléchir sur le lien entre
la phrase de Stendhal, citée dans l’exercice de dissertation, et le texte lui-même : « Comment cet
extrait de roman met-il en évidence le principe de
Stendhal selon lequel le roman « est un miroir qu’on
promène le long d’un chemin ». La fiction du voyageur, la représentation de la société de son époque,
la physionomie du personnage privilégiée par rapport à une étude de détail constituent des éléments
de réponse.
Texte 4 – Honoré de Balzac, Eugénie Grandet
(1833)
p. 72 (ES/S et Techno) p. 74 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier un portrait réaliste, fait selon le point de
vue d’un personnage.
LECTURE ANALYTIQUE
La naissance de l’amour
L’extrait adopte essentiellement la focalisation
interne : le portrait de Charles est fait selon le point
de vue d’Eugénie. Le verbe de perception « crut
voir » qui ouvre le passage, ligne 2, annonce d’emblée que le portrait qui suit est motivé par le regard
d’Eugénie. Aux lignes 14 et 15, le narrateur emploie
deux verbes de vision, « en voyant », « Eugénie
regarda », qui le rappellent. A ces verbes de vision
s’ajoutent d’autres verbes de perception, dont
Eugénie est le sujet : le sens olfactif est envisagé
avec « elle respirait » (l. 3), et le sens tactile se
retrouve avec « elle aurait voulu pouvoir toucher »
(l. 4), marque d’un désir de plus en plus fort. Charles
est décrit physiquement de manière méliorative,
comme le montre la comparaison initiale, qui l’assimile à un ange, à « une créature descendue de quelque
région séraphique » (l. 2-3), à cause de sa « perfection », mais aussi de la surprise que crée l’arrivée d’un
personnage si différent d’Eugénie. Ce mélange de
surprise et d’admiration se retrouve dans la métaphore finale : « ce phénix des cousins » (l. 20-21).
La « chevelure si brillante, si gracieusement bouclée »
est d’abord évoquée, puis « les petites mains de
Charles », « son teint », « la fraîcheur et la délicatesse
de ses traits », qui composent un portrait élogieux,
notamment par l’utilisation de l’adverbe intensif « si »,
répété dans des phrases qui s’allongent et miment la
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 2
montée du désir. Le narrateur emploie une comparaison pour montrer l’émotion causée par Charles sur
Eugénie : des lignes 11 à 13, Charles est assimilé à
une gravure de femme illustrant les Keepsake anglais.
Sa perfection est telle qu’il paraît l’œuvre de dessinateurs qui visent à faire rêver le lecteur. La phrase, qui
s’étire, cherche à rendre également compte de cette
rêverie. Mais cette image révèle aussi un autre aspect
du personnage. Dans l’œuvre de Balzac, il représente
le type même du dandy, du « jeune élégant » (l. 7), véritable gravure de mode. Ses « petites mains » trahissent son oisiveté, et le narrateur s’attache à détailler les différents accessoires dont il use : « la peau
blanche de ces jolis gants fins » (l. 4-5) est comme le
prolongement de sa propre chair ; le « mouchoir
brodé » attire la curiosité de la jeune fille : il n’est visiblement pas destiné à un usage traditionnel, mais il
est la marque du dernier chic. Le « lorgnon » (l. 17)
ancre définitivement ce personnage dans le dandysme du XIXe siècle.
Le jugement du narrateur
Si l’essentiel du passage est constitué de focalisation
interne, le narrateur n’en intervient pas moins ponctuellement. Différentes remarques, en effet, ne
peuvent être le fait d’Eugénie : elle ne pourrait se
désigner comme une « ignorante fille » ( l. 7) (d’autant
plus que le déterminant « une » la fait entrer dans la
catégorie des types de personnages) ; elle ne peut
savoir que le mouchoir a été « brodé par la grande
dame qui voyageait en Écosse » (l. 14) ; enfin, les sentiments de Charles ne peuvent être connus par celleci (« son impertinence affectée, son mépris pour le
coffret qui venait de faire tant de plaisir à la riche héritière », l. 17-18). Par ces remarques anodines, le narrateur souligne le décalage entre ce que pense Eugénie de Charles et ce qu’il est réellement. Il met en
évidence les différences entre ces deux personnages.
Ainsi, par exemple, Charles a connu l’amour (le mouchoir en est un vestige), contrairement à Eugénie. Le
narrateur indique donc, en filigrane, que l’amour que
lui porte Eugénie est voué à l’échec. Il est tout à fait
remarquable, dans un premier temps, qu’il nous
fasse partager ses pensées mais pas celles de
Charles. Les sentiments de celle-ci sont indiqués
clairement. Ce qui plaît à Eugénie, c’est d’abord la
nouveauté (elle a passé sa VIe « sans voir dans cette
rue silencieuse plus d’un passant par heure », l. 9-10),
mais surtout l’apparence de Charles, ses habits, ce
qui brille, à l’image de la chevelure. Eugénie est donc
amoureuse d’une ombre, d’un rêve, et une telle relation ne peut être heureuse. Charles, quant à lui,
semble se composer un rôle, celui du dandy, qui se
doit de mépriser tout ce qui est provincial, de marquer son « impertinence » (l’adjectif « affectée »
indique clairement qu’il joue le jeu des apparences).
Parisien, élégant et ruiné (la suite du roman l’apprendra au lecteur), il s’oppose entièrement à Eugénie,
provinciale, sans élégance et « riche héritière » (l. 18).
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Français 1re – Livre du professeur
Synthèse
Les jugements mélioratifs, qui sont le fait d’Eugénie,
s’opposent aux remarques effectuées par le narrateur, dans les quelques passages où le point de vue
omniscient est adopté. Charles paraît beau, il ressemble aux héros de roman. Mais le portrait moral
esquissé laisse percevoir un jeune homme frivole,
expérimenté dans la VIe, et tout entier dans les apparences.
PISTE COMPLÉMENTAIRE
Confrontation de textes
L’émerveillement d’Eugénie dans cet extrait peut
être mis en relation avec celui d’Emma lors du bal
chez le marquis d’Andervilliers (p. 108 du manuel
ES/S et Techno et p. 110 du manuel L/ES/S).
Questions de corpus
1. Comment se manifeste l’émerveillement des deux
héroïnes ? 2. Montrez que les narrateurs prennent de
la distance par rapport au jugement de leurs personnages.
rides qu’une pomme de reinette flétrie » (l. 4-5), mais
aussi sur la VIe de travail menée par le personnage, en
se focalisant sur ses mains qui sont « encroûtées, éraillées, durcies » (l. 7). Le narrateur souligne également
les vêtements portés par Catherine Leroux, qui complètent le portrait physique. Ainsi, les pieds sont
chaussés de « grosses galoches de bois », elle porte
« le long des hanches », « un grand tablier bleu », le
visage est « entouré d’un béguin sans bordure » ; enfin,
ses mains dépassent « de sa camisole rouge ». Cette
précision dans les vêtements permet d’insister sur
l’importance du travail dans sa VIe (elle conserve son
tablier, même pour recevoir une récompense), sur sa
simplicité aussi, comme le prouvent les matières
employées ou l’absence de recherche dans la coiffe.
Le portrait physique est complété par un portrait
moral, à la fin de l’extrait : « mutisme », « placidité » la
qualifient (l. 12). À partir de la ligne 14 (« intérieurement
effarouchée »), le narrateur nous fait connaître ses
émotions et ses pensées, comme le prouvent aux
lignes 15 et 16 les interrogatives indirectes qui se succèdent (« ne sachant s’il fallait […], ni pourquoi […]
et pourquoi […] ») afin de montrer l’affolement du
personnage.
Un personnage symbolique
Texte 5 – Gustave Flaubert, Madame Bovary
(1857)
p. 73 (ES/S et Techno) p. 75 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer la fonction symbolique d’un portrait
réaliste.
LECTURE ANALYTIQUE
Un portrait réaliste
Le personnage décrit est un personnage secondaire
du roman. La description est motivée par le narrateur :
la présence des autres personnages aux Comices
Agricoles justifie le portrait de Catherine Leroux, au
moment où elle est appelée pour recevoir sa récompense. Le verbe de perception « on vit » (l. 1), et le
groupe prépositionnel indiquant un lieu visible par tous
(« sur l’estrade ») annoncent la description qui suit. Le
lecteur est ainsi dans la même position que les autres
participants aux Comices : il découvre ce personnage.
Le portrait s’organise en deux temps : le narrateur
commence par effectuer le portrait physique du personnage avant d’entamer son portrait moral. La description physique suit une certaine progression du
regard : le narrateur commence par évoquer ses pieds
(les « galoches de bois », l. 3), puis le tablier « le long
des hanches » (l. 3), avant d’en arriver au « visage
maigre, entouré d’un béguin sans bordure » (l. 3-4). Il
insiste sur l’âge du personnage, notamment à travers
une comparaison : « son visage […] était plus plissé de
Au-delà de la description réaliste, Gustave Flaubert
entend dresser le portrait d’un personnage symbolique. Il opère une progression dans la façon dont
elle est désignée : d’abord nommée « une petite
vieille femme » (l. 1), elle est présentée par une image
à la fin du texte : « ce demi-siècle de servitude »
(l. 17). Cette expression insiste encore sur l’âge
avancé du personnage, mais le mot « servitude »
signale au lecteur que le personnage doit être considéré comme emblématique : il marque la souffrance
au travail, l’exploitation, l’abnégation. Le narrateur
se focalise plus particulièrement sur les mains du
personnage, qu’il décrit longuement afin de montrer
le travail mené par Catherine Leroux. Des énumérations, au rythme ternaire (« La poussière des granges,
la potasse des lessive et le suint des laines »,
l. 6-7 ; « encroûtées, éraillées, durcies », l. 7), contribuent à amplifier cette idée. Les mains « entrouvertes » (l. 8-9), présentant « l’humble témoignage de
tant de souffrances subies » (l. 9-10), ces paumes
que l’on imagine tendues, font penser à la figure du
Christ : Catherine Leroux est présentée comme une
martyre. Ce personnage hors du commun s’oppose
à tous les participants : son absence apparente de
sentiments (« rien de triste ou d’attendri n’amollissait
ce regard pâle » l. 11) contraste avec le sourire des
« bourgeois épanouis » (l. 17) ; son immobilité s’oppose au mouvement de la foule qui la pousse
(l. 16) ; enfin, elle porte des vêtements humbles,
contrairement aux « messieurs en habit noir » (l. 14).
Placée devant tous, elle est la représentation de la
souffrance. En présentant ainsi ce personnage, Gustave Flaubert entend nous faire éprouver de la compassion.
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1 – Le personnage de roman, du
Synthèse
Du portrait physique, on accède aux pensées du
personnage : la description change d’objet en même
temps que le regard évolue. En effet, dans un premier temps, le lecteur adopte le point de vue des
participants aux Comices. Mais en nous faisant
entrer dans les pensées du personnage, le narrateur
change la focalisation et le personnage accède à
une autre dimension, symbolique.
VOCABULAIRE
L’adjectif « monacal » renvoie au nom « moine », issu
du grec monos, qui signifie « un », « seul », et transformé en latin en monachus qui signifie « ermite ».
Catherine Leroux représente ici une martyre, dont la
VIe est faite de souffrances. Par ses mains ouvertes,
elle est dans une position d’offrande, de prière.
PISTE COMPLÉMENTAIRE
Confrontation de textes
Lisez le début de Madame Bovary (l’arrivée de
Charles à l’école).
Questions de corpus
1. Montrez que ces deux passages présentent des
êtres singuliers. 2. Commentez la place des vêtements et des accessoires dans ces deux extraits. 3.
Quels sentiments Flaubert cherche-t-il à susciter
chez le lecteur en face de ces deux personnages ?
Texte 6 – Marcel Proust, À l’ombre des jeunes
filles en fleurs (1919)
p. 74 (ES/S et Techno) p. 76 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX
– Étudier une caricature.
– Mettre en évidence le processus de création du
personnage romanesque.
LECTURE ANALYTIQUE
Le portrait d’un personnage idéalisé
Le narrateur personnage de ce roman relate un repas
mondain chez Odette Swann. L’arrivée du personnage
de Bergotte est ici dramatisée : son nom est d’abord
délivré, avant que Marcel (le narrateur personnage de
La Recherche) ne le découvre physiquement. L’effet
produit est immédiat, comme le signale l’expression
adverbiale « tout à coup » (l. 3), ou encore la comparaison, aux lignes 6-7 : « ce nom de Bergotte me fit tressauter comme le bruit d’un revolver qu’on aurait
déchargé sur moi ». Le narrateur est surpris, pris d’une
émotion intense, que ne semblent pas partager les
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 2
autres personnages et en particulier Mme Swann, l’instigatrice de cette rencontre entre un écrivain et son
admirateur : « à la suite de mon nom, de la même façon
qu’elle venait de le dire […] » (l. 3). Le narrateur effectue
le portrait de Bergotte, idéalisé, tel qu’il se l’imaginait,
à la façon d’un personnage romanesque. Une expression le désigne au début, « doux Chantre aux cheveux
blancs » (l. 5), Les cheveux blancs connotent la
sagesse, l’expérience. Le narrateur imagine Bergotte
comme un aède des anciens temps, un personnage à
la dimension sacrée, ce que viennent confirmer
d’autres expressions qui désignent ce personnage
fantasmé, comme « langoureux vieillard » (l. 12-13) ;
« organisme défaillant et sacré que j’avais, comme un
temple, construit expressément pour elle »
(l. 14) ; « douce et divine sagesse » (l. 45). Si le personnage se trompe, c’est qu’il effectue une confusion
entre l’écrivain et la personne, entre ce que montre
l’écrivain et son être propre. Il analyse sa méprise
dans ce passage : celle-ci est due à l’élaboration du
personnage de Bergotte à partir de ses livres. Il sait
qu’il a construit un autre être, à partir de ce qu’il lisait
de lui : « Tout le Bergotte que j’avais lentement et délicatement élaboré moi-même, goutte à goutte, comme
une stalactite, avec la transparente beauté de ses
livres […] » (l. 17-22). La comparaison avec la stalactite permet de comprendre ce lent mécanisme.
Une réalité décevante
Le narrateur relate sa déception, qui n’a qu’une seule
cause : l’incarnation de Bergotte, comme le prouve le
champ lexical du corps qui apparaît à la ligne 16 :
« rempli de vaisseaux, d’os, de ganglions ». L’image du
prestidigitateur (qui prolonge celle du coup de feu dans
les lignes qui précèdent) et de la colombe qui s’envole
(l. 9) rend compte à la fois de sa surprise et de son
atterrement. Cette phase, qui commence par la comparaison, s’allonge démesurément et s’attache à montrer, par une énumération de groupes de plus en plus
long, tout ce que Bergotte a d’humain : « un homme
jeune, rude, petit, râblé et myope, à nez rouge en forme
de coquille de colimaçon et à barbiche noire » (l. 10-11).
Ces deux derniers éléments concentrent l’attention du
narrateur : ils reviennent à plusieurs reprises (l. 17,
27-28, 36-37, 46). Le nez, en particulier, subit un traitement particulier : qualifié de « camus » (l. 17), il prend la
forme originale du « colimaçon », image qui ne permet
absolument pas de saisir véritablement le portrait de
Bergotte. La récurrence de ces expressions tend à
exagérer le portrait et à rendre Bergotte ridicule : le narrateur effectue une caricature. La déception est telle
qu’il imagine le portrait moral de Bergotte, à partir de
ses traits physiques et de ses impressions. Ainsi, il lui
prête la « mentalité d’ingénieur pressé » (l. 48-49). Il
développe cette idée longuement, pour expliquer en
quoi consiste cette « mentalité ». Il met en scène la
figure de l’« ingénieur pressé » (à l’aide d’un pluriel qui
généralise le propos), avec ses paroles, d’une concision ridicule. Cette nouvelle construction du personnage, produite par son imagination, s’exécute avec
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Français 1re – Livre du professeur
davantage de nuances, comme le prouvent les modalisateurs : du conditionnel, « j’aboutirais » (l. 48), et
l’emploi du verbe « sembler », à la même ligne.
Synthèse
Deux portraits de Bergotte sont effectués dans ce
passage : il y a tout d’abord le Bergotte réel, fait de
chair et pourvu de caractéristiques sur lesquelles le
narrateur insiste. Mais il y a aussi le Bergotte imaginaire : celui qu’a construit le narrateur, d’après la lecture de ses ouvrages, mais aussi celui qu’il élabore,
après cette première rencontre. Ce passage met
ainsi en évidence le pouvoir de l’imagination.
VOCABULAIRE
« Faire cavalier seul » signifie « agir de façon isolée ».
L’expression renvoie à la danse et au quadrille, plus
particulièrement, où l’homme qui « fait cavalier seul »
danse seul.
S’ENTRAÎNER AU COMMEN TAIRE
Le plan suivant peut être proposé :
1. Opposition entre le Bergotte imaginaire, éthéré, et
le véritable Bergotte, dont on détaille les caractéristiques physiques (énumération).
2. Une caricature : le narrateur se focalise sur
quelques éléments physiques, récurrents dans le
texte.
3. Le narrateur exagère ses propres impressions en
face du véritable Bergotte (par exemple : « j’étais
mortellement triste », l. 11-12).
PISTES COMPLÉMENTAIRES
Recherche
Cherchez qui est Anatole France. Quelle relation
entretient-il avec Marcel Proust et La Recherche du
temps perdu ?
LECTURE ANALYTIQUE
L’esquisse d’un portrait
Le personnage décrit, M. Jo, est un personnage
secondaire du roman. La description qui en est faite
se limite à quelques traits physiques : « la figure »,
« les épaules », « les bras », « les mains ». Elle insiste
sur la maigreur du personnage, avec par exemple
ses épaules « étroites » : M. Jo, dont le nom paraît
raccourci, semble chétif. Le narrateur met aussi en
évidence le caractère presque féminin de celui-ci,
avec la mention des mains « soignées, plutôt
maigres, assez belles ». Celles-ci sont évoquées à
deux reprises, lignes 4 et 12. L’attention du narrateur se focalise plus particulièrement sur la bague,
« un magnifique diamant » (l. 4), qui symbolise la
richesse et la réussite sociale. Les objets et les vêtements occupent une place importante dans ce portrait : le narrateur se concentre sur ceux-ci dans le
premier paragraphe : le « costume de tussor grège »,
le « feutre du même grège » (l. 2-3) signalent le statut
social de M. Jo, un riche « planteur du Nord » (l. 21).
Le choix de la matière, le « tussor », rappelle l’Asie,
où se passe l’histoire, mais manifeste un certain
souci de l’élégance. La couleur grège, pâle, semble
souligner la fadeur du personnage. Par les choix
opérés par le narrateur, M. Jo et Joseph s’opposent
(l’élégance de l’un contraste avec la vulgarité des
paroles de l’autre). L’écriture adoptée par Marguerite Duras se rapproche des techniques cinématographiques comme on peut le voir dans la façon
dont le personnage est décrit. Le narrateur commence par montrer le personnage dans sa globalité,
en présentant ses vêtements (l. 2-4). Le regard s’attache ensuite sur différentes parties du corps, dans
un mouvement descendant, avant d’aboutir à la
main, et plus particulièrement au diamant, dans une
sorte de gros plan (l. 13). Le portrait semble ainsi se
préciser et s’enrichir par la présence d’objets symboliques.
Une vision subjective
Écriture d’invention
Choisissez un des romanciers de la séquence et
lisez l’extrait de son roman dans le manuel. Dressez
le portrait de cet auteur tel que vous l’imaginez.
Comparez votre écrit à la représentation qui en est
donnée dans les pages Bibliographies (p. 508 du
manuel ES/S et Techno, et p. 628 du manuel L/ES/S).
Texte 7 – Marguerite Duras, Un barrage contre
le Pacifique (1950)
p. 76 (ES/S et Techno) p. 78 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX
– Mettre en évidence l’intérêt dramatique du portrait.
– Sensibiliser à l’écriture filmique de Marguerite Duras.
M. Jo est décrit selon les points de vue particuliers de
la mère, Suzanne et Joseph, en focalisation interne.
Le passage s’ouvre sur le rappel d’un événement
passé (avec le plus-que-parfait « avaient vu », l. 1),
mais le verbe de vision employé introduit la description qui suit, avant d’être repris ligne 4 : « ils virent ». Le
regard est d’ailleurs un thème important de l’extrait :
« la mère se mit à regarder » (l. 4), « il regardait
Suzanne » (l. 14), « la mère vit qu’il la regardait » (l. 15),
« la mère à son tour regarda sa fille » (l. 15). Le portrait
s’accompagne de jugements de la part de la famille.
Les paroles de Joseph et son jugement dévalorisant
(« pour le reste, c’est un singe », l. 6) amorcent une
série d’opinions, qui viennent confirmer la sienne
comme à la ligne 11 « c’était vrai, la figure n’était pas
belle ». Le personnage est également l’objet d’une fiction élaborée à partir de son costume, de son apparence : « Le chapeau mou sortait d’un film... » (l. 8). La
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1 – Le personnage de roman, du
richesse du personnage, visible grâce au costume, à
la voiture de luxe et au diamant, fait fantasmer ceux
qui le regardent, et M. Jo, désormais, devient une
proie. Son isolement, signalé à deux reprises (l. 1 et
14), le rend particulièrement repérable et vulnérable :
la phrase brève, au rythme ternaire, « Il était seul,
planteur, et jeune » (l. 14), désigne les « qualités » du
personnage, selon la mère. La présence du diamant,
qui semble métamorphoser le personnage (il « conférait [aux mains] une valeur royale, un peu déliquescente », l. 13-14) attire sa convoitise. Si la scène est
quasiment muette, les regards qu’elle jette au diamant, puis au planteur et enfin à sa fille, trahissent
ses intentions que les paroles qui suivent précisent :
Suzanne doit être « aimable » pour plaire au planteur,
visiblement séduit. M. Jo est alors une proie qu’il
s’agit de conquérir. À travers le portrait de M. Jo se
construit alors celui des autres personnages, en
particulier celui de Suzanne. Le regard jeté par la
mère à Suzanne est l’occasion d’un portrait de la
jeune fille, dont la jeunesse est soulignée avec insistance (« elle était jeune, à la pointe de l’adolescence », l. 18), ainsi que le caractère : « pas timide ».
Elle peut ainsi entrer dans les desseins de sa mère :
tout doit être mis en œuvre pour séduire le planteur
et obtenir les moyens de vivre, encore, dans la
concession.
Synthèse
Le portrait de M. Jo insiste sur le statut social de
celui-ci par la focalisation sur ses vêtements et
surtout sur le diamant. Les regards des personnages préfigurent la suite de l’histoire : en observant Suzanne, le planteur manifeste son désir,
mais celui-ci est perçu par la mère. M. Jo devient
alors l’objet de toutes les convoitises : il symbolise
la richesse, l’aisance, mais représente aussi la
possibilité pour la famille de conserver leur
concession.
PISTE COMPLÉMENTAIRE
Vers la dissertation
Consulter sur le site de l’INA l’interview de Marguerite Duras sur les adaptations cinématographiques
de romans. Quelle est son opinion ? Pour quelle raison un romancier est-il poussé à adapter ses
œuvres ? Partagez-vous le point de vue de l’auteur ?
Texte 8 – Alain Robbe-Grillet, La Jalousie (1957)
p. 77 (ES/S et Techno) p. 79 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX
– Étudier une description dans le cadre du Nouveau
Roman.
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 2
LECTURE ANALYTIQUE
Un portrait fragmentaire
L’extrait évoque une femme dont nous ne connaissons pas le prénom, mais seulement l’initiale : A…
Le portrait qui en est constitué est tout aussi énigmatique, puisque le narrateur se concentre seulement sur quelques aspects du personnage comme
les « cheveux » (l. 8 et 14), ou la « main » (l. 11 et 14).
Les adjectifs qui la caractérisent sont minces : seule
la chevelure est d’abord désignée comme une
« masse noire » (l. 8), puis « lustrée », elle « luit de
reflets roux » (l. 16), et, progressivement, la chevelure est désignée comme une « coiffure trop mouvante » (l. 10-11), possédant des « ondulations »
(l. 11), composée de « boucles » (l. 16). Le portrait
se précise donc, mais le lecteur dispose de peu
d’éléments pour saisir l’identité et la singularité du
personnage. La position de la femme et ses actions,
en revanche, sont largement détaillées : elle « est
assise » (l. 1), « elle se penche en avant » (l. 2), « elle
redresse le buste » (l. 8), « penchée de nouveau »
(l. 15). Le narrateur insiste sur les mouvements de
celle-ci : « des vibrations saccadées » (l. 7), « elle
rejette en arrière » (l. 9-10), « les doigts effilés se
plient et se déplient » (l. 12). Toutes ces expressions, qui renvoient au haut du corps, s’opposent à
l’immobilité du reste du corps, à « l’apparente
immobilité de la tête et des épaules » (l. 7) ; il n’est
pas « possible de voire remuer, de la moindre pulsation, le reste du corps » (l. 17-18). Ce portrait, fait de
contrastes, paraît donc énigmatique. Les éléments
du corps de la femme semblent fonctionner de
manière autonome : le narrateur le souligne à la
ligne 14, les doigts étant agités, « comme s’ils
étaient entraînés par le même mécanisme ». La
comparaison ainsi effectuée ôte au personnage
toute volonté : le narrateur refuse de nous laisser
entrer dans la conscience de celui-ci. Les verbes
de mouvement comportent un sujet renvoyant à
une partie du corps, comme à la ligne 12 : « les
doigts effilés se plient et se déplient ». A… est souvent placée en position de COD dans la phrase,
comme aux lignes 16 et 17 : « de légers tremblements […] la parcourent ». Toute volonté semble
ainsi refusée au personnage.
Les interprétations du narrateur
L’activité du personnage est mystérieuse : elle est
vue de dos, et seul le mouvement du haut du corps
est perceptible. Les différentes teintes que prend la
chevelure, en particulier, montrent que le narrateur
est attentif. Celui-ci, qui n’est pas omniscient, émet
un certain nombre d’hypothèses sur l’activité de la
jeune femme, des lignes 3 à 6, mais chacune est
balayée, après le lien logique d’opposition « mais »,
à la ligne 4. Sans avoir de certitudes sur son interprétation comme le prouvent les conditionnels (« elle
se serait placée », l. 5 ; « elle n’aurait pas choisi »,
l. 6), il se révèle incapable d’être précis. En mettant
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Français 1re – Livre du professeur
en relation différents éléments, le lecteur peut imaginer ce que A… est en train de faire : « la petite table
à écrire », le « travail minutieux et long » qui requiert
de se pencher, mais qui permet aussi quelques instants de répit, les « ondulations » du haut du corps
peuvent faire penser à l’acte d’écriture. Le narrateur
se révèle attentif aux moindres gestes du personnage féminin, aux moindres détails, comme la présence de « légers tremblements, vite amortis »
(l. 15-16). S’il n’intervient pas directement comme
un personnage de l’histoire, il manifeste toutefois sa
connaissance du personnage, comme il l’indique
avec le présent d’habitude : « Mais A… ne dessine
jamais » (l. 4). Le narrateur peut être la figure du
jaloux, comme le titre du roman nous invite à le penser. L’observation attentive de A… se fait à son insu,
comme si elle était épiée.
Synthèse
Le narrateur, qui ne s’avoue pas personnage de
l’histoire, décrit le personnage et raconte la scène
vue en proposant différentes interprétations, comme
s’il cherchait à savoir, à se rassurer peut-être. La
femme décrite reste irrémédiablement mystérieuse,
comme si la focalisation choisie était externe. Mais
quelques indices montrent que le narrateur est en
fait un personnage de l’histoire, même s’il ne dit
jamais « je ». L’auteur crée ainsi une énigme, dans
son roman, que le lecteur doit déchiffrer.
GRAMMAIRE
Le présent possède ici plusieurs valeurs : tout
d’abord, on peut considérer qu’il a une valeur de
présent de narration, puisque le narrateur emploie, à
la ligne 15, un passé composé. La scène semble se
passer sous les yeux du lecteur, et on a souvent
l’impression qu’il s’agit davantage d’un présent
d’énonciation. La phrase « Mais A… ne dessine
jamais » (l. 4) évoque une habitude, comme le montre
la négation « ne… jamais ».
PISTES COMPLÉMENTAIRES
Recherche
Consultez sur le site de l’INA l’interview d’Alain
Robbe-Grillet à propos de La Jalousie : l’auteur y
explique comment est construit son roman.
Comparaison
Dans le cadre d’une étude sur le personnage dans
le Nouveau Roman, on peut comparer le portrait de
A… et l’incipit de La Modification de Michel Butor
(p. 56 du manuel ES/S et Techno et p. 58 du manuel
L/ES/S).
Histoire des arts – Le portrait en peinture
p. 78 (ES/S et Techno) p. 80 (L/ES/S)
Voici quelques pistes pour traiter ce dossier :
Au XVe siècle : la naissance d’un genre
Le portrait est un genre protéiforme. Il appartient à
divers domaines : littérature, peinture, sculpture,
photographie, cinématographe. En arts plastiques il
peut être de tête, en buste, en pied, équestre, de
face, de profil ou trois-quarts. Il joue avec un fond
neutre, un paysage ou un espace intérieur. La figure
est parfois accompagnée d’accessoires banals ou
symboliques, d’attributs. Le portrait possède une
dimension religieuse, allégorique, sociale. Le portrait d’apparat est marque du pouvoir. Après une
éclipse au Moyen Age, due à la querelle des images,
le portrait réapparaît avec celui des donateurs qui
commanditaient les retables. Le quinzième siècle
est celui où il devient autonome. Les deux portraits
proposés à l’étude : Portrait de jeune femme peint
par Antonio del Pollaiolo en 1439 et Marguerite Van
Eyck par Jan Van Eyck vers 1465 sont le reflet de
leur origine géographique. En Italie la jeune femme
est montrée de profil, suivant la tradition antique de
l’art du portrait. La nudité du cou et la sobriété du
traitement de la coiffure contrastent avec l’opulence vestimentaire qui indique que la dame doit
avoir appartenu à l’aristocratie florentine du XVe
siècle. Le fond paysagé est idéalisé, lieu improbable non identifiable qui se retrouve dans d’autres
portraits de la Renaissance comme celui de la
Joconde. Au contraire des Italiens, les Flamands
préfèrent les portraits de trois-quarts face lui donnant une dimension très réaliste. Chez Van Eyck, le
spectateur est happé par le regard du modèle qui le
fixe, il ne peut s’échapper, le fond neutre fermant
l’espace. A la douceur de la jeune femme italienne
s’oppose l’air peu avenant de Marguerite Van Eyck
aux lèvres pincées. L’individualisation l’emporte sur
l’idéalisation.
Au XVIe et XVIIe siècles : le portrait de cour
Le genre du portrait équestre, abandonné depuis
l’Antiquité a été remis à l’honneur à la Renaissance
italienne avec les statues équestres des condottieres. Au début du XVIIe siècle, Rubens choisit,
pour Le portrait équestre du duc de Lerma, un
trois-quarts face inhabituel, qui accentue la présence du groupe : le duc et le cheval nous regardent.
La ligne d’horizon très basse qui crée un effet de
contre-plongée, la lumière qui irise le duc à gauche
affirment l’importance du personnage. Le mouvement du cheval prêt à bondir est contrebalancé par
l’attitude posée du cavalier.
Question
Du XIXe au XXe siècle : crise du portrait et
renouveau des techniques
Comment les romanciers de ce mouvement font-ils
participer le lecteur à la construction de leur œuvre ?
Le titre même de l’œuvre de Matisse, Portrait de
Madame Matisse à la raie verte, fait du procédé
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1 – Le personnage de roman, du
créatif le sujet du tableau. La ligne verte sépare la
tête en zones d’ombre, non pas grises mais colorées de jaune et de vert, et en zones de lumières
plus fidèles à la réalité, exaltation de la couleur
chère aux Fauves. Le portrait comme les autres
sujets se libèrent du carcan de la mimesis pour
questionner les constituants même de la peinture :
couleurs pour Matisse, formes pour Picasso. Dans
le portrait de David-Henry Kahnweiler, Picasso
s’intéresse à la relation forme et fond et refuse une
représentation illusionniste. Le cubisme analytique
prône une représentation simultanée de plusieurs
angles de vue. David-Henry Kahnweiler, riche marchand d’art, auteur d’un essai, Chemin vers le
cubisme, achetait et exposait les œuvres cubistes.
Cette relation fait de ce portrait le reflet d’un rapport d’égal à égal entre le peintre et son modèle.
Andy Warhol, artiste appartenant au mouvement
du Pop’art, utilise dans Ten Lizes, la technique de
la sérigraphie. Nous sommes dans l’œuvre d’art à
l’époque de sa reproductibilité technique (1935),
pour reprendre le titre de l’essai de Walter Benjamin. La technique permet la reproduction : gravure,
photographie, cinéma, et maintenant technologie
numérique. En multipliant, par le procédé de la
sérigraphie, une photographie de presse il dévoile
le procédé, dénonce la commercialisation de
l’image. La présentation en bande, la succession
des photographies suggèrent la succession des
photogrammes sur la pellicule. L’image de l’icône
se dissout dans la répétition de la même image
mais subissant des effacements ponctuels, interrogation sur le vieillissement des icônes de la beauté ?
Au-delà du portrait n’aurait-on pas affaire à une
vanité ?
Vocabulaire – Décrire le caractère
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 2
3. SYNONYMES
1. affable ➞ aimable (« affable » vient du latin affari,
« parler avec quelqu’un ») – 2. superbe ➞ orgueilleux (sens du latin, qui prend une valeur méliorative
au XVIe siècle, et devient d’usage courant au
XVIIIe siècle) – 3. Sémillant ➞ enjoué (« sémillant »
est le seul mot conservé de la famille de « sémille »,
qui, en ancien français, désigne « la progéniture »
ou « l’action valeureuse ») – 4. Pédant ➞ vaniteux
(« pédant » vient de l’italien pedante qui désigne « le
professeur »).
4. EXPRESSIONS RENVOYANT À UN
ANIMAL
a 1. une tête de linotte (le mot « étourdi » viendrait
de la composition de ex et turdus et signifierait
« agir follement comme une grive »). – 2. une mule,
un mulet. – 3. une fine mouche (allusion à la vivacité de l’insecte). – 4. une fouine (le verbe « fouiner »
est d’emploi péjoratif courant et a eu la même évolution que « fureter »).
5. EXPRESSIONS RENVOYANT À UN
OBJET
1. Un grand guerrier, qui suscite la crainte. L’expression est ironique de nos jours (le mot « foudre »,
au masculin, est une survivance de la rhétorique
classique). – 2. Quelqu’un qui ne cesse de parler
(sens du XVIIIe siècle). – 3. Le fait de ne pas pouvoir
répondre sur le moment. – 4. Être rigide dans ses
principes et prétentieux (le collet monté désigne
une sorte de col, à la mode sous Louis XIII). –
5. Personne qui dépense sans compter (au XVIIe
siècle, l’expression désigne quelqu’un qui ne
retient rien).
p. 81 (ES/S et Techno) p. 83 (L/ES/S)
1. ANTONYMES
1-6 – 2-4 – 3-5.
2. DE L’ADJECTIF AU NOM
1. fierté – 2. enjouement – 3. adresse – 4. humilité –
5. présomption – 6. allégresse – 7. obséquiosité –
8. candeur.
Cet exercice peut être l’occasion d’un travail sur
les suffixes : -ité (fierté < feritatem, avec amuïssement ; humilité ; obséquiosité) ; -ement ; -esse
(« adresse » dans ce sens, s’est confondu avec un
mot signifiant « chemin droit » ; allégresse) ; -ation
(« présomption », avec amuïssement. Le suffixe
-atio est une forme savante, qui a donné aussi
-aison) ; -eur (candeur).
6. EXPRESSIONS RENVOYANT À UN
CORPS
1. Avoir les dents longues (au XIVe siècle, cette
expression signifiait « avoir faim »). – 2. Avoir un poil
dans la main (apparaît au XIXe siècle) ou avoir les
côtes en long. – 3. Avoir le cœur sur la main (apparaît au XVIIIe siècle). – 4. Avoir les yeux plus grands
que le ventre (expression que l’on trouve déjà chez
Montaigne). 5. Avoir la tête sur les épaules.
7. NIVEAUX DE LANGUE
Les mots suivants sont classés, du niveau de
langue familier au niveau de langue soutenu :
1. grognon, triste, renfrogné – 2. sympa, agréable,
amène – 3. soupe au lait, colérique, irascible –
4. trouillard, craintif, timoré.
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Français 1re – Livre du professeur
8. MOTS DE LA MÊME FAMILLE
1. Doux et doucereux ont été synonymes jusqu’au
XVIe siècle. Il désigne ensuite quelqu’un à la douceur affectée. – 2. Le nom droit désigne la justice ; le mot droiture, jusqu’au XVIIe siècle, a été
synonyme de celui-ci, puis a désigné la qualité
d’une personne loyale. – 3. Loyal et légal ont la
même étymologie (lex, legis, la loi), et, à l’origine, le
mot « loyal » a le sens juridique, avant l’apparition
du mot « légal » au XIVe siècle. Ils fonctionnent
comme doublets jusqu’au XVIIe siècle, « loyal » obtenant le sens de « qui a le sens de l’honneur ». –
4. Probe signifie « droit, honnête »; probant se rapproche de probare et évoque ce qui constitue une
preuve.
BIBLIOGRAPHIE
Essais
• MARLÈNE GUILLOU et ÉVELYNE THOIZET, Galerie
de portraits dans le récit, « Parcours de lecture », Éditions Bertrand-Lacoste, 1998.
• GÉRARD GENETTE, Figures II, coll. « Points »,
Éditions Le Seuil, 1979.
• PHILIPPE HAMON, La Description littéraire, de
l’Antiquité à Roland Barthes : une anthologie,
Éditions Macula, 1991.
• ÉMILE ZOLA, Du Roman, « De la description »,
« Le Regard littéraire », Éditions Complexe,
1989.
EXPRESSION ÉCRITE
Sujet 1 La comparaison d’un personnage en animal tend à
dévaloriser celui-ci : on peut penser en particulier
au portrait de Mme Vauquer dans Le Père Goriot
de Honoré de Balzac (comparée à un « rat d’église »,
par exemple), ou à celui de Mme Verdurin dans Du
Côté de chez Swann de Marcel Proust (comparée à
un oiseau). La juxtaposition des images pour rendre
compte des caractéristiques morales tend à faire
du personnage créé un être monstrueux. On peut
prolonger ce travail d’écriture par l’étude de
tableaux de Giuseppe Arcimboldo.
Sujet 2
L’exercice permet de montrer que le portrait est
rarement objectif : il implique souvent un éloge ou
un blâme de la part du narrateur qui oriente la lecture du roman. Mais cet exercice met en évidence
une catégorie particulière du portrait : le portrait en
actes. Il permet de s’interroger sur les « Frontières
du récit » (voir l’article de Gérard Genette, dans
Figures II, coll. « Points », © Le Seuil, 1979).
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1 – Le personnage de roman, du
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 3
Séquence 3
De la rencontre amoureuse à la séparation dans les romans
du XVIIe au XXe siècle
p. 83 (ES/S et Techno)
p. 85 (L/ES/S)
Problématique : Comment l’identité des personnages romanesques se construit-elle à partir des
scènes de rencontre amoureuse et de séparation ? Comment les actions et les sentiments des
personnages révèlent-ils la vision du monde du romancier et les valeurs de la société de son époque ?
Éclairages : Il s’agira d’envisager les textes de rencontre et de séparation comme un ensemble en montrant comment les circonstances et le déroulement de la rencontre annoncent déjà sa fin. Il s’agira aussi
et surtout de montrer comment la construction du personnage romanesque est étroitement liée aux représentations sociales de l’écrivain, et donc aux circonstances d’écriture.
Texte 1 : Madame de La Fayette, La Princesse
de Clèves (1678)
p. 84 (ES/S et Techno) p. 86 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX
– Montrer l’importance de l’ancrage dans une
réalité sociale et historique : la cour d’Henri II.
– Introduire un exemple de rencontre appelé à
devenir un topos : le coup de foudre.
– Découvrir les héros : un couple de héros parfaits.
LECTURE ANALYTIQUE
La mise en scène d’un coup de foudre amoureux
La rencontre se déroule d’une manière bien particulière. La narratrice nous invite à partager les sentiments de l’héroïne et ses préparatifs, dans l’attente
impatiente d’une grande soirée à la cour : « elle
passa tout le jour des fiançailles chez elle à se parer »
(l. 1). L’arrivée du duc de Nemours au bal se fait en
décalé par rapport à celle de la princesse et c’est
donc au travers du regard de celle-ci que le lecteur
découvre pour la première fois ce personnage : « elle
se tourna et vit un homme qu’elle crut d’abord ne
pouvoir être que M. de Nemours » (l. 7). La rencontre
commence donc par un échange de regards : celui
de Mme de Clèves sur M. de Nemours auquel
répond le regard du gentilhomme sur l’héroïne. Tous
les termes choisis par la narratrice omnisciente
insistent sur l’éblouissement que représente cette
rencontre pour les deux personnages (« surprise »,
l. 10, « étonnement », l. 13, « surpris », l. 14) Cette
rencontre se déroule cependant dans un cadre
public et le regard des membres de la cour, et particulièrement du roi et des reines, pèsent sur eux : « le
roi et les reines […] trouvèrent quelque chose de singulier de les voir danser ensemble sans se connaître »
(l. 17 à 19). C’est d’ailleurs leur intervention qui va
permettre de faire progresser la rencontre en leur
donnant l’occasion pour la première fois de se par-
ler. Le dialogue, rapporté au discours direct, permet
en effet au duc de Nemours en particulier de montrer toute sa galanterie et sa modestie à la fois : il
révèle clairement au roi et aux reines qu’il a reconnu
Mme de Clèves – ce qui est un hommage appuyé à
sa beauté et à la réputation qu’elle s’est acquise à la
cour. Le lecteur est ainsi éclairé : la rencontre est
bien celle de deux héros faits l’un pour l’autre et qui
se sont immédiatement reconnus.
Amour et jeu social
Le cadre de la rencontre est un lieu public, le Louvre,
le palais royal, donc, lieu de faste et d’apparat. Les
circonstances (des fiançailles royales) imposent à
tous élégance et raffinement comme le démontrent
l’insistance de la narratrice sur les préparatifs du bal
et sur la parure des personnages : « on admira sa
beauté et sa parure » (l. 2-3). Mais dans ce milieu où
les apparences comptent plus que tout, on voit que
les deux héros sont distingués par tous, au centre
de tous les regards : « il s’éleva dans la salle un
concert de louange » (l. 16-17). Le roi et les reines
jouent un rôle bien particulier dans la rencontre des
deux héros : il faut d’abord noter que, curieusement,
le roi se présente comme l’ordonnateur de la rencontre puisqu’il invite Mme de Clèves à danser avec
M. de Nemours, à qui elle n’a pourtant pas encore
été présentée : « le roi lui cria de prendre celui qui
arrivait » (l. 6-7). Dans le dialogue qui suit, il apparaît
de plus que la reine dauphine, en particulier, cherche
à semer le trouble dans le cœur des jeunes gens en
les mettant face à leurs sentiments. La narratrice lui
prête des répliques pleines d’allusions et lourdes
d’implicites. Elle donne d’abord à entendre par sa
première réplique, prudemment modalisée par le
verbe « je crois » (l. 26), que Mme de Clèves a
reconnu le duc de Nemours : le trouble de Mme de
Clèves se comprend bien : « Mme de Clèves […]
paraissait un peu embarrassée » (l. 28-29). Admettre
qu’elle a reconnu M. de Nemours, c’est reconnaître
en sa présence le charme et la séduction qui sont
les siens. D’une certaine manière, la deuxième
réplique de la reine dauphine place Mme de Clèves
dans une situation encore plus délicate puisqu’elle
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Français 1re – Livre du professeur
suppose que celle-ci est troublée au point de vouloir
pas admettre ses sentiments. Le roi et les reines
sont donc à la fois les ordonnateurs de la rencontre
et ceux qui mettent les deux héros face à leurs sentiments naissants, en même temps qu’ils sont les
maîtres des cérémonies.
Synthèse
Le lieu commande le luxe et l’élégance, et encore
plus le moment choisi : des fiançailles royales. Toute
la rencontre est donc marquée par le culte du
paraître. Les personnages présents donnent à la
rencontre tout son sens : il s’agit d’une rencontre
placée sous le regard des autres, largement organisée et commandée par les personnes royales : le
duc de Nemours et la princesse sont donc contraint
de masquer leurs sentiments.
GRAMMAIRE
Une erreur s’est glissée dans la consigne : la
phrase à étudier est la suivant : « Ce prince était
fait d’une sorte […] un grand étonnement » (l. 9 à
13). Cette erreur sera corrigée lors de la prochaine réimpression.
Cette phrase qui s’organise autour de l’adversatif
« mais » établit un strict parallèle entre les sentiments
de M. de Nemours et de Mme de Clèves. Le parallélisme est d’ailleurs souligné par l’adverbe « aussi ». À
la première proposition « il était difficile de n’être pas
surprise de le voir » répond ainsi la deuxième partie
de la phrase « il était difficile […] de voir Mme de
Clèves sans un grand étonnement ». Dans les deux
cas, la narratrice omnisciente insiste, grâce à une
litote (« il était difficile de n’être pas surprise de le
voir […] »), sur la brillante apparence de chacun des
deux personnages qui attirent nécessairement sur
eux un regard ébloui. Le mot « étonnement » a encore
au XVIIe siècle un sens très fort : comme sous le coup
d’une commotion.
S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION
Quelques critères d’évaluation
1. Le point de vue interne doit être strictement
observé (aucun aperçu, donc, sur les sentiments de
la princesse, sauf ce que le duc de Nemours peut en
deviner).
2. Les données principales devront être respectées :
les préparatifs du bal (à envisager du point de vue
du duc), son arrivée en retard au bal, le regard ébloui
qu’il pose sur elle, leurs yeux qui se rencontrent.
PROLONGEMENTS
La lecture du portrait de Mlle de Chartres (p. 66 du
manuel ES/S et Techno et p. 68 du manuel L/ES/S)
permet d’éclairer le récit de rencontre ici présenté.
La beauté incomparable de l’héroïne et sa vertu sont
des données essentielles pour l’action à venir. Le
roman de Mme de Clèves a inspiré nombre de réalisateurs : La Belle Personne de Christophe Honoré
transpose en 2008 l’action du roman dans le
contexte moderne des lycéens d’aujourd’hui. Par
ailleurs, le film documentaire de Régis Sauder, Nous,
princesses de Clèves, sorti en 2011, montre comment des adolescents vivent et comprennent ce
roman de Mme de La Fayette.
PISTES COMPLÉMENTAIRES
Lecture d’image (p. 85 du manuel ES/S et
Techno et p. 87 du manuel L/ES/S)
La Princesse de Clèves, film réalisé par Jean
Delannoy en 1960.
Ce plan de demi-ensemble concentre l’intérêt sur le
couple formé ici par J.-F. Poron et Marina Vlady,
entouré de toute la cour. Le travail sur ce plan illustre
bien ce que le texte donne à comprendre : l’élégance
des parures et le raffinement de la salle de bal, brillamment éclairée sont manifestes. Les mouvements
des personnages qui dansent en rythme sont commandés par des codes très précis. On entrevoit
aussi la place centrale du couple qui vient de se former, placé sous le regard des autres. Leurs costumes assortis, en blanc et discrètes touches de
noir, montrent l’harmonie qui règne entre eux, sensible aussi à la perfection de leurs gestes.
Texte 2 – Madame de La Fayette, La Princesse
de Clèves (1678)
p. 86 (ES/S et Techno) p. 88 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX
– Montrer l’échec de la liaison.
– Étudier une scène romanesque.
– Découvrir une héroïne sublime par son renoncement.
LECTURE ANALYTIQUE
Un dialogue argumenté
Ce dialogue a un caractère argumentatif fort.
Mme de Clèves exprime ici les raisons qui lui font
refuser d’épouser le duc de Nemours, même après
la mort de son mari. Deux raisons sont successivement évoquées. La première est la peur de la jalousie et de l’infidélité. La princesse rappelle avec précision à son amant son pouvoir de séducteur. La
progression des adverbes (« il y en a peu à qui vous
ne plaisiez […] il n’y en a point à qui vous ne puissiez
plaire », l. 1 à 3) fait ressortir le charme irrésistible de
M. de Nemours. La princesse analyse avec lucidité
ses faiblesses tout autant que celle de son amant :
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1 – Le personnage de roman, du
« je vous croirais toujours amoureux et aimé et je ne
me tromperais pas souvent » (l. 3 à 4). Elle dresse
ainsi un tableau hypothétique du malheur qui l’attend si elle cède à ses sentiments. Cet argument du
malheur possible et même probable vient s’ajouter à
un argument plus conventionnel : sa fidélité, pardelà la mort, à un mari du déclin de qui ils sont tous
deux quelque peu responsables. La question rhétorique (« pourrais-je m’accoutumer à celui de voir toujours M. de Clèves vous accuser de sa mort […] »,
l. 8 à 9) témoigne de son désarroi et de la force du
sentiment de culpabilité. À cet argumentaire, M. de
Nemours oppose la réalité de l’expérience comme le
montre sa question : « croyez-vous le pouvoir,
madame ? » (l. 13). Pour le duc, la raison est impuissante face à la force des sentiments partagés. Une
phrase résume sa pensée, en lui donnant une valeur
généralisante grâce à l’emploi du « nous » et du présent de vérité générale : « il est plus difficile que vous
ne pensez, madame, de résister à ce qui nous plaît
et ce qui nous aime » (l. 15 à 16).
Une scène pathétique
Ce passage est une scène romanesque : le narrateur
raconte comme en temps réel les faits et gestes et
les propos des personnages. Le dialogue privilégie
des répliques longues, à la manière des tirades au
théâtre. Les propos des personnages sont marqués
par des exclamations fortes, des questions – toute
une ponctuation expressive qui fait ressortir leur
émotion. Mais cette émotion apparaît aussi dans les
gestes et les attitudes des personnages qui, comme
au théâtre, soulignent le discours. Les larmes des
deux héros, le geste de M. de Nemours, se jetant
aux pieds de Mme de Clèves, tout fait ressortir une
émotion forte, marque du registre pathétique. La
dernière réplique de la princesse invoque d’ailleurs
la cruauté du destin qui les sépare au travers d’une
série de questions rhétoriques, suscitant la pitié du
lecteur pour ces amants malheureux.
De la rencontre à la séparation : la naissance
d’une héroïne sublime
Cependant, cette scène empreinte d’émotion voit
naître une héroïne nouvelle. Madame de Clèves,
belle et vertueuse, se dépasse ici, par la difficulté de
son choix, comme elle le souligne elle-même, par le
recours à l’hyperbole : « Je sais bien qu’il n’y a rien de
plus difficile que ce que j’entreprends » (l. 23 à 25). En
cela, elle répond d’ailleurs à la question posée plus
haut par Monsieur de Nemours : « croyez-vous le
pouvoir, madame ? » (l. 13). À deux reprises, elle
emploie la même expression : « je me défie de mes
forces » (l. 26), « je me défie de moi-même » (l. 33 à
34) pour montrer la fragilité du cœur humain. Mais
elle oppose toute sa volonté à sa passion dans un
geste sublime qui fait d’elle une véritable héroïne.
Les épreuves qu’elle a traversées, et notamment la
mort de son mari, ont fait d’elle une femme déterminée : elle lui rend ici un hommage ému, en parlant de
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 3
la force de « son attachement » pour elle. Une phrase
résume d’ailleurs la position de la princesse et le
nœud d’arguments qui fonde son renoncement : son
devoir (« ce que je crois devoir à la mémoire de M. de
Clèves », l. 27 à 28) est conforté par « les raisons de
son repos » (l. 31) : l’aspiration à la sérénité et au
calme des passions. Par sa méfiance des passions
et son désir d’une forme d’ataraxie, Mme de Clèves
représente l’exemple même de l’héroïne classique.
Mais, par la force de sa volonté, qui touche au
sublime, elle fait surtout penser aux héros cornéliens.
Synthèse
La confrontation de ces deux textes permet de
mesurer l’évolution de Mme de Clèves et la naissance d’une héroïne. Dans le texte 1, la princesse
est une très jeune femme qui vient juste de se marier
et qui tombe sous le charme de M. de Nemours,
même si elle ne veut pas l’avouer ou se l’avouer. Elle
subit donc la séduction d’une soirée brillante et d’un
homme. C’est une tout autre femme que nous
découvrons dans le texte 2 : elle a connu toute la
passion et les affres de la jalousie, elle a vécu la douleur du deuil et de la séparation d’avec un homme
qui l’aimait tendrement. Elle est capable maintenant
de faire ses choix et de définir les valeurs qui sont
pour elle une priorité, son repos et son devoir – et
elle est donc prête à renoncer à la passion.
S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION
Le sujet contient une notion simple, qu’il faut d’abord
définir : le personnage positif se caractérise un
ensemble de qualités physiques et/ou morales.
Dans la première partie de la dissertation, on peut
attendre deux ou trois paragraphes argumentatifs
montrant pourquoi le lecteur de roman peut préférer
un personnage positif :
– parce que cela facilite l’identification au héros, on
est donc plus impliqué dans le roman ;
– parce que le personnage positif incarne des
valeurs, peut servir de modèle au lecteur ;
– parce que le personnage positif fait rêver, se distinguant par sa simplicité même de la complexité des
personnes réelles.
PROLONGEMENTS
1. La Princesse de Montpensier est une autre nouvelle historique de Mme de La Fayette qui met en
scène un personnage dans une situation assez
comparable : Mme de Montpensier a fait un mariage
de raison, sans amour, mais elle est éprise du duc
de Guise. Il est possible de comparer et d’opposer
ces deux princesses, puisque Mme de Montpensier
oublie son devoir jusqu’à avouer son amour au duc
de Guise, et lui fixer un rendez-vous privé dans ses
appartements. La nouvelle finit d’ailleurs de manière
tragique.
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Français 1re – Livre du professeur
2. On peut aussi comparer Mme de Clèves aux
grands héros cornéliens qui font taire leurs passions
et se maîtrisent dans un élan héroïque de générosité. On pense à Cinna (1643) de Pierre Corneille : à
l’acte v scène 3, Auguste domine sa colère et pardonne à ceux qui l’ont trahi et qui ont voulu l’assassiner :
« Je suis maître de moi comme de l’univers ;
Je le suis, je veux l’être. O siècles, ô mémoire !
Conservez à jamais ma dernière victoire !
Je triomphe aujourd’hui du plus juste courroux
De qui le souvenir puisse aller jusqu’à vous. »
3. On pense enfin à Lise, la servante de L’Illusion
comique (1635) de Pierre Corneille qui, à l’acte IV
scène 3, décide de sacrifier par générosité son
amour pour Clindor et de l’aider dans sa conquête
d’Isabelle.
La mise en scène émouvante d’une passion
impossible
PISTE COMPLÉMENTAIRE
Sujet d’invention
Mme de Clèves écrit une lettre à son parent, le
vidame de Chartres, pour lui exposer la décision
qu’elle a prise à l’égard de M. de Nemours et les
raisons qui l’y ont conduite. Vous veillerez à respecter les termes du débat intérieur qui a été le sien.
Textes 3 et 4 – L’Abbé Prévost, Manon Lescaut
(1731)
p. 88 (ES/S et Techno) p. 90 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX
– Découvrir le récit rétrospectif à la 1re personne.
– Étudier une passion fatale.
– Découvrir comment la fatalité détermine le
comportement des personnages.
LECTURE ANALYTIQUE
Une analyse
tourmenté
rétrospective
d’un
récit rétrospectif, fait à un interlocuteur compatissant, le récit des scènes de rencontre et de séparation prend une dimension particulière. par son expérience, le narrateur fait ainsi une analyse particulièrement lucide de sa rencontre avec Manon : il donne
des informations sur l’histoire familiale et personnelle de Manon qu’il n’a pu découvrir que bien
après : « C’était malgré elle qu’on l’envoyait au couvent […] » (Texte 3, l. 19). On peut même parler d’une
prolepse dans laquelle le narrateur évoque, dès le
récit de rencontre, l’avenir malheureux de son
amour : « […] son penchant au plaisir qui s’était déjà
déclaré, et qui a causé, dans la suite, tous ses malheurs et les miens » (Texte 3, l. 20-21). Le regard qu’il
porte sur son passé est désabusé. La joie de la rencontre et son éblouissement se teinte d’emblée de
mélancolie.
passé
Le narrateur s’adresse à son interlocuteur qu’il prend
à témoin de son malheur. Les marques personnelles
et l’emploi du présent de l’énonciation permettent
d’identifier clairement la situation de communication : « pardonnez si j’achève en peu de mots un récit
qui me tue » (Texte 4, l. 1). Le narrateur s’excuse et
s’explique des difficultés à mener son récit. Le terme
« horreur » (Texte 4, l. 3-4) témoigne de la force de
ses sentiments. De la même manière, la conclusion
du récit ressemble à une promesse, un engagement
que Des Grieux vieilli adresse à son interlocuteur :
« Je renonce volontairement à la mener jamais plus
heureuse. » (Texte 4, l. 20). Grâce à ce choix d’un
Dans le récit de rencontre, le narrateur s’attache à
faire observer toutes les différences entre le jeune
homme qu’il était et Manon. L’ingénuité du jeune
homme qu’il était (« moi qui n’avais jamais pensé à la
différence des sexes […] », Texte 3, l. 7-8) contraste
avec le caractère averti de la jeune femme : « car elle
était bien plus expérimentée que moi » (Texte 3,
l. 18-19). Le jeune homme s’apprête à entrer au
couvent par conviction religieuse, alors que Manon
y est envoyée pour freiner sa nature dévoyée : « […]
pour arrêter sans doute son penchant au plaisir […] »
(Texte 3, l. 19-20). La timidité du jeune homme
(« J’avais le défaut d’être excessivement timide
[…] », Texte 3, l. 10-11) contraste avec l’assurance
de la jeune femme : « […] elle reçut mes politesses
sans paraître embarrassée. » (Texte 3, l. 13). Toutes
ces différences montrent donc combien cet amour
sera difficile, voire impossible. On comprend que
cette passion ne pourra aboutir qu’à la mort ou la
séparation, au moins à la souffrance des deux
amants. Et c’est en effet un récit pathétique de la
mort de Manon que dresse le narrateur dans le deuxième texte. L’émotion est ici double : celle du narrateur redouble celle du jeune homme qu’il était. Le
narrateur utilise des hyperboles pour faire ressortir
ses émotions, au moment de raconter ce terrible
épisode de sa VIe : « un récit qui me tue » (Texte 4,
l. 1), « toute ma VIe est destinée à le pleurer » (Texte
4, l. 2). Une prolepse nous montre l’avenir de chagrin qui l’attend : « toute ma VIe est destinée à le
pleurer » (Texte 4, l. 2). Mais l’ampleur du chagrin
conduit le narrateur à abréger son récit : « C’est tout
ce que j’ai la force de vous apprendre […] » (Texte 4,
l. 16-17). La force de l’émotion conduit donc à une
sorte d’ellipse : « Je la perdis » (Texte 4, l. 15).
De la rencontre à la séparation : une passion
destructrice
Le dernier paragraphe du texte s’inscrit clairement
dans le registre tragique avec la mort cruelle de
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1 – Le personnage de roman, du
Manon. Le narrateur nous montre en effet la fatalité
en marche, la colère de Dieu qui s’acharne contre
les jeunes amants qu’ils étaient : « Le Ciel ne me
trouva point […] assez rigoureusement puni. »
(Texte 4, l. 18-19). L’expression qui précède « ce
fatal et déplorable événement » (Texte 4, l. 17) souligne bien les sentiments de terreur et pitié inspirés
par cet évènement. Le personnage de Des Grieux,
amant tendre et fidèle, mais qui a mené une existence assez frivole aux côtés d’une courtisane,
devient ainsi un héros tragique et gagne une profondeur nouvelle. Si la passion aboutit à la mort, ce
dénouement paraît d’autant plus cruel que le narrateur s’attache à montrer la rédemption de Manon. La
jeune femme, qui a cruellement fait souffrir son
amant par sa légèreté et sa frivolité apparaît ici
métamorphosée. La maîtresse de Des Grieux se fait
tendre et cette métamorphose finale n’est pas sans
rappeler celle de Des Grieux lui-même au moment
de sa rencontre avec Manon : le jeune homme
découvrait l’amour passion tout comme Manon
découvre ici la tendresse. Les derniers moments du
jeune couple sont donc des moments de douceur et
d’émotion qui s’expriment par des gestes tendres :
« […] le serrement de ses mains, dans lesquelles elle
continuait de tenir les miennes […] » (Texte 4,
l. 12-13). Ce sont des moments où l’amour enfin
peut s’exprimer. Le narrateur souligne l’ironie cruel
du sort qui fait que l’amour de Manon se manifeste
ainsi, trop tard : « je reçus d’elle des marques
d’amour, au moment même qu’elle expirait. » (Texte
4, l. 15-16).
Synthèse
Le choix d’un récit à la première personne présente
ici deux avantages manifestes. D’abord, on épouse le
point de vue de Des Grieux, on partage donc ses
émotions, ses sentiments, et donc on ressent plus
douloureusement toute l’horreur de la mort de Manon.
Ensuite, le narrateur, qui a vieilli, analyse avec plus de
lucidité les évènements qu’il a vécus et donc enrichit
son récit de ses réflexions personnelles.
VOCABULAIRE
Le mot « fortune » vient du latin fortuna, le sort, le
hasard. Il désigne donc ici ce que l’on ne maîtrise
pas, les forces qui nous échappent et nous accablent
parfois, accentuant ainsi l’idée du destin.
S’ENTRAÎNER AU COMMEN TAIRE
Dès le texte de rencontre, on peut déceler en effet la
mise en scène d’un héros victime de la fatalité. Cette
fatalité ressort d’abord des circonstances et du
déroulement de la rencontre : le hasard funeste qui
conduit le jeune homme dans une cour d’auberge au
moment de l’arrivée de Manon (« Nous n’avions
d’autre motif que la curiosité », Texte 3, l. 3-4) ; la naissance d’une passion aussi brutale qu’improbable. Le
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 3
narrateur se plaît à souligner le caractère improbable
de cette passion en rappelant avec emphase quel
jeune homme il était (« moi, qui n’avais jamais pensé
à la différence des sexes […] moi, dis-je, dont tout le
monde admirait la sagesse et la retenue […] », Texte
3, l. 7 à 9). Mais les réflexions du narrateur contribuent aussi à donner toute son ampleur au motif du
destin, puisqu’il insiste sur les différences entre
Manon et lui, donc sur l’impossibilité d’une passion
qui ne peut avoir qu’un avenir malheureux.
PROLONGEMENT
On pourra prolonger cette étude en proposant un
autre texte de ce même roman, situé entre les Textes
3 et 4. Des Grieux est plongé dans un profond
désarroi : Manon, qui l’a quitté pour un vieil amant
riche, lui propose de se faire passer pour son frère et
venir vivre aux frais de cet amant.
Je m’assis en rêvant à cette bizarre disposition de mon
sort. Je me trouvai dans un partage de sentiments, et par
conséquent dans une incertitude si difficile à terminer,
que je demeurai longtemps sans répondre à quantité
de questions que Lescaut1 me faisait l’une sur l’autre.
Ce fut dans ce moment que l’honneur et la vertu me
firent sentir encore les pointes du remords, et que je jetai
les yeux, en soupirant, vers Amiens, vers la maison de
mon père, vers Saint-Sulpice2 , et vers tous les lieux où
j’avais vécu dans l’innocence. Par quel immense espace
n’étais-je pas séparé de cet heureux état ! Je ne le voyais
plus que de loin, comme une ombre qui s’attirait encore
mes regrets et mes désirs, mais trop faible pour exciter
mes efforts. Par quelle fatalité, disais-je, suis-je devenu si
criminel ? L’amour est une passion innocente ; comment
s’est-il changé, pour moi, en une source de misères et
de désordres ? Qui m’empêchait de vivre tranquille et
vertueux avec Manon ? Pourquoi ne l’épousais-je point,
avant que d’obtenir rien de son amour ?
1. le frère de Manon, qui lui sert ici d’intermédiaire.
2. le séminaire où Des Grieux a passé quelques années.
Ce court passage permet de retrouver les caractéristiques de l’écriture du roman : l’écriture rétrospective et les réflexions du narrateur qui épouse le
drame de la conscience du jeune homme qu’il
était ; le héros tragique, en proie ici au remords ; la
délibération intérieure.
PISTES COMPLÉMENTAIRES
1. Autre synthèse possible
Le roman de l’Abbé Prévost a eu un succès immédiat mais teinté d’une aura scandaleuse. Un critique
écrit en 1733 : « Ce livre est écrit avec tant d’art et
d’une façon si intéressante, que l’on voit les honnêtes gens même s’attendrir en faveur d’un escroc
et d’une catin. » (Journal de la cour et de la ville, 21
juin 1733). Pourquoi ce roman a-t-il pu justifier un tel
jugement ?
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2. Contexte historique XVIIIe
Le roman se déroule au début du
siècle, dans
une ambiance de libertinage et de corruption qui
n’est pas sans rappeler le film historique de Bertrand Tavernier, Que la fête commence : on pourra
en proposer quelques extraits aux élèves.
yeux se rencontrèrent. » (l. 36) Le lecteur peut donc
supposer que cette rencontre ne sera pas sans lendemain, même si les circonstances et le déroulement
de la rencontre semblent rendre difficile l’établissement d’une relation partagée et harmonieuse entre
les personnages.
La mise en scène d’un idéal féminin
Texte 5 – Gustave Flaubert, L’Éducation
sentimentale (1869)
p. 90 (ES/S et Techno) p. 92 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX
– Revoir le point de vue interne.
– Étudier un portrait de femme.
– Découvrir un récit de rencontre moderne.
LECTURE ANALYTIQUE
Une rencontre : un coup de foudre
Pour ce récit de rencontre, le narrateur utilise exclusivement le point de vue interne : le lecteur est plongé
dans la conscience de Frédéric et partage ses sensations, ses sentiments, au moment où il découvre
Madame Arnoux. Le mot « éblouissement » (l. 3),
l’emploi du verbe « regarda » (l. 5) juste avant la description de Madame Arnoux, tout montre ici le point
de vue interne, comme le fait d’ailleurs que la belle
inconnue ne soit jamais nommée, puisque Frédéric
ne la connaît pas encore. On épouse le cheminement
sentimental du jeune homme. D’abord ébloui, stupéfait (« il considérait son panier à ouvrage avec ébahissement », l. 16-17), il est en proie ensuite à une
« curiosité douloureuse » (l. 20-21) qui s’exprime par
les questions qu’il se pose, rapportées au discours
indirect libre. L’imagination de Frédéric s’enflamme,
au fil de cette observation, et on découvre les hypothèses qu’il fait : « Il la supposait d’origine andalouse
[…] » (l. 28). L’emploi du modalisateur « Elle avait dû,
bien des fois, […] » (l. 31) témoigne des réflexions de
Frédéric : l’impatience de mieux connaître la jeune
femme aboutit à la reconstruction imaginaire de son
passé. Ce récit de rencontre, parce qu’il est mené au
travers de la conscience de Frédéric, nous permet
donc de mieux le connaître : on voit la candeur du
jeune homme, sa naïveté, son besoin d’aimer et
d’être aimé, son imaginaire romanesque. Ces traits
de caractère sont d’ailleurs aussi sensibles au travers des tentatives maladroites du jeune homme
pour approcher la jeune femme : « il se planta tout
près de son ombrelle » (l. 13). Le narrateur n’est pas
sans exprimer ici une ponte d’humour à l’égard de ce
qu’il appelle d’ailleurs « une manœuvre » (l. 13).
Cependant, toute cette rencontre à sens unique,
d’une certaine manière, finit par aboutir à cette
remarque, mise en valeur par la disposition typographique, le « blanc » qui la sépare et l’isole : « Leurs
La première phrase du texte évoque un vers blanc, un
octosyllabe pris dans la prose, conférant d’emblée à
l’écriture un caractère poétique. Il s’agit de souligner
l’importance de ce premier regard, comme le montre
aussi l’emploi du mot « apparition » (l. 1) qui s’inscrit
dans un lexique religieux. Le mot « éblouissement »
(l. 3) confirme l’aura presque religieuse de la jeune
femme aux yeux de Frédéric, tout comme son geste
réflexe : « il fléchit involontairement les épaules » (l. 4).
On peut en déduire que cette rencontre aura une
influence déterminante sur le reste de sa VIe. Le portrait de Madame Arnoux témoigne de son côté de
l’influence de la peinture sur l’écriture de Flaubert. Il
s’agit d’un portrait en pied, qui suit le regard de Frédéric : du « chapeau de paille » (l. 6) jusqu’à la « robe
de mousseline claire » (l. 9). L’importance des notations de couleur ou de nuance (« rubans roses »,
l. 6 ; « bandeaux noirs », l. 7 ; « mousseline claire »,
l. 9 ; « air bleu », l. 11) témoigne de ce travail presque
pictural, tout comme le jeu sur les contrastes entre le
personnage et « le fond de l’air bleu » (l. 11). Le portrait ainsi dressé contient de nombreuses indications
de mouvement : il s’agit comme d’un instant arrêté,
d’une VIe immobilisée et saisie sur le vif par l’écriture
du narrateur : « palpitaient » (l. 6), « contournant » (l. 7),
« descendaient » (l. 8), « presser » (l. 8), « se répandait » (l. 9). La technique rappelle évidemment ici celle
des peintres impressionnistes. Enfin, Madame Arnoux
incarne d’emblée, aux yeux de Frédéric, un idéal
féminin. De nombreux termes signalent l’admiration
du jeune homme : le lexique mélioratif associé à la
description dans un groupe ternaire (« splendeur de
sa peau brune », l. 15 ; « séduction de cette taille »,
l. 15 ; « finesse des doigts », l. 16) témoigne de sa fascination. Le mot « amoureusement » (l. 8), curieusement associé aux bandeaux, pourrait être aussi une
hypallage et témoigner plutôt du sentiment du jeune
homme. Madame Arnoux représente en fait un
modèle de beauté exotique, idéal féminin qui s’impose en cette fin de XIXe siècle. La « peau brune »
(l. 15) et les « bandeaux noirs » (l. 7) composent cette
beauté nouvelle. L’imagination de Frédéric prête
d’ailleurs à Madame Arnoux une « origine andalouse,
créole peut-être » (l. 28) : hypothèse renforcée par la
présence de la nourrice : « elle avait ramené des îles
cette négresse avec elle » (l. 28-29).
Synthèse
Différents facteurs font l’originalité de ce récit de
rencontre : le choix d’un récit en point de vue interne
d’abord qui ne nous permet pas d’avoir accès au
vécu de Mme Arnoux ; le choix du cadre (un lieu
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1 – Le personnage de roman, du
public, mais qui autorise en même temps des aperçus sur la VIe privé des gens) ; l’absence de rencontre à proprement parler, puisque l’action se
limite aux tourments de la conscience de Frédéric
et à un échange de regards.
GRAMMAIRE
Cette question rapporte les pensées de Frédéric au
discours indirect libre. Le narrateur nous plonge
dans la conscience de Frédéric et nous fait partager
ici sa « curiosité douloureuse » pour Mme Arnoux. Il
s’agit donc d’une question que le jeune homme se
pose à lui-même. D’autres exemples de ce même
discours sont présents dans le texte : aux lignes
28-29 peut-être (« elle avait ramené des îles cette
négresse avec elle »), aux lignes 31-32 sûrement
(« Elle avait dû bien des fois […] dormir dedans ! »)
comme le montre ici la modalité exclamative.
S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION
Différents arguments permettent d’étayer l’idée que
le roman permet de donner un accès privilégié à la
connaissance du cœur humain. Le lecteur a d’abord
la possibilité de découvrir ces états de conscience
de l’intérieur puisque le narrateur peut privilégier le
point de vue interne ou omniscient. Il peut expérimenter, au travers de personnages de fiction, des
sentiments qu’il n’a pas encore éprouvés : la violence de la jalousie par exemple, ou la douleur d’un
amour non réciproque. Le romancier, analyste du
cœur humain, peut déployer grâce à son talent des
états de conscience subtils et les faire partager au
lecteur : dilemmes, sentiments contradictoires.
PROLONGEMENTS
On peut opposer à cette série de récits de rencontres amoureuses la première page d’Aurélien
d’Aragon, nettement plus provocatrice :
La première fois qu’Aurélien rencontra Bérénice, il la
trouva franchement laide.
Un extrait d’Un amour de Swann peut permettre
d’initier les élèves aux formes du discours proustien.
Mais, tandis que chacune de ces liaisons, ou chacun de
ces flirts, avait été la réalisation plus ou moins complète
d’un rêve né de la vue d’un visage ou d’un corps que
Swann avait, spontanément, sans s’y efforcer, trouvés
charmants, en revanche, quand un jour au théâtre il fut
présenté à Odette de Crécy par un de ses amis d’autrefois, qui lui avait parlé d’Odette de Crécy comme d’une
femme ravissante avec qui il pourrait peut-être arriver à
quelque chose, mais en la lui donnant pour plus difficile
qu’elle n’était en réalité afi n de paraître lui-même avoir
fait quelque chose de plus aimable en la lui faisant
connaître, elle était apparue à Swann non pas certes
sans beauté, mais d’un genre de beauté qui lui était indifférent, qui ne lui inspirait aucun désir, qui lui causait
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 3
même une sorte de répulsion physique, de ces femmes
comme tout le monde a les siennes, différentes pour chacun, et qui sont l’opposé du type que nos sens réclament.
Pour lui plaire elle avait un profi l trop accusé, la peau
trop fragile, les pommettes trop saillantes, les traits trop
tirés. Ses yeux étaient beaux, mais si grands qu’ils fléchissaient sous leur propre masse, fatiguaient le reste de
son visage et lui donnaient l’air d’avoir mauvaise mine
ou d’être de mauvaise humeur.
PISTES COMPLÉMENTAIRES
Sujet d’invention
Le texte se prête à réécriture avec changement de
point de vue, soit en point de vue omniscient, soit en
empruntant le point de vue de Mme Arnoux pour
mieux faire ressortir la cruelle disproportion des sentiments entre personnages.
Autres sujets possibles pour l’oral
Comment le personnage de la belle inconnue est-il
mis en valeur ?
Pourquoi le travail de l’écrivain ici peut-il être rapproché d’un peintre de la VIe moderne ?
Lecture d’image : Claude Monet, La Femme à
l’ombrelle (1875)
p. 91 (ES/S et Techno) p. 93 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX
– Comprendre les enjeux de la peinture impressionniste.
– Être sensible à la nouveauté d’un tableau, à sa
modernité. Le confronter à une tradition.
– Comparer un style pictural et un style littéraire ;
LECTURE ANALYTIQUE
Une image printanière
La composition de ce tableau joue sur plusieurs plans.
Au premier plan, la végétation, ondoyante, qui effleure
et masque la robe de mousseline blanche du personnage principal ; au deuxième plan, la jeune femme ellemême ; au troisième plan, à sa gauche le buste d’un
petit garçon qui émerge des hautes herbes ; au dernier
plan, un ciel nuageux de printemps. Les modèles sont
sans doute la compagne de l’artiste et son fils, qu’il se
plaît à dessiner à cette époque dans les paysages du
Val d’Oise qui lui sont chers. Les personnages
occupent une place importante dans la toile et le
centre géométrique de celle-ci se trouve entre les
deux modèles. Le spectateur se trouve comme situé
légèrement en contrebas par rapport à la toile. Cet
angle d’observation produit comme une contre-plongée qui contribue à agrandir et affiner la silhouette du
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Français 1re – Livre du professeur
personnage féminin principal. Par ailleurs, l’ombre de
la jeune femme qui se détache au premier plan montre
que la lumière est derrière les personnages, ce qui
contribue aussi à les mettre en valeur.
Un instant d’éternité
L’impression de mouvement est ici donnée par le
caractère tourmenté du ciel, déchiré par des nuages :
il occupe les deux tiers de la toile. La végétation
semble comme balancée au vent. Le mouvement de
la jupe de la jeune femme, emportée, le travail sur
les tissus légers, tout contribue à créer ici l’illusion
du vent. Il s’agit ici d’un instant que le l’artiste a
voulu comme arrêter, saisir sur le vif. C’est là une
des caractéristiques essentielles de l’impressionnisme, cette tentative de fixer un moment fugitif sur
la toile. Le peintre crée une ambiance d’harmonie
par un travail sur une palette de couleurs opposées,
chaudes (notes jaunes et orangées dans l’herbe) et
froides (le ciel, l’herbe). A bien des égards, le travail
du peintre rappelle celui de l’écrivain Flaubert,
quand il évoque l’« apparition » de Mme Arnoux : la
jeune femme d’une beauté aérienne semble ici surgie de nulle part, mais elle capte toute l’attention du
spectateur.
Synthèse
L’artiste peintre cherche comme l’écrivain à capter
la magie d’un moment. Comme lui, il est sensible à
la beauté d’une jeune femme : l’importance du
modèle féminin dans la toile rappelle le développement et la précision de la description de Mme Arnoux.
Comme lui, il fait un portrait en pied en privilégiant
des nuances claires et des tissus légers, qui donnent
le sentiment d’une beauté aérienne. Comme lui
enfin, il cherche à susciter l’émotion du spectateur,
en créant un mouvement éphémère.
PROLONGEMENTS
1. On pourra étudier des toiles phares de l’impressionnisme : Impression soleil levant ou Le Parlement
de Londres au soleil couchant. Ces paysages permettront d’aborder sous un autre angle l’œuvre de
Monet en en rappelant la modernité. Peintre épris de
lumière naturelle, et de travail en plein air, Monet aime
ces ambiances dans lesquelles les formes se dissolvent au rythme de la lumière.
2. Les liens entre littérature et peinture peuvent être
abordés au travers de l’intrigue de L’Oeuvre de Zola :
Claude Lantier est un peintre de génie qui se heurte à
l’incompréhension du public et finit par sombrer dans
la folie.
Texte 6 – Gustave Flaubert, L’Éducation
sentimentale (1869)
p. 92 (ES/S et Techno) p. 94 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX
– Identifier un récit moderne.
– Découvrir un jeu complexe sur les registres.
– Apprécier l’importance du temps dans l’évolution
des personnages.
LECTURE ANALYTIQUE
Une communion romantique des personnages
Les retrouvailles des personnages se font dans un
climat de tendre harmonie. La première phrase du
texte (« Ils sortirent »), mise en valeur par la disposition typographique, souligne la complicité des
anciens amants, grâce à l’emploi du pronom personnel qui les confond dans un ensemble et dans un
même mouvement. Dans le paragraphe qui suit,
cette harmonie est marquée par le contraste entre
les bruits de la ville qui les entourent durant leur promenade et la concentration qui est la leur : le recours
aux oppositions (« sans se distraire », l. 4 ; « sans rien
entendre », l. 4) fait ressortir cet extrême resserrement des personnages sur eux-mêmes que seul
permet peut-être paradoxalement l’ambiance
sonore de la ville, mise en valeur par un groupe ternaire : « au milieu des voitures, de la foule et du bruit »
(l. 3). Pour souligner ce paradoxe, le narrateur
recourt d’ailleurs à une comparaison décalée qui
établit un rapprochement insolite entre cette promenade dans un décor urbain, et une promenade
« dans la campagne » (l. 5). La communion des personnages se marque aussi par les propos échangés,
résumés dans un sommaire : « ils se racontèrent
leurs anciens jours » (l. 6). La conversation est
empreinte de nostalgie puisqu’elle porte essentiellement sur les jours passés, comme le marquent les
deux énumérations du même paragraphe, qui rassemblent leurs petits souvenirs. L’intimité des
anciens amants au sein même de la foule, leur
mélancolie dans une ambiance nocturne, tout
contribue donc à créer un climat en apparence
romantique.
Un récit subverti par l’ironie
Cependant, il est difficile de ne pas sentir, derrière
cette ambiance en demi-teintes, les éléments discrets de l’ironie du narrateur à l’égard de ses personnages. Cette ironie peut se lire déjà au travers de la
double énumération qui rassemble les fragments de
leur passé. À côté de moments d’émotion forte sont
introduits en effet des éléments particulièrement
plats et triviaux : « ils se racontèrent […] les manies
d’Arnoux […] » (l. 6-7). Curieusement, le narrateur
choisit de glisser sur les « [...] choses plus intimes et
plus profondes » (l. 8) qu’échangent les personnages.
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1 – Le personnage de roman, du
La deuxième énumération conclut sur des souvenirs
encore plus extérieurs (« d’anciens domestiques, sa
négresse », l. 11-12) comme si les personnages peinaient finalement à établir entre eux un vrai climat de
confidence et d’intimité. L’ironie du narrateur apparaît tout aussi clairement au travers du dialogue qu’il
prête à ses personnages. La première observation
de Madame Arnoux qui compare les paroles passées de Frédéric au « son d’une cloche apportée par
le vent » (l. 14-15) n’est pas loin de faire sourire, tant
elle est plate et convenue – sans même parler de
l’analogie peu heureuse établie entre Frédéric et
« une cloche » ! Le dialogue qui suit, particulièrement
bref, est un échange tout aussi convenu de platitudes polies qui expriment des regrets de circonstances. Les exclamations qui ponctuent ces déclarations très sèches témoignent aussi d’une émotion
fort retenue. L’ensemble fait ressortir un embarras
poli d’amants qui n’ont plus grand-chose à se dire
(même si cela est sans doute particulièrement vrai
du seul Frédéric) que le narrateur se plaît à souligner.
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 3
GRAMMAIRE
Le narrateur utilise ici en alternance le passé simple,
pour les actions ponctuelles des personnages, et
l’imparfait, temps de la description dans le deuxième paragraphe. Le plus-que-parfait est le temps
du bilan dans le passé, dressé mélancoliquement
par les personnages : « Quel ravissement il avait eu
[…] » (l. 8-9).
S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE
La désunion des personnages apparaît de manière
manifeste au moment du dénouement : les « cheveux blancs » (l. 34) de Mme Arnoux marquent le
temps qui a passé et les sépare de manière maintenant irréversible. Cette désunion se pressent aussi à
la banalité de leurs paroles et de leurs souvenirs. Le
décor urbain nocturne, empreint de mélancolie,
extériorise le mal être des personnages qui ont
perdu leur chance d’aimer.
De la rencontre à la séparation : l’échec et le
renoncement des personnages
PROLONGEMENTS
L’échec de l’amour est mis en valeur, d’emblée, par
l’ambiance crépusculaire du moment choisi : le soir,
la ville. On est loin de l’éclatant moment de la rencontre entre les personnages. Une atmosphère de
clair-obscur mélancolique baigne la scène avec le
contraste entre « la lueur des boutiques » (l. 2) et
« l’ombre » (l. 2) qui « enveloppait » (l. 3) les héros. Cet
échec est surtout sensible cependant dans la toute
fin du texte. La beauté et la jeunesse de Madame
Arnoux sont loin : « ses cheveux blancs » (l. 34) s’opposent à « ses bandeaux noirs » (Texte 5, l. 7) qui
entouraient si « amoureusement » (Texte 5, l. 8) son
visage. La déception de Frédéric est sensible et
accentuée par le narrateur grâce à une comparaison
« comme un heurt » (l. 34). Le choc des monosyllabes (« ce lui fut comme un heurt », l. 34) fait ressortir
la violence de ce moment. Les sentiments sont loin
et les personnages s’en sont curieusement détachés
comme le montre leur échange presque banal,
comme le montre aussi et surtout l’expression
étrange « ses souffrances […] étaient payées » (l. 32).
La métaphore, saisissante, indique bien une clôture,
la fin d’un élan.
Les Mémoires d’un fou de Gustave Flaubert est un
roman de jeunesse de l’écrivain, en partie autobiographique, inspiré par son amour pour une femme
plus âgée que lui, Élisa Schlésinger. Ce roman servira de matrice à L’Éducation sentimentale. Voici le
récit de leur rencontre.
Synthèse
La comparaison des deux textes fait ressortir l’évolution du personnage de Frédéric. Le jeune homme
admiratif d’autrefois découvre comme un choc la
métamorphose physique de Mme Arnoux. Le jeune
homme plein d’espoirs, qui voulait tout connaître de
la belle inconnue, évoque maintenant avec elle les
petites anecdotes médiocres de leur passé commun,
et ce qu’ils ont vécu ensemble est très loin du désir
qui l’emplissait. Le jeune homme plein d’illusions
romanesques et d’imaginations poétiques tient maintenant des propos banals avec celle qu’il a aimée.
J’allais souvent seul me promener sur la grève. Un jour,
le hasard me fit aller vers l’endroit où l’on se baignait.
C’était une place, non loin des dernières maisons
du village, fréquentée plus spécialement pour cet
usage ; hommes et femmes nageaient ensemble, on se
déshabillait sur le rivage ou dans sa maison et on laissait
son manteau sur le sable.
Ce jour-là, une charmante pelisse rouge avec des raies
noires était laissée sur le rivage. La marée montait, le
rivage était festonné d’écume ; déjà un flot plus fort avait
mouillé les franges de soie de ce manteau. Je l’ôtai pour
le placer au loin – l’étoffe en était moelleuse et légère,
c’était un manteau de femme.
Apparemment on m’avait vu, car le jour même, au repas
de midi, et comme tout le monde mangeait dans une
salle commune, à l’auberge où nous étions logés, j’entendis quelqu’un qui me disait :
– Monsieur, je vous remercie bien de votre galanterie.
Je me retournai, c’était une jeune femme assise avec son
mari à la table voisine.
– Quoi donc ? lui demandai-je, préoccupé.
– D’avoir ramassé mon manteau ; n’est-ce pas vous ?
– Oui, madame, repris-je, embarrassé.
Elle me regarda.
Je baissai les yeux et rougis. Quel regard, en effet !
Comme elle était belle, cette femme ! Je vois encore cette
prunelle ardente sous un sourcil noir se fi xer sur moi
comme un soleil.
Elle était grande, brune, avec de magnifiques cheveux
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noirs qui lui tombaient en tresses sur les épaules ; son nez
était grec, ses yeux brûlants, ses sourcils hauts et admirablement arqués, sa peau était ardente et comme veloutée
avec de l’or ; elle était mince et fine, on voyait des veines
d’azur serpenter sur cette gorge brune et pourprée. […]
Elle avait une robe fine, de mousseline blanche, qui laissait voir les contours moelleux de son bras.
Quand elle se leva pour partir, elle mit une capote
blanche avec un seul nœud rose ; elle le noua d’une main
fine et potelée, une de ces mains dont on rêve longtemps
et qu’on brûlerait de baisers.
On pourra faire travailler les élèves sur les points
communs entre ces textes : la beauté brune, le coup
de foudre, le décor maritime ou fluvial, le motif du
châle qui relie les personnages. Mais on peut aussi
monter comment les matériaux présents dans le
texte source sont transformés par l’écriture poétique : la magie de la rencontre opère en silence
dans le seul Frédéric subjugué.
PISTES COMPLÉMENTAIRES
On pourra comparer les trois textes de séparation
(textes 2,4 et 6) pour examiner les formes de l’échec
de l’amour : la rupture, la mort, le renoncement. La
confrontation du héros au monde aboutit à des
choix différent : acte sublime de l’héroïne classique,
issue fatale pour les héros libertins qui se sont
rachetés trop tard, enlisement et médiocrité pour les
âmes bourgeoises qui n’ont pas fait de l’amour une
priorité.
« mon Dieu, qu’il parte. » (l. 4). La peur panique se
traduit aussi chez Ariane par des signes quasi physiologiques (« ses lèvres sèches », l. 9) et dans sa
réaction incontrôlée quand il s’approche d’elle :
« recula avec un cri rauque » (l. 14-15). La comédie
montée par Solal est l’élément essentiel qui contribue au renouvellement du topos. Il se présente en
vieillard horrible et suppliant aux pieds d’Ariane.
Quelques indices cependant sont assez révélateurs
de la comédie qu’il joue : l’insistance avec laquelle
le vieillard présumé signale sa décrépitude (« deux
dents seulement », l. 6), la question absurde : « Deux
dents seulement, je te les offre avec mon amour,
veux-tu de cet amour ? » (l. 8). On n’est pas loin ici
du registre burlesque, à cause du travestissement
de Solal bien sûr, mais aussi à cause du contraste
plaisant entre l’apparence affichée et le rôle de
pseudo séducteur. Cependant, les raisons de cette
comédie transparaissent dans la suite de la scène
au travers du discours furieux de Solal déçu, qui a
jeté son déguisement. Il avait bien avant tout l’espoir de trouver une femme à nulle autre pareille,
celle qui l’aurait aimé indépendamment de son
apparence physique, celle qui aurait su dépasser
les apparences seules : le vieillard évoquait d’ailleurs « celle qui rachetait toutes les femmes »
(l. 13-14), « la première lumière » (l. 11). Solal exprime
avec fureur ses regrets sur cette rencontre qui ne
s’est pas réalisée comme il le voulait : l’emploi du
conditionnel passé (« nous aurions chevauché »,
l. 30-31 ; « je t’aurais emportée », l. 32) signale son
amertume.
La mise en scène du seigneur
Texte 7 – Albert Cohen, Belle du seigneur (1968)
p. 94 (ES/S et Techno) p. 96 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX
– Étudier un récit de rencontre décalé.
– Découvrir un choc de personnages.
– Examiner un style novateur.
LECTURE ANALYTIQUE
Un récit de rencontre singulier
Le narrateur propose ici un récit de rencontre qui
renouvelle complètement les lois du genre.
Ariane, qui découvre ici Solal sous les traits d’un
vieillard grimé, est en effet en proie à un sentiment
dominant d’horreur. Cette répulsion est rendue sensible par les fragments de monologue intérieur qui
nous permettent de plonger dans ses pensées.
L’anaphore « Atroce » (l. 1 et 2) marque ce sentiment
dominant, tout comme les fragments de description
qui nous montrent Solal tel que le voit Ariane : « ce
sourire sans dents » (l. 1-2), « cette bouche vide »
(l. 2). La répulsion engendre une peur panique qui
s’exprime en une phrase qui a tout d’une prière :
L’apparition de Solal derrière les traits du vieux juif
grimé a tout du coup de théâtre. Le narrateur insiste
d’abord sur la promptitude de la métamorphose
grâce à l’accumulation des verbes d’action qui
montre Solal en train de se débarrasser de ses
accessoires : « il se débarrassa […] ôta […] détacha
[…] ramassa » (l. 21 à 23). On épouse ensuite le
regard de la jeune femme et on découvre avec elle
l’apparence réelle de celui qui l’a tant effrayé : « elle
reconnut celui que son mari lui avait […] montré de
loin » (l. 26). Les éléments de description physique
évoqués alors sont bien ceux que perçoit Ariane, et
le portrait de Solal est conçu en complète opposition
avec le vieillard grimé qu’il jouait. L’expression « haut
cavalier » (l. 25) insiste sur sa prestance et sa virilité,
renforcée d’ailleurs par l’accessoire de la cravache.
Le « visage net et lisse » (l. 25) est celui d’un tout
jeune homme dont la beauté est soulignée par la
métaphore immédiate : « sombre diamant » (l. 26).
L’objectif du narrateur est bien d’insister d’emblée
sur la séduction physique exercée par le jeune
homme, d’autant plus grande sans doute qu’elle
contraste avec l’horreur éprouvée juste avant – le
sourire « à belles dents » (l. 28) s’oppose au « noir
sourire de vieillesse » (l. 13). Cependant, les derniers
propos de Solal sont révélateurs de sa fureur et de
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1 – Le personnage de roman, du
son mépris : les insultes pleuvent, termes dégradants
qui visent la personne d’Ariane, comme « idiote »
(l. 18) et surtout « femelle » (l. 35) qui ravale la jeune
femme à un stade animal. Le mépris éclate aussi en
paroles humiliantes : « ton nez est soudain trop grand,
et de plus, il luit comme un phare. » (l. 34). Solal
reproche à Ariane d’être comme toutes celles de son
sexe, uniquement attachée au charme extérieur : il
parle au nom des « vieux » (l. 39) des « laids » (l. 39) et
de « tous les naïfs qui ne savent pas vous séduire »
(l. 39-40) – et l’emploi du « vous » montre bien que sa
colère ne vise pas ici la seule Ariane. Son arrogance
éclate ici aussi dans les menaces qu’il agite, persuadé de son pouvoir de séduction et déterminé à la
conquérir à sa guise : « c’est bassement que je te
séduirai, […] en deux heures, je te séduirai. »
(l. 36-37). L’emploi du futur, la répétition du terme,
tout montre ici la fureur de Solal. Mais sa colère
donne aussi la mesure de l’intensité de sa déception,
lui qui espérait rencontrer la « Belle du seigneur ».
Lecture d’image
Les deux amoureux de Chagall s’étreignent tendrement ans l’ambiance intime d’un salon fleuri. L’amant
enveloppe dans ses bras son amante et leurs deux
visages sont tournés l’un vers l’autre. Tout, jusqu’aux
couleurs choisies, mélange de couleurs froides et
chaudes, évoque une harmonie paisible qui
contraste avec la fureur et la violence de la rencontre
entre Solal et Ariane.
Synthèse
Ce récit de rencontre est dérangeant pour de nombreuses raisons. Les sentiments des personnages
sont à l’opposé de ce qu’on attend : horreur pour
Ariane, déception et mépris pour Solal. Le déroulement de la rencontre est aussi surprenant à cause
de la mascarade imaginée par Solal, et des risques
pris par son intrusion dans l’intimité. Enfin, et comme
on pouvait s’y attendre, la rencontre tourne à la
catastrophe et aboutit à une désunion complète
entre les deux personnages.
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 3
ception avec Solal, son exigence, sa déraison, son
arrogance, sa pureté aussi ; la volonté de surprendre
avec la mascarade affreuse imaginée par Solal ;
le désir de déstabiliser en jouant des sentiments
diamétralement opposés à la rencontre conventionnelle.
PROLONGEMENT
L’œuvre d’Albert Cohen est profondément marquée
par ses origines juives. Il est sans doute nécessaire
d’y faire réfléchir ici les élèves. Le narrateur montre
comment Solal, par défi, construit une figure affreuse
de juif : vieux, édenté, fou. Mais ce personnage
construit ainsi cherche à être aimé tel qu’il est, compris, respecté. Le narrateur joue donc sur un étonnant mélange de registres, entre burlesque, et pathétique, pour construire une figure quasi archétypale.
PISTES COMPLÉMENTAIRES
Autres sujets pour l’oral
1. Comment ce texte narratif propose-t-il une
réflexion sur les rapports entre hommes et femme ?
2. Que découvrons-nous des personnages, au travers de ce récit de rencontre ? Pourquoi peut-on dire
que ce récit de rencontre est violent ?
Texte 8 – Albert Cohen, Belle du seigneur (1968)
p. 96 (ES/S et Techno) p. 98 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX
– Étudier un monologue intérieur.
– Observer la mise en échec de la passion par la
routine et la médiocrité sociale.
LECTURE ANALYTIQUE
Les sentiments d’Ariane
GRAMMAIRE
Le caractère impérieux de Solal ressort des phrases
exclamatives employées, des verbes à l’impératif
présent. Quelques phrases nominales à la ligne 28
montrent son autorité. Les insultes (« femelle », l. 35),
les termes répétés (« les sales, les sales moyens »,
l. 38), les termes péjoratifs montrent son arrogance
naturelle qui confine même au machisme.
S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION
Critères d’évaluation
La construction de la situation d’énonciation, une
lettre argumentée. Plusieurs arguments sont possibles : le désir de construire un personnage d’ex-
Pour nous faire entrer dans la conscience d’Ariane,
le narrateur utilise ici le monologue intérieur. L’objectif de ce procédé, particulièrement utilisé au
XXe siècle par de grands romanciers anglo-saxons
(James Joyce, Virginia Woolf, etc.) est de restituer le
flux de la conscience, les pensées telles qu’elles se
bousculent, dans un flot continu, sans lien logique
nécessaire. Le procédé se repère ici particulièrement bien : chaque paragraphe commence par une
phrase narrative liminaire, puis l’apostrophe qui suit
montre la plongée d’Ariane dans ses souvenirs :
nous entrons dans sa conscience, et nous revivons
avec elle le passé, rapporté ici au discours indirect
libre : « Toujours, elle lui avait dit. Ensuite, le choral
qu’elle avait joué pour lui. » (l. 4-5). Les phrases, parfois nominales, et souvent brisées témoignent du
flux continu de la pensée.
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Français 1re – Livre du professeur
Le registre est ici avant tout lyrique et amoureux,
puisqu’Ariane replonge avec émerveillement dans
l’émoi des débuts de l’amour. Les apostrophes, les
exclamations, les énumérations sont des caractéristiques de ce registre : « ô les débuts, leur temps de
Genève, les préparatifs, son bonheur d’être belle
pour lui […] » (l. 10-11). De nombreuses répétitions
scandent aussi le monologue intérieur, lui donnant
presque un caractère musical, la répétition du mot
« baisers » (l. 6, 15, 17, 20, 21, 22). Le champ lexical
de la religion, très présent dans le texte, montre la
ferveur amoureuse d’Ariane pour Solal : « fervent
retour » (l. 18), « elle et lui religieux » (l. 20), « roi divin »
(l. 31), « Pentecôte » (l. 31). L’être aimé est clairement
sacralisé.
Le bonheur perdu
Les souvenirs surgissent dans la conscience
d’Ariane dans un ordre chronologique. C’est
d’abord l’émotion de leur premier soir d’amour qui
lui revient et qui est longuement évoqué dans le
premier paragraphe : « Ô le petit salon du premier
soir, son petit salon » (l. 1-2) : Ariane s’attarde sur
chaque détail de cette première soirée et se rappelle, même, toutes ses paroles comme autant de
promesses : « Toujours, elle lui avait dit […]. Ta
femme, elle lui disait […] » (l. 4 à 6). Puis reviennent
dans sa mémoire tous « les débuts » : le deuxième
paragraphe est une sorte de sommaire qui évoque
leurs rituels passés, les joies des rendez-vous
amoureux, la difficulté des séparations : une seule
et longue phrase, rythmée par quatre apostrophes
(« Ô les débuts […] ô l’enthousiasme […] ô splendeur […] ô fervent retour […] », l. 10 à 18) contient
et resserre dans un même élan leurs propos, leurs
actions, leurs sentiments d’époque. Enfin, le dernier paragraphe évoque les joies des séparations
mêmes, puisqu’elles rendent possibles les retrouvailles. De la même manière, une longue phrase
(lignes 26 à 31), rythmée par deux apostrophes,
évoque tout ce qui habille et embellit l’absence, et
d’abord l’attente quand elle est une promesse :
« […] elle chantait […] la venue d’un roi divin » (l. 31).
La métaphore religieuse, audacieuse, compare l’attente de Solal à celle du Messie, du Sauveur, composante de beaucoup de religions. Ainsi, revit-elle
un bonheur passé qu’elle regrette, avec une nostalgie poignante : ce bonheur est celui d’une passion
fusionnelle, empreinte de sensualité bien sûr, et
dans une atmosphère de luxe et d’élégance : « son
petit salon » (l. 2), « sa robe romaine » (l. 13), « ses
longs télégrammes » (l. 28), « les commandes chez
le couturier » (l. 30).
De la rencontre à la séparation : la fin de l’amour
La construction du texte fait ressortir cruellement
l’échec du sentiment amoureux. Chaque paragraphe commence en effet par une plongée dans
la conscience exaltée d’Ariane, mais le flot des
souvenirs heureux se brise à chaque fois sur une
même évidence cruelle : « Et maintenant.. » (l. 9). La
répétition de cette expression en chaque fin de
paragraphe oppose la réalité cruelle : l’évidence de
la fin de l’amour. De paragraphe en paragraphe se
complète progressivement cette évocation de la
désillusion amoureuse : « ils s’ennuyaient ensemble,
ils ne se désiraient plus » (l. 32). De même, cette
lucidité d’Ariane s’affirme de plus en plus clairement : « elle le savait bien, le savait depuis longtemps » (l. 33-34). Au moment même où elle plonge
dans le souvenir du bonheur passé, Ariane est
donc parfaitement consciente que ce bonheur est
révolu. Le lyrisme amoureux est donc aussi élégiaque. La seule issue pour elle est le suicide et
cette évidence est nettement inscrite dans le récit
grâce à l’évocation de l’éther qu’elle respire. La
même phrase, reprise trois fois, fonctionne comme
une annonce de l’issue fatale qu’elle va proposer à
Solal pour tenter de transcender leur sentiment
dans la mort.
Lecture d’image
Munch est un expressionniste allemand : on sait que
ce mouvement se traduit par la projection dans
l’œuvre d’une subjectivité. Il s’agit de susciter un
impact émotionnel sur le spectateur par la vision
d’une réalité souvent déformée et angoissante, qui
traduit un état d’âme. Ici, le tableau au titre éloquent
montre bien la douleur angoissante d’une séparation amoureuse, par le choix des coloris, la posture
des personnages qui se tournent le dos, la déformation de la femme transformée en un spectre. On
pourrait mettre cela en relation avec le travail de
l’écrivain qui donne aussi à voir la douleur de l’échec
de l’amour grâce à la plongée dans la conscience du
personnage qui affronte avec douleur le contraste
entre aujourd’hui et hier.
Synthèse
La mise en parallèle des deux textes permet de
contenir toute l’évolution du personnage d’Ariane.
Dans le texte 7, on découvre son horreur et sa répulsion au moment de sa rencontre avec Solal grimé.
Mais les dernières paroles de Solal forment une
annonce de la séduction à venir. Et en effet, dans le
texte 8, on découvre, grâce au monologue intérieur,
comme mise en abyme, toute l’histoire d’amour
heureux entre les deux amants. Mais cette histoire
d’amour n’apparaît dans la conscience d’Ariane,
que pour mieux être mise en opposition avec l’ennui
et la désolation présentes.
S’ENTRAÎNER À L’ÉPREUVE ORALE
Sujets d’oral possibles
Sur quels registres différents joue ce texte ? Comment ce texte donne-t-il à voir toute l’évolution
d’Ariane ?
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1 – Le personnage de roman, du
Pour répondre à cette deuxième question, voici un
plan rapide possible :
I) Un choix esthétique audacieux : le choix d’un
monologue intérieur, qui nous fait plonger dans sa
conscience et passe en revue tout son passé.
II) Un balancement entre passé heureux et présent
désespérant.
PROLONGEMENT
Pour mieux comprendre la fin du roman, on peut
proposer à la lecture un texte important qui fait ressortir, du point de vue de Solal, l’échec de la passion
sublime : elle s’est enlisée dans la routine et l’ennui.
Même l’argent et le luxe qu’il autorise n’ont pu sauver ces exilés sociaux : ils n’ont plus de refuge possible, depuis qu’ils ont quitté lui sa carrière, elle son
mari. On peut trouver ce texte dans des annales : il a
été donné au baccalauréat 2008 en Polynésie Française, dans un ensemble de trois textes, portant sur
l’échec de la relation amoureuse, avec un extrait de
La Duchesse de Langeais, d’Honoré de Balzac et de
La Prisonnière de Marcel Proust.
PISTE COMPLÉMENTAIRE
Sujet d’invention Sur l’un des textes de la séquence, proposez une
réécriture à la manière d’Albert Cohen : un monologue intérieur qui fasse revivre toute la passion perdue et l’échec présent.
Le sujet est notamment possible avec le texte 6 de
Gustave Flaubert, dans la mesure où on y trouve des
souvenirs du bonheur passé qui peuvent alimenter le
balancement nécessaire à l’intérieur du monologue
intérieur.
Lecture d’images – Francisco Goya, Portraits
de la duchesse d’Albe
p. 98 (ES/S et Techno) p. 100 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX
– Comparer deux œuvres du même.
– Découvrir le lien entre l’œuvre et la biographie de
l’artiste.
LECTURE ANALYTIQUE
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 3
même si son corsage rouge orangé apporte une
note de couleur assez inusitée. On reconnaît les éléments distinctifs de son costume dans la gravure
appartenant à la série des « Caprices » et gravée par
Goya en 1799 : même mantille, même jupe ; mais le
peigne posé sur les cheveux s’est transformé en
étrange papillon. On reconnaît aussi certains traits
physiques caractéristiques : sa taille élancée, ses
grands yeux noirs, sa visage aux traits fins, un peu
allongé. La liaison que l’artiste a entretenue avec la
duchesse est alors terminée, pour autant qu’elle ait
existé.
La première toile contribue à mettre en valeur la
duchesse dans toute sa dignité. Dans ce portrait en
pied, elle occupe tout l’espace de la toile et sa silhouette sombre se détache sur le fond aux nuances
claires (ocre pour le sable et gris bleu pour le ciel).
Dans la gravure, cette noble dame devient, grâce à
l’imagination du peintre, une créature surnaturelle
qui déploie sa mantille pour s’envoler : elle piétine le
corps de trois hommes accrochés à des rochers,
comme tourmentés par elle, si l’on en juge par leurs
visages aux traits déformés jusqu’à la caricature. Le
papillon qu’elle porte sur sa mantille, comme un
emblème inquiétant, le visage torturé des trois
hommes, tout évoque ici une ambiance presque
infernale.
Deux regards différents sur un même modèle
La première toile peut être vue comme un hommage
du peintre à la beauté fatale de la veuve. La sensualité de la jeune femme, malgré son deuil, se devine
en effet à son geste impérieux : sa main droite
désigne ses petits pieds qui dépassent de la jupe et,
sous ses pieds, dans le sable, se dessine le nom du
peintre : solo Goya. La jeune femme signalerait ainsi
la soumission de l’artiste à sa volonté impérieuse,
qui se devine dans la posture altière, le bras gauche
fièrement posé sur sa hanche. La gravure montre au
contraire toute l’amertume de l’artiste : la légende
veut que les trois hommes aux pieds de la duchesse
soient des toreros avec lesquels elle aurait entretenu
une liaison. Vraie ou fausse, cette rumeur scandaleuse, que l’artiste tend à accréditer, montre le
regard désabusé qu’il porte sur celle qu’il a beaucoup aimée, ou en tout cas beaucoup représentée :
elle n’est plus qu’une créature sans cœur et diabolique qui méprise les hommes qu’elle traite comme
des jouets.
Synthèse
Une même personne, deux œuvres
Le tableau de Goya et la gravure mettent bien en
scène de manière très manifeste la même personne,
Marie Catayena, Duchesse d’Albe, à qui on prête
une liaison avec le peintre entre 1796 et 1797. Au
moment où il peint la première toile, la duchesse
d’Albe est veuve, comme le montre la tenue de deuil
qu’elle porte, sa mantille et son ample jupe noires,
La connaissance de la biographie de Goya, ici la
relation, même platonique, entretenue avec la
duchesse d’Albe, permet de comprendre toute la
sensualité contenue dans le premier portrait, derrière la dignité de la veuve. Mais il permet surtout de
voir que l’ambiance surnaturelle créée dans la gravure n’est que le reflet de la déception de Goya
après leur rupture.
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Français 1re – Livre du professeur
PROLONGEMENTS
Il est possible de renvoyer les élèves à une autre
toile (collection d’Alba, Madrid) qui représente la
duchesse en robe de mousseline claire. Ses grands
cheveux noirs tombent en boucles jusqu’à sa taille,
un petit chien est à ses pieds : elle incarne ici la
féminité, le raffinement, le charme. Cette toile très
connue elle aussi, parfois sous le nom de La
Duchesse d’Albe en blanc ne contient pas l’ambivalence étroite entre amour et mort que l’on peut voir
dans notre tableau.
Enfin, il faut savoir que la duchesse d’Albe a parfois
été reconnue comme le modèle d’une des toiles les
plus connues de Goya, peinte au même moment de
sa carrière : La Maja nue. Ce tableau a fait scandale
à l’époque : il représente une femme nue et allongée,
les bras croisées sous la tête, et qui semble regarder
le spectateur, malicieuse et satisfaite. Il fait pendant
à une autre toile, La Maja vêtue.
Perspective – Benoît de Sainte-Maure,
Le Roman de Troie (vers 1160)
p. 99 (ES/S et Techno) p. 101 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX
– Découvrir la modernité d’un texte ancien.
– Mettre en perspective les textes du groupement
avec un texte source.
LECTURE ANALYTIQUE
Des héros prédestinés l’un à l’autre
On peut parler de prédestination des héros l’un à
l’autre. Le narrateur les décrit successivement en
insistant sur leur charme exceptionnel. Hélène de
Sparte est ainsi définie au moyen d’hyperboles
comme « la plus belle dame au monde » (l. 2-3) et le
narrateur insiste « personne n’en vit d’aussi
aimable » (l. 3) : le mot aimable, dans son sens étymologique, fonctionne d’ailleurs ici comme une annonce.
De la même manière, Pâris, que l’on découvre au travers du regard d’Hélène, est présenté avec « son
extraordinaire beauté » (l. 13). Le narrateur poursuit le
portrait de ce prince troyen exemplaire, grâce à un
choix de termes mélioratifs qui fonctionnent en groupe
binaire puis ternaire : « sage et habile » (l. 14), « avisé,
aimable et plein de savoir » (l. 15) : le prince joint donc
des qualités d’esprit aux qualités de cœur, en un idéal
accompli. Il s’agit donc de montrer que les jeunes
gens sont faits l’un pour l’autre. Le narrateur intervient
d’ailleurs dans son récit, pour affirmer cette élection :
« je ne peux m’étonner de ce qu’Amour ait voulu les
réunir » (l. 20-21). On remarque ici l’allégorie du sentiment amoureux et la question rhétorique qui suit
signale l’amour à venir comme une évidence : « Où
auraient-ils trouvé deux êtres si bien faits l’un pour
l’autre ? » (l. 21-22). Il s’agit bien là d’une mystérieuse
élection qui pousse deux êtres l’un vers l’autre parce
que tout les y appelait et d’abord leur charme, leur
âge, leur distinction.
Un récit de coup de foudre
Entre les personnages ainsi posés se déroule une
rencontre qui a tout d’un coup de foudre. Cette rencontre est préparée par l’impatience qu’ont les deux
personnages de se connaître. On remarque l’importance ici de la réputation des héros qui les précède :
c’est la « Renommée » (l. 1) ici personnifiée qui fait
savoir à Hélène la participation de prince troyen aux
cérémonies dans le temple de Vénus, suscitant chez
elle une sorte de tension vers cette rencontre : « plus
rien d’autre ne compte pour elle que d’aller à la fête »
(l. 3-4). De la même manière, Pâris connaît de réputation le charme d’Hélène et éprouve « un profond désir
de voir cette femme qu’il ne connaissait pas » (l. 9-10).
L’impatience, le désir, la joie même pour ce qui
concerne Hélène font partie des composantes qui
rendent possible la rencontre. La rencontre, qui se
déroule dans un lieu public, et sous les yeux d’une
assemblée nombreuse, tient d’abord en un jeu de
regard intense : « il la vit […] et elle le vit » (l. 12). La
réciprocité du sentiment est bien marquée par la
répétition du verbe, comme par la reprise ensuite :
« Tous deux longuement se regardèrent. » (l. 12). Il
s’agit bien d’un éblouissement réciproque, chacun
comblant les attentes de l’autre. La naissance de
l’amour est immédiate comme le montre l’allégorie de
l’amour et de ses flèches : « cela suffit pour qu’Amour
les blessât l’un et l’autre » (l. 18). On remarque la
métaphore du brasier amoureux, appelée à une vaste
fortune : « Amour […] les a embrasés de ses feux »
(l. 19 à 20). Cet amour, aussi brutal qu’intense, est à
peine contenu par les bornes sociales, puisque les
personnages se le confient aussitôt : « mais fit en
sorte de lui dévoiler ses sentiments » (l. 16-17). Pour
l’un comme pour l’autre, l’amour est donc une évidence qui conduit à faire fi de toute prudence. On
remarque d’ailleurs que le narrateur se plaît à insister
sur la profondeur de cet échange : « Les deux jeunes
gens eurent le temps de se dire ce qu’ils voulaient »
(l. 22-23). L’amour est aussi une promesse : le narrateur insiste dans la dernière phrase sur l’attente
confiante d’Hélène : « elle savait alors parfaitement
qu’ils reviendraient bientôt la voir… (l. 24-25
PROLONGEMENT
Si la guerre occupe dans Le Roman de Troie une
place importante, l’amour y est aussi un motif essentiel. Le couple formé par Hélène et Pâris représente
comme un modèle de bonheur quasi conjugal et
contraste ainsi notamment avec les amours maudites d’Achille et de Polyxème, la fille d’Hécube et
de Priam. Le grand guerrier est ici montré dans toute
sa faiblesse, hanté et miné par l’amour, réduit à la
passivité, victime de cette fatalité amoureuse au
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1 – Le personnage de roman, du
point qu’il sombre dans le piège tendu par Hécube,
sous prétexte d’un rendez-vous, et se fait tuer dans
un guet-apens. On peut lire ou faire lire aux élèves le
récit de la rencontre d’Achille et de Polyxème, aux
cérémonies anniversaires de la mort d’Hector : vers
17489-18472.
PISTES COMPLÉMENTAIRES
Autre sujet pour l’oral
Comment ce texte met-il en valeur la puissance du
sentiment amoureux ?
Étude comparée
Les parallèles entre ce récit de rencontre médiéval et
le roman de Madame de La Fayette sont nombreux.
Sans les deux textes, les héros sont comme prédestinés l’un à l’autre par leur beauté et leur perfection ; dans les deux textes, la rencontre a lieu dans
un endroit public, sous les regards des autres ; et
dans les deux cas, cette rencontre emprunte la
forme d’un éblouissement réciproque et d’un coup
de foudre immédiat. Ce motif de l’éblouissement est
aussi présent, bien sûr, dans le texte de Flaubert.
Perspective – Charlotte Brontë, Jane Eyre
(1847)
p. 100 (ES/S et Techno) p. 102 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX
– Découvrir la modernité d’un texte ancien.
– Mettre en perspective les textes du groupement
avec un texte source.
LECTURE ANALYTIQUE
Un récit de rencontre singulier
Ce récit de rencontre, entre Jane Eyre et M. Rochester, est assez insolite, pour plusieurs raisons. Cette
rencontre se fait d’abord à l’occasion d’un accident :
M. Rochester est tombé de cheval. La narratrice,
puisqu’il s’agit d’un récit à la première personne,
insiste non sans un certain humour sur une péripétie
qui ne met pas en valeur le héros : les indications de
bruit et de mouvement sont nombreuses (« à grands
renforts de tractions, de battements de pieds, de
claquements de sabots […] », l. 4-5) et montrent le
grand embarras dans lequel le cavalier se trouve. De
la même manière, le portrait de M. Rochester n’est
pas extrêmement valorisant. Il est dressé au travers
du regard de la jeune femme qu’elle était, comme le
montrent les verbes de perception : « je le vis donc
distinctement » (l. 20-21) et « je discernai » (l. 23). Ce
portrait n’est pas celui d’un idéal masculin : les
termes choisis, comme « le teint brun, le visage
sévère et le front lourd » (l. 24-25) sont même plutôt
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 3
péjoratifs. Il s’agit là du portrait d’un homme mûr
comme le montre l’hypothèse de la jeune fille (« il
devait avoir dans les trente-cinq ans », l. 27) qui n’a
pas un charme irrésistible, mais de qui émane
cependant une grande virilité : « une largeur de poitrine considérable » (l. 23-24). Enfin, la rencontre
elle-même est plutôt orageuse. La narratrice rapporte leurs paroles échangées et l’on mesure la brutalité un peu cavalière de M. Rochester, qui refuse
l’aide que lui propose la jeune fille : « vous n’avez
qu’à vous tenir à l’écart » (l. 2). L’offre d’aide réitérée
ne donne lieu à guère de plus de considération,
comme le montre la réplique du jeune homme :
« merci, je vais m’arranger » (l. 17). Paradoxalement,
ici, la rencontre est presque un échec : les personnages ne sont pas attirés l’un par l’autre, la conversation entre eux tourne court, et l’amabilité de la
narratrice personnage se heurte à la brusquerie d’un
homme peu décidé à accepter son aide. La dernière
phrase du texte se termine cependant enfin sur un
échange de regards qui donne à entendre au lecteur
que cette rencontre ne restera pas sans lendemain.
Un portrait de jeune femme
Le choix d’un récit à la première personne nous permet d’entrer dans la conscience à la fois de la narratrice et de la jeune femme qu’elle était. La narratrice se
penche sur son passé, qu’elle éclaire de différentes
remarques, dans un exercice de lucidité. Elle dessine
par là-même un portrait de son moi d’époque. On la
découvre aimable et même courtoise, puisqu’elle s’inquiète pour le voyageur blessé et ne peut se décider à
passer son chemin – la narratrice souligne cette amabilité non sans un certain humour quand elle écrit : « je
ne pouvais pas me laisser chasser définitivement […] »
(l. 6-7). Le verbe « chasser », quoiqu’un peu inattendu,
correspond bien à la réalité des faits. On découvre
surtout l’extrême timidité, le caractère presque
farouche, de Jane Eyre jeune fille. La narratrice utilise
ainsi une hypothèse sur le passé pour montrer sa peur
des hommes et de l’amour : « s’il s’était agi d’un beau
gentilhomme aux airs héroïques, je n’aurais pas osé
rester ainsi à le questionner […] » (l. 28-29) L’emploi de
l’irréel du passé se retrouve un peu plus loin aux lignes
37 à 41 pour montrer le même trait de caractère. La
narratrice n’hésite pas à ironiser à son sujet : il s’agit
de montrer combien, par sa VIe solitaire et pleine
d’obstacles, la jeune fille qu’elle était n’a pas été préparée à rencontrer « la beauté, l’élégance, la bravoure,
le charme » (l. 32-33) – au point d’en avoir peur : « je les
eusse évitées comme on évite le feu, la foudre ou tout
autre objet lumineux » (l. 35-36). Les comparaisons, ici
plutôt décalées, prêtent évidement à sourire. Cependant, cette jeune fille si timide et sauvage, ne manque
pas de force de caractère : elle tient bon à l’inconnu
qui cherche à la renvoyer. L’expression « je restai à
mon poste » (l. 41) a ici des accents militaires assez
savoureux, et montre l’énergie et la détermination
d’une jeune fille peu sociable, mais animée malgré
tout d’un grand esprit de charité.
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Français 1re – Livre du professeur
PISTE COMPLÉMENTAIRE
Lecture d’image
La confrontation du texte de Charlotte Brontë et du
tableau de Caspar David Friedrich peut permettre
de réfléchir au Romantisme présent dans les deux
œuvres et à ses limites. La rencontre nocturne, le
cavalier inconnu et mystérieux au puissant ascendant sont des éléments constitutifs du texte de
Charlotte Brontë qu’on pourrait analyser comme
romantiques. De la même manière, l’atmosphère de
clair-obscur la forêt profonde et immense, le couple
en contemplation devant l’immensité de la nature
créent une ambiance romantique dans le tableau de
Friedric. Cependant, le texte de l’écrivain s’enracine
aussi profondément dans la réalité sociale de
l’époque victorienne : il s’agit d’un « roman de gouvernante », genre littéraire anglais à la mode, qui
évoque des femmes à la recherche de l’émancipation financière et d’une reconnaissance sociale.
PROLONGEMENTS
Charlotte, Emilie et Anne sont les trois sœurs Brontë.
Toutes les trois ont écrit très tôt des poèmes et des
romans, d’abord sous des pseudonymes masculins,
mais seul le roman de Charlotte, Jane Eyre, a eu un
succès immédiat. Cependant, Les Hauts de Hurlevent d’Emilie et Agnès Gray d’Anne ont fini par
conquérir le public et la notoriété.
Le roman gothique est à la mode à la fin du XVIIIe
siècle en Angleterre et au début du XIXe, en liaison
avec l’essor du Romantisme et d’une sentimentalité
macabre. Les femmes, et en particulier Ann Radcliffe, se sont illustrées dans ce genre : roman d’angoisse, mettant en scène des personnages typés (la
femme fatale, le bandit, le prêtre, le hors la loi), dans
des lieux bien précis (le château, une crypte, une prison…), et dans des situations de mystère et de suspense.
Vocabulaire – Exprimer des sentiments
p. 102 (ES/S et Techno) p. 104 (L/ES/S)
1. AMOUR… EN ACTION
Distinguer les nuances :
Familier : draguer, se toquer, craquer, flasher, en
pincer.
Soutenu : courtiser, badiner, marivauder.
Réécriture de La Princesse de Clèves !
Dès que le duc voit la princesse, il flashe sur elle.
Elle de son côté se toque de lui immédiatement. Il la
drague sous les yeux mêmes des courtisans.
2. EXPRESSION DES SENTIMENTS
L’amour parfait comble sous tous ses aspects
l’amant. – Le grand amour engage tout l’être par
opposition aux amourettes. – L’amour platonique
est une affection idéalisée, qui ne s’adresse qu’à
l’âme et ne suppose pas d’accomplissement physique. – L’amour illégitime se vit en dehors du
mariage. – L’amour matériel s’oppose à l’amour spirituel et se tourne d’abord vers les biens extérieurs.
3. DES REGARDS AUX SENTIMENTS
a. lorgner : regarder avec convoitise – contempler :
regarder avec admiration – scruter : regarder avec
une curiosité inquiète – toiser : regarder avec mépris
– dévisager : regarder avec une curiosité indiscrète
– aviser : regarder par hasard – mirer : regarder avec
avidité.
b. Le duc de Nemours contemple la personne de
Mme de Clèves. Le chevalier Des Grieux avise la
présence de Manon dans une cour d’auberge. Frédéric Moreau dévisage Mme Arnoux, Ariane toise
Solal au moment de sa déclaration.
4. AMOUR ET CULTURE
Le bovarysme désigne, par référence à l’héroïne de
Flaubert, la propension à fuir la réalité dans l’imagination. L’héroïne cherche en effet, dans ses lectures
romanesques et ses rêves de grandeur, le moyen de
fui la médiocrité qui l’entoure. – Le narcissisme fait
référence au mythe antique de Narcisse, ce beau
jeune homme qui s’était épris de sa propre image. Il
désigne couramment aujourd’hui l’amour de soi.
L’histoire la plus détaillée des aventures de Narcisse
se trouve dans le livre III des Métamorphoses
d’Ovide : Narcisse éconduit avec brutalité tous ses
soupirants : la nymphe Écho jette sur lui une malédiction qui fait qu’il s’éprend de sa propre image
dans une source. – Le sadisme désigne, par référence au marquis de Sade, une perversion dans
laquelle la personne n’éprouve du plaisir qu’au travers de la souffrance qu’elle impose à autrui. Le marquis de Sade (1714-1840) est un homme de lettres
français, qui laisse dans son œuvre une large part à
l’érotisme et la violence. Il a passé l’essentiel de sa
VIe en prison ou interné. – Le masochisme désigne
une autre perversion par laquelle une personne se
complaît dans la souffrance ou l’humiliation.
5. SYNONYMES DE L’AMOUR
La prédilection est l’affection marquée ou particulière que l’on porte à une personne, une forme de
préférence. – Le désir est un amour nuancé de sensualité. – La sympathie est un sentiment de simple
bienveillance. – Le penchant est un début d’amour
qui nous porte vers autrui. – L’adoration est un
amour quasi religieux. – L’engouement est un sen-
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1 – Le personnage de roman, du
timent impulsif qui nous pousse brutalement vers
autrui. – L’idolâtrie est un sentiment religieux qui fait
de l’autre une divinité.
6. AMOUR ET SEXISME
Les préjugés sexistes sont visibles sous tous ces
termes. L’expression garçon manqué suppose
qu’on aspire à ressembler aux hommes sans y parvenir. - Le sexe faible s’oppose au sexe fort et souligne la primauté physique et intellectuelle des
hommes. – Le beau sexe est une expression méliorative mais qui définit les femmes uniquement à partir de leur physique. – Le deuxième sexe suppose
qu’il y en a un premier. – La ménagère suppose que
la femme est vouée à l’économie domestique,
puisque le mot n’existe pas au masculin.
7. AMOUR ET CLICHÉS
Cette déclaration de Rodolphe est pleine de clichés
romantiques. « Je suis une force qui va » dit Hernani
à Dona Sol dans le drame romantique de Hugo qui
porte son nom. De la même manière, Rodolphe
reprend ici ce lieu commun de la fatalité en marche,
qui convient mieux à un banni malheureux, un
pauvre proscrit qu’à un gentilhomme de village : « je
ne sais quelle force […] ». Le clair de lune, et la nui
étoilée, la fenêtre de la bien-aimée constituent aussi
depuis Roméo et Juliette de Shakespeare et la
scène du balcon (« lève-toi, clair soleil, et tue cette
envieuse lune […] ») des topoï que l’on retrouve ici :
« le toit qui brillait sous la lune ». On peut deviner
aussi le motif du pèlerinage sentimental, vrai topos
romantique : « la nuit, toutes les nuits, j’arrivais
jusqu’ici […] »
8. MANIFESTATIONS PHYSIQUES
a. soupirer : fatigue, ennui, soulagement – lever les
yeux au ciel : agacement – se montrer nonchalant :
paresse, oisiveté, fatigue, épuisement.
se tenir droit : courage, dignité, détermination,
combativité – sautiller : amusement, désœuvrement, joie – siffloter : embarras, gaieté, allégresse.
rougir : gêne, embarras, confusion, plaisir, pudeur,
timidité – regarder à terre : consternation, honte,
désarroi, hypocrisie, duplicité – rentrer la tête dans
les épaules : peur, abasourdissement, embarras,
honte.
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 3
intérêt amoureux se voit aussi dans l’euphorie qui
accompagne son arrivée et qui touche les choses
plus modestes : « il aimait à se voir arriver dans la
cour ».
b. Ces jours-là, il avait du mal à se lever, attrapait la
première redingote venue. Il traînait pour seller son
cheval et empruntait les chemins de traverse. A son
arrivée, il hésitait à pousser la barrière, avançait en
traînant des pieds, et haïssait jusqu’au coq qui
chantait sur le mur.
EXPRESSION ÉCRITE
Sujet 1
Voici quelques clichés présents dans les exercices : amour comme force irrésistible, amour/adoration, amour et nature sous un ciel étoilé (exercice
7), amour qui embellit chaque instant et les éléments
les plus dérisoires (exercice 9).
Sujet 2
Pistes possibles : le contraste de sentiments entre
les deux personnages. Lui : contempler (admiration
désir..). Elle : dévisager puis toiser (indifférence,
mépris, ironie…).
BIBLIOGRAPHIE
Quelques figures d’artistes dans la littérature du XIXe siècle • HONORÉ DE BALZAC, Le Chef-d’œuvre inconnu
et La Cousine Bette.
• ÉMILE ZOLA, L’Œuvre
Autour du thème de la séquence
« Leurs yeux se rencontrèrent », les plus belles
premières rencontres de la littérature : anthologie de textes
• ÉMILIE BRONTË, Les Hauts de Hurlevent
• GUSTAVE FLAUBERT, Les Mémoires d’un fou
• MADAME DE LA FAYETTE, La Princesse de
Montpensier
Lecture critique
• JEAN ROUSSET, Leurs yeux se rencontrèrent,
Éditions José Corti : référence datée, mais
obligée !
9. MANIFESTATIONS PHYSIQUES ET
PSYCHOLOGIQUES
a. L’intérêt de Charles pour Emma se manifeste au
travers de son empressement pour rejoindre la
ferme (« il se levait de bonne heure, partait au galop
[…] »), du soin avec lequel il se prépare pour la voir,
de sa coquetterie même (« il descendait pour s’essuyer les pieds […] et passer ses gants noirs »). Cet
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Français 1re – Livre du professeur
Séquence 4
Les scènes de repas dans les romans du XVIe au XXe siècle : une mise en
scène des personnages
p. 103 (ES/S et Techno)
p. 105 (L/ES/S)
Problématique : Pourquoi les auteurs choisissent-ils d’insérer des scènes de repas dans leur roman ?
Quel en est l’intérêt pour le lecteur ? Que nous apprennent les scènes de repas sur les personnages
et la société ?
Éclairages : il s’agit de montrer, à travers ces exemples de repas romanesques, comment l’auteur, sans
se livrer à une analyse théorique, nous montre concrètement le caractère de ses personnages et l’idée
qu’ils se font de la société qui est la leur.
Texte 1 – François Rabelais, Gargantua (1534)
p. 104 (ES/S et Techno) p. 106 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX
– Retrouver à travers ce texte quelques grandes
lignes de l’Humanisme.
– Repérer les procédés comiques mis en œuvre par
Rabelais.
LECTURE ANALYTIQUE
Une présentation comique des personnages
Le mode de VIe des personnages est d’abord fondé
sur l’excès. On tue trois cent soixante-sept mille quatorze bœufs gras (l. 7) ! Gargamelle mange seize
muids, deux baquets et six pots de ces tripes. N’oublions pas que les deux membres de ce couple hôte
sont des géants L’exagération des chiffres provoque
le rire. Gargamelle n’est pas raisonnable, si bien que
« le fondement » lui échappa, ce qui souligne à quel
point elle ne se contrôle plus. Cette malédiction, le
narrateur en menace directement le lecteur s’il ne croit
pas à cette histoire (l. 1-2). Ce rapprochement entre
les deux fondements situe délibérément le texte dans
le domaine de la fantaisie comique, le premier fondement appelant le second, dans une démarche analogique qui ancre l’histoire dans la seule logique du
texte. Ce contraste entre le réalisme le plus trivial et
cette fantaisie langagière qui suit son propre chemin,
s’apparente à l’écriture du conte. De même, l’explication donnée par le narrateur sur la provenance des
tripes prend l’allure d’une comptine enfantine (l. 4 à
6) ; ces phrases courtes qui se terminent par un mot
qui devient le premier de la phrase suivante, insufflent
un rythme sautillant à cette évocation du « gras ». Le
nom des personnages ne manque pas non plus de
fantaisie. Par métonymie, Grandgousier est réduit à un
grand gosier, ce qui ne laisse aucun doute sur ses
grandes qualités de buveur ; Gargamelle signe par son
nom, et par métonymie également, son infinie gourmandise. Et Gargantua, qui va naître à la suite de cette
ingestion et indigestion de tripes est la transcription
de l’admiration de son père au vu de son appétit, dès
les premiers instants de la VIe ; que grand tu as (le
gosier, évidemment, en bon fils de son père). On sait
que les premiers mots prononcés par le nourrisson
seront « à boire ! », dès sa sortie du ventre maternel. Cet art de vivre, fondé sur la jouissance des fonctions naturelles est teinté d’un discret anticléricalisme
comique. La prière du début du repas, le « bénédicité »
(l. 9) est associée aux salaisons qu’on y mange ; on
rend grâce à Dieu de l’abondance des mets, ce qui
n’est guère orthodoxe. De plus, cette prière a pour
fonction de « se mieux mettre à boire » (l. 9), ce qui frise
le blasphème. Si on met de l’eau dans son vin, on le
« baptise » (l. 48) ; mais c’est préférable sans, comme le
dit le convive suivant. L’un des convives jure par
« Saint Quenet » (l. 57), un saint imaginaire dont le nom
n’est guère sérieux et a une consonance paillarde. De
plus il invoque « le ventre » (l. 57) dudit saint, ce qui
n’est guère respectueux. Les références à la « mule du
pape » (l. 58), au « livre d’Heures » (l. 59) et au « bon
père supérieur » (l. 59) sont associées à la boisson (« je
ne bois qu’à » répété deux fois aux lignes 58 et 59) à
laquelle s’adonnent des moines dévergondés (topos
qu’on retrouvera chez La Fontaine dans ses Contes et
dans les nouvelles des philosophes des Lumières,
ainsi que dans les romans libertins du XVIIIe siècle). Les
joyeux convives jouent sur la polysémie du mot
« heures ». La mule du pape appelle le livre d’Heures et
ce missel, le père supérieur, dans une démarche analogique que nous avons déjà repérée plus avant. Enfin,
on retrouve l’ambiance des fêtes flamandes, comme
dans un tableau de Breughel, Van Ostade ou David
Téniers (l. 43-44). La vue et l’ouïe sont convoquées
dans une série de métaphores verbales (« circuler »,
« trotter », « voler », « tinter ») qui personnifient les bouteilles, les « jambons », les « gobelets » et les « brocs »
(l. 43-44). Le toucher et l’odorat ne sont sans doute
pas en reste, ce qui met à la fête les cinq sens. Le
dernier échange des convives anonymes, sous forme
d’impératifs, nous plonge dans le brouhaha des voix,
comme si nous-mêmes, lecteurs, étions ivres,
puisqu’on y parle que de boire. Ainsi cette page se
moque des convenances raisonnables dans une
débauche d’excès en tous genres. Elle place l’homme
et ses fonctions naturelles au centre de la fête, une
fête justifiée puisqu’il s’agit, dans une démarche écologique avant l’heure, de ne rien jeter.
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1 – Le personnage de roman, du
Montrer l’homme tel qu’il est
C’est d’abord et avant tout un corps qui mange ; on
relève cinq occurrences du verbe « manger » et les
variantes créent un champ lexical du « manger trop »
qui ne laisse aucun doute à ce sujet : « avait mangé
trop » (l. 4), « on les engloutirait » (l. 13-14), « y aille à
pleines écuelles » (l. 26-27). La nourriture ne se
conçoit pas sans boisson (l. 9, 22, 43, 44, 57, 58,
59) ; le vin clairet (l. 51) coule à flots. Et même on
mange pour boire comme nous le montre l’expression du but ligne 9. Manger des tripes a une cause
que Grandgousier signale dans un aphorisme plein
de bon sens : « il a une grande envie de manger de la
merde celui qui en mange le sac » (l. 32 à 35), et le
narrateur lui-même ajoute, en en soulignant la
conséquence : « Oh quelle belle matière fécale devait
fermenter en elle » (l. 38-39) ; ce détail réaliste, à propos d’une jeune femme enceinte, s’éloigne fort
d’une représentation idéale du corps féminin telle
que la poésie élégiaque pouvait en proposer. Il s’agit
ici de dire la réalité triviale du corps. Que mange-ton ? Des tripes (met peu raffiné !), mais des tripes
« copieuses », et « si savoureuses », « que chacun
s’en léchait les doigts » (l.10-11), dont le narrateur
souligne à plusieurs reprises qu’elles sont « grasses »
(l. 4, 5, 6). La quantité n’est donc pas ennemie de la
qualité ! Pas de mets raffinés donc mais une nourriture qui tient au corps et qu’on ne peut manger que
si on a un solide appétit. Qui mange ? Grandgousier
et Gargamelle, enceinte de Gargantua, et ces deux
seigneurs convient « tous les villageois » (l. 16) des
villages alentour, dans une joyeuse mixité sociale.
On partage, à la cour de Grandgousier, et la raison
en est qu’on ne veut pas perdre la nourriture, la
gâcher (l. 11-12) ; foin des raisons morales ! La bienveillance est utilitaire. Ces convives sont d’abord
« bons buveurs », puis « bons compagnons », et enfin
« fameux joueurs de quilles » (l. 21 à 23) ; c’est parce
qu’ils sont bons buveurs qu’ils sont bons compagnons et qu’ainsi ils jouent bien aux quilles. La boisson est donc à l’origine de la convivialité.
GRAMMAIRE
Le nom qui termine la phrase devient le premier de
la suivante et ainsi de suite. On a là une progression
linéaire, procédé propre à la comptine enfantine, de
fil en aiguille ; ce qui renforce l’aspect ludique de
cette page.
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 4
Texte écho – San Antonio, La Rate au courtbouillon (1965)
p. 106 (ES/S et Techno) p. 108 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX
– Montrer la filiation entre Frédéric Dard et Rabelais.
– Cerner les rapports qu’entretient un narrateur
avec ses personnages.
– Voir comment le repas révèle la personnalité de
chacun.
LECTURE ANALYTIQUE
Dans cette page, nous avons un narrateur omniprésent (le commissaire San Antonio lui-même) qui
dresse le portrait en action de son subordonné,
l’inspecteur Bérurier, lors d’un déjeuner mondain.
L’apparition d’un personnage hors du commun
Le portrait de Bérurier
Nous apprenons d’abord de lui qu’il aime le vin. Son
déguisement craque parce qu’il a trop bu et qu’il
veut boire encore (l. 5). Dans le roman, cette première apparition caractérise fortement le personnage. Il est « beurré à bloc » (l. 13) dit le narrateur. Le
Gravos ne fait pas les choses à moitié. Il n’a pas le
sens des convenances, en état d’ébriété ; il hèle le
serveur d’un « loufiat » (l. 5) argotique, il le tutoie et
emploie une expression très familière : « File-moi
encore un gorgeon de Saint-Emilion » (l. 5). De plus il
s’adresse aux convives d’une façon inconvenante : « Mande pardon, mes rois, mes reines » (l. 16).
De plus sa référence aux « vouatères » (l. 17), comme
lieu de détente manque de la plus élémentaire civilité devant les Grands de ce monde (le mot « vouatère » écrit ainsi fait penser à Queneau). Bérurier
manie la langue à sa manière, une langue que l’alcool n’arrange pas. On remarquera l’incorrection de
la phrase : « mais si qu’on se détendait pas en
vacances […] où qu’on pourrait le faire ? » (l. 16-17),
avec l’introduction de que intempestifs et l’absence
de la première partie de la négation. Les expressions
familières, voire vulgaires, comme « c’est ma fête »
(l. 5), ponctuent son langage. Le portrait qu’en
dresse le narrateur porte sur sa saleté et son laisseraller : « le jaune d’œuf sur la cravate », « les chaussettes trouées », « la barbe mal rasée », et « les imperfections de l’imparfait du subjonctif » cette dernière
remarque faussant l’énumération qui précède
(l. 24-25) en vue d’un effet comique. Enfin, si nous
considérons les surnoms que lui attribue le narrateur
(« M. Mahousse », l. 7 ; « le Gravos », l. 9 ; « le Mastar »,
l. 13 ; « Sa Majesté », l. 29 avec une majuscule) on
s’aperçoit qu’il s’agit de connoter l’excessif, le surdimensionné. Bérurier est au-delà des normes habituelles, d’où la tendresse que le narrateur ne peut
pas s’empêcher d’exprimer, avec l’emploi du déterminant possessif : « Mon Béru » (l. 11).
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Français 1re – Livre du professeur
Bérurier et le repas mondain
Tout commence parfaitement bien dans la première
phrase de notre extrait (narration appliquée, langue
correcte). Dès la seconde phrase, le verbe modalisateur « atteignons » (l. 3) connote tout de même
l’ennui, inhérent à ce genre de repas. Dans ce
contexte, les paroles de Bérurier rapportées au discours direct vont faire contraste ! Ce repas mondain
qui commence par cette description réaliste se
détraque vite avec le nom des personnages : la voisine du commissaire s’appelle Gloria Victis (gloire
aux vaincus), expression latine dont on voit mal une
personne la porter en guise de patronyme. Le professeur, logiquement, s’appelle E. Prouvette (le nom
connote, par métonymie, la fonction). L’armateur
Okapis fait penser au célèbre armateur grec Aristote
Onassis (qui fut l’ami de Maria Callas et le mari de
Jackie Kennedy), mais aussi au Palais du Sultan à
Istanbul : Topkapi. Bref, il s’agit d’évoquer un exotisme luxueux. Dard donne aussi une allure irlandaise au nom du cuisinier O’Liver, lequel cuisinier
rappelle une célébrité de l’époque : Raymond Oliver,
chef du Grand Véfour à Paris qui donnait des cours
de cuisine très populaires à la télévision en compagnie de la speakerine Catherine Langeais.
L’inspiration rabelaisienne
D’abord la narration est conduite à la première personne du singulier : le commissaire dit « je ». De plus,
il s’adresse directement à son lecteur (« vous l’aurez
sans doute déjà deviné », l. 6), instaurant ainsi une
complicité, mais sans ménagement et avec une
forte dose de raillerie (« car vous êtes beaucoup
moins bêtes que vous en avez l’air », l. 7), la première
partie de la réflexion atténuant à peine la férocité de
la seconde. Nous observons également que le style
de la narration s’adapte au contexte : avant l’intervention de Bérurier, le niveau de langue est soutenu,
non sans une certaine banalité (l. 1 à 2). Le passage
du « héler le garçon » (l. 4), au « – Hé, le loufiat ! » (l. 5),
est rude. La langue du narrateur s’adapte alors à
son modèle : « trogne » (l. 8), « cette fois y a pas d’erreur » (l. 9) ; un niveau de langue familier, voire argotique (« clape de la menteuse », l. 18-19) l’emporte,
comme si la présence de l’ami Bérurier décoinçait le
côté pincé du déjeuner. C’est un narrateur aussi qui
explique à son lecteur ce qu’il n’est pas censé
savoir ; ainsi, il précise que M. Mahousse est « l’adjoint du professeur E. Prouvette » (l. 8). Le côté
contre-espionnage de l’histoire est tourné en dérision quand, laissant échapper le nom de son subordonné (« Béru », l. 11), il doit inventer un contre-feu à
l’usage de Gloria Victis. Il se livre alors à une parodie
d’article très sérieux de dictionnaire étymologique ; définition, puis origine du mot et sa postérité.
(forcément scatologique ; la soupe sur le pantalon, et
le pipi au lit). Ce narrateur est également un inventeur de mots ; ici, nous avons le verbe « virguler »
(l. 12) qui évoque, de façon très imagée, les gestes
désordonnés du pauvre professeur, dépassé sou-
dain par l’intervention de son soi-disant collaborateur. En fait, le narrateur use d’un langage soutenu,
voire littéraire (« celer », l. 9) qui est dynamité par un
langage familier et oral (« cette fois, y a pas d’erreur ; le Gravos ne peut plus celer son incognito »,
l. 9-10), dans une finalité comique. Ce procédé qui
consiste à rapprocher étroitement les extrêmes est
l’un des plus employés par Frédéric Dard. La mécanique s’emballe jusqu’à l’absurde avec la recette du
soufflé à la banane (qu’il est déconseillé d’essayer).
Tout d’abord, le narrateur joue sur la polysémie du
mot régime (le régime de bananes, certes, mais
aussi le régime que l’on suit pour maigrir) ; cette
recette est fort peu diététique ! Par un procédé d’inversion, la recette utilise ce qu’on jette d’habitude (la
peau de bananes). Elle mélange aussi des ingrédients qu’on n’associe pas d’ordinaire ; des fruits
avec du poivre, et des aliments avec un livre, fût-il
de Claude Farrère ! La recette s’emballe jusqu’à l’absurde avec le filtrage de la préparation « afin d’évacuer les points d’exclamation et les fautes d’impression » (l. 38-39). Frédéric Dard a dû garder un mauvais souvenir des lectures de son enfance, le romancier-navigateur Claude Farrère, ami et émule de
Pierre Loti, ayant été célèbre au début du XXe siècle.
Enfin la touche finale, l’essence en place de l’alcool,
fait du soufflé une véritable bombe (glacée ?) incendiaire.
Synthèse
L’influence rabelaisienne se repère d’abord dans la
formation des noms propres où le nom évoque un
trait du caractère ou une caractéristique de la personne. Frédéric Dard, comme Rabelais, pratique
l’adresse directe au lecteur, faite pour le bousculer
en le prenant à partie. Le narrateur varie les niveaux
de langue, du style soutenu au plus populaire. La
place de la nourriture est la même et la boisson
omniprésente. Tous deux forment des néologismes.
Enfin, on retrouve l’énormité des proportions ; Bérurier (surnommé « M. Mahousse », « le Mastar » par le
commissaire) a quelque chose d’un ogre géant et un
régime de bananes tout entier est nécessaire dans
cette recette pour quatre personnes.
VOCABULAIRE
L’argot est à l’origine une langue secrète (dans les
bagnes, chez les truands par exemple) ou de connivence dans certains milieux (marine, etc.). Mais on
appelle communément « argot » ou « langue verte » la
partie la plus vulgaire du lexique populaire, connue
en fait et comprise, sinon parlée, dans toutes les
couches sociales (Henri Bonnard). L’insolite y reste
le trait commun. Quelques mots d’argot dans le
texte : loufiat (l. 5) qui signifie garçon de café (et dans
l’argot de la marine, lieutenant de vaisseau). Viendrait peut-être du néerlandais « loffe », qui signifie
niais, nigaud, dérivé d’une onomatopée évoquant le
souffle du vent (par extension imagée, la niaiserie).
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1 – Le personnage de roman, du
Le verbe « filer » (l. 5) a, dans la langue argotique, le
sens de « donner », « refiler ». « Gorgeon » (l. 5) est un
petit coup à boire, dérivé de « gorge », par où le
liquide coule. On peut prendre un gorgeon avec un
« godet » (l. 18) (dont l’origine est obscure, peut-être
du néerlandais « codde » : morceau de bois en forme
de cylindre). Un godet est un petit vase à boire sans
pied ni anse. Par extension et populaire ; verre. Pour
nommer son héros, le commissaire parle de
« Mahousse » (l. 7) et de « Mastard » (l. 13), deux mots
qui signifient « grand », « gros », « imposant ». Les
autres mots sont formés à partir de métaphores : « virguler » (l. 12), « beurré » (l. 13), « téléphoner » (l. 18),
comme l’expression « partir en brioche » (l. 10).
LECTURE D’IMAGE
Le cadre du tableau est dessiné sur la toile ellemême, mais un cadre transparent qui, certes,
marque la frontière entre le spectateur et les personnages représentés, mais en même temps rend cette
frontière poreuse. Nous ne participons pas au repas,
mais nous occupons donc, soit la position du spectateur hors-champ, soit d’un des serveurs derrière le
dos des convives. L’arrière-plan est occulté en
grande partie par ce qui paraît être une toile de
tente, derrière laquelle apparaissent, en ombre
chinoise, les serviteurs. Nous sommes sans doute
au dessert car des fruits sont dressés sur la table.
Les femmes chapeautées et les hommes en costume-cravate montrent qu’il s’agit d’un déjeuner
mondain. Les conversations sont vraisemblablement feutrées, les femmes parlent à leur voisin ou
l’écoute. Pas trace de M. Mahousse ici. On notera
les nombreuses symétries, symboliques de l’apparence guindée de ce dîner. Ce tableau pourrait illustrer le début de notre extrait, quand le style du narrateur est encore soutenu et que la mécanique mondaine n’a pas encore été détraquée. Le commissaire
San Antonio pourrait être l’homme qui nous fait face,
dans l’axe médian du tableau ; beau, sportif, il parle
à une femme visiblement conquise.
Texte 2 – Gustave Flaubert, Madame Bovary
(1857)
p. 108 (ES/S et Techno) p. 110 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX
– Montrer comment Flaubert, à partir de la
description de la table d’un dîner de gala, parvient à
dégager la personnalité de son personnage et ses
caractéristiques psychologiques.
– Repérer la présence du narrateur dans cet extrait.
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 4
LECTURE ANALYTIQUE
Extrait du chapitre VIII de la première partie, cette
page nous fait assister au dîner donné avant le
bal. Invités par le marquis d’Andervilliers, noble propriétaire terrien, Charles et Emma se rendent à cette
soirée qui va fort ennuyer le mari mais émerveiller la
jeune femme. Cette scène fait pendant à celle des
noces aux Bertaux. Cette soirée mondaine fera
figure d’événement extraordinaire dans la VIe monotone de la jeune épouse.
Une description qui révèle le personnage
principal
L’ordre dans lequel Emma éprouve des sensations
en pénétrant dans la salle à manger, est particulièrement révélateur et permet d’affiner la perception que
nous avons eue, jusqu’à présent, du personnage.
D’abord, elle est « enveloppée par un air chaud »
(l. 4), cet air chaud qui entre en contact avec sa
peau. Le premier sens concerné est donc le toucher
qui souligne la sensualité exacerbée de la jeune
femme. C’est ensuite l’odorat qui prend immédiatement le relais, grâce au « parfum des fleurs et du
beau linge » (l. 4-5), suivi « du fumet des viandes et
de l’odeur des truffes » (l. 5) ; dans un subtil dégradé,
on passe du parfum (affirmé) à l’odeur (plus neutre)
des truffes ; l’impressionne donc, ce qui est d’abord
évident. D’autre part les fleurs et les gens (métonymiquement présents grâce à leur « beau linge »),
l’intéressent plus que la nourriture qui vient en
second. La vue prend le relais ; ce qui est d’abord vu,
ce sont « les bougies » (l. 5) et « les cristaux à
facettes » (l. 6-7), c’est-à-dire ce qui brille et les
reflets obtenus ; les bougies allongent des « flammes
sur les cloches d’argent » (l. 6) et les cristaux se renvoient « des rayons pâles » (l. 7). À la simple évocation de la lumière s’ajoute l’idée d’un éblouissement
entre soleil (flamme sur l’argent des cloches) et lune
(buée mate, rayons pâles). Après l’éblouissement,
Emma perçoit l’espace comme immense ; en effet,
les bouquets sont en ligne tout le long de la table
(elle voit après avoir senti), et les assiettes sont « à
large bordure » (l. 8-9). Mais ce qui frappe, c’est la
perception quasi géométrique de l’espace qu’elle
a ; on repère ce champ lexical de la géométrie
(« ligne, longueur, large, deux plis, forme ovale » l. 8 à
10) – ordre et grandeur donc, ce qui connote le luxe,
l‘autre monde, celui des aristocrates. En dernier,
Emma voit les mets sur la table (table dressée à l’ancienne, comme sous l’Ancien Régime, où tous les
plats étaient présents dès le début du repas. Son
attention se focalise d’abord sur les « pattes rouges
des homards » (l. 10-11) – la couleur qui attire le
regard et le luxe du mets. On remarque l’idée
d’abondance avec le fait que ces pattes « dépassaient les plats » (l. 11) ; de la même manière les fruits
sont « gros » et ils s’étagent sur la mousse (l. 11-12).
Le luxe pour Emma passe visiblement par la profusion. Nous ne connaissons pas la couleur de ces
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Français 1re – Livre du professeur
fruits, mais nous pouvons l’imaginer avec la référence qui est faite ligne 34-35 aux « grenades » et à
« l’ananas ». On retrouve l’étonnement avec les
« cailles » qui ont « leurs plumes » (l. 12). Par le biais
de la focalisation interne, le narrateur nous fait partager la sensualité d’Emma, son émerveillement à
bon compte devant une abondance dont elle n’est
pas coutumière et qui l’impressionne, si bien qu’on
a l’impression qu’elle en oublie de manger ; en effet,
il faut attendre la fin du passage pour voir apparaître
le goût avec le « Champagne à la glace » (l. 33) qui
met « le froid dans sa bouche » (l. 34). Comme si
cette sensation forte la réveillait soudain et dissipait
les fumées (« buée mate », l. 7 ; « des fumées montaient », l. 12) qui embuaient son esprit.
Visions d’un personnage romanesque
D’autres personnages sont décrits à table : remarquons d’abord qu’ils sont majoritairement anonymes ; on nous parle d’hommes (l. 1) et de dames
(l. 2, 18, 36). Sont cités également le marquis et la
marquise, non pas par leur nom mais leur titre. Plus
remarquable encore, le silence de la jeune femme.
Pas un mot n’est échangé, elle semble ne rien
entendre. Le narrateur nous la montre passant directement de la vision de la table servie à celle du
maître d’hôtel, qui suit ironiquement, dans la même
phrase la vision des cailles avec leurs plumes. Emma
est impressionnée par le décorum, ce que montre
bien cette focalisation non pas sur les invités mais
sur le service effectué par le maître d’hôtel. Elle est
épatée par l’adresse de cet homme qui « faisait […]
sauter pour vous le morceau qu’on choisissait »
(l. 15). Ce vous implique le lecteur et donne l’impression qu’Emma nous raconte la scène à posteriori,
tout encore à son émerveillement. Le visage, le physique de cet homme nous resteront inconnus ; seul
son costume retient l’attention (« en bas de soie, en
culotte courte, en cravate blanche, en jabot » (l. 13),
et sa mine (« grave comme un juge », l. 13-14) où on
peut déceler la trace de l’ironie du narrateur qui souligne ainsi le contraste entre l’accoutrement désuet
d’un domestique et la mine d’un personnage important et sérieux (le juge – mais le maître d’hôtel ne
juge-t-il pas les manières des convives qu’il sert ? Et
Emma se sent-elle jugée ?) Ainsi la focalisation
interne se trouve-t-elle brouillée par l’ironie discrète
du narrateur. De la même manière, qui voit la statue
de femme drapée jusqu’au menton qui regarde,
immobile la salle pleine de monde ? Est-ce le regard
d’Emma qui se pose un moment sur quelque chose
de stable, ou bien le narrateur qui figure ainsi une
figure du destin à demi masquée qui veille, en attendant son heure, sur cette assemblée ? Même ambiguïté entre point de vue interne et externe d’Emma
au 3e paragraphe (l. 18-19). Emma sait-elle ce que
signifie cet usage ? ou bien s’étonne-t-elle de ce que
certaines dames indiquent ainsi leur désir de boire
du vin ? Le narrateur semble percevoir extérieurement, comme un convive assis à la même table et
intéressé par la jeune femme, le regard et la réaction
d’Emma mais s’abstient d’en donner l’explication.
Enfin, le portrait du duc. La description qui en est
faite semble d’abord objective et en focalisation
externe ; il est « au haut bout de la table », il est « seul
parmi toutes ces femmes », il est « courbé sur son
assiette » (l. 20-21). On semble s’en approcher
comme dans un travelling avant jusqu’à voir sa serviette et les gouttes de sauce qui tombent de sa
bouche (l. 22). À mesure qu’on se rapproche, on
passe de l’« enfant », au « vieillard » et enfin au
vieillard sénile qui ne sait plus manger proprement.
Suit une sorte de notice du narrateur ; portrait physique du visage esquissé (les yeux, les cheveux, qui
trahissent la décrépitude et l’homme démodé d’un
monde passé). Le narrateur dans une courte analepse retrace les faits d’armes du duc ; homme de
cour, chasseur et amant remarquable, et surtout
personnage romanesque (« débauches, duels, paris,
femmes enlevées, fortune dévorée », l. 27-28) ; tous
les ingrédients sont réunis pour en faire un personnage fascinant pour Emma ; d’ailleurs, elle le trouve
« extraordinaire et auguste » (l. 31-32), ce qui
démontre qu’elle connaît l’histoire du duc ou qu’elle
l’a demandée à une convive voisine. Le contraste
n’en est que plus fort entre cette vision romanesque
et une description toujours au plus près du corps du
duc que seul le narrateur peut faire ; il ne parle plus,
il bégaye en montrant du doigt ce qu’il désire manger. Enfin Emma ne retient que l’homme de cour et
l’amant de la reine Marie-Antoinette (l. 32). En mêlant
les diverses focalisations, le narrateur montre, en
fait, qu’Emma ne voit pas la réalité (« le sucre en
poudre même lui parut plus blanc, plus fin qu’ailleurs », l. 35), comme elle ne voit pas les autres
convives. Elle rêve une réalité que le narrateur, ironiquement, corrige dans le sens du réalisme.
Synthèse
Le narrateur nous fait voir la salle à manger par les
yeux d’Emma, du moins ce qui frappe le regard
d’Emma qui est sélectif : le choix des objets ou plats
sélectionnés nous montrent ainsi par quoi Emma est
intéressée. La sensualité d’Emma est d’emblée mise
en lumière par la sensation de chaleur qu’elle ressent
et les parfums qu’elle hume dans la pièce. Son
regard est frappé ensuite par ce qui brille comme
celui de quelqu’un qui n’est guère habitué à ce
monde et qui se laisse facilement attraper. Ce qui
est frappant et montre le manque de recul critique
d’Emma, c’est la faculté qu’a son regard de s’attarder sur des détails de la table, dans lesquels elle doit
s’absorber, sans parvenir à avoir une vision d’ensemble de la pièce. Enfin, en dissociant à la fin de
l’extrait le regard du narrateur de celui d’Emma,
Flaubert nous montre à quel point elle ne voit pas la
réalité mais l’image qu’elle s’en fait.
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1 – Le personnage de roman, du
GRAMMAIRE
Nous allons du général au particulier, d’une vision
d’ensemble au plus petit détail, selon une progression à thème éclaté. La vision d’ensemble de la salle
est donnée par les parfums (fleurs, beau linge,
viandes, truffes). Puis le regard est attiré par ce qui
brille au-dessus de la table (bougies, candélabres,
cristaux). Puis près des candélabres, les bouquets
en ligne qui forment un chemin de table, les assiettes,
les serviettes et les petits pains lovés dans ces serviettes. C’est comme si Emma s’approchait, s’asseyait et regardait ce qu’elle avait devant elle. Puis
son regard repart vers la table, au-delà de son
assiette ; les homards, les gros fruits, les cailles, le
maître d’hôtel qu’elle suit du regard, ce qui l’amène
à fixer la statue sur le grand poêle. Ensuite, elle
revient à la table (les gants dans les verres) puis son
regard se pose sur le duc. On a donc une sorte de
va-et-vient ; d’un plan large on passe progressivement à un plan rapproché ; puis de nouveau on
s’éloigne, pour revenir en plan rapproché sur le
vénérable duc…Flaubert utilise un procédé dont le
cinéma se servira en caméra subjective.
LECTURE D’IMAGE
Au premier plan, à droite, on observe le cercle des
femmes, assises avec quelques hommes ; quelques
taches colorées sont mises en relief (du rouge, du
bleu). Au second plan, vers la gauche et au centre,
un second cercle enveloppe le premier et regroupe
une majorité d’hommes debout, en costumes
sombres et une assiette à la main en train de dîner.
Enfin, dans le fond, dans une autre partie de l’immense pièce au plafond très haut, on devine une
masse indistincte de visages sous des lustres brillamment éclairés. Les tons sont chauds, dorés.
La manière du peintre, avec sa touche large et
épaisse, évoque le regard d’Emma ; l’indistinction
des silhouettes peut traduire l’émerveillement de la
jeune femme. La sensation de profusion noie le
spectateur dans une ambiance dorée, chaude, sensuelle, onirique.
Texte 3 – Émile Zola, L’Assommoir (1877)
p. 110 (ES/S et Techno) p. 112 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX
– Montrer les caractéristiques d’un repas de fête
populaire.
– Repérer comment Zola décrit tout en faisant
parler ses personnages.
– Relever dans cette scène les éléments qui
annoncent la suite de l’histoire.
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 4
LECTURE ANALYTIQUE
Situation du passage
Nous proposons ici un extrait du chapitre VII qui
trace le passage de la première à la seconde partie
du roman. En effet, nous voyons Gervaise au faîte de
sa réussite sociale ; le jour de son anniversaire, elle
peut inviter quatorze personnes à un repas de fête,
dans les traditions. Nous pouvons aussi repérer les
éléments qui vont entraîner la perte de Gervaise
dans les chapitres suivants. Le thème dominant de
ce passage est la nourriture que l’on pourra étudier
sous trois angles.
Le portrait de Gervaise et de ses invités
Manger à s’en rendre malade
Rien dans cet extrait n’a rapport avec le plaisir raffiné de manger. Nous sommes dans l’excès, un
excès orgiaque, monstrueux. Dès la ligne 2, le narrateur nous parle d’une « indigestion », une « indigestion que l’on « se colle » curieusement « sur la
conscience » ! Nous sommes bien dans la transgression ; le repas de fête transgresse l’ordre ordinaire.
Repérons les synonymes de « manger » : Goujet
« s’emplissait trop » (l. 6). Le père Bru « avalait tout »
(l. 11), « abêti de tant bâfrer » (l. 11). Les Lorilleux « en
prenaient pour trois jours » (l. 13), « auraient englouti
le plat » (l. 13). Copeau « bouffe » (l. 25) et il
« s’enfonc(e) un pilon entier dans la bouche » (l. 26).
On s’en « fourr(e) jusqu’aux oreilles » (l. 31). Bref,
nous sommes dans la démesure et la vulgarité (deux
champs lexicaux qui se recoupent). Ces excès
appellent le champ lexical de la maladie ; « indigestion » (l. 2), Virginie est restée une fois « quinze jours
au lit, le ventre enflé » (l. 21). Les « bedons se
glonfl(ent) » (l. 31). Manger, quoi qu’en dise Coupeau
sur les vertus de l’oie (l. 23-24) rend malade. Et l’on
finit par « crever » (l. 34) de prospérité certes, mais on
crève tout de même. Résultat : « les femmes étaient
grosses » et « ils pétaient dans leur peau » (l. 32). Les
convives autour de la table ne sont plus que des
bouches qui avalent, des ventres et des derrières, ils
sont réduits à la fonction digestive, comme des
organismes primitifs. L’indigestion a envahi leur
conscience si bien qu’ils perdent toute expressivité : « la bouche ouverte, le menton barbouillé de
graisse » (l. 33) comme des idiots. Enfin, par un raccourci saisissant, leurs visages ressemblent à des
derrières (l. 33-34), accentuant encore, s’il était possible, cette réduction à la seule fonction digestive.
Le portrait de Gervaise
Ce passage insiste sur quelques caractéristiques de
Gervaise ; elle est « gloutonne comme une chatte »
(l. 5-6). Sa gloutonnerie se traduit par la quantité de
nourriture qu’elle absorbe comme les autres ; elle
mange (le narrateur dit qu’elle « mange », elle,
contrairement aux autres dont on a vu qu’ils « avalaient », « engloutissaient », etc.) de « gros morceaux
de blanc » (l. 3-4). Mais c’est surtout la façon dont
elle mange qui intéresse le narrateur ; elle est « glou-
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tonne » (l. 5) comme on vient de le voir, mais elle est
aussi gourmande (l. 7) ; deux fois (l. 4 et 7), on nous
dit qu’elle ne parle pas, « de peur d’en perdre une
bouchée » (l. 4). Toutefois, elle réfrène sa gourmandise au profit d’un plus malheureux qu’elle, le père
Bru ; elle se dérange pour « soigner le père Bru » (l. 8),
et elle a un comportement maternel et animal en
« s’enlev(ant) un bout d’aile de la bouche » (l. 10)
pour un malheureux dont l’estomac devient un
« gésier » (l. 12) sous la plume de Zola. On parle de
gésier à propos de la volaille et c’est comme s’il était
fait référence à une sorte de cannibalisme animal,
une poule en dévorant une autre. Elle donne
« quelque chose de délicat » (l. 9) à quelqu’un qui
« ne sembl(e) pas connaisseur » (l. 11), ce qui montre
son désintéressement ; elle est « gentille et bonne »
(l. 7) et ne cherche pas les remerciements. Enfin elle
est gloutonne « comme une chatte » (l. 6) et la silhouette brossée par le narrateur ; « énorme, tassée
sur les coudes » (l. 3) peut suggérer l’animal, tous
poils dressés, les pattes repliées sous le ventre, en
train de manger en défendant sa pitance. Mais la
comparaison suggère aussi la sensualité de Gervaise (qu’elle compense dans la nourriture face à la
brutalité croissante de Coupeau). De plus, elle se
montre « un peu honteuse devant Goujet, ennuyée
de se montrer ainsi, gloutonne […] » (l. 5), trace d’une
sensibilité et d’une délicatesse toujours présentes
chez cette femme.
Une description réaliste ?
Tous se livrent à une même activité : absorber le plus
de nourriture possible. La psychologie des personnages se repère dans le choix du morceau qu’ils
dévorent et la manière dont celui-ci est absorbé. On
peut les passer en revue dans l’ordre d’apparition.
Gervaise mange du blanc, un morceau de choix,
réservé aux enfants ; un fond de délicatesse encore.
Goujet, l’amoureux chaste de Gervaise, imite son
amour ; « il s’emplissait trop lui-même, à la voir […] »
(l. 6), il calque son comportement sur celui de Gervaise et par un effet de miroir, celle-ci s’en trouve
« honteuse » ; il est décidément un amoureux malchanceux. Le père Bru porte la tête basse, il ingurgite
passivement la nourriture comme il a subi tout ce qui
lui est arrivé, les événements de son existence, ce
qui l’a abêti ; il est imperméable à tout plaisir. Gervaise mange, lui bâfre. Et son estomac a perdu le
goût du pain ; c’est dire sa pauvreté ! Les Lorilleux,
eux, mangent du rôti ; le verbe « rôtir » connote le
brûlé, la flamme, la flamme de la jalousie qui les
dévore
devant
la
réussite
de
Gervaise
qu’ils surnomment « Banban » (l. 14). Ils sont caractérisés par la « rage » (l. 12) et ils « engloutissent »
(l. 13) ; l’image donnée par la gradation ascendante
(« le plat, la table et la boutique », l. 13-14) les assimile à des sortes d’ogres, ce qui fait basculer, à ce
point du passage, une description réaliste du côté du
fantastique. L’acte de manger est une agression
envers Gervaise, puisqu’ils veulent « la ruiner d’un
coup » (l. 14). Chez les « dames », le morceau choisi
est la carcasse, ce qui traduit une certaine agressivité chez des femmes dont le patronyme rappelle
l’animal ; « Lerat », « Putois » (l. 15-16). Comme des
animaux, elles « gratt[ent] les os » (l. 16). Cette férocité se retrouve chez Maman Coupeau, dans un
contraste saisissant ; elle, qui adore le cou (connotation spirituelle du verbe adorer), « en arrach[e]) la
viande avec ses deux dernières dents » (l. 16-17).
Contraste également entre Virginie et son mari. À Virginie, la rivale de Gervaise auprès de Lantier, est
associé un champ lexical du raffinement ; « aimait »,
« peau rissolée », « galanterie » (l. 17-18). Elle mange
la peau et un « haut de cuisse » (l. 22) ce qui évoque
l’érotisme attaché à la jeune femme. La trivialité de
son mari est soulignée par son rappel des quinze
jours passés au lit et au ventre enflé qui en était la
raison (l. 21). Avec Coupeau, le style indirect fait son
apparition pour souligner sa véhémence. C’est un
peu aussi comme si, à mesure que le repas avance,
les bruits enflaient ; d’abord ceux des mandibules
avec les synonymes de « manger » que nous avons
vus en dans le premier axe de lecture, puis maintenant les voix. Coupeau se fâche, crie, jure (« tonnerre
de Dieu », l. 22). Le discours indirect est relayé par le
discours indirect libre qui amplifie en quelque sorte le
propos de Coupeau dans le brouhaha général (l. 23
et suivantes). Tout chez lui est excès et vulgarité (« il
en aurait bouffé toute la nuit » et « il s’enfonçait un
pilon entier dans la bouche » (l. 25-26) ; il demande à
Virginie de décrotter le haut de cuisse (l. 22). Dans
une acmé de vulgarité grivoise, Clémence fait son
apparition ; elle suce un croupion « avec un gloussement des lèvres » (l. 27) associant encore une fois le
met absorbé et la personne qui le mange ; si l’oie ne
glousse pas, la dinde le fait ! Elle se tord de rire sur sa
chaise pendant que Boche lui dit des indécences ; érotisme et vulgarité sont associés dans ce
portrait de Clémence. Chaque personnage est ainsi
caractérisé par un morceau et la façon dont il le
mange, en une caricature qui rappelle l’œuvre de
Daumier par exemple qui mêle à l’observation attentive des gens, une férocité extrême à les croquer.
Enfin les convives se noient dans l’indistinction totale
puisque la fin du passage (l. 28 à 31) donne la parole,
en discours indirect libre, à des voix anonymes. Et le
narrateur reprend la main, en une comparaison finale
qui relie le début du repas à la fin attendue de toute
nourriture. Il reprend aussi la narration en passant
maintenant au vin, d’abord associé à la VIe (l’eau qui
coule, qui désaltère la terre). La suite du passage
montrera que l’on passe de la VIe à la mort, en évoquant le tas de bouteilles vide, « les négresses
mortes » qui sont l’image d’un « cimetière ». En
conclusion, nous pouvons dire que cette page
annonce le destin de Gervaise. Les convives sont là
pour la dévorer. Dans le cas d’une lecture cursive de
l’œuvre, on pourrait s’intéresser au thème de la nourriture présente dans le roman (voir par exemple le
repas de noces du chapitre III, Virginie et Lantier
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1 – Le personnage de roman, du
dans la boutique au chapitre XI et la faim de Gervaise
au chapitre XIII). Zola aborde l’aspect sociologique
de la nourriture populaire partagée entre banquets
orgiaques et disette. Le rapport à la nourriture est
aussi lié à l’affectif : le bel appétit de Gervaise révèle
ses désirs toujours frustrés et inassouvis.
Synthèse
Zola donne une image très négative de ses personnages. Les quelques sentiments dont ils peuvent
faire preuve sont noyés dans un océan de vulgarité.
Le lecteur peut s’interroger sur les raisons d’une
telle voracité ; par peur du manque, ils sont dans
l’impossibilité de se réguler, de s’imposer d’être raisonnable. Dans cette fête populaire, il y a comme
une folie qui va crescendo et que les synonymes du
verbe « manger » mettent en lumière (avec l’apparition des allitérations en « r » et en « t »), folie presque
surréaliste qui gagne le narrateur lui-même dans sa
dernière comparaison des visages avec les derrières, et le vacarme des voix anonymes qu’il rapporte. Ces personnages ne s’amusent guère sauf à
proférer des indécences, ils mangent et se livrent
méthodiquement jusqu’à en être malade, à cette
seule activité.
VOCABULAIRE
Si l’on suit la classification des niveaux de langue en
quatre catégories (Henri Bonnard), nous aurions
d’abord la langue littéraire, dont il n’y a pas trace ici.
Dans la langue tenue, nous pourrions ranger les
verbes « manger » (l. 3, 20), « croquer » (l. 24) et
« sucer » (l. 27). Dans la langue familière et par métaphore, nous aurions « s’emplir » (l. 6), « avaler » (l. 11),
« engloutir » (l. 13), « décrotter » (l. 22) et « arracher »
(l. 16-17). Enfin, au niveau populaire, resteraient
« bâfrer » (l. 11), « bouffer » (l. 25) et « s’en fourrer
jusqu’aux oreilles » (l. 30-31).
S’ENTRAÎNER AU COMMEN TAIRE
On pourrait axer ce paragraphe sur l’art du trait,
chez Zola, ou comment caricaturer un personnage
en quelques mots ; à partir du choix du morceau de
nourriture et la façon de le manger. On montrerait les
allusions cachées dans ce choix et la richesse du
vocabulaire pour suggérer le fait de manger (niveau
de langue, allitérations, métaphores).
HISTOIRE DES ARTS
Le sujet de ce tableau fait penser à l’Impressionnisme et à Guy de Maupassant qui mit en scène des
canotiers dans son œuvre. Pensons par exemple à
La Partie de campagne (1881) ou Mouche, souvenirs
d’un canotier (1890). Auguste Renoir, le peintre
impressionniste a peint plusieurs tableaux sur ce
sujet dont le plus célèbre est Le Déjeuner des canotiers (1881) conservé à Washington, dans la Collec-
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 4
tion Philipps. Egalement Les Canotiers ou le déjeuner au bord de la rivière (1879) à l’Art Institute of
Chicago. Dans une collection privée, Les Canotiers
à Argenteuil (1873). Enfin à la National Gallery of Art
à Washington, Les Canotiers à Chatou (1879). Gustave Caillebotte, également impressionniste, a peint
des Canotiers (1877), toile conservée dans une collection privée, célèbre pour son cadrage particulier.
Ces tableaux privilégient les effets de lumière, rendus par une touche épaisse, au détriment des
détails. Au contraire, chez Émile Friant, la façon de
peindre se rapproche de l’Hyperréalisme. Les personnages, très réalistement rendus, sont privilégiés.
Nous sommes très éloignés du repas chez Gervaise.
C’est un repas frugal que le peintre nous montre ; sur
la table, du pain et du vin (référence religieuse). Les
jeunes gens sont sportifs, musclés et les femmes en
chapeau ont l’air très distinguées. La description
zolienne connote la maladie ; ici, au contraire, le
corps est sain et l’humeur bonne. Quant aux attitudes, elles sont décontractées mais irréprochables.
Texte 4 – Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe
(1922)
p. 112 (ES/S et Techno) p. 114 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX
– Montrer la férocité qui se cache derrière les
relations mondaines.
– Dégagez quelles figures de l’artiste se révèlent
dans les propos des personnages.
LECTURE ANALYTIQUE
Une galerie de personnages
Mme Verdurin et son mari monopolisent la conversation autour de la table, mais le narrateur dessine
aussi brièvement la personnalité de convives spectateurs du numéro de leurs hôtes. D’abord Mme Cottard, dont la remarque béotienne montre qu’elle est
peu au fait des tendances de l’Art moderne ; « il avait
fait au professeur des cheveux mauves » (l. 6). On
observera que le narrateur rectifie et commente,
comme en passant, un autre propos de Mme Cottard qui qualifie son mari de « professeur » (l. 6),
« oubliant qu’alors son mari n’était même pas
agrégé ! » (l. 7). Il y a là comme une nuance de
condescendance pour M. Cottard, mais surtout une
mise en relief discrète de l’orgueil de son épouse.
Saniette ensuite. L’adverbe modalisateur « précipitamment » (l. 16) souligne sa maladresse à s’insérer
dans la conversation mondaine ; il a visiblement peur
de rater l’instant où sa remarque pourrait porter. Son
propos semble indiquer l’amateur d’art, mais peu
original ; « la grâce du XVIIIe siècle » (l. 16) est un poncif depuis que les frères Goncourt ont remis à la
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Français 1re – Livre du professeur
mode la peinture et les arts de ce temps. Sa référence à Helleu montre son goût pour la peinture
mondaine. Cela dit, il corrige sa remarque en parlant
d’un XVIIIe siècle fébrile, en référence à Helleu, toujours, ce qui montre que s’il développe sa pensée,
s’il a le temps de développer sa pensée, il peut se
montrer plus incisif. Son jeu de mots (« Watteau »
pour « bateau ») est, en revanche, nul, comme s’il se
rattrapait d’avoir révélé quelque chose de plus
intime. On en déduit donc, par le biais de ce court
dialogue avec Mme Verdurin que Saniette est timide,
peu sûr de lui (Cf. la remarque du narrateur : « tonifié
et remis en selle par mon amabilité », l. 16-17), et
modeste puisqu’il ne revendique pas la paternité de
son jeu de mots). Enfin, le narrateur qui dit « je » et
qui est donc intradiégétique. Son rôle est là aussi
discret ; il corrige intérieurement Mme Cottard et met
donc, comme nous l’avons vu, son orgueil déplacé
en relief. Il est donc partie prenante dans le « débinage » des convives entre eux. Il montre également
de la sympathie pour le timide, le plus faible autour
de la table. Sa remarque sur la remise en selle de
Saniette montre l’observateur psychologique. Il
observe en focalisation externe les personnages et
interprète leurs gestes ; ainsi ligne 9, Mme Verdurin
lève le menton, mouvement qui sera vu comme l’expression à la fois du dédain pour Mme Cottard
(décidemment les Cottard n’ont pas de chance !) et
d’admiration pour Elstir. Lignes 48-49, il décrypte
sous les paroles de la patronne, les effets de sa pingrerie. Le narrateur également éclaire le lecteur
grâce à une analepse à propos du jeu de mots de
Saniette (l. 21). Mais surtout, ce narrateur tient le rôle
du transcripteur de la conversation (c’est une sorte
de verbatim, en somme).
Une image de l’artiste peintre
Mme Verdurin est une artiste dans l’art de passer de
l’éloge au blâme. Décortiquons le portrait qu’elle
trace d’Elstir, le peintre infidèle. D’abord le talent
d’Elstir venait d’elle-même ; « ça ne lui a pas réussi
de quitter notre petit noyau » (l. 1). Il y a là comme
une menace voilée pour tous ceux qui sont autour
de la table ; hors des Verdurin, point de salut !
Mme Verdurin se pose en commanditaire de l’œuvre
du peintre ; « les fleurs qu’il a peintes pour moi » (l. 2),
« vous verriez quelle différence avec ce qu’il fait
aujourd’hui » (l. 3) –sous-entendu, depuis qu’il a
quitté le petit noyau. C’est elle qui lui « avai(t) fait
faire un portrait de Cottard » (l. 4) « sans compter tout
ce qu’il a fait d’après moi » (l. 5), ajoute-t-elle. Autrement dit, l’origine du talent d’Elstir, c’est Mme Verdurin qui se charge elle-même de se caricaturer
sans que le narrateur ait besoin d’intervenir. Son
geste du menton, qui est d’« admiration » dit le narrateur à la ligne 10 est certainement à l’adresse
d’Elstir, mais aussi d’elle-même. « S’il était resté ici,
il serait devenu le premier paysagiste de notre
temps » (l. 28 à 31), ajoute-t-elle. Deuxième étape du
portrait ; elle se livre à une critique de fond de sa
peinture ; il peint maintenant de « grandes diablesses
de composition », de « grandes machines » (l. 12-13),
ce qui est fort différent des fleurs et des portraits
qu’elle lui faisait peindre avant, en effet. Les mots
« composition » et « machines » ne nous donnent pas
le sujet de ces tableaux que tous les convives
doivent connaître et qui montrent une évolution
d’Elstir vers l’abstraction (comme Monet et ses
Nymphéas, évolution que Mme Verdurin ne comprend pas. Elle critique la forme, le style, ce qui est
renforcé par l’emploi du mot « barbouillé » (l. 14) qui
renvoie la peinture d’Elstir au niveau des gribouillis
d’un enfant, et, pointe finale, par celui de « poncif »,
qu’elle développe par le « manque de relief, de personnalité » (l. 14-15). Sous-entendu, Elstir était original (en peignant des fleurs, des portraits et des paysages ?) quand il fréquentait le petit noyau ; il a perdu
toute personnalité (« il y a de tout le monde làdedans », l. 15) depuis qu’il l’a quitté.
Une vision des relations mondaines
Les relations qu’entretiennent les personnages ne
sont pas des plus amicales. La troisième étape du
discours de Madame Verdurin, c’est la critique ad
hominem. Évidemment, tout cela est une affaire de
femme (l. 31-32). Commence alors la dernière salve
de critique (qui laisse entendre que les griefs de
Mme Verdurin sont peut-être de l’ordre de la jalousie). Deux adjectifs qualificatifs et un nom la résument : « agréable », « vulgaire » et « médiocre » (l. 34 à
36), gradation descendante. Et pour justifier qu’elle
ait pu ainsi se tromper, elle n’hésite pas à revisiter le
passé ; elle « l’(a) senti tout de suite » (l. 37), « il ne m’a
jamais intéressée » (l. 38). Mais comme il faut trouver
une raison à cette erreur, Mme Verdurin se replace
du côté des seuls sentiments ; « Je l’aimais bien,
c’[est] tout » (l. 39). L’estocade finale est le reflet de
la mesquinerie de Mme Verdurin ; faute d’autres
arguments, elle en finit avec la saleté du peintre
(l. 40). Les arguments esthétiques n’ont guère été
efficaces et on voit bien que c’est l’infidélité du
peintre qui blesse Mme Verdurin qui se retourne
contre l’homme qu’est l’artiste, révélant ainsi qu’elle
est une bourgeoise conformiste, peu progressiste
en matière d’art. Si les absents en prennent pour
leur grade, les présents ne sont pas épargnés.
Mme Cottard a droit au mépris comme on a pu le
voir, ainsi que Saniette, comme on le voit avec la
remarque péremptoire et ne tolérant pas la réplique,
qu’elle oppose à l’opinion de l’archiviste ; le présentatif sous forme négative « il n’y a » fait de son opinion une évidence. Enfin, elle montre sa pingrerie,
qu’elle partage avec son mari quand Ski parle de
déboucher de bonnes et chères bouteilles simplement pour apprécier la couleur des breuvages
(l. 48-49). Le patron, M. Verdurin, est plus en retrait
dans cet extrait, mais on observe sa brutalité envers
Saniette ; « ce n’est pas de chance que, pour une fois
que vous prononcez intelligiblement quelque chose
d’assez drôle, ce ne soit pas de vous » (l. 22-23) ; les
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1 – Le personnage de roman, du
modalisateurs montrent sa cruauté et font imaginer
que le pauvre Saniette est son souffre-douleur. On a
parlé de sa pingrerie qu’il exprime clairement, lui, à
la différence de sa femme ; « ça coûtera presque
aussi cher, murmura M. Verdurin » (l. 53). Sans parler
de son attachement aux nourritures terrestres (la
défense « de tous ses forces » de son gruyère, l. 55).
Ainsi, les Verdurin sont des gens imbus d’euxmêmes, conventionnels, qui montrent que derrière
l’amabilité et l’hospitalité se cachent des relations
de domination fondées sur les attaques mesquines
proférées avec une certaine vulgarité (Cf. le vocabulaire).
Deux conceptions de l’artiste
Pour les Verdurin, l’artiste est d’abord et avant tout
un familier (voir le jeu entre l’absent qui a délaissé le
petit noyau et le présent, Ski, qui se garde bien d’intervenir dans le dénigrement de son confrère). Le
talent est lié à la fréquentation du clan. L’artiste
rejeté est celui qui fait de « grandes machines »
(l. 13), du « barbouillé » (l. 14) ; l’artiste célébré n’est
que grâce (Helleu) ou « fantaisie » (l. 60), il peint des
fleurs, des portraits, des paysages, ou la nature
morte que compose Ski, en imagination, devant les
yeux des convives, et il est attaché au passé (« Véronèse », l. 52). Bref on observe une opposition entre
une peinture de salon, séduisante d’emblée, et une
peinture plus exigeante, plus rébarbative au premier
abord. Le véritable artiste, pour Mme Verdurin ne
travaille pas (l. 56 à 59) ; Ski est « autrement doué » et
il a de la « fantaisie ». Elstir, lui, « c’est le travail », et
injure suprême, « c’est le bon élève, la bête à
concours ». Le « poncif » (l. 14) est là du côté de la
patronne ! Ce jugement ne manque pas de contradiction, puisque si Ski est original à la différence
d’Elstir chez qui « il y a de tout le monde là-dedans »
(l. 15), il n’en fait pas moins référence au passé avec
Véronèse. Enfin le comble de l’originalité n’est pas
dans l’œuvre, pour Mme Verdurin, mais dans l’attitude mondaine, l’allure « artiste » qui viole les
conventions (et non pas les règles de l’Art) ; Ski
allume « sa cigarette au milieu du dîner » (l. 59) ! On
voit bien que cette conversation, révélatrice des
conventions mondaines, n’a pas pour objet un débat
esthétique, mais reflète plutôt des luttes d’influence ; qui quitte le noyau devient un ennemi à
abattre !
Synthèse
Quel homme est Elstir ? C’est un infidèle en mondanités, mais un amoureux, un jouisseur, un homme
qui peut se laisser mener par une femme, qui peut
se laisser entraîner « si bas » par une femme ; ses
sens le gouvernent donc. Pour Mme Verdurin, donc,
c’est un personnage ordinaire à qui ne viendrait pas
l’idée d’allumer une cigarette au milieu du dîner ! Il
est doué mais c’est un travailleur acharné, ne se
laissant pas distraire, c’est un besogneux pour la
patronne. C’est un artiste exigeant qui n’hésite pas
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 4
à changer sa manière (à la différence de l’artiste
mondain auquel se réfère Mme Verdurin). Visiblement, c’est un coloriste dont la manière évolue et
tend vers l’abstraction (on ne peut que penser à
Monet, un des modèles de Proust, de Terrasse à
Sainte-Adresse, aux Nymphéas). En résumé, Elstir
est un homme ordinaire mais un artiste exigeant qui
peut heurter la sensibilité conventionnelle de ses
contemporains. On retrouve cette image de l’artiste
discret avec Vinteuil, le musicien de La Recherche,
homme très ordinaire, effacé, dont le narrateur
découvrira le génie, bien après (Cf. la conception
proustienne de la séparation de l’homme et de l’artiste dans Contre Sainte-Beuve).
GRAMMAIRE
C’est Mme Verdurin qui emploie le plus souvent,
dans cette page, le pronom démonstratif « ça »,
qu’on dit traditionnellement neutre puisqu’il garde la
même forme au masculin, au féminin et au pluriel. « Ça » est issu historiquement de « cela »
(Mme Verdurin emploie les deux formes indifféremment). « Ça » fonctionne comme un représentant qui
désigne directement un référent pour lequel le locuteur ne peut pas ou ne veut pas trouver un nom
(Cf. la peinture nouvelle d’Elstir que la patronne ne
veut pas qualifier, l. 12 à 14). On se souvient de l’emploi nominalisé (le « ça ») que la psychanalyse fait de
ce pronom pour désigner une des instances de l’inconscient. Ça est utilisé dans l’usage familier (ce qui
est le cas ici) avec des intentions péjoratives pour
représenter quelque chose en la privant de sa catégorie de genre et de nombre.
Le nombre de « ça », de « cela », de « ce » (présentatif)
est impressionnant dans cette page, soulignant la
pauvreté du vocabulaire (et le dédain pour autrui) du
couple Verdurin et du peintre Ski.
Texte 5 – Marguerite Duras, Moderato Cantabile
(1958)
p. 114 (ES/S et Techno) p. 116 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX
– Montrer comment cette scène de repas met en
lumière les caractéristiques d’un amour-passion.
– Analyser le rôle des points de vue dans cette page
et comment la narration rend compte du va-et-vient
des pensées du personnage principal.
LECTURE ANALYTIQUE
« Madame Bovary réécrite par Bella Bartok », disait
Claude Roy dans un article de Libération le 1er mars
1958, à propos de ce roman.
Nous sommes à l’avant-dernier chapitre du livre.
Gaëtan Pican peut résumer, pour nous, l’œuvre :
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Français 1re – Livre du professeur
« Qui peut donner un nom à ce qui s’est passé entre
les inconnus, à ce qui se passe maintenant entre Anne
Desbaresde et Chauvin ? Qui peut savoir la forme que
le destin donnera à cette complicité indéchiffrable ?
Peut-être n’ont-ils pas d’autre histoire que celle d’avoir
un instant échangé ces paroles, posé leurs mains l’une
sur l’autre, mêlé une seule fois leurs bouches. Tout est
suspendu à l’attente d’un événement qui ne vient pas,
d’un événement inimaginable. Tout fléchit sous le poids
d’une passion qui n’accouche pas d’elle-même, qui ne sait
pas même son nom. »
(Mercure de France, juin 1958)
Présence et absence d’Anne Desbaresde
L’intrigue se déroule dans deux lieux, simultanément ; la salle à manger chez Anne Desbaresde et la
plage. Seul un narrateur omniscient peut se trouver
dans ces deux lieux, simultanément, seul un narrateur omniscient a le don d’ubiquité. Ces deux lieux
s’interpénètrent tout au long de l’extrait ; le lecteur
passe de l’un à l’autre sans transition. Ainsi ligne 5,
les deux propositions indépendantes que la parataxe juxtapose, instille un léger flou ; on ne sait pas
vraiment si c’est le narrateur qui voit et entend
l’homme sur la plage, sifflant une chanson, ou Anne
elle-même (en focalisation interne) qui l’imagine ; dans ce cas, le narrateur s’efface devant son
personnage, et le personnage seul prend en charge
la narration ! Mais cette chanson lui reviendra plus
tard, ligne 13, ce qui semble indiquer qu’il s’agit plutôt du narrateur qui a entendu la première fois cette
chanson sifflée sur la plage. L’ambiguïté est encore
plus nette ligne 8 ; qui pense qu’« il n’est pas impossible que cet homme ait froid » ? Le narrateur en
focalisation externe, ou Anne encore en focalisation
interne ? La troisième interférence ne manque pas
d’être troublante (l. 14 à 18) ; « (la) bouche (de
l’homme) est restée entrouverte sur le nom prononcé » – Anne peut bien imaginer que cet homme
prononce son nom ; et par un effet de télescopage
rendu par l’homonymie, le nom prononcé par
l’homme devient un non merci, proféré par Anne,
comme si le nom appelait le non, image de l’osmose
entre les deux amants et donc les deux instances
narratives. Enfin, ligne 35 à 37, les points de vue du
narrateur et de son personnage se fondent puisque
« les paupières » de cet homme « tremblent de tant
de patience consentie », la patience à l’égard d’Anne.
Est-ce le narrateur omniscient qui pénètre la
conscience de l’homme, ou Anne encore qui l’imagine ? Ainsi le narrateur donne-t-il l’impression, par
empathie, de fondre sa vision peu à peu avec celle
de son personnage, et vice versa, puisqu’Anne voit,
elle aussi ce qu’elle ne peut pas voir. Remarquons
que le « nom prononcé » (l. 15), devient « un nom »
(l. 37), passant ainsi du défini à un indéfini de l’amour
idéal et absolu ; ce nom qui n’a plus besoin d’être
précisé est forcément celui d’Anne. Ajoutons que le
« non merci » scinde en deux l’évocation de l’homme,
comme si Anne, tout à sa pensée, parlait sans réflé-
chir et ne réalisait pas tout de suite ce qu’elle avait
dit, qu’elle va d’ailleurs devoir justifier plus bas.
Enfin, l’odeur de la fleur, métonymiquement, représente ce mode de narration puisque, dans un allerretour, elle quitte la poitrine d’Anne « franchit le parc
et va jusqu’à la mer » (l. 25). Les deux scènes sont
simultanées (Anne à table et l’homme sur la plage) et
pour rendre palpable cette simultanéité, Duras joue
du statut flou du narrateur omniscient qui rend l’alternance moins abrupte, et le passage d’un lieu à
l’autre moins brutal. Le présent de narration (voir
Grammaire) renforce cette impression.
La cérémonie du dîner : les convenances sociales
Première entorse au cérémonial d’un tel dîner ; Anne a
bu et elle boit du vin (« un verre de vin tout entier »,
l. 1), à table entre les plats (le saumon vient de quitter
la table, le canard à l’orange est attendu). La conséquence attendue en est l’ivresse (l. 30). Cette ivresse
est bien entendue impossible dans un tel contexte, il
faut donc trouver une autre explication ; elle est
malade, diront les convives qui pensent que la fleur
de magnolia en est cause (l. 26 et 32). Malgré les
dénégations d’Anne, on « insiste » (l. 32) ; il faut trouver une explication acceptable à cette étrange
conduite qu’Anne ne parvient pas à dissimuler avec
« la grimace désespérée et licencieuse de l’aveu »
(l. 30). Le personnel de cuisine, plus conformiste
encore que les bourgeois à table, ne voient « pas
d’autre explication » ; « elle est malade » (l. 38-39).
Pour atténuer ce premier scandale de l’ivresse, pour
le nier même, « d’autres femmes boivent à leur tour »
(l. 4). À ce premier scandale, s’en ajoute un second,
celui du refus du plat (l. 16), poliment mais fermement. Ce scandale se manifeste de deux
façons ; d’abord par la courte halte du plat devant
Anne (l. 20), puis par le « silence » (l. 22) qui se fait à
table, silence qui ne doit pas être puisqu’il est l’expression d’un malaise que la maîtresse de maison se
devrait de dissiper immédiatement. Ses brèves
excuses, accompagnées du geste de la main, vont se
révéler un prétexte pour que les convives brisent ce
silence malencontreux ; sa main s’arrêtant au niveau
de la fleur, le prétexte est trouvé (l. 24 à 26). Qui sont
les convives à table ? Dans cet extrait, seules les
« femmes » (l. 4, 9, 11), indistinctement sont indiquées
(article défini mais nom générique). Les convives
dans leur ensemble sont désignés par le pronom
indéfini « on » (cinq occurrences dans la seconde moitié du passage) et « quelqu’un » (l. 28). Il y a donc
Anne et les autres, masse anonyme, en partie sexuée.
Ces femmes sont caractérisées par leur sensualité,
elles ont « les bras nus, délectables » mais, ajoute le
narrateur, « irréprochables », des bras d’ « épouses »
(l. 5). Face à ces femmes convenables, « belles et
fortes » (l. 10), en un fort contraste, nous avons Anne,
ivre, sans appétit, adultère. Cette sensualité des
femmes, qui ne trouve pas à s’exprimer au-dehors,
se rabat sur la nourriture. Le mot qui résume leur goût
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1 – Le personnage de roman, du
pour la nourriture est « dévoration » (l. 34). La dévoration (« langue littéraire » précise Le Robert) est l’action
de dévorer. Dans le Littré, l’exemple donné d’un certain Rouland dit qu’il s’agit d’« une expression vulgaire mais énergique ». La connotation en est évidemment animale (Cf. le texte 3 de Zola). Ces femmes
savent « faire front à tant de chère » (l. 10), et chère
nous fait penser à chair (paronomase) ! Les « doux
murmures (qui) montent de leurs gorges » (l. 10-11)
nous font penser au feulement de satisfaction du
fauve prêt à dévorer sa proie. « L’une d’elles défaille »
(l. 11) à la vue du canard doré. Bref ces femmes compensent visiblement une sensualité frustrée par l’absorption de nourriture, à la différence d’Anne, qui
assume, elle, cette sensualité et ne mange pas. Ces
épouses sont ainsi discrètement qualifiées de féroces
sous des dehors convenables ; il y a là trace de l’ironie
du narrateur face à une bourgeoisie bien-pensante,
qui cache une réalité moins reluisante.
Synthèse
Dans son cercle mondain, les manières de table sont
essentielles pour montrer son appartenance à la
bonne société. D’abord, Anne boit « de nouveau » un
verre de vin, entre le service des plats. Si l’on peut
aimer la bonne chère à table, il faut néanmoins que la
gourmandise soit encadrée. Et, à plus forte raison,
une femme ne montre pas qu’elle a le goût du vin ; elle
trempe à la rigueur ses lèvres dans le breuvage !
Mais surtout, elle refuse de se servir quand le canard
arrive près d’elle. À moins d’être malade (ce que les
convives cherchent à démontrer), elle ne peut pas ne
pas partager les mets qu’elle offre. Ce refus pourrait
sous-entendre que la nourriture n’est pas bonne,
qu’Anne sert à ses invités un plat qu’elle ne mange
pas, un plat qui ne le lui plaît pas. En repoussant le
plat, elle rompt la communion qui s’instaure nécessairement entre les convives.
GRAMMAIRE
Le présent marque la contemporanéité entre l’acte
d’énonciation et le procès (l’action). Ainsi, si je dis : « La
casserole déborde. », c’est qu’au moment où je le dis,
la casserole est en train de déborder. Dans un texte
littéraire, cette coïncidence n’est pas si évidente. Ici,
nous avons le présent historique (ou de narration) qui
rend le lecteur contemporain de l’action, témoin direct
de l’événement qui nous est rapporté par le narrateur.
De plus, ce lecteur est témoin direct des deux actions
parallèles en cours ; le présent renforce cette sensation d’ubiquité qui est la sienne.
S’ENTRAÎNER AU COMMEN TAIRE
Pour développer cette partie, on pourra faire porter
l’analyse sur la place occupée par le narrateur et
l’emploi du présent qui fond les deux lieux, la place
où se trouve l’amour d’Anne, et la salle à manger. On
prendra en compte le thème de la fleur de magnolia
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 4
qui unit le dehors (où est l’homme) et le dedans (où
est retenue Anne).
PISTE COMPLÉMENTAIRE
Ce passage use de toutes les conventions du romanphoto, du film d’amour ou du roman sentimental.
On pourra faire repérer toutes les conventions dont
Duras joue :
– procédé cinématographique de la chanson entendue par les deux amants dans le café, puis reprise
par l’un et évoquée par l’autre ;
– l’homme, solitaire, qui prononce sur une plage, la
nuit, le nom de la femme aimée dans une extase
amoureuse (« les paupières fermées » sur lesquelles
joue le vent l. 17 et 35). L’homme couché sur la
plage, la nuit ;
– la femme amoureuse qui n’a pas faim et dont l’esprit court ailleurs. Les amoureux, comme on sait se
nourrissent d’amour et d’eau fraîche (ici, c’est plutôt
le vin !) ;
– la fleur de magnolia entre les seins de l’amoureuse,
dont le parfum rappelle la rencontre amoureuse. Le
parfum forcément entêtant de cette fleur qui symbolise l’amour fou ;
– l’opposition entre des épouses sages (mais gourmandes, voire gloutonnes) et une amoureuse loin
des contingences terrestres.
Perspective – Giuseppe Tomasi di Lampedusa,
Le Guépard (1958)
p. 116 (ES/S et Techno) p. 118 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX
– Observez comment la narration use des points de
vue.
– Mettre en parallèle ce texte italien avec les autres
textes de la séquence.
– Montrer que cette scène de repas révèle la
personnalité des convives et brosse un tableau des
changements sociaux qui interviennent en Sicile à la
fin du XIXe siècle.
LECTURE ANALYTIQUE
La complexité des points de vue narratifs
Nous avons un narrateur omniscient qui multiplie les
points de vue. D’abord, le point de vue du Prince
lui-même qui nous prépare au coup de théâtre ; l’arrivée inespérée des timbales de macaronis (l. 1 à 4).
Le lecteur est ensuite invité à partager les craintes
des convives de Donnafugata (l. 4 à 7). Ensuite, le
narrateur lui-même (qui semble assister au repas,
reprend la narration, et nous montre en externe, la
réaction des convives à l’arrivée du premier plat (l. 7
à 10). De nouveau, on adopte le point de vue rapide
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Français 1re – Livre du professeur
des quatre qui n’ont pas manifesté de surprise (l. 10
et 11). Le narrateur extérieur à l’action reprend la
main pour nous décrire les réactions visibles des
personnages autour de la table, et n’hésite pas à
donner son avis sur Tancredi, dont il regrette ironiquement l’enthousiasme qu’il montre, à l’instar des
gens de Donnafugata ; ainsi nous est-il discrètement
montré le rôle que tiendra le neveu de Don Fabrizio,
le nécessaire rapprochement entre l’aristocratie et le
peuple dans la nouvelle société qui se dessine. Le
Prince, lui, est montré seigneur et maître puisque
son « regard circulaire menaçant » coupe court à
« ces manifestations inconvenantes » (l. 14-15). Ces
manifestations jugées « inconvenantes », ainsi que
l’attitude de Tancredi montrent un narrateur plutôt
ironiquement conformiste, dans une sorte de complicité avec le lecteur. « Le début du repas » (l. 16)
voit le narrateur observer son monde ; le recueillement des convives et l’attitude de l’archiprêtre dont
le comportement traduit une certaine hypocrisie ; il
se signe mais se rue sur la nourriture ; la gourmandise des gens d’église n’est pas un comportement
particulièrement neuf (l. 16-17). En revanche, le point
de vue de l’organiste est interne, dessinant une personnalité à la fois jouisseuse et terre à terre ; il ferme
les yeux en mangeant, et pense au prix que cela
coûte. (l. 17 à 21). Angelica est vue en focalisation
externe, avec pour seul commentaire de la part du
narrateur, sous forme de zeugma, qu’elle « a oublié
ses crêpes toscanes de mil » et « ses bonnes
manières » (l. 21-22). Suit une curieuse incursion
dans l’esprit de Tancredi (l. 24 à 28) qui essaie
d’« unir la galanterie et la gourmandise », laquelle
galanterie déguise maladroitement un désir érotique
qui ne trouve pas à s’exprimer dans ce domaine
puisqu’il finit par trouver « cette expérience […]
dégoûtante » (l. 26-27). On revient au Prince sur qui
le charme d’Angelica opère, mais sans anesthésier
sa faculté de tout contrôler ; « la demi-glace est trop
corsée » (l. 29) ! Et aux autres convives qui ne pensent à rien. Notons que le narrateur passe dans la
même phrase, d’un point de vue interne (celui des
convives) à un autre (le sien) pour expliquer ce que
ses personnages ne comprennent pas (l. 32). La fin
de cet extrait nous fait pénétrer dans l’esprit de
Concetta sur lequel nous allons revenir. Ainsi le lecteur est-il transporté à Donnafugata, assistant au
repas, parfois en simple spectateur externe, parfois
pénétrant tour à tour dans l’esprit des convives.
Cette ronde des points de vue peut l’étourdir, rendant ainsi l’esprit de la fête qui se déroule dans le
palais du Prince.
(l. 33). Entre l’évidence de bien accueillir la jeune fille
(« bien sûr », l. 33) et la restriction marquée par le
« mais » (l. 35), l’enjeu est suggéré ; « son cœur était
tenaillé » (l. 36) ; autrement dit, elle aime, en souvenir
de l’enfance, et elle déteste ; le sang des Salina qui
est en elle se met à bouillir (l. 36-37) ! Le prénom qui
suit immédiatement cette remarque indique clairement l’enjeu que Concetta ne formule pas ; elle est
jalouse, parce qu’elle sent « le courant de désir qui
passait de son cousin vers l’intruse » (l. 40-41). Le
lecteur devine qu’elle aime son cousin. Le narrateur,
toujours aussi ironiquement conformiste nous
éclaire sur l’entreprise intérieure de démolition à
laquelle elle se livre ; elle est « femme » (l. 43). Elle
scrute Angélica à la recherche des défauts ; le petit
doigt, le grain de beauté et le fragment de nourriture
sur les dents, bref tout ce qui ramène la déesse
Angelica au rang d’une femme très ordinaire. C’est
le mystère d’Angelica que Concetta veut annihiler.
En effet, Angelica est le seul personnage dont le narrateur ne nous fait pas partager les pensées, la seule
qu’il tient à distance, toujours en focalisation
externe. D’ailleurs Concetta ne s’en prend qu’à son
aspect extérieur. Angelica reste neutre, même par
rapport à Tancredi ; en effet Concetta sent « animalement, le courant de désir qui passait de son cousin
vers l’intruse » (l. 40-41), mais elle ne parle pas d’un
courant réciproque, de l’intruse vers Tancredi. Angelica semble la seule à ne s’apercevoir de rien, à ne
pas être sensible à « cette aura sensuelle » (l. 32)
dont elle est à l’origine. Quant à Tancredi, qui est
l’enjeu de cette jalousie, il est à la fois le parfait
homme du monde, déployant « une politesse pointilleuse » (l. 38), mais il penche déjà vers le monde de
Donnafugata ; il « se sent en faute » (l. 33) et nous
l’avons vu plus haut, il a manifesté son enthousiasme à la vue des macaronis, comme les habitants
du village conviés au dîner. Il est visiblement l’homme
qui va faire la liaison entre les deux mondes, et une
rivalité amoureuse va naître entre les deux amies
d’enfance.
HISTOIRE DES ARTS
Cette différence d’éducation est marquée par l’attitude des deux jeunes gens ; Tancredi est assis droit
sur son siège, il a les deux mains posées sur la table,
il se tient droit. Son regard est franc, voire sévère.
Angelica, elle, a un coude posé sur la table, son
autre main est dissimulée sur ses genoux. Elle soutient son menton avec le dos de la main et elle sourit
avec un large sourire qui découvre ses dents. Elle ne
se tient pas droit mais son buste penche vers l’avant.
Le triangle amoureux et les horizons d’attente
du lecteur
Derrière la dégustation des macaronis (dont le narrateur nous donne une description alléchante dans le
passage coupé, entre les lignes 15 et 16), se nouent
les fils de la future intrigue dont les prémices sont
énoncées par Concetta ; elle n’est pas contente
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1 – Le personnage de roman, du
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 4
Dossier Histoire des arts – Scènes de repas en
peinture
Repérer les éléments de « mise en scène » du
tableau
p. 118 (ES/S et Techno) p. 120 (L/ES/S)
L’espace des Noces de Cana est un espace scénique : au premier plan, une scène où se déroule le
repas, au deuxième plan un espace surélevé où s’affairent certains serviteurs, enfin le décor architectural avec un fond de ciel. La construction en perspective est accélérée pour donner cette impression de
profondeur, technique utilisée au théâtre pour « creuser l’espace ». La distribution des personnages
relève d’une scénographie : la table en U partage la
scène en deux lieux, celui des convives placés par
ordre de préséance, au milieu l’affairement des serviteurs et des musiciens qui se retrouve dans l’arrière plan. Cette scène est présentée de manière
frontale, nous sommes spectateurs d’une représentation grandeur nature. A l’origine cette toile était
accrochée à 2,50m du sol et devait donner l’illusion
que la scène se situait dans le prolongement du
réfectoire.
Observer la représentation de la VIe quotidienne
Pieter Bruegel l’Ancien fut l’un des premiers à s’intéresser à la VIe paysanne. Sans se laisser influencer
par la Renaissance italienne qui glorifie les princes,
ce peintre flamand mêle une observation fidèle des
épisodes de la VIe quotidienne dans leur trivialité à
des figures plus symboliques. Dans Noces de paysans, la foule se presse pour participer à ces noces.
Assise dos au mur et se détachant sur une toile
contrastée, la mariée se tient dans une pose hiératique, les mains croisées, elle ne participe pas aux
agapes. Elle devient la figure de l’abstinence, avec,
toutefois, la promesse de fécondité symbolisée par
les épis de blé placé sur le même mur. Par contraste
les convives sont actifs, ils discutent entre eux,
passent les plats ou mangent leur soupe, l’un s’apprête à réclamer du vin, les musiciens face aux
mariés jouent tout en s’intéressant à la distribution
des écuelles. Les costumes sont modestes, le repas
également : pain, vin, soupe. Le décor est rustique
puisque nous sommes dans une grange. Extérieurs
à la scène principal, dans l’angle gauche deux personnages : un enfant se lèche les doigts de façon
très réaliste, tandis qu’un homme chargé d’emplir
les cruches de vin rappelle étrangement l’échanson
des Noces de Cana de Véronèse.
Décrire le faste
Les vins effervescents baptisés « saute-bouchon »
ont connu le succès en Angleterre bien avant leur
reconnaissance en France, qui intervient dans les
années 1700. Après que Dom Pérignon ait développé la méthode pour le faire mousser, le champagne conquiert définitivement la cour de Louis XV.
Le déjeuner d’huîtres montre un groupe d’une douzaine de seigneurs en- train de déguster des huitres
et boire du champagne dans une ambiance festive.
Les bouteilles en attente sont déposées dans un
rafraîchissoir, dont la partie supérieure est remplie
de glaçons. La partie inférieure de ce meuble visible
au premier plan du tableau accueillait les verres et
les assiettes. La table nappée de blanc est jonchée
d’assiettes, de coquilles vides, comme le sol, de
pain et de bols pour rincer les verres. Ces détails
montrent l’abondance des victuailles, pourtant les
serviteurs continuent à ouvrir les huîtres et à présenter des plateaux aux convives tandis que ceux-ci se
servent eux-mêmes le champagne, preuve qu’ils le
considèrent comme un breuvage noble. Ce repas se
tient dans un décor fastueux de colonnes et loges
en marbre, décorés de statues à l’antique. Les personnages appartiennent à la noblesse, leur costume
en témoigne : jabot et manchettes de dentelle, veste
brodée, perruque.
Repérer les anachronismes
Jésus, Marie et ses disciples sont vêtus à l’antique.
En revanche les autres convives sont parés somptueusement tels des princes, des aristocrates vénitiens, des orientaux en turban. Ils ne sont pas en
cohérence avec l’épisode biblique qui décrit la
modestie, voire la pauvreté, des mariés et de leurs
invités. La manière de dresser la table est également
contemporaine de Véronèse : une vaisselle d’argent
et une orfèvrerie luxueuses du XVIe siècle, le mobilier,
le dressoir, les aiguières, les coupes et vases de cristal montrent toute la splendeur du festin. Chaque
convive assis autour de la table a son propre couvert
composé d’une serviette, de fourchettes et d’un tranchoir. Les instruments de musique ne sont pas non
plus ceux pratiqués dans l’antiquité, la viole de gambe
date du XVe siècle. Quant à l’architecture, elle fait référence à celle de Palladio, célèbre architecte qui réalisa la Basilique San Giorgio Maggiore de Venise,
église du couvent auquel était destinée cette toile.
Retrouver les symboles
Véronèse mêle le profane et le sacré. Les symboles
religieux annonçant la Passion du Christ. Un serviteur coupe la viande au centre de la composition,
symbole du corps mystique du Christ, l’eau changée en vin par Jésus préfigure l’institution de l’Eucharistie. Les auréoles au dessus de la tête de Jésus
et de celle de Marie signalent leur essence sacrée.
Le sablier sur la table des musiciens indique, comme
la musique, la fuite du temps. Des boîtes de coings,
symboles du mariage, sont servies en dessert aux
invités. Les nombreux chiens symbolisent la fidélité
Synthèse
Le repas est un rituel qui permet de produire et d’entretenir du lien social. Dans l’art, sa représentation a
une charge symbolique, sociale, religieuse plus ou
moins forte, plus ou moins masquée.
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Français 1re – Livre du professeur
Vocabulaire – Donner VIe au personnage
p. 122 (ES/S et Techno) p. 124 (L/ES/S)
1. DE L’ÉTYMOLOGIE AU SENS DES
MOTS
Protagoniste ; du grec prôtos (premier) et du verbe
agônizesthai (combattre/concourir). Dans le théâtre
grec, le protagoniste est l’acteur qui joue le personnage principal. Fin XIXe siècle, au sens figuré, c’est
celui qui joue le premier rôle dans une affaire. Par
extension, le protagoniste, dans un roman, est le
personnage principal. Par exemple, dans Les Illusions perdues de Balzac, le protagoniste est Lucien
de Rubempré.
Personnage ; formé sur le mot « personne », du
latin persona ; personnage, personne. Vient d’un mot
étrusque qui signifiait « masque de théâtre ». Au XIIIe
siècle, en France, on appelait personnage un dignitaire ecclésiastique. Le personnage est une personne qui joue un rôle social en vue (ex ; les grands
personnages du passé). On appelle personnage,
chacune des personnes qui figurent dans une œuvre
théâtrale ou romanesque. Par extension, tout être
humain représenté dans une œuvre d’art (principal
personnage d’un tableau ; par exemple les personnages dans le tableau de David, Le Sacre de Napoléon Ier). Dans Le Père Goriot, Mme Vauquer, qui
tient la pension où séjourne Rastignac, est une des
personnages du roman.
Héros éponyme ; vient du grec epônumos (de epi
(sur) et onoma (nom). Dans l’antiquité grecque, qui
donne son nom à quelque chose. On parle aussi de
dieux éponymes ; ainsi Athéna est la déesse éponyme de la ville d’Athènes. Par extension, un héros
éponyme est celui qui donne son nom à l’œuvre :
Thérèse Raquin (Zola), Colomba (Mérimée), Phèdre
(Racine).
Héros ; vient du grec heros. À l’origine, ce sont les
demi-dieux, comme Héraclès. Par extension, le
héros est celui qui se distingue par ses exploits ou
un courage extraordinaire. Par extension encore, un
héros est une personne digne de l’estime publique,
de la gloire par la force de son caractère. Par extension, toujours, celui qui excelle dans un domaine
particulier. C’est aussi le personnage principal d’une
œuvre littéraire, dramatique ou cinématographique.
Le héros du Père Goriot est Eugène de Rastignac.
devant. On pense à une personne ordinaire. Bovary
peut renvoyer aussi à bœuf ou bovin. – Nana ; un
diminutif affectueux, mais derrière Nana, il y a nana,
une façon familière et légère de nommer les filles. –
Madame Verdurin ; nom de la bourgeoisie. Le «
Madame » devant le nom force le respect. Pas de
prénom, donc pas de familiarité. – Bérurier ; comme
pour Vautrin. Le suffixe en -Ier peut faire penser à
des métiers artisanaux ; serrurier, bourrelier, etc.
3. DES CHAMPS LEXICAUX POUR
CRÉER DES EFFETS
Cette description de Mme Grandet n’est guère flatteuse. Nous pouvons repérer le champ lexical de la
maladie (sèche/maigre/jaune), celui de la maladresse
(gauche/lente). La répétition de l’adjectif « gros » rend
monstrueuse la figure de la femme – ce qui est gros
est de l’ordre du dur (os/nez/front). Les yeux sont
gros, à défaut d’être grands. La comparaison avec le
coing, fruit dur, immangeable cru, ajoute encore à
cette impression de chose desséchée qu’est
Mme Grandet. Bref, elle n’est guère consommable
(sans saveur/sans suc). Pour la rendre appétissante,
il faudrait changer la comparaison et prendre un fruit
plus sensuel comme la pêche par exemple.
Mme Grandet était une femme mince, rosée comme une
pêche, un peu maladroite mais posée ; une de ces femmes
qui semblent faites pour être aimées. Elle était bien
charpentée, elle avait un nez généreux, un front large, de
grands yeux, et offrait au premier aspect, une discrète
ressemblance avec ces fruits veloutés qui ne sont que
saveur et suc.
4. DES VERBES POUR CARACTÉRISER
L’ATTITUDE DES PERSONNAGES
1. Monsieur de Rênal s’encadrait dans l’embrasure
de la porte, devant Julien.
2. Par cette chaleur, Bouvard était affalé (ou
écroulé) sur un banc.
3. Fantine se terrait au fond de la pièce.
4. Emma était alanguie sur le banc au fond du jardin.
5. Tant que l’inconnu ne s’éloigna pas de l’arbre,
Stéphanie ne lâcha pas la branche.
6. Soucieuse du succès de son repas, Gervaise
s’activait devant les fourneaux.
2. DES NOMS PROPRES ÉVOCATEURS
5. DES PROCÉDÉS STYLISTIQUES
POUR CRÉER UN EFFET COMIQUE
La Princesse de Clèves ; connote un milieu aristo-
a. Un néologisme est un mot ou une expression de
cratique, une héroïne issue de la haute noblesse. –
La Bouvillon ; l’article défini devant le nom évoque
un milieu populaire et un niveau de langue familier.
– Candide ; le personnage est naïf, innocent. – Vautrin ; une connotation populaire puisque le nom est
donné sans prénom et sans qualité. – Charles
Bovary ; un nom complet, mais sans la qualité
création ou d’emprunt récents. Il peut être aussi le
sens nouveau que l’on donne à un mot ou une
expression existant déjà dans la langue.
Le calembour est un jeu de mots fondé sur la différence de sens des mots qui se prononcent de la
même façon. Le petit Larousse donne l’exemple suivant ; une personnalité / une personne alitée.
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1 – Le personnage de roman, du
La contrepèterie est une interversion plaisante de
lettres ou de syllabes dans un groupe de mots,
créant une nouvelle expression généralement grivoise ou obscène. Ainsi glisser dans la piscine
devient pisser dans la glycine. Ou à partir du slogan
d’une enseigne disparue de supermarchés ; Mamouth
écrase les prix / Mamie écrase les prouts.
Chez San Antonio, les déformations consistent à
traduire en mots français les sonorités des mots de
langue étrangère (l’anglais particulièrement).
b. 1. Le personnage est chaleureux et montre sa
générosité envers son « neveu ».
2. Le personnage est d’extraction populaire (un
emploi défectueux de la langue), mais ne manque
pas d’humour (les marins de la garde sont-ils salés
et vont-ils sur l’eau !)
3. Le personnage appartient à un milieu aristocratique, il est le père de la jeune fille que demande en
mariage le comte. Il use d’un niveau de langue soutenu, et il est volontiers romanesque (l’importance
de l’amour dans le mariage).
EXPRESSION ÉCRITE
Sujet 1
Trois points sont à prendre en compte et à ne pas
oublier ;
– d’abord ce qui caractérise le personnage
social ; son identité (nom et prénom), la classe
sociale à laquelle il appartient, et son statut social (le
métier qu’il exerce par exemple) ;
– ensuite la personne elle-même ; ses portraits physique et moral (on attend l’expression des traits
saillants d’un côté comme de l’autre, et non une
description exhaustive) ;
– enfin la faille ou le défaut, c’est-à-dire quelque
chose dans la VIe de ce personnage qui puisse être
au début d’une histoire (la distraction par exemple,
ou l’avarice, etc.).
On attendra évidemment que ces trois points ne
soient pas successivement traités, mais que la
rédaction les mêle étroitement afin de créer chez le
lecteur un horizon d’attente.
Sujet 2
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 4
BIBLIOGRAPHIE
Quelques lectures
• KAREN BLIXEN, Le Festin de Babette.
• MARCEL PROUST, Du côté de chez Swann
(« Combray »).
• COLETTE, La Maison de Claudine (un repas de
noces, à mettre en parallèle avec celui de
Madame Bovary).
• MARYLINE DESBIOLES, La Scène (la réaction
inattendue d’un enfant devant un cochon de lait
cuit au four).
Représentation et rôle des repas dans la
bande-dessinée Astérix de GOSCINNY/UDERZO.
• NORBERT ELIAS, La Civilisation des mœurs,
pour les exemples de l’évolution des manières
de table.
Quelques films
• GABRIEL AXEL, Le Festin de Babette (1987)
• MARCO FERRERI, La Grande bouffe (1973)
• ROLAND JOFFÉ, Vatel (1999)
• MIKE NEWELL, Quatre mariages et un enterrement (1993)
• RENÉ FERRET, La Communion solennelle
(1977)
• JEAN RENOIR, La Grande Illusion (1937) : la
scène des maquereaux à la moutarde.
• JEAN RENOIR, La Règle du jeu (1939) : la scène
des pommes de terre à l’huile.
• CHARLIE CHAPLIN, Les Temps modernes
(1936) : la machine à gaver.
• CHAN-WOOK PARK, Old Boy (2003) : la scène
du poulpe gluant avalé cru.
• STEVEN SPIELBERG, Indiana Jones et le temple
maudit (1984) : la scène de repas aux mets
particulièrement repoussants.
• JUZO ITAMI, Tampopo (1985) : une restauratrice japonaise cherche la recette de la soupe
aux nouilles, on assiste au dernier repas d’une
mère de famille et à un dîner d’affaires.
• ERNST LUBITSCH, Angel (1937) : ce film nous
fait partager un dîner romantique avec Marlène
Dietrich.
Le personnage de Charles Bovary, jeune, dans le
chapitre de Madame Bovary, pourrait servir de support ; les élèves dégageraient du texte de Flaubert
les éléments à garder (détails du portrait physique,
comportement et propos) et les introduiraient dans
une situation nouvelle ; le jeune Charles Bovary faisant une démarche au guichet d’une administration,
ou bien rentrant chez lui après cette scène difficile
dans la classe. La formulation du sujet implique que
le narrateur reste en focalisation externe. Tout dans
la description (champ lexical) suggérera la lourdeur
et/ou la timidité.
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Français 1re – Livre du professeur
Séquence 5
Visages de la folie dans les romans du XVIIIe au XXe siècle
p. 123 (ES/S et Techno)
p. 125 (L/ES/S)
Problématique : Comment la folie est-elle représentée dans les romans ? Pourquoi les romanciers
choisissent-ils de l’incarner ?
Éclairages : Ces textes –romans, tragédies– permettent de repérer les traits permanents de la représentation de la folie de jeunes femmes ainsi que l’évolution de ces traits dans des œuvres plus récentes. Ils
établissent tous un lien entre la passion amoureuse et la folie. Ils donnent à ces visages de la folie des
fonctions critiques à l’égard des passions, des hommes qui les ont suscitées et des sociétés dans lesquelles elles sont nées.
Texte 1 – Choderlos de Laclos, Les Liaisons
dangereuses (1782)
p. 124 (ES/S et Techno) p. 126 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX
– Montrer les effets d’une passion coupable.
– Réfléchir aux fonctions de cette peinture de la
folie.
– Montrer une vision très théâtralisée de la folie.
– Étudier la construction du personnage dans le
roman épistolaire.
LECTURE ANALYTIQUE
Un portrait contrasté de Valmont
Dans cette lettre destinée à Valmont mais qui ne lui
sera pas remise, et qui n’influencera pas directement son destin, se dessine le portrait d’un homme
dangereux et ignoble mais aussi aimable et aimant
selon Madame de Tourvel et ses amies. Le lecteur
dégagera de ces regards et jugements des personnages le portrait de Valmont que lui suggère cette
lettre. Le portrait est d’abord sans ambiguïté et les
premiers mots de Madame de Tourvel brossent
explicitement le portrait d’un Valmont séducteur,
incarnation du mal et de la cruauté. En recourant
aux champs lexicaux de la torture et de la souffrance
(l. 1 à 10) à une accumulation au rythme signifiant
(l. 2) L’héroïne résume ce qu’il lui a fait subir dans un
passé proche, ce qu’elle a perdu en lui accordant sa
confiance et ce qu’il lui fait subir encore en lui rappelant sa déchéance au regard de ce passé vertueux.
Celle qui se présente comme une victime confirme
ce portrait dans les lignes 24 à 28 dans son hallucination où Valmont lui apparaît en « monstre » (l. 37).
Ce point de vue est partagé par ses amies qui invitaient Madame de Tourvel « à le fuir » (l. 38). Cependant, dans son délire, et écrasée par sa culpabilité,
Madame de Tourvel fait de Valmont un instrument de
la vengeance divine : Madame de Tourvel se sent
coupable (l. 10) et c’est l’« auteur de [ses] fautes »
(l. 10) que « Le ciel » (l. 21) a choisi pour « les punir »
(l. 10), métamorphosant celui qu’elle aime en un être
« différent de lui-même ! »(l. 26) suggérant ainsi qu’à
ses yeux celui qu’elle aime n’est pas « ce monstre »
(l. 37) et qu’il n’est pas responsable de cette séparation qui lui fait perdre la raison. Madame de Tourvel,
plus implicitement, au milieu de la lettre et dans la
même hallucination, offre encore un autre portrait.
Valmont est alors un être aimable et aimant, tendre
et protecteur : « un aimable ami » (l. 29-30) et le verbe
« revoir » (l. 29) sous-entend que Madame de Tourvel
rappelle un passé proche et vécu. Les insistances
« c’est toi, c’est bien toi », l. 30-31) veulent souligner
la vérité de ce portrait opposé à celui qui précède et
suit. Les impératifs, les phrases exclamatives, le
champ lexical de la relation amoureuse (l. 29 à 35)
nous font entrer dans l’intimité de leur passion. Portrait antithétique dominé par la figure négative et
condamnée mais qui laisse transparaître un visage
aimable que seul peut connaître Madame de Tourvel
et qui est révélé au lecteur par cette lettre. Ce visage
aimable peut faire comprendre que Madame de
Tourvel ait succombé à Valmont, présente aussi un
visage nouveau et troublant du personnage ou au
contraire confirme et décuple sa perversité et
démontre les dangers que représente le libertin.
La folie de Madame de Tourvel
Quel visage de la folie cette lettre propose-t-elle ?
C’est à travers la parole même de l’héroïne que se
dessine le visage que veut transmettre le romancier.
Cette folie naissante, durable ou encore provisoire se
caractérise par des traits assez communs, voire stéréotypés : un accablement physique, une parole
confuse et une perte du lien avec la réalité qui font de
l’héroïne une figure pathétique et tragique. Que
Madame de Tourvel fasse écrire cette lettre par sa
femme de chambre révèle une épuisement physique,
conséquence des « tourments » (l. 6,18, 43) et des
souffrances – dont le champ lexical est omniprésent
– qu’elle endure et qui risquent d’excéder « ses
forces » (l. 6) parce qu’ils sont « insupportables » (l. 6) :
elle a « perdu le repos » (l. 9), elle « meur[t] »(l. 13).
Cette grande fatigue et le recours à l’oral –qui rapproche cette lettre d’une tirade rappelant le théâtral
– favorisent l’expression d’une parole confuse. Cette
confusion se traduit d’abord par la présence de des-
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1 – Le personnage de roman, du
tinataires multiples et qui ne sont pas clairement
nommés. D’abord le nom du destinataire initial n’est
pas indiqué « La présidente de Tourvel A.. ». Si le premier paragraphe est adressé à Valmont comme permettent de le comprendre les dernières lignes, le
troisième s’adresse à son mari, deuxième destinataire, quand elle évoque la « femme infidèle » (l. 17-18)
et « ta honte » (l. 19), la fin du cinquième est destinée
explicitement à ses « amies » (l. 37).Le passage du
premier destinataire au deuxième n’est pas non plus
marqué par un indice précis et oblige le lecteur à
l’identifier en s’appuyant sur les propos tenus. À la
ligne 16, le « toi » représente son mari. Le même pronom représente Valmont (l. 30). Dans le cinquième
paragraphe deux destinataires sont successivement
présents. Le passage du tutoiement au vouvoiement
dans le dernier paragraphe confirme et entretient
cette confusion. La variété des types de phrases,
leur succession, leur alternance (l. 1 à 10, et 29 à 47)
donnent à cette lettre un caractère décousu et
révèlent l’agitation de Madame de Tourvel. Plus la
lettre progresse vers sa fin, plus l’héroïne se sent
abandonnée et isolée : « Personne ne pleure
sur[elle] » (l. 13). « Où êtes-vous toutes deux ?» s’interroge-t-elle à propose de ses amies et elle prend
congé par un définitif « Adieu, Monsieur » (l. 47). Mais
c’est par la véritable hallucination des lignes 29 à 37
que Madame de Tourvel révèle cet état délirant dans
lequel elle croit véritablement voir Valmont qui, sous
ses yeux, se métamorphose en « monstre » (l. 37).
Cette hallucination montre évidemment que
Madame de Tourvel perd le lien avec sa situation
réelle et annonce sa fin tragique marquée par une
formule finale conventionnelle mais qui ici prend tout
son sens. Cette peinture de la folie vise à susciter la
compassion par l’omniprésente évocation des souffrances, par l’acceptation de sa culpabilité, par le
rappel de « la douce émotion de l’amour » (l. 35-36),
de la solitude de l’héroïne abandonnée de tous qui
donnent à cette lettre son registre pathétique mais
vise également à susciter la crainte d’un « séjour de
ténèbres » (l. 3) où « l’espérance est […] méconnue »
(l. 4) qui donne un registre tragique et ainsi une fonction cathartique à cette lettre.
VOCABULAIRE
« Tourment » vient du latin Tormentum, de torquere
« tordre ». 1er sens : supplice, torture. 2e sens : très
grande douleur physique ; VIVe souffrance morale.
Les trois occurrences du substantif que compte la
lettre se rapportent à une VIVe souffrance morale
mais subie comme un supplice menaçant l’esprit et
le corps.
PROLONGEMENT
Visionnez les scènes 27 à 30 du DVD du film de Stephen Frears, Les Liaisons dangereuses (1988). Analysez le portrait que le cinéaste et l’acteur John
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 5
Malkovich proposent du personnage de Valmont et
comparez-le à celui vu par Madame de Tourvel dans
cette lettre.
Texte écho – Jean Racine, Phèdre (1677)
p. 126 (ES/S et Techno) p. 128 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX
– Comparer l’expression de deux passions destructrices.
– Distinguez les héroïnes romanesque et théâtrale.
– Souligner l’intertextualité dans une œuvre littéraire.
LECTURE ANALYTIQUE
En lisant la lettre de Madame de Tourvel, le lecteur
peut entendre des échos de la tirade que Phèdre
adresse à Hippolyte et s’intéresser à leur intertextualité.
Des passions tyranniques
Les deux héroïnes en dépit des différences propres à
la situation de chacune d’elles sont esclaves de passions puissantes contre lesquelles elles luttent en
vain et dont elles se sentent coupables et innocentes
et qui les plongent dans un conflit intérieur qu’elles ne
peuvent dépasser sinon par la folie ou la mort.
Les deux héroïnes sont soumises à leur passion :
Phèdre exprime la puissance de sa passion plus particulièrement dans les vers 6 à 8, mais également
dans les vers 11,19 et 25. Madame de Tourvel
l’évoque aux lignes 2, 9 et 25-26.
Les deux héroïnes luttent vainement contre cette
passion : dans les vers 4 et 5 mais aussi 15 à 17
Phèdre rappelle ce qu’elle a entrepris pour résister à
cette passion et Madame de Tourvel, dès les premiers mots de sa lettre, rappelle qu’elle s’est battue
contre les assauts de Valmont et qu’elle est toujours
victime de sa violence aux lignes 37 et 42.
La culpabilité des héroïnes : aux vers 5 et 30, Phèdre
condamne sa passion et dit combien elle lui répugne.
Madame de Tourvel évoque « les remords » (l. 14)
qu’elle éprouve, elle demande elle aussi à être punie
(l. 15 à 21). Cette culpabilité est néanmoins partagée
avec « les dieux » (v. 10) qui « ont allumé le feu fatal »
(v. 11) pour Phèdre et « le ciel » (l. 21) qui « [l’] a livrée
à celui-là même qui [l’] a perdue » (l. 24) pour Madame
de Tourvel
Perdre la raison
On peut comparer l’expression d’une raison perdue
ou en passe de l’être chez les deux héroïnes à travers
le langage de chacune d’elles. Comment l’expression
des deux héroïnes traduit-elle ce glissement vers la
folie ? Si le discours de Phèdre est maîtrisé et cohérent, on remarque le tutoiement – dans la précédente
réplique, elle vouvoie Hippolyte –, tutoiement présent
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aussi chez Madame de Tourvel auquel un vouvoiement se substitue dans les dernières lignes. Toutes les
deux usent des différents types de phrases et les font
alterner dans la tirade et la lettre. Ces deux caractéristiques de leur langage sont les marques plus ou moins
nettes d’une expression influencée par une raison
perturbée, trouble. Elles recourent au même lexique
antithétique : « cruel » (v. 1,15 ; l. 1, 42) qui s’oppose à
« de nouveaux charmes » (v. 20), « Digne fils » (v. 31),
« mon aimable ami » (l. 29-30) ; « j’aime » (v. 4), « amour »
(v. 6), « j’aimais » (v. 19), « la douce émotion de l’amour »
(l. 33-34) qui s’opposent à « fol amour » (v. 6), « poison » (v. 7), « odieux amour » (v. 30), « appareil de mort »
(l. 36), « tu me forces de te haïr » (l. 43-44). Ces champs
lexicaux traduisent ainsi, une indécision, deux tentations qui se combattent, une confusion des sentiments – cependant plus marquée chez Madame de
Tourvel – qui fragilisent leur équilibre mental. C’est
avec insistance qu’elles disent leurs douleurs qui
mettent en péril leurs forces, leur difficulté à y résister.
Phèdre évoque « le feu fatal » (v. 11) qui la brûle toute
entière, « les larmes » (v. 21), elle est à ses yeux un
« monstre » (v. 32 à 34) et préfère mourir (v. 30 à 42)
plutôt que de supporter cette souffrance et de perdre
la raison. Tout au long de sa lettre – et plus encore que
Phèdre – en recourant au champ lexical de la torture
notamment, dit combien ses douleurs son « insupportables » (l. 6) et s’exclame : « que la haine est douloureuse ! » (l. 44). Pour toutes ces raisons, explicitement
ou implicitement exprimées, Phèdre refuse la folie et
choisit la mort. L’apparence de Dominique Blanc sur
la photographie témoigne par le désordre des cheveux, les larmes, les couleurs contrastées (rose, noir,
blanc), les bras qui tombent sans force, le déséquilibre du corps que Phèdre sombrera dans la folie pour
finalement la mort. Madame de Tourvel craint cette
folie mais y a déjà sombré même si les trois dernières
lignes sont un sursaut de la raison et si les interrogations nourrissent un espoir. Nous savons qu’elle ne
survivra pas à ses souffrances.
Une héroïne et un personnage
En plaçant Madame de Tourvel dans la situation de
dicter ses propos, Choderlos de Laclos fait de cette
lettre une tirade ou un monologue que pourrait
interpréter une actrice. La teneur du texte, ses
registres pathétique et tragique, la variété des types
de phrases, les divers destinataires donneraient à
l’actrice une matière propre à exploiter son talent
autant que le donne le texte de Racine. On pourra
toutefois montrer que Madame de Tourvel reste un
personnage de roman alors que Phèdre est une
héroïne, et plus précisément une héroïne tragique.
Tout d’abord le personnage de roman peut échapper à la fatalité et en entretenir l’espoir alors que le
destin tragique de l’héroïne de la tragédie est nécessaire : il suffit de comparer les dernières lignes de la
lettre aux derniers vers de la tirade. Le personnage
de roman, par l’époque et le rang, est plus proche
des lecteurs que ne l’est l’héroïne tragique des
spectateurs et la situation de Madame de Tourvel
est manifestement plus familière au lecteur que ne
l’est celle de Phèdre même si l’ambition de Racine
est de peindre la passion amoureuse de son temps.
Le lecteur moderne peut se sentir davantage touché par la douleur plus humaine de Madame de
Tourvel que par une Phèdre monstrueuse. La lettre
écrite en prose peut également paraître plus sensible au lecteur que le théâtre versifié au spectateur.
Le personnage romanesque proposé par Choderlos
de Laclos emprunte des traits, une langue à l’héroïne tragique, il n’est pas esclave de ce modèle et
s’en écarte pour lui conserver ceux du personnage
romanesque.
Synthèse
On reprendra les analyses qui précèdent pour souligner les liens entre les deux textes et le destin des
deux héroïnes mais on sera attentif à montrer tout ce
qui les sépare : par exemple, la naissance et la durée
de la passion, la passion sinon partagée du moins
assouvie pour un moment par Madame de Tourvel et
impossible pour Phèdre.
S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE
La solitude de Madame de Tourvel
Une femme abandonnée
On commentera l’abandon et sa progression dans
cette lettre :
– on rappellera que Valmont l’a abandonnée et qu’elle
en souffre : « J’ai souffert dans ton absence ! Ne nous
séparons plus » (l. 29-30) ;
– elle se sent abandonnée par son mari : « Que fais-tu
loin de moi ? » (l. 17) ;
– à deux reprises dans cette lettre Madame de Tourvel
évoque ses amis. Dans un premier temps, elle évoque
« les amis qui [la] chérissaient » pour souligner leur
absence et leur éloignement, pour dire combien elle
est maintenant seule et « sans secours » (l. 11-13).
Dans un second temps, elle s’adresse directement à
« [Ses] amies » pour les supplier de ne pas l’abandonner. Elle s’adresse en fait à deux amies : celle qui l’invitait « à le fuir » et celle plus « indulgente » : On notera le
passage d’un masculin pluriel (hommes et femmes) à
un féminin pluriel et finalement à un féminin singulier ;
– cet abandon se généralise si l’on prend en compte le
« personne ne pleure sur moi » (l. 13).
Une femme soustraite au monde
On commentera cette « soustraction » qu’elle choisit et
qu’elle subit :
– elle-même s’est soustraite au monde : « dans ce
séjour […] m’ensevelir » (l. 3) ;
– se comparant au « criminel », elle s’est plongée,
comme le soulignent les hyperboles, dans « l’abîme »
(l. 14) si loin du monde que personne n’entendra « ses
cris » (l. 15) ;
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1 – Le personnage de roman, du
– elle suscite l’effroi et « Aucun n’ose [l’] approcher »
(l. 12) ;
– madame de Tourvel rappelle que « Le ciel » (l. 20)
l’a privée de sa liberté. Il a empêché que son mari ne
lui pardonne : « il m’a soustraite à ton indulgence »
(l. 23) et « Il [l’]a livrée à celui-là même qui [l’] perdue »
(l. 24) ;
– elle accuse Valmont d’avoir rompu le lien qui pouvait encore la relier à lui : « Ne m’avez-vous pas mise
dans l’impossibilité […] de vous répondre » (l. 46-47).
PROLONGEMENT
On pourra comparer les cheminements, choix et
destins de Phèdre et de Madame de Tourvel à ceux
de Madame de Clèves (voir p. 84 à 87 dans le
manuel ES/S et Techno et p.86 à 89 dans le manuel
L/ES/S).
Texte 2 – Honoré de Balzac, Adieu (1830)
p. 128 (ES/S et Techno) p. 130 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX
– Montrer un visage original de la folie : la folie
comme retour à l’état sauvage.
– S’interroger sur la fonction de la peinture de la
folie qui permet de mettre en évidence la responsabilité des hommes et de leurs actions.
LECTURE ANALYTIQUE
La folie : un retour à l’état sauvage
La folie de Stéphanie, « cette pauvre folle » (l. 39), à
travers un grand nombre d’analogies, la relation
qu’elle entretient avec les animaux et son comportement se caractérise par une régression vers l’animalité, régression atténuée dans la majeure partie
du texte par le choix des comparants. Stéphanie est
passée d’une figure humaine « quand elle était
femme » (l. 54) à une figure animale et plus précisément, dans les premières lignes, à la figure de l’oiseau : sa voix se confond avec un « petit cri d’oiseau » (l. 4-5) et un « oiseau sifflant son air » (l. 11).
C’est aussi par son comportement qu’elle s’animalise : « elle grimp[e] » (l. 6) dans un arbre, elle se
« nich[e] » (l. 7), elle regarde « avec l’attention du plus
curieux de tous les rossignols de la forêt » (l. 7-8) et
le mouvement de la tête vers la poitrine (l. 42-43)
évoque un mouvement propre à l’oiseau. C’est
aussi « en voltigeant » (l. 44) qu’elle descend du
sapin. D’autres traits rappellent davantage un animal agile et familier de la VIe dans les arbres : elle se
déplace d’un arbre à l’autre par « un seul bond »
(l. 23), elle « se balan[ce] de branche en branche ».
Enfin, le narrateur la compare quand Philippe lui
offre un sucre à « ces malheureux chiens » (l. 60). Le
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 5
narrateur souligne par ailleurs l’étonnante confiance
qui lie Stéphanie à « un jeune chevreau » (l. 1) en
notant que cet animal est justement « capricieux » et
qu’il est pourtant « son compagnon » (l. 4). Cette
relation, par son invraisemblance, souligne combien
la frontière entre les espèces s’est effacée et qui, si
l’on songe au cadre champêtre, rappelle un âge
d’or où les hommes et les animaux vivent dans une
parfaite harmonie. Si Stéphanie est devenue un animal au fil des lignes, le narrateur souligne, par l’emploi d’un champ lexical de la grâce, sa légèreté et sa
souplesse déjà implicitement présentes à travers le
choix du chevreau ou de l’oiseau ou de cet animal
que le narrateur ne nomme pas et qui bondit de
branche en branche. C’est d’abord « légèrement »
(l. 2) qu’elle se met debout ; elle se « balanc[e] avec
une légèreté », insiste encore le narrateur par l’emploi de l’adjectif hyperbolique, « inouïe » (l. 28-29) ,
elle descend « doucement » (l. 43-44) et
« voltig[e] comme un feu follet » (l. 44). Le vent peut
aussi imprimer des « ondulations » (l. 45) à son corps
qui serait alors devenu végétal ! Le lecteur comprend – par la focalisation interne – que c’est Philippe qui remarque « sa jolie main brune » (l. 63). Le
narrateur établit ainsi un rapprochement entre l’animalité et la grâce. Notons cependant que Stéphanie
peut aussi se transformer en animal agressif qui
pousse un « cri sauvage » (l. 57) animé d’une « passion bestiale » (l. 62) « pour saisir sa proie » (l. 63). Le
narrateur propose un visage peu conventionnel de
la folie. Visage régressif, a priori dégradant, mais qui
ne manque cependant pas de grâce et qui rappelle
davantage un état heureux, une innocence, un âge
d’or. État cependant menacé par la proximité de
l’homme ou plus exactement d’un homme qui
réveille une sauvagerie animale.
Le colonel : un danger pour Stéphanie ?
Si le colonel aime Stéphanie –qui l’a aimé– s’il veut
« l’apprivoiser » (l. 37-38), Stéphanie ne peut vaincre
sa crainte et perçoit le colonel comme un danger ce
qui invite à envisager la fonction critique de cette
page. Remarquons que si le personnage se caractérise lui-même par son prénom (l. 12-13) le narrateur rappelle ses différentes natures et notamment
l’une d’entre elles connotant la violence et la guerre.
Il est « le colonel » (l. 5, 41) ou « colonel » (l. 32, 49,
56) « le pauvre militaire » (l. 15) même s’il est aussi
« Philippe » (l. 3, 54, 58, 62) et enfin « son amant »
(l. 63). Il est pour Stéphanie « l’étranger » (l. 7) repris
en « l’étranger » (l. 46) par le narrateur. Ce dernier
suggère constamment et alternativement le caractère familier et paisible mais aussi lointain et guerrier du personnage masculin. Alors que Stéphanie
et le chevreau sont immédiatement dans une relation confiante et complice, Stéphanie « se sauv[e] »
(l. 3) à la vue de Philippe. Il provoque chez elle « une
expression craintive » (l. 21) et qui pourrait, selon
Fanjat, évoluer vers « une aversion […] insurmontable » (l. 34-35). Stéphanie se laisse approcher par
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le chevreau alors qu’elle fuit le colonel. Le lecteur
doit être sensible à l’évolution du comportement de
Stéphanie à l’égard de Philippe tout au long de ces
lignes. Protégée par son nid (l. 7), Stéphanie peut
« regarder » (l. 7) Philippe. Mais elle s’éloigne
(l. 21-29) dès qu’il s’approche, et ce n’est que parce
qu’il reste « immobile » (l. 46) qu’elle avance vers lui
« d’un pas lent » (l. 47). Quand Stéphanie – attirée
par « le morceau de sucre » (l. 56) – finit par se trouver devant Philippe, elle se retrouve dominée par
« la peur » (l. 62) et surtout par « la passion bestiale »
(l. 62). Ainsi, la proximité de Philippe, non seulement ne l’humanise pas, mais la rend plus animale
et même « bestiale » comme si elle éprouvait
« instinctive[ment] » (l. 58) que « son amant » l. 63)
Philippe représentait pour elle, et paradoxalement,
un danger. L’extrait condense le bref roman : Stéphanie est devenue folle à la suite de sa séparation
d’avec Philippe soulignée ici par les seules paroles
qu’elle prononce (l. 9) qui furent celles qu’elle
adressa à Philippe quand ils durent se séparer mais
elle est aussi devenue folle parce qu’à la suite de
cette séparation, elle a dû subir les violences, pour
ne pas dire les assauts, des soldats. Le texte suggère donc que pour Stéphanie, Philippe incarne
l’histoire d’amour mais aussi l’Histoire, l’amant
mais aussi le soldat, dont Stéphanie fut et est
encore la victime. L’homme et ses entreprises sont
ainsi accusés de représenter un danger pour les
femmes, de les rendre folles et de les obliger à
s’échapper d’une société régentée par les hommes
pour se réfugier dans le monde animal ou végétal. C’est la fonction critique de ce texte appartenant d’abord aux Scènes de la VIe militaire que Balzac a finalement intégré à ses Études philosophiques, suggérant ainsi une plus large ambition.
Synthèse
Les élèves devront montrer que le texte porte un
regard sensible empreint de sympathie et d’attention sur la folie de Stéphanie. Cette folie s’exprime
par une régression animale mais le narrateur met en
évidence la douceur, la fragilité et la grâce qui rappellent l’harmonie et l’innocence plus que le désordre
ou le délire. Cette peinture de la folie ne vise ni à
inquiéter ni à effrayer. Ils devront montrer qu’en dépit
d’intentions louables – sauver Stéphanie, lui permettre de retrouver la raison – Philippe représente
un danger. À travers l’insistant rappel de son état
militaire et l’évolution du comportement de Stéphanie quand elle se rapproche de son ancien amant, le
monde et les hommes sont implicitement accusés
d’être la cause de la folie de Stéphanie et une
menace pour un calme retrouvé. Il faudra enfin
nuancer la condamnation en s’appuyant sur le personnage de Fanjat, oncle de Stéphanie et médecin,
qui protège Stéphanie en lui permettant de vivre
comme un animal dans un monde isolé et clos, ironiquement nommé « Les Bons-Hommes ».
GRAMMAIRE
Les figures de rapprochement s’inscrivent dans une
animalisation généralisée – équivalent de la personnification – de Stéphanie. Le narrateur use de nombreux verbes, substantifs et adjectifs métaphoriques. Les comparaisons s’expriment par l’outil
habituel « comme » ou un équivalent « avec l’attention de ». La variété des comparaisons tient aussi à
leur concision ou à leur développement et à leur
caractère plus ou moins explicite.
S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE
D’INVENTION
Le sujet invite à réfléchir aux modalités narratives et
descriptives (narrateur, focalisation, portrait en mouvement ou non, système des temps, champs lexicaux, registres), à imaginer un cadre spatio-temporel, à donner une identité au personnage (homme,
femme, jeune, vieux, etc.) et à choisir un monde où
puiser les comparants (humain, animal, etc.). Le personnage devra devenir plus inquiétant au fil des
lignes.
Lecture d’images
p. 130 (ES/S et Techno) p. 132 (L/ES/S)
Théodore Géricault, La Folle monomane du jeu
(1820)
Théodore Géricault est un peintre français né en
1791 ; il mourra en 1824 à la suite d’une chute de cheval. Par son génie et son destin tragique, il incarne
l’artiste romantique. Le Radeau de la Méduse (18171819) reste son œuvre la plus célèbre. Le travail que
lui a demandé la réalisation de ce tableau aurait
plongé le peintre dans un état dépressif. Soigné et
guéri par le docteur Georget, aliéniste et médecinchef de l’hôpital de la Salpêtrière à Paris, celui-ci lui
aurait demandé de peindre dix études d’aliénés entre
1819 et 1822 à des fins didactiques dont La Folle
monomane du jeu. La « monomane », terme utilisé au
XIXe siècle pour classer une forme de folie, est sans
doute une malade du docteur Georget qui devient ici
une incarnation de la folie. Elle est représentée sur un
fond sombre, avec lequel se confond presque son
corps, qui met en valeur le visage du personnage au
contraire lumineux. La mise en valeur tient encore aux
deux taches de couleur blanche représentant une
coiffe et un foulard et encadrant ce visage. C’est évidemment le titre et les conditions dans lesquelles
cette œuvre a été peinte qui nous renseignent sur
l’état mental du personnage représenté mais on se
demandera quelles sont, pour le peintre, les représentations de la folie que ce tableau suggère ? Que le
peintre s’attache essentiellement à la représentation
du visage trahit qu’il est pour lui – point de vue partagé par son époque – le lieu de l’expression de la folie
ou qu’il y aurait une physionomie propre à la folie. On
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1 – Le personnage de roman, du
notera une curieuse implantation des cheveux ou une
mèche qui semble vouloir échapper à la coiffe, indice
d’un désordre physique connotant le désordre mental
ou défaut physique signe d’une déficience plus générale. C’est cependant par le regard, levé peut-être
vers le peintre mais pas tout à fait vers le spectateur
du tableau, que Géricault a cherché à traduire la folie
du personnage. Vide, ce regard traduit le vide du cerveau, l’absence des facultés mentales, indice de la
folie, d’une raison perdue. Ce regard traduit aussi une
absence de communication entre la monomane et le
peintre. On peut toutefois s’attarder sur le point de
vue en légère plongée –le personnage paraît assis– et
à la superposition des vêtements qui couvrent « la
monomane » et qui contribuent à donner le sentiment
que le personnage est accablé et écrasé, comme
anéanti, par sa folie. Si le regard paraît vide, il traduit
aussi une tristesse et peut-être une souffrance, et une
longue souffrance si l’on s’attache à la vieillesse du
personnage, représentée par les rides, un certain
affaissement du bas du visage, les paupières rougies,
le jaune –orangé choisi pour peindre la peau– qui
donnent à ce personnage une humanité qui dépasse
la représentation réaliste voire scientifique des signes
de cette monomanie. L’ambition du peintre paraît aller
au-delà de la documentation concernant les monomanes. Géricault représente une figure bouleversante
de l’humanité si l’on veut bien percevoir dans ses
yeux levés sinon une prière du moins une humble supplique.
Odilon Redon, Le Fou ou la Folie (1833)
À la fin du XIXe siècle, le courant symboliste – auquel
on peut rattacher Odilon Redon – explore les tréfonds
de l’âme. Ces artistes voient dans la folie une distanciation de la conscience face au matérialisme désenchanté du monde contemporain dans lequel ils évoluent et dont le réalisme n’a rien à voir avec l’univers
idéal qu’ils se sont forgé. Il s’agit pour eux de peindre
le secret des choses, l’expérience intime des êtres, le
mysticisme transcendant. Les Symbolistes ne représentent que des émotions. Leur onirisme nie la réalité
sordide et simplifie les figures à l’extrême pour
atteindre une merveilleuse abstraction. Ils annoncent
à leur manière l’art du XXe siècle.
Odilon Redon (1840-1916) est l’un des maîtres de l’art moderne – les Surréalistes s’en réclamaient – et occupa dans
l’art de son temps une place particulièrement originale.
Alors que ses contemporains s’intéressent à la conquête de
la lumière et à l’alchimie des couleurs, il utilise les seules
ressources du noir et du blanc. À partir de 1875, et pendant
plus de dix ans, l’artiste va s’adonner à ses « Noirs », réalisés
à la mine de plomb ou au fusain, une série de dessins aux
tonalités sombres qui tentent d’approcher le clair-obscur de
Rembrandt ou le sfumato de Léonard de Vinci. Ce travail
sur le clair-obscur renvoie à une période très sombre de la
vie du peintre, à un moment d’intense souffrance morale
dont la fin coïncidera très précisément avec la redécouverte
de la couleur et l’introduction des pastels dans son œuvre
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 5
à partir de 1890. Ses « Noirs » – dessins, fusains et lithographies – expriment non seulement la réalité vue, mais
la réalité sentie, révélant un monde invisible issu de ses
rêves. L’allégorie de La Folie appartient à cette série. Il s’agit
du portrait d’un personnage asexué dont le visage émacié
est coiffé d’un bonnet parsemé de clochettes. Les yeux immenses, inexpressifs, dissimulent un monde intérieur clos,
douloureux, où l’étrange le dispute au fantastique. Comme
dans ses diverses représentations carcérales, Odilon Redon
reprend ici le vieux thème de l’âme prisonnière.
(Notice de Alain Galoin, http://www.histoire-image.org)
Odilon Redon a choisi de représenter indirectement la
folie par le dessin –un fusain sur papier– par une instabilité et une absence au monde du personnage.
La présence du monde dans ce dessin
– On peut déjà remarquer la présence du monde par
la présence d’un décor –la porte, l’esquisse d’un
mur– qui sépare deux lieux ou deux mondes et qui
suggère l’enfermement.
– La démesure des yeux suggère qu’un monde intérieur se confronte au monde extérieur.
– Les clochettes, qui sont un attribut traditionnel du
fou, avertissent le « monde », de la présence du fou et
permettent au « monde » de s’en éloigner.
– Le personnage lui-même est une figure humaine qui
appartient au monde des hommes par le mouvement
de son corps, ses vêtements, son visage et son
regard.
Instabilité et absence
– L’instabilité et l’absence tiennent au trait délicat du
dessin, aux jeux entre les noirs et les gris, les foncés
et les clairs, la transparence du bonnet derrière lequel
se devine le cadre de la porte qui donnent à la fois
une impression d’inachèvement et de confusion entre
le décor et le personnage.
– La tête, le visage, les orbites, la maigreur sont cadavériques. Par une ombre qui part du col du vêtement
pour remonter jusqu’au bonnet, le peintre détache la
tête du buste. Le mouvement lui-même donne un
sentiment d’équilibre fragile et de retrait ou de crainte
du monde. La position des clochettes supposent
d’ailleurs un mouvement du personnage et probablement un mouvement de recul.
– La douceur et l’inquiétude du regard, la délicatesse
du col, la finesse des traits du personnage, comme
celle du peintre, fragilisent le personnage pouvant
susciter le désir de prendre soin, comme celui de
s’éloigner, du fou ou de La Folie.
– On peut s’interroger sur la fragilité du dessin luimême et de son support, le papier dont on perçoit le
grain mais aussi sa couleur jaunissante.
Synthèse
L’allégorie et l’incarnation expriment toutes les deux
la folie dans des intentions plus ou moins explicitement didactiques mais par des moyens différents.
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Français 1re – Livre du professeur
1. L’incarnation
– L’incarnation de la folie par une folle réelle vise à
créer le personnage-type de la folle qui a donc une
portée plus ambitieuse que de portraiturer le seul
modèle.
– Le caractère réel du modèle impose cependant au
peintre sa réalité, son époque et prend donc un
caractère réaliste limitant sa portée universelle.
– L’intention du peintre suggère que le portrait
concentre, cristallise des traits de la folie dans un
même personnage mais qui n’appartiennent pas au
seul modèle.
– Le caractère réaliste de l’incarnation permet au
peintre de ne pas limiter la portée de son œuvre à sa
visée didactique.
– Du caractère réaliste de l’incarnation découle une
proximité du spectateur avec la folle qui entraîne une
hésitation quant à sa perception de l’œuvre. : reconnaissance, identification ou regard plus intellectualisé.
2. L’allégorie
– L’allégorie a une visée plus explicitement didactique
et, l’œuvre qui exprime la folie, ne représente pas un
modèle de folle mais une image de la folie.
– L’image de la folie est définie par des attributs symboliques : les clochettes qui au dix-neuvième siècle
ne sont plus utilisées pour distinguer les fous sont
néanmoins historiquement un attribut du fou et
notamment du fou du roi.
– Le décor et son rapport au personnage sont euxmêmes symboliques et clairement didactiques : rapports du fou au monde et du monde au fou qui sont
eux toujours vrais au dix-neuvième siècle et qui n’ont
pas perdu aujourd’hui leur actualité.
– Plus que l’incarnation, mais aussi comme l’incarnation le fou de l’allégorie évoque un personnage-type
mais La Folie le dépasse pour atteindre l’idée même
de la folie et le titre donné par le peintre souligne cette
ambition.
– L’image concentre plus que l’incarnation tous les
traits de la folie et sont nettement symbolisés dans et
par le dessin (voir plus haut la réponse à la question).
– L’absence de réalisme de l’image la rend plus
intemporelle et lui donne donc une portée plus universelle.
– L’image néanmoins suscite aussi l’émotion (voir
réponse à la question).
PROLONGEMENTS
1. On pourra comparer la représentation de Géricault à celle de Zola dans Le Docteur Pascal (1893),
p. 309-310, éditions Le Livre de poche.
Et Tante Dide le regardait de son regard vide, où il n’y
avait ni plaisir ni peine, le regard de l’éternité ouvert sur
les choses. Pourtant, au bout de quelques minutes, un intérêt parut s’éveiller dans ses yeux clairs. Un événement
venait de se produire, une goutte rouge s’allongeait, au
bord de la narine gauche de l’enfant. Cette goutte tomba,
puis une autre se forma et la suivit. C’était le sang, la rosée de sang qui perlait, sans froissement, sans contusion
cette fois, qui sortait toute seule, s’en allait, dans l’usure
lâche de la dégénérescence. Les gouttes devinrent un fi let
mince qui coula sur l’or des images. Une petite mare les
noya, se fit un chemin vers un angle de la table ; puis, les
gouttes recommencèrent, s’écrasèrent une à une, lourdes,
épaisses, sur le carreau de la chambre. Et il dormait
toujours, de son air divinement calme de chérubin, sans
avoir même conscience de sa vie qui s’échappait ; et
la folle continuait à le regarder, l’air de plus en plus
intéressé, mais sans effroi, amusée plutôt, l’œil occupé
par cela comme par le vol des grosses mouches, qu’elle
suivait souvent pendant des heures. Des minutes encore
se passèrent, le petit fi let rouge s’était élargi, les gouttes
se suivaient plus rapides, avec le léger clapotement monotone et entêté de leur chute. Et Charles, à un moment,
s’agita, ouvrit les yeux, s’aperçut qu’il était plein de sang.
Mais il ne s’épouvanta pas, il était accoutumé à cette
source sanglante qui sortait de lui, au moindre heurt. Il
eut une plainte d’ennui. L’instinct pourtant dut l’avertir,
il s’effara ensuite, se lamenta plus haut, balbutia un appel
confus.
– Maman ! maman !
Sa faiblesse, déjà, devait être trop grande, car un engourdissement invincible le reprit, il laissa retomber sa tête.
Ses yeux se refermèrent, il parut se rendormir, comme
s’il eût continué en rêve sa plainte, le doux gémissement,
de plus en plus grêle et perdu.
– Maman ! maman !
Les images étaient inondées, le velours noir de la veste
et de la culotte, soutachées d’or, se souillait de longues
rayures ; et le petit fi let rouge, entêté, s’était remis à
couler de la narine gauche, sans arrêt, traversant la mare
vermeille de la table, s’écrasant à terre, où finissait par se
former une flaque. Un grand cri de la folle, un appel de
terreur aurait suffi. Mais elle ne criait pas, elle n’appelait
pas, immobile, avec ses yeux fi xes d’ancêtre qui regardait s’accomplir le destin, comme desséchée là, nouée,
les membres et la langue liés par ses cent ans, le cerveau
ossifié par la démence, dans l’incapacité de vouloir et
d’agir. Et, cependant, la vue du petit ruisseau rouge commençait à la remuer d’une émotion. Un tressaillement
avait passé sur sa face morte, une chaleur montait à ses
joues. Enfin, une dernière plainte la ranima toute.
– Maman ! maman !
Alors, il y eut, chez Tante Dide, un visible et affreux
combat. Elle porta ses mains de squelette à ses tempes,
comme si elle avait senti son crâne éclater. Sa bouche
s’était ouverte toute grande, et il n’en sortit aucun son :
l’effrayant tumulte qui montait en elle lui paralysait
la langue. Elle s’efforça de se lever, de courir ; mais elle
n’avait plus de muscles, elle resta clouée. Tout son pauvre
corps tremblait, dans l’effort surhumain qu’elle faisait
ainsi pour crier à l’aide, sans pouvoir rompre sa prison de
sénilité et de démence. La face bouleversée, la mémoire
éveillée, elle dut tout voir.
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1 – Le personnage de roman, du
2. On pourra trouver de nombreux exemples de
tableaux et sculptures allégoriques sur le site du
musée du Louvre.
3. On pourra analyser le tableau La Folle (1919) de
Chaïm Soutine.
Texte 3 – François Mauriac, Thérèse Desqueyroux
(1927)
p. 132 (ES/S et Techno) p. 134 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX
– Montrer par quels procédés le romancier fait
entrer le lecteur dans l’intimité du personnage.
– Montrer un visage moderne plus proche de la
dépression que de la folie.
– S’interroger sur la fonction de la peinture : analyse
des causes du vacillement de la raison, fonction
critique nuancée et parti pris du texte.
LECTURE ANALYTIQUE
Échapper à la réalité
Dans ces lignes, Thérèse, enfermée dans sa
chambre, échappe au monde et à elle-même par
des évasions qui apparaissent comme le fruit d’une
volonté de se construire une VIe heureuse et une
personnalité attachante et innocente, voire admirable. Les première et dernière phrases de l’extrait
en évoquant un monde extérieur à la chambre où
Thérèse reste cloîtrée encadrent les évocations de
Thérèse et redoublent par l’organisation du texte
son enfermement effectif et les frontières qui délimitent son univers. Ce monde extérieur n’invite pas
à l’évasion réelle tant il est connoté négativement
par « la pluie épaisse » et « le crépuscule » (l. 2-3) et
« un soleil froid » (l. 48-49). C’est dans ce monde clos
que peut se déployer ce qui permet à Thérèse
d’échapper par « la pensée » (l. 19) à la réalité, à ce
monde et ces personnages hostiles (l. 8 à 18, 38 à
40) mais aussi à elle-même et à sa propre réalité
monstrueuse, de s’en séparer : « elle cherchait dans
son passé » (l. 4), « Elle composait un bonheur […] un
impossible amour » (l. 6-7), « inventait une autre évasion » (l. 21), « Elle imagine » (l. 32), « Elle voit » (l. 33).
Cette volonté est soutenue par un travail méthodique, une abnégation. Thérèse cherche en effet
« avec méthode » (l. 3) et elle « suscit[e] » (l. 19), « Elle
invent[e] » (l. 24) malgré un entourage pour qui elle
est une « faignantasse » (l. 16) qui doit « se lev[er] de
gré ou de force » (l. 40) et qui parvient à la ramener à
une réalité définie par le regard des autres et par le
sien propre : « un vrai parc à cochons ! » (l. 39-40),
« Thérèse regarde avec stupeur ses jambes squelettiques et ses pieds lui paraissent énormes » (l. 41 à
43). Ses « évasions » sont donc provisoires et
s’échouent dans une réalité douloureuse dans
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 5
laquelle le réconfort de ses « cigarettes » (l. 47)
qu’elle ne parvient pas à saisir : « sa main retombe
dans le vide » (l. 47-48) lui est refusé.
Rêverie ou délire ?
Les évasions de Thérèse peuvent apparaître comme
des rêveries nostalgiques d’une VIe heureuse qui eût
été possible si les circonstances le lui avaient permis
mais par différents procédés le narrateur nous invite
à y voir un glissement vers la folie, le délire. Si la
présence du narrateur extérieur est présent tout au
long du texte par son omniscience et ses commentaires, il laisse aussi entendre d’autres voix, celles
des domestiques, et accorde parfois à Thérèse une
autonomie qui donne le sentiment qu’elle lui échappe
et qu’elle s’échappe. Des lignes 21 à 24 le lecteur se
trouve au milieu d’une scène inventée par Thérèse,
« une évasion », que le lecteur découvre par le point
de vue interne, celui de Thérèse comme on entre
plus loin avec les « : » (l. 24) dans « d’autres rêves »
desquels s’efface le narrateur. De même l’emploi du
présent de narration à partir de la ligne 31 et l’énumération d’objets associés à des sensations
(l. 33-34) entraînent le lecteur à voir, entendre, sentir
avec Thérèse. Le caractère non systématique de ce
procédé, puisque le narrateur y mêle son commentaire (l. 35-36), la variété des valeurs des présents,
présent d’énonciation « songe-t-elle » (l. 31), présent
de vérité générale « existe » (l. 32), présent de narration « entend-elle » (l. 37) brouillent les repères redoublant ainsi le sentiment d’un temps, de lieux, d’une
raison dont les frontières s’effacent et qui suggèrent
que Thérèse entretient un lien de plus en plus ténu
avec la réalité. Certaines « évasions » s’ancrent
d’abord « dans son passé » (l. 4) pour produire des
rêveries que le narrateur nomme lui-même des
« rêves » (l. 24). Ces rêves soulignent un manque
d’amour exprimé hyperboliquement dans la proposition « l’amour dont Thérèse a été plus sevrée
qu’aucune créature » (l. 36-37) et qui définissent
implicitement ce que serait pour elle le bonheur :
« une maison au bord de la mer » (l. 24-25), un
homme, « quelqu’un » (l. 30), qui « l’entour[e] des
deux bras » (l. 31), « un baiser » (l. 31) dans lequel elle
se donne à voir en femme aimée et aimante. Un
bonheur somme toute simple et stéréotypé dominé
par l’amour et qui ne signifie pas que Thérèse perd
la raison mais qui la rend humaine et proche du lecteur à moins que ce bonheur trop simple suggère les
limites de Thérèse. Cependant cet amour, souligne
le narrateur, « la poss[ède] », la « pén[ètre] » et les présents donnent à cette évocation le caractère d’une
vision plus forte qu’une rêverie, d’une véritable évasion hors de la réalité et de la raison. Au milieu de
ses « rêves plus humbles » (l. 24), et au milieu du
texte, encadrée par les rêves, s’impose une évasion
plus délirante : Thérèse se place au centre de personnages indéfinis et en position de prière et d’adoration représentés par « on » (l. 21). Elle rappelle le
personnage de l’ermite ou de la sainte vivant misé-
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Français 1re – Livre du professeur
rablement sur un « grabat » (l. 21) et qui possède le
pouvoir de guérir miraculeusement un enfant mourant en « pos[ant] sur lui sa main toute jaunie de
nicotine », ce dernier détail très pictural portant sur
la main la reliant encore à sa réalité et confirmant
aussi qu’elle est bien à ses yeux ce personnage
inventé, c’est-à-dire qu’elle n’est plus elle-même. Ici
Thérèse s’est véritablement échappée de la réalité
et d’elle-même et offre le visage de la folie. Ces
rêveries ou ce délire mettent en évidence la cause
de son geste et d’un possible basculement dans la
folie : un désir avide d’aimer et d’être aimé, un désir
d’amour auquel son mari est étranger, mais qui, par
la mise en scène théâtrale suggère la volonté d’annuler à ses yeux son crime par son miracle, de se
déculpabiliser. Le texte invite à s’apitoyer sur Thérèse mais le bonheur stéréotypé, une certaine complaisance à se sanctifier insinuent un doute sur les
intentions de l’auteur : veut-il condamner un homme
et le monde qu’il représente incapables de donner
ou de recevoir de l’amour ou suggérer la démesure
insatiable de Thérèse mais cependant admirable.
loppe », « pousse », « cherche », « retombe », « entre ».
D’autres présents : « voit », « grince », « parfument »
qui nous transportent dans le rêve de Thérèse
peuvent s’analyser comme des présents de narration mais aussi comme des présents prophétiques
avec des enjeux semblables à l’emploi de l’imparfait
dans les lignes précédentes. Les verbes « doit être»,
« existe », « dépasse » sont des présents permanents
ou de vérité générale. Les présents « est possédée,
pénétrée » sont des présents dits étendus. Le passé
composé « a été sevrée » exprime aussi un espace
de temps très étendu mais antérieur. Par ailleurs, « il
faut que Madame se lève » exprime un procès à
venir et dépendant de la volonté de Balionte et de
celle de Thérèse. Les futurs simples situent les
actions dans une époque future plus ou moins
déterminée et sont envisagées comme certaines.
Texte 4 – Marguerite Duras, Le Ravissement de
Lol V. Stein (1964)
p. 134 (ES/S et Techno) p. 136 (L/ES/S)
Synthèse
Les élèves devront montrer que si le texte rappelle
explicitement la situation de Thérèse, voulue et
subie, les procédés de narration –choix d’un narrateur omniscient, commentaires, recours au point de
vue interne, exploitation des imparfaits et présents
de l’indicatif et de leurs valeurs – permettent à la fois
d’entrer dans l’intimité de Thérèse dans son monde
et de voir et de ressentir avec elle mais aussi de
brouiller les références temporelles et spatiales
réelles et imaginaires pour mieux traduire la fragilité
mentale de Thérèse. Il faudra montrer que les paroles
exprimées au discours direct ou indirect libre soulignent la présence d’un monde hostile et que l’organisation du texte renforce l’idée d’enfermement et
met en relief le délire religieux de Thérèse en lui
octroyant une place centrale.
GRAMMAIRE
Si l’identification des temps ne présente pas de difficulté – sinon « a été sevrée » (l. 36-37), passé composé à la voix passive, « est possédée, pénétrée »
(l. 37), présent à la voix passive et « se lève » (l. 40),
présent du subjonctif – l’analyse de leurs valeurs est
plus complexe. Les verbes à l’imparfait des lignes
29 à 31 peuvent s’analyser comme des imparfaits
narratifs auxquels on pourrait substituer des présents de narration. Thérèse imaginant une VIe qu’elle
aurait pu vivre dans le passé, Ils peuvent être aussi
compris comme des imparfaits de perspective équivalant à des futurs proches exprimant l’avenir rêvé
de Thérèse. Certains des verbes conjugués au
présent de l’indicatif des lignes 31 à 33 et 37 à 49
nous ramènent à la narration et sont des présents de
narration : « songe-t-elle », « imagine », « entendelle », « crie », « regarde », « paraissent », « enve-
OBJECTIFS ET ENJEUX
– Montrer l’originalité des procédés de la construction du personnage et de sa folie.
– Découvrir un exemple d’une héroïne luttant contre
un état dépressif ou menaçant de l’entraîner dans la
folie.
– Montrer la perception de la folie par l’entourage.
LECTURE ANALYTIQUE
La construction du personnage de Lol et de
son histoire
Lol est au centre du récit mené par un narrateur difficilement définissable, apparemment extérieur mais
en fait personnage témoin de l’histoire de Lol. Lol
est aussi entourée de nombreux personnages qui
sont autant de regards portés sur l’héroïne s’ajoutant à ceux de Lol elle-même et du narrateur
construisant ainsi une figure de l’héroïne éponyme
et de sa folie. Cet extrait rappelle également la péripétie qui a amené Lol à perdre momentanément la
raison. Les modalités de la narration, les informations amènent le lecteur a s’attacher à l’héroïne. La
nomination de l’héroïne est omniprésente dans la
majeure partie du texte. Le prénom – original en soi
et retenant l’attention – apparaît à sept reprises et
son nom à deux reprises ; les autres personnages
sont représentés par le pronom indéfini « on » repris
dix fois. Le narrateur peut lui-même s’inclure dans
ce « on » (l. 18). L’amant, celui qui l’a abandonnée est
caractérisé par une périphrase et par son nom. Ces
procédés de nomination ont pour effet de mettre en
relief l’héroïne, de la mettre au centre du texte et de
l’attention de tous mais aussi de la distinguer, de
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1 – Le personnage de roman, du
l’isoler nettement des autres personnages présents
mais indéfinis à la fois proches de Lol mais aussi
peu capables de la comprendre et enfin de la relier à
l’amant – définitivement absent – par la présence de
leur nom propre. L’état de Lol est présenté par le
narrateur ou par des propos et des jugements qu’il
rapporte. Il est caractérisé à deux reprises (l. 1 et 22)
par le substantif « prostration », explicité en « accablement » et « grande peine » (l. 22). Cette prostration
est la conséquence d’une souffrance aussitôt interrogée par le narrateur pour souligner la difficulté à la
définir, à la comprendre (l. 2) mais rappelée explicitement ou implicitement tout au long du texte par
« des signes » (l. 1). Ces signes d’abord spectaculaires et inquiétants (l. 3 à 11) se font plus discrets et
plus rassurants (l. 12 à 21) jusqu’à laisser entrevoir
une possible guérison (l. 22 à 38). Ces signes sont
donnés à connaître sans commentaire quant à leur
gravité et sont perçus par l’entourage dont le narrateur se fait l’écho et peut-être le commentateur (l. 18
à 20). Les modalités de la narration laissent le lecteur à distance et ne lui donnent pas d’assurance
quant à l’état de Lol. Ces lignes ont pour fonction de
poursuivre la construction du personnage et de sa
folie sans pour autant leur donner des contours définitifs : le narrateur construit une héroïne par l’intermédiaire de différents points de vue mais laisse
aussi au lecteur la possibilité de douter de ces points
de vue. Ces lignes rappellent également les événements qui ont amené Lol à « son délire premier »
(l. 23). Ce rappel se fait par l’intermédiaire d’un point
de vue mal identifiable « on » et d’un discours indirect glissant vers un discours indirect libre (l. 22 à
28). Dans une proposition causale (l. 28-29) se
trouve résumée l’histoire de Lol : la péripétie, le lieu,
les protagonistes et une cause présentée comme
certaine « l’étrange omission de sa douleur ». À cette
histoire s’ajoutent la fin de l’intrigue entre son fiancé
et Anne-Marie Stretter représentés par le pronom
personnel « eux » –qui connote une mise à distance
du couple –, et la fin supposée de l’amour que Lol
éprouvait pour « Michael Richardson ». Là encore
ces informations sont davantage des interprétations, des suppositions de l’entourage que des certitudes sur lesquelles pourrait s’appuyer le lecteur
qui en est privé dans toutes ces lignes. Ces insistances sur la souffrance de Lol mais aussi sa bonne
volonté, ses efforts pour conserver un lien avec la
réalité qui l’entoure, la comparaison avec « l’impatience d’un enfant » (l. 9-10) mais aussi le doute
quant à sa guérison dont les signes ne sont rassurants que pour l’entourage –qui se montre cependant attentif–, le rappel de sa situation de femme
abandonnée font de Lol une héroïne attachante qui
suscite compassion.
Une résistance à la folie
L’intérêt de cet extrait tient à l’expression d’une
crise, d’un délire mais aussi à son évolution vers une
guérison envisagée qui semble tenir à l’entourage et
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 5
à l’héroïne elle-même. À la différence des extraits
précédents où les héroïnes paraissent ne pouvoir ni
ne vouloir retrouver la raison, Lol paraît au contraire
vouloir échapper à la folie.
a) On montrera comment le texte progresse explicitement vers la « raison retrouvée » (l. 37) de Lol mais
aussi comment il insinue un doute (l. 29-32).
b) On étudiera l’attention portée par l’entourage et
ses efforts pour sortir Lol de son délire.
c) On analysera comment le texte suggère le désir
que montre Lol de ne pas s’isoler totalement du
monde qui l’entoure.
Cette résistance à la folie et même cette victoire promise sur la folie sont toutefois sujettes à caution
puisque le narrateur ne confirme pas explicitement
les impressions ou espérances de l’entourage. Lol
échappe ainsi à toute certitude et le titre apparaît
bien polysémique et énigmatique : Lol est-elle ravie,
enlevée ou bien sera-t-elle ravie, heureuse ? Légère
comme les diminutifs de ses prénoms le suggèrent
ou lourde et dure comme la pierre de son nom ?
Synthèse
L’évolution de la folie de Lol vers une « raison retrouvée » et le regard porté sur Lol et sa folie sont décrits
et relatés par des procédés qui contribuent à donner
un sentiment de proximité et d’éloignement par rapport au personnage et d’incertitude quant à son
destin. L’ordre de la narration est chronologique et
fortement marqué par des adverbes temporels et
l’emploi du passé simple et des imparfaits itératifs
mais aucune indication précise de durée n’est donnée par le narrateur. Certains adjectifs, adverbes et
remarques des personnages suggèrent une durée
assez longue ce qui donne donc un rythme de narration rapide mêlant résumés, ellipses et scènes
répétées pour décrire et relater l’évolution vers la
guérison en laissant le lecteur dans une relative
ignorance de la durée de l’amélioration de son état
mais suggérant la volonté que Lol guérisse rapidement. Si cette évolution est présentée par le narrateur, elle l’est aussi simultanément et successivement, à travers le regard de témoins indéterminés
représentés par le pronom indéfini « on » devant lesquels s’efface plus nettement le narrateur à partir
des lignes 22 à 28. Si l’entourage, représenté par le
pronom, porte un regard bienveillant (l. 10), il évolue
vers un agacement ou un renoncement (l. 14-15, 17,
21) et finalement vers l’impuissance à la guérir
(l. 22-28) espérant que le temps fera son œuvre. La
confiance affichée dans le dernier paragraphe
confirme cet espoir de l’entourage sans que le narrateur signale clairement son adhésion à ce point de
vue privant le lecteur de certitudes.
GRAMMAIRE
On compte huit occurrences de « on » dans le texte.
Ce pronom indéfini représente une personne ou un
ensemble de personnes identifiés ou non. Certaines
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occurrences comme aux lignes renvoient d’après le
contexte aux proches de Lol impliqués dans les événements. Quand il est associé au verbe dire, le « on »
est beaucoup plus indéterminé et élargi à d’autres
témoins ou à la rumeur dont le narrateur se fait
l’écho et ne permet pas de situer dans le temps le
moment où les paroles ont été rapportées. Le « on »
(l. 18) pourrait aussi représenter le narrateur si l’on
oppose l’ambition de l’analyse (l. 18 à 20) aux autres
explications ou hypothèses comme par exemple
« seul le temps en aurait raison ».
S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION
Cette partie de la dissertation démontrera que le
roman par différents procédés de narration suggère
la fonction critique de la peinture de la folie dans le
roman
Trois arguments peuvent être attendus :
1. Critique du personnage masculin qui par sa trahison provoque la folie du personnage féminin.
Exemples : textes 1 et 4 dans une moindre mesure.
2. Critique d’une société dominée par l’homme, ses
valeurs et ses actions dont la femme est la victime.
Exemples : textes 1 (religion et morale), 2 (guerre) et
3 (hypocrisie et bienséance bourgeoises).
3. Critique plus implicite d’une société qui ne paraît
laisser à la femme délaissée que le choix de la folie.
Exemples : textes 1 à 4.
Des textes qui prennent donc implicitement le parti
des femmes contre les hommes et la société.
Perspective – William Shakespeare, Hamlet
(1603)
p. 136 (ES/S et Techno) p. 138 (L/ES/S)
OBJECTIFS ET ENJEUX
– Découvrir un visage incontournable de la folie.
– Montrer comment les procédés du théâtre
peuvent exprimer la folie.
– Rappeler le lien entre texte et représentation.
LECTURE ANALYTIQUE
Cette scène qui est chronologiquement la première
représentation de la folie dans cette séquence offre
le portrait, comme dans le texte de Balzac, d’une
jeune femme ayant des symptômes spectaculaires
de la folie et d’une folie empreinte d’un mystère qui
la place en marge de la condition humaine. La folie
d’Ophélie est d’abord immédiatement identifiée et
nommée par le personnage de Laertes dans sa première réplique lorsqu’il s’adresse à sa sœur au milieu
d’exclamations traduisant sa douleur ou sa colère
« ta folie » (l. 5) puis, s’adressant au monde divin « Ô
cieux » (l. 7), il évoque « la raison […] mortelle » (l. 7-8)
de sa sœur. Simultanément cette folie est indiquée
par la didascalie décrivant la coiffure d’Ophélie :
« bizarrement coiffée de fleurs et de brins de paille »
(l. 2-3), dernier détail qui ajoute à l’aspect désordonné de cette coiffure que pourra rendre la coiffure
de l’actrice. Cette folie se traduit aussi par toute une
série de décalages. Un décalage entre l’attitude
d’Ophélia et la situation : elle chante et offre des
fleurs alors que son père vient de mourir. Un décalage entre les paroles de la chanson : « Ils l’ont porté
tête nue sur la civière » (l. 11), qui rappellent son père,
et ses commentaires : « Adieu, mon tourtereau ! »
(l. 15), qui rappellent son amant Hamlet, le meurtrier
de son père. Décalage dans le système du dialogue
puisque les personnages ne répondent pas à Ophélia quand elle leur distribue des fleurs tout en commentant ses choix (l. 23-31) et son propos devient un
soliloque. Elle-même ne réagit pas aux réflexions de
son frère tout au long de la scène. Décalage aussi
entre Ophélie qui juge « ce refrain à propos » (l. 20) ou
Laertes qui devine ce que ces propos sousentendent alors qu’ils ont un caractère énigmatique
pour le lecteur. Cette folie se caractérise aussi et
comme dans tous les textes que nous avons lus par
son rapport à la réalité. Si Ophélie est incohérente,
sa chanson comme ses répliques entretiennent
encore un lien avec les événements connus comme
le montrent les derniers couplets (l. 35 à 45) et
« quand mon père est mort […] on dit qu’il a eu une
bonne fin » (l. 30), ses derniers mots (l. 46-47) mais
aussi « Adieu, mon tourtereau ! » qui suggère qu’elle a
pleine conscience des enjeux, pour elle tragiques.
Ophélie bien qu’elle ait perdu la raison en souligne la
cause en oscillant entre le maintien d’un lien avec la
réalité et la perte de ce lien. Dans la dernière partie
de la scène la folie de sa sœur suscite chez Laertes
dans quatre dernières répliques ses commentaires
sur la folie. Selon lui, elle semble avoir le pouvoir de
dévoiler « ces riens-là en disent plus que bien des
choses », d’enseigner « leçon donnée par la folie », de
métamorphoser le mal en bien « Mélancolie […] elle
donne. charme […] grâce ». On rencontre dans la
bouche de Laertes le mystère de la folie et de la folle
qui sont certes perte de la raison mais aussi langage
énigmatique que seuls peuvent tenir les fous. Le
texte offre à l’actrice les moyens de représenter cette
folie. C’est d’abord sur l’apparence que Shakespeare invite l’actrice à paraître folle. C’est également par la chanson intempestive qu’elle peut souligner son déséquilibre et peut-être plus encore par le
passage soudain de la chanson à la parole. L’alternance de propos aimables, graves ou sibyllins invite
à proposer dans un intervalle très court une variété
d’interprétations et suggérer l’incohérence et le
trouble. La relation aux autres personnages permet à
l’actrice de paraître étrangère aux acteurs qui l’entourent tout en les choisissant comme récepteurs
muets de ses fleurs et de sa parole et en les impliquant dans une proximité physique. La représentation théâtrale permet d’exploiter un texte qui est le
support à l’expression de la folie.
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1 – Le personnage de roman, du
LECTURE D’IMAGE
Ernest Hébert, Ophélie (1876)
Alors que la tragédie de Shakespeare date du début
du XVIIe siècle, au XIXe siècle de nombreux peintres
(Waterhouse, Millais, Delacroix, Redon) et écrivains
(Dumas, Laforgue, Rimbaud), des musiciens (Berlioz,
Brahms), se son attachés au personnage d’Ophélie
et notamment à sa folie et à sa mort. Ophélie devenant ainsi une figure mythologique presque indépendante du personnage créé par Shakespeare et qui
peut influencer sa perception
1. La représentation picturale d’un visage de la
folie
Hébert (1817-1908), peintre académique français
(contemporain du Romantisme, du Réalisme et du
Symbolisme), se montre ici fidèle au texte et à la
didascalie en coiffant Ophélie d’une guirlande de
fleurs. On peut noter que les brins de paille sont
oubliés et l’arrière-plan représentant des feuillages
situe la représentation à un moment ultérieur à la
scène 5 et qui précède évidemment sa mort notamment représentée par le peintre préraphaélite Millais
en 1851. C’est d’abord la connaissance que nous
avons du personnage qui nous invite à voir dans ce
portrait une Ophélie devenue folle, nous pouvons
cependant être sensibles à la volonté du peintre de
représenter cette folie par certains traits qui suggèrent désordre et étrangeté mais aussi sensualité et
innocence. Le portrait met en valeur la sensualité
d’Ophélie par l’abondante chevelure dérangée d’un
roux flamboyant mais aussi par une bouche nettement dessinée et colorée d’un rouge insistant qui
contrastent avec les sourcils noirs, les cernes et enfin
le corsage noir. Se mêlent à cette sensualité qui rappelle l’amante passionnée, des attributs plus virginaux comme les fleurs blanches, mais aussi la pâleur
du front et les cheveux plus blonds que roux au sommet de son crâne qui rappellent la jeune fille et même
la fille – celle de Polonius. Ces oppositions sont soulignées par les contrastes créés par l’ombre et la
lumière et symbolisent ce qui fait perdre à Ophélie sa
raison : un père tué par celui qu’elle aime et l’impossible conciliation de deux amours. Le désordre mental se traduit donc par un désordre physique perceptible dans sa représentation. Ces oppositions se
retrouvent dans la peinture des yeux, eux-mêmes
isolés au centre d’un espace lumineux. Le regard
d’Ophélie fixe le spectateur avec gravité. L’attitude
d’Ophélie, l’encadrement des yeux par les cheveux
suggèrent un désir de s’isoler ou une crainte. Ophélie
est présente par son regard mais se met aussi en
retrait, s’absente déjà. Par cette hésitation entre la
présence et l’absence, le peintre traduit la situation
d’Ophélie qui fuit la réalité et qui va bientôt mourir.
On peut d’ailleurs percevoir dans ce portrait des
indices anticipant les conditions de sa mort. La
rivière dans laquelle elle se noiera, sa couleur, sont ici
annoncées par les ondulations de la longue et abondante chevelure d’Ophélie et le vert de l’arrière-plan.
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 5
On pourra comparer ce tableau à celui de Millais
peint vingt-cinq ans plus tôt qui représente lui aussi
une Ophélie rousse se noyant dans une rivière dominée par le vert.
2. La lecture
La représentation de l’héroïne tragique, sa construction invitent à s’interroger sur son influence quant à la
perception du personnage d’Ophélie par le lecteur.
Le portrait du peintre, fruit de son imaginaire et du
texte, donne un visage à un personnage qui peut se
substituer à l’imaginaire du lecteur et donc influencer
son appréhension du personnage : Ophélie décrite
par la didascalie de Shakespeare prend les traits du
portrait d’Hébert. De même le lecteur se verra imposer par l’actrice et le metteur en scène un certain
visage d’Ophélie qui sera le fruit d’un choix d’une
actrice, d’une construction du personnage s’appuyant sur le texte et pourra s’imposer lors d’une
relecture du texte après avoir assisté à une représentation. On peut ici se reporter à la photographie de
Dominique Blanc interprétant Phèdre. Ajoutons
qu’évidemment l’actrice se déplace, joue des expressions de son visage et de son corps et surtout interprète le texte, exploite sa voix et sa technique pour
créer le personnage en s’appuyant essentiellement
sur le texte de Shakespeare. Rappelons toutefois
que le metteur en scène et l’actrice peuvent exploiter
les différentes représentations proposées au fil des
siècles par les différents artistes. Tout ceci soulignant
combien un texte, un personnage s’enrichissent de
leurs diverses représentations au point parfois de
devenir un mythe qui échappe à son créateur.
HISTOIRE DES ARTS
1. Audition de « l’air de la folie » dans l’opéra
Donizetti intitulé Lucia di Lammermoor (1835)
OBJECTIFS ET ENJEUX
– Approche de l’opéra.
– Étudier l’expression de la folie dans l’opéra.
– Comparer opéra et genres littéraires.
Rappel de l’action
L’action se déroule dans l’Écosse de la fin du XVIe
siècle. Les familles luttent entre elles, tandis que les
guerres entre catholiques et protestants font rage.
Les Ashton, depuis longtemps les grands rivaux des
Ravenswood, ont pris possession du château de
ces derniers, situé près de Lammermoor. Henri Ashton, frère de Lucia, peut sauver sa famille de la ruine
si sa sœur Lucia épouse un homme riche et puissant, Lord Artur Bucklaw. Lucie se croyant abandonnée par l’homme dont elle est éprise, Edgard Ravenswood, accepte finalement le mariage arrangé.
Après de nombreuses péripéties et apprenant qu’on
l’a trompée et qu’Edgard désire toujours l’épouser,
Lucia tue Arthur et en perd la raison. La jeune fille
hagarde, échevelée et ensanglantée alors qu’ont
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commencé les festivités du mariage chante devant
l’assemblée l’air de la folie. À la fin de cet air, elle
s’effondre ; on l’emporte, mourante.
Analyse
On se limite ici à l’audition de l’extrait de cet opéra
et on s’interroge sur sa perception sans nécessairement se préoccuper dans un premier temps des
paroles prononcées par Lucia. Cet air traduit-il particulièrement et de façon évidente l’état de délire du
personnage ? Montrer que l’air fait alterner des états
de calme apparent et de désordre extrême. Quels
aspects de cet air peuvent suggérer le délire du personnage ?
Quels liens l’orchestre entretient-il avec la cantatrice ? Comment l’accompagne-t-il, l’isole-t-il ?
Comparer les moyens de la musique, du théâtre, du
roman pour peindre la folie.
2. François Truffaut, Histoire d’Adèle H. (1975)
OBJECTIFS ET ENJEUX
– Découvrir une héroïne luttant jusqu’à en perdre la
raison pour se faire aimer par un homme qui ne
l’aime plus.
– Étudier l’interprétation de la folie par une actrice
au cinéma.
– Comprendre les intentions du réalisateur.
Rappel de l’action
1863. Sous un faux nom, Adèle H. (Hugo) arrive à
Halifax afin de retrouver le lieutenant de hussards,
Albert Pinson, qu’elle considère comme son fiancé.
Par l’entremise du mari de sa logeuse, elle entre en
contact avec le jeune homme qui la repousse définitivement. Adèle, obsédée par l’idée du mariage, supplie son père de lui adresser son consentement écrit.
Pendant ce temps elle tente désespérément de
reconquérir Albert. Mais alors que Victor Hugo lève
enfin son opposition, Albert Pinson reste sur ses
positions. Adèle, dont l’identité a été percée à la suite
d’une maladie ne renonce pas à son unique projet.
Elle s’efforce de revoir Pinson, lui propose de régler
ses dettes, lui paie des filles de joie, fait échouer ses
fiançailles avec une jeune fille fortunée et proclame la
célébration de leurs noces. Désargentée, elle est forcée de quitter sa chambre et se retrouve dans un
hospice avec pour seul trésor son journal qu’elle n’a
cessé d’écrire. Elle se rend aux îles de la Barbade où
le 16e Hussards vient d’être muté. Malade, en butte
aux moqueries, elle erre dans les rues où elle ne
reconnaît même pas Pinson et sa jeune épouse. Une
noire, Mme Baa, la recueille et la ramène chez ses
parents. Elle meurt en 1915 à l’asile de Saint-Mandé.
Analyse (les scènes renvoient au découpage
proposé dans le DVD)
1. Un combat pour une impossible passion
La passion qu’éprouve Adèle Hugo pour le lieutenant
Pinson la conduit à mener un véritable combat pour
épouser celui qu’elle aime. Le cinéaste le suggère en
inscrivant dès les premières images du film, l’histoire
personnelle d’Adèle Hugo dans l’histoire américaine
(scène1), la guerre de sécession, et dans l’histoire
française avec l’évocation de l’exil de Victor Hugo à
Guernesey à la suite du coup d’état de celui qui
deviendra Napoléon III mais aussi avec celle de la
Première Guerre mondiale qui est rappelée à la fin du
film et dans l’histoire du grand homme (scènes 13 à
16). Un individu dont le destin est en partie lié à L’Histoire mène son propre combat pour gagner le cœur
de celui qu’elle aime mais certainement aussi une
reconnaissance. À plusieurs reprises, Adèle, par de
nombreuses lettres, assiège son père pour obtenir
son consentement au mariage et l’argent nécessaire
à son combat (scènes régulières qui se situent dans
une banque, poste d’Halifax) et qui rythment en partie
la narration. Lutte aussi contre l’échec de son entreprise symbolisée par des scènes de cauchemar dans
lesquels elle lutte contre la noyade (scène 3). Adèle
lutte pour s’affirmer au sein de sa famille dominée par
la figure de sa sœur Léopoldine morte par noyade dix
ans plus tôt, justement, lutte visible dans le journal
qu’elle écrit avec rage (scène 9 par exemple). Deux
scènes répétées (scènes 13 et 16), avec cependant
des différences de traitement, et qui apparaissent
comme des flash-back font d’Adèle Hugo par le
décor qui l’entoure, son attitude et son discours une
héroïne qui surmonte les obstacles les plus infranchissables et a conscience de la nouveauté et de la
grandeur de son entreprise. Le film montre et relate
tous les stratagèmes, les ruses, l’imagination que doit
employer pour parvenir à ses fins (du début jusqu’à
son arrivée à la Barbade). Le film mène progressivement jusqu’à l’internement d’Adèle dans un asile
d’aliénés à Saint-Mandé (scène 13) et montre comment cette lutte pour sa passion sans retour lui fait
perdre la raison. Il suggère aussi que ce combat est
jugé excessif, déraisonnable par la plupart des personnages du film mais aussi qu’Adèle l’assume, le
défend et le justifie jusqu’à ce qu’il dépasse ses
forces.
2. Folie et perte d’identité
Dès le titre du film le nom propre d’Adèle est occulté
alors que s’inscrit sur l’écran que les personnages et
les événements sont authentiques : Truffaut montre
ainsi que pour Adèle Hugo la question de l’identité se
pose et paraît fondamentale. Tout au long du film,
Adèle use de fausses identités, se fait appeler Léopoldine dans une très brève scène (scène 7), se
déguise en homme, annonce son mariage avec le
lieutenant et prend donc le nom de son mari (scène
14), qu’elle utilisera à la Barbade mais qui est porté
par une autre femme que Pinson a finalement
épousé, et finalement perd toute identité à ses yeux
et ne répond pas quand, à la Barbade, le lieutenant
Pinson l’appelle par son prénom. Du nom, il ne restait que l’initiale dans le titre, dans cette scène, il ne
reste ni l’initiale ni le prénom. Truffaut relie la question
de l’identité, de la difficulté à trouver son identité, et
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1 – Le personnage de roman, du
plus encore de l’impossibilité à se faire reconnaître à
celle de la folie. Le voyage qu’elle entreprend à la
Barbade pour suivre Pinson ne nous est montré que
lorsque nous la découvrons dans le quartier noir de
l’île. Ce voyage est la dernière bataille qu’elle a
menée et qui lui a fait perdre la raison. Nous le comprenons quand dans ces scènes, Adèle erre sans
but, indifférente à ce qui l’entoure et même à Pinson
qu’elle ne reconnaît pas quand il la croise et l’appelle. Entre le départ d’Halifax et l’arrivée à la Barbade, la folie a gagné. Adèle a renoncé à être
quelqu’un, à sa passion.
3. L’expression de la folie
De nombreuses scènes tout au long du film suggèrent la fragilité mentale de l’héroïne ou une attitude marquée par l’excès. On pourra étudier
quelques scènes montrant le travail de l’interprète,
Isabelle Adjani, et du cinéaste exprimant la folie et
ses progrès :
– la scène 6, alors qu’elle observe Pinson dans la
chambre de sa maîtresse, montre brièvement un
visage inquiétant d’Adèle ;
– la scène 11 propose un bref moment où Adèle
délire. On étudiera le cadrage, le point de vue, la
mise en scène, le maquillage, le jeu de l’actrice
(corps et voix) pour traduire ce délire ;
– les scènes 14 et 15 montrent Adèle ayant définitivement la raison : errance en robe rouge – qu’elle
porte dans la plus grande partie du film – devenue
une loque, cape noire qui en fait une ombre, chevelure désordonnée.
PROLONGEMENTS
On peut aussi visionner deux films qui mettent en
scène deux jeunes femmes sombrant dans la folie
pour des raisons proches de celles qui touchent les
héroïnes des romans de la séquence :
Claude Goretta, La Dentellière (1977)
Bruno Nuytten, Camille Claudel (1988)
Pistes de lecture
p. 139 (ES/S et Techno) p. 141 (L/ES/S)
LECTURES CROISÉES
Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves
(1678) (GF n°82), Honoré de Balzac, La Femme de
trente ans (1842) (Le Livre de poche n° 4487), Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein (1964)
(Folio N°810)
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 5
OBJECTIFS ET ENJEUX
– Caractériser les représentations du personnage
de la femme mariée dans trois romans.
– Cerner les visions que les romanciers donnent de
ces héroïnes et du mariage.
– S’interroger sur l’évolution du personnage de la
femme mariée dans les romans classique,
romantique et réaliste, du Nouveau Roman.
– Décrire les modalités de narration propres à
chaque auteur.
Axe d’étude 1
Les conditions et circonstances du mariage des
héroïnes
• Sous le règne d’Henri II, Madame de Chartres,
après l’échec d’alliances envisagées, donne pour
mari à sa fille, Mlle de Chartres, jeune fille de 16 ans
d’une grande beauté, le prince de Clèves qui est un
homme jeune brave et magnifique mais aussi d’une
grande prudence. Ce prince s’est épris de Mlle de
Chartres dès leur première rencontre. Mlle de
Chartres n’éprouve pour lui aucune inclination mais
de l’estime et de la reconnaissance selon les catégories de La Carte du Tendre. Elle accepte cependant de devenir sa femme et se satisfait de cette
estime. Elle comprend d’ailleurs mal que le prince
souffre de cette absence d’inclination. Le mariage
est rapidement célébré et le roman ne lui accorde
que quelques lignes (p. 51-52).
• Sous l’Empire, en 1813, Julie de Chatillonest (p. 41),
jeune fille d’une vingtaine d’années, aime Victor d’Aiglemont, jeune colonel de trente ans (p. 42), et c’est
sans tenir compte des avertissements et réticences
de son père qu’elle choisit de devenir Madame d’Aiglemont. Le roman fait l’ellipse de ce mariage et nous
retrouvons l’héroïne un an après cette scène (p. 47).
Le roman revient cependant sur la journée du mariage
dans une lettre qu’adresse Julie à son amie Louisa
(p. 61). Elle rappelle combien elle était fière et heureuse d’épouser Victor et combien elle se trouva gaie
pendant la journée solennelle.
• Dans les années 1960, Lol V. Stein, jeune fille de 19
ans, et Michael Richardson, jeune homme de 25 ans,
sont passionnément amoureux l’un de l’autre. Les
familles, appartenant à la bourgeoisie aisée, ont
consenti à ce mariage (p. 12). Ce mariage n’aura pas
lieu : Michaël Richardson, lors d’un bal au casino de
T. Beach, rencontre une femme, Anne-Marie Stretter,
et quitte tout pour elle. Lol, abandonnée semble
perdre la raison. Elle se rétablit (p. 25). Elle fait la
connaissance de Jean Bedford, ingénieur et musicien, qui la demande aussitôt en mariage. La mère de
Lol fait part de cette demande à sa fille, qui accepte
et qui accepte en même de temps de quitter S. Talha
(p. 32). Une clause du mariage est cependant cachée
à Lol : c’est à la demande de la mère de Lo que Jean
Bedford quitte S. Talha. Le mariage est relaté en
quelques lignes et Lol « se trouva mariée », « fut mariée
sans l’avoir voulu » (p. 31).
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L’horizon du mariage des héroïnes
• C’est d’abord à travers le regard et les propos de
sa mère que Mlle de Chartres a pu se faire une idée
du mariage (p. 41). Mme de Chartres a prévenu sa
fille du peu de sincérité des hommes, de leurs infidélités et du malheur domestique qui en découle. Elle
lui a peint la VIe tranquille d’une épouse vertueuse et
honnête et le possible bonheur dans le mariage
quand une femme aime et est aimée en retour. En
s’engageant avec M. de Clèves, l’héroïne ne paraît
pas avoir retenu les leçons de sa mère puisqu’elle se
satisfait de n’éprouver qu’estime et reconnaissance
pour le prince. Rappelons que La princesse de
Clèves se souviendra de cette peinture du mariage
et des hommes quand elle refusera d’épouser M. de
Nemours (p. 173). On notera qu’elle n’a pu apprendre
à connaître le mariage par l’exemple de ses propres
parents puisque son père est mort alors qu’elle
n’était qu’une enfant (p. 41).
• Julie a une image romanesque et idéalisée de
l’homme et du mariage comme le lui rappelle son
père (p. 45) et comme elle le rappelle elle-même
dans une lettre à son amie d’enfance (p. 61). Pour
Julie le mariage se confond avec des joies délicieuses et ne paraît avoir aucune inquiétude quant à
la nuit de noce.
• Le récit ne donne aucune indication de l’idée que
Lol se fait du mariage. Nous savons simplement
qu’elle se fiance avec l’homme qu’elle aime et
qu’elle accepte donc de devenir une femme mariée
sans aucune réticence ou crainte.
Les héroïnes et leur statut de femme mariée
• Madame de Clèves se satisfait de son statut et
remplit son rôle et ses devoirs d’épouse. Elle est
attentive à la bienséance et se montre vertueuse en
dépit des dangers de la cour et de l’admiration
qu’elle suscite. Dès qu’elle prendra conscience de
son inclination pour M. de Nemours (p. 61), elle luttera contre elle-même et la violence de sa passion
pour rester fidèle à son mari et à la haute idée qu’elle
se fait de son engagement. Alors que la cour offre de
nombreux exemples d’infidélité et de trahison, alors
que les obligations de la VIe de cour la conduisent à
rencontrer régulièrement le duc de Nemours, elle
s’efforcera de s’en tenir éloignée. Lorsqu’elle a
conscience de s’abandonner à sa passion sans en
souffrir (p. 119), elle cherche refuge loin de la cour et
cherche à se retrouver seule avec son mari (p. 122).
En avouant à son mari son inclination pour un
homme – qu’elle ne nomme pas – elle se veut digne
de son mari et craint d’avoir perdu son cœur et son
estime (p. 125). Après la mort du prince de Clèves
due à la douleur d’avoir été trahi – il ne l’a pas été en
réalité –, elle refuse d’épouser M. de Nemours en
dépit du bonheur qu’elle en éprouverait. Ce refus se
justifie par de nombreuses raisons (p. 167-175),
mais il est partiellement lié à son devoir d’épouse.
• Pour Julie d’Aiglemont, le mariage est immédiatement malheureux. On comprend que la nuit de noce
a été pour elle un calvaire et une cruelle désillusion
qui lui ont fait perdre toute gaieté (p. 59, 60-61, 64).
Elle subit son devoir d’épouse pour rendre heureux
son mari mais ce devoir la tue (p. 63). Elle dit cependant aimer son mari (p. 55). Julie assume son rôle
d’épouse, devient mère (p. 73), conseille son mari
pour lui permettre de s’élever dans la société même
si elle n’en éprouve aucun plaisir. Elle se résigne à
vivre malheureuse, ne songe pas à l’adultère et
espère mourir jeune (p. 72). Comprenant les infidélités de son mari, elle se réfugie dans son rôle de
mère (p. 76). Environ six ans après son mariage,
Julie rencontre cependant Lord Grenville. Ils
s’éprennent l’un de l’autre mais, parce que Julie est
remplie de sa vertu et de ses devoirs, ils vivront une
passion chaste et elle affirme qu’elle s’enfermerait
dans un cloître si elle devait perdre son mari (p. 91).
Elle impose à Lord Grenville de rejoindre l’Angleterre
et reste donc fidèle à son mari – qui ne l’est plus –
(p. 91-93). Lord Grenville meurt dans des circonstances rocambolesques (p. 103). Accablée, Julie se
réfugie dans une propriété loin de Paris. Lors d’une
conversation avec le curé du village de Saint-Lange,
elle dresse un véritable réquisitoire contre le mariage
(p. 117-123). Quand nous retrouvons Julie à Paris,
elle est maintenant une femme de trente ans. Elle
rencontre alors Charles de Vandenesse, à peine âgé
de trente ans. Charles devient un familier du
ménage : c’est le commencement d’une faute selon
le narrateur (p. 133). Par degrés, Julie s’abandonnera à cette passion et deviendra la maîtresse de
Charles (p. 146) et Julie connaît enfin pleinement le
bonheur d’aimer et d’être aimée tant sentimentalement que physiquement. Julie aura deux enfants de
Charles : Charles et Moïna (voir la couleur des cheveux des enfants qui signale la filiation avec chacun
des pères (p. 150-151, 163, 165). Le petit Charles,
fils adultérin, mourra dans des circonstances tragiques qui sonnent comme un châtiment (p. 153154). Julie reste cependant l’épouse de Victor et il
est le père du dernier enfant, Abel. Charles de Vandenesse se mariera et aura un fils, Alfred. Julie et
Victor ne seront séparés que par la mort de ce dernier en 1833 (p. 209). Julie assume son statut de
femme mariée tout au long du roman. Elle reste attachée à son engagement durant dix ans et s’autorise
l’infidélité sans pour autant mettre son couple en
péril.
• À peine mariée, Lol suit son mari à U. Bridge. Elle y
vit avec son mari pendant dix ans et le narrateur
nous apprend qu’elle a eu trois enfants (p. 89), qu’elle
fut fidèle à son mari et qu’elle remplit son rôle
d’épouse, compréhensive et effacée, mais aussi de
parfaite maîtresse de maison (p. 32-35). Elle paraît se
satisfaire de cette VIe empreinte de conformisme et
elle est jugée heureuse par son entourage (p. 33). De
retour à S. Talha, Lol – qui a trente ans – rencontre
Jacques Hold, amant de son amie d’enfance, Tatiana
Karl. Lol, sans se soucier de morale ou de vertu,
recherche cet homme et entretient avec lui une
liaison source de bonheur (p. 109), sans cependant
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1 – Le personnage de roman, du
désirer qu’il cesse sa relation avec Tatiana. Lol reste
cependant une épouse et une mère et ne paraît pas
envisager de quitter sa famille. Tatiana y songe pour
elle (p. 149). Lol devient pour une nuit la maîtresse de
Jacques Hold. Les dernières lignes du roman suggèrent une continuité mais le roman se termine sans
se montrer explicite quant à la suite de l’action.
Le roman comme reflet de l’évolution des mentalités et de l’institution du mariage dans la société
• On pourra mettre en parallèle l’importance qu’accordent les trois romans aux enjeux du mariage et
de la femme mariée. On constatera que c’est dans
La Femme de trente ans que ces enjeux sont essentiels comme si Balzac avait été particulièrement sensible à la situation d’une femme jeune, malheureuse
dans son mariage et condamnée à ne jamais
connaître le bonheur d’aimer ou d’être aimée si elle
suivait ses devoirs et sa vertu. La princesse de
Clèves meurt jeune (p. 180) et le roman montre
qu’elle est plus attachée à sa vertu et à ses devoirs
qu’à sa passion et surtout à une satisfaction qui
serait d’ailleurs peut-être éphémère, et pour cette
raison, fatale (p. 173-175, La Princesse de Clèves).
Le mariage et la question de la fidélité sont plus
secondaires dans le roman de Duras mais restent
cependant présents. Le roman néanmoins ne charge
pas Lol du poids de la culpabilité. Sa passion n’entre
en conflit ni avec ses devoirs et encore moins avec
la question de la vertu qui est ignorée dans ce roman
du XXe siècle. On notera que les héroïnes de ces trois
romans appartiennent toutes les trois ou à l’aristocratie ou à une bourgeoisie aisée et cultivée.
• On pourra montrer que l’attitude de Julie dans un
premier temps est proche de celle de la princesse
de Clèves comme si en dépit des siècles passés, de
la Révolution, l’épouse restait soumise aux mêmes
devoirs ou les revendiquait (p. 133-134, La Femme
de trente ans). Elle s’accorde cependant ce que ne
peut s’autoriser la princesse de Clèves : s’abandonner à sa passion et connaître enfin le bonheur.
Remarquons que le roman est pour le moins ambigu
puisqu’il défend en même temps cette femme de
trente ans qui ne pourrait être heureuse et la
condamne en soulignant que cet abandon est châtié
(« Le doigt de Dieu ») et qu’il pourrait conduire à un
inceste entre un demi-frère, Alfred de Vandenesse,
et sa demi-sœur, Moïna (« La vieillesse d’une mère
coupable »). Ce roman suggère également un parallèle entre la condition de la femme du début du XIXe
siècle et celle du XVIIIe siècle (p. 61-66). Une aristocrate d’avant la Révolution de 1789 semblant moins
contrainte qu’une femme vivant sous l’Empire. On
peut également comparer cette situation à celle
d’une femme vivant au XVIe ou au XIIe siècle. Le
Ravissement de Lol V. Stein ne soumet pas son
héroïne à la vertu mais l’inscrit cependant dans une
société conformiste mais qui s’arrange avec la
morale au profit des bonheurs individuels : le mari
de Tatiana est sensible au bonheur de sa femme
même si ce bonheur est lié à l’infidélité (p. 158).
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 5
• On montrera que d’autres attitudes et conceptions sont exposées ou relatées dans chacun des
romans à travers des intrigues concernant des
personnages secondaires. Cette diversité met en
relief ce qu’il y a de singulier dans chacune des
héroïnes et notamment chez la princesse de Clèves
et Julie d’Aiglemont. Si le destin de Lol se distingue des deux autres héroïnes, c’est par exemple
parce qu’elle a passionnément aimé un homme
avant de se marier et c’est aussi parce qu’une fois
mariée, si l’on excepte l’ombre de la folie, son
comportement et son destin sont assez proches
de celui de Tatiana voire de celui d’Anne-Marie
Stretter, de celui adopté par les femmes de son
milieu alors que la princesse et Julie ont à un
moment de l’intrigue laissé « des exemples de
vertu assez inimitables » (p. 180, La Princesse de
Clèves).
• On notera enfin que chacune des héroïnes a rencontré la passion, trait commun et permanent de
ces héroïnes.
Axe d’étude 2
Des héroïnes victimes des sociétés et de leurs
valeurs
Des héroïnes malheureuses
• La princesse de Clèves ne souffre pas du manque
d’inclination pour son mari mais quatre raisons la
rendent malheureuse :
– elle souffre d’éprouver une passion pour M. de
Nemours trahissant ainsi ses devoirs et sa vertu
(p. 67).
– elle souffre d’une tristesse profonde quand elle
décide de s’éloigner de M. de Nemours (p. 85) et
ressent une douleur insupportable quand elle pense
que le duc aime une autre femme (p. 97). Elle ressent
douloureusement l’absence du duc (p. 149-152) à
Coulommiers.
– elle est plongée dans une grande affliction à la
mort de son mari au point de perdre « quasi la raison »(p. 164-165).
– sa résolution de s’éloigner définitivement de M. de
Nemours (p. 168, 176).
– Julie d’Aiglemont se croit condamnée à une douleur et à un malheur définitif dès les premières
semaines de son mariage :
– remplir son devoir conjugal la tue (p. 63). Son mari
lui paraît médiocre et décevant (p. 71,146-147). Elle
souffre d’être trompée par son mari (p. 76). Elle
souffre d’avoir fait son propre malheur (p. 90) et ne
pas aimer sa fille Hélène d’un véritable amour de
mère (« Souffrances inconnues ») et espère mourir
jeune (p. 72).
– elle souffre de s’interdire de succomber à sa passion pour Lord Grenville (p. 90-92) et tombera dans
la plus grande affliction après sa mort (« Souffrances
inconnues »).
– la passion pour Charles est vécue sans souffrance
mais elle sera indirectement la cause de grandes
douleurs : la mort du petit Charles (« Le doigt de
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Français 1re – Livre du professeur
Dieu »), l’inquiétude que Moïna devienne la maîtresse de son demi-frère (« La vieillesse d’une mère
coupable »).
– même si le texte suggère que ce n’est pas la seule
cause de sa folie passagère (p. 12-13), le départ de
Michael Richardson a plongé Lol dans un état de
grande peine (p. 24) qui ne paraît jamais s’effacer.
Elle est inconsolable (p. 97). Son amour pour
Jacques Hold et leur relation, qui ne sont pas
conventionnels, ne font pas souffrir Lol.
peinture de la soirée donnée par Lol (p. 88-110, 141161). Lol a fini en se mariant par se fondre dans le
conformisme et devenir « une dormeuse debout »
(p. 33) et qui « fait la morte » (p. 37). Quand Lol se
réveille elle n’obéit plus qu’à son désir et à sa volonté
(p. 112) et s’affirme comme un individu face aux
autres et à leurs normes et dont ces pages pourraient être comprises comme leur une satire.
Des victimes des conventions et des valeurs de
la société
• Il est d’abord difficile de considérer la princesse
comme une victime. Orpheline de père, sa mère,
Madame de Chartres, s’est attachée à lui donner de
la vertu et à se méfier des hommes (p. 41). Lorsque
la princesse se confie à sa mère, celle-ci, à l’article
de la mort, lui rappelle son devoir et sa vertu (p. 68).
En mourant son mari lui fait entendre qu’elle lui rend
la mort agréable parce qu’il pense qu’elle l’a trahi
(p. 162). Ces valeurs transmises et répétées
conduisent la princesse à renoncer à sa passion et
donc à un possible bonheur. On remarque que le
caractère sacré du mariage chrétien n’est pas évoqué dans le roman. On peut envisager que les valeurs
transmises par sa mère soient à l’origine de son malheur mais ce n’est pas ce que conclut le roman. La
cour offrait à la princesse d’autres modèles et valeurs
contraires qu’elle aurait pu suivre. Si le roman instruit
du caractère destructeur de la passion, Madame de
Clèves est une héroïne d’exception qui offre un
exemple extraordinaire d’une passion surmontée et
« des exemples de vertu inimitables » !
• Au contraire, Julie d’Aiglemont est une victime. Sa
lettre à Louisa montre d’abord qu’elle n’a pas été
avertie de ce que représentait réellement le mariage.
Si elle est victime d’elle-même (p. 90), elle est aussi
victime d’une époque qui n’a pas pris soin de donner aux femmes les moyens de s’émanciper comme
le suggère Mme de Listomère (p. 62-64) et le narrateur (p. 107-111,133). Julie dresse enfin un véritable
réquisitoire contre la société et l’institution du
mariage qu’elle compare à « une prostitution légale »
(p. 116-120). Le roman se montre plus nuancé et
plus ambigu en présentant notamment une femme
heureuse dans son mariage, Louisa (p. 95).
• Si un « on » parsème le roman, figure du regard de
la société (p. 28), de l’entourage (p. 142-143), ce
roman paraît ne pas s’interroger sur la responsabilité
d’un système de valeurs ou d’une société et d’une
éducation dans le malheur de Lol. La présence de la
mère est cependant associée aux amours de Lol et
elle meurt très tôt dans le roman sans que sa fille en
soit touchée (p. 32) ni qu’on s’interroge sur cette
indifférence (p. 32). On rappelle que la mère de Lol a,
sans en avertir sa fille, organisé son départ de S
Talha (p. 34-35) et que ce départ a manifestement
infléchi le destin de Lol. Le roman suggère donc une
responsabilité de la mère mais sans l’expliciter. Ce
roman peut aussi critiquer la société à travers la
Des choix narratifs originaux
La Princesse de Clèves
• Choix d’un narrateur-extérieur et quasi absent
même si un « je » apparaît page 36 ainsi que quelques
commentaires.
• Narrateur omniscient.
• Système des temps du récit : le passé simple et les
temps qui s’y rattachent.
• Récits enchâssés menés par les personnages du
roman (ex. : l’histoire de Sancerre et de Mme de
Tournon prise ne charge par M. de Clèves, p. 73-80).
• Abondance des discours rapportés.
• Nombreux examens de conscience (p. 118-119)
qui font entrer le lecteur dans la conscience des personnages et qui rappelle le monologue intérieur.
• Nombreuses scènes.
• Registres sérieux : épidictique, délibératif, tragique, lyrique et pathétique.
• Rythme du récit : un an pour environ 140 pages.
Rythme relativement rapide en dépit des portraits et
des analyses qui modulent cette rapidité.
• Ordre du récit chronologique et qui suit l’évolution
du personnage et la progression vers le dénouement.
• Un style classique qui refuse l’effet pour l’effet.
Une langue maîtrisée et claire en dépit d’un goût
pour de longues phrases complexes.
Axe d’étude 3
La Femme de trente ans
• Choix d’un narrateur-extérieur qui multiplie les
focalisations.
• Narrateur omniscient qui commente abondamment mais laisse aussi la parole à ses personnages.
« Le doigt de Dieu » fait cependant apparaître un narrateur-personnage qui décrit et raconte la mort tragique du petit Charles. Ce narrateur disparaît du
roman à la fin du chapitre. On l’interprète en général
comme une mise en scène de Balzac lui-même qui,
comme Hélène a souffert de la préférence de sa
mère pour son demi-frère.
• Système des temps du récit : le passé simple et les
temps qui s’y rattachent.
• Abondance des dialogues et notamment dans
« Souffrances inconnues ».
• Goût manifeste pour les portraits et les descriptions.
• Intérêt pour les scènes dans tout le roman et pour
quelques scènes d’action (« Les deux rencontres »).
• Registres sérieux : délibératif, polémique, didactique, tragique, lyrique et pathétique.
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1 – Le personnage de roman, du
• Rythme du récit rapide grâce à de nombreuses
ellipses temporelles : 30 ans pour 180 pages. De
nombreuses pauses descriptives, analyses et commentaires modulent la rapidité de ce rythme.
• Ordre du récit chronologique.
• Un style d’une certaine simplicité et d’une grande
maîtrise mais aussi très littéraire et virtuose dans les
descriptions et portraits.
Le Ravissement de Lol V. Stein
• Un narrateur-personnage : ce narrateur se caractérise d’abord par l’aveu de son ignorance et par un
discours lacunaire et déstabilisant (« j’invente ») ou
donnant des informations que le roman n’exploitera
pas et paraissant témoin de l’histoire qu’il raconte.
Le lecteur découvre presque au milieu du roman
l’identité de ce narrateur et en même temps le rôle
qu’il joue dans l’histoire de l’héroïne. Le narrateur se
nomme Jacques Hold, il a reconstitué l’histoire de
Lol, il devient son amant, il est « le ravisseur ».
• Focalisations internes mais qui sont parfois ambiguës et se confondent avec une focalisation externe.
• Système des temps très original du présent et du
passé. Le présent est celui de l’acte de la narration.
C’est à travers ce narrateur racontant l’histoire que
le lecteur découvre la réalité évoquée. Ce présent
donne l’impression que la narration des péripéties
est simultanée aux péripéties elles-mêmes. Le récit
se fait aussi au passé simple pour relater l’événement principal – le bal – et ses conséquences. Les
deux systèmes des temps alternent dans le roman
mais de façon déséquilibrée pour être dominée par
le système du présent.
• Présence des dialogues.
• Quelques portraits et descriptions.
• Quelques scènes : celle du bal, de la réception
chez Lol, le voyage en train.
• Registres sérieux : tragique et pathétique. On peut
être sensible à un registre satirique lors de la réception chez Lol.
• Rythme du récit : de la naissance de Lol jusqu’à ce
qu’elle dépasse l’âge de trente ans pour environ
180 pages. Si les résumés donnent un rythme
rapide à l’ensemble du récit, la scène du bal. Les
variations sont nombreuses et la scène du bal assez
brève – quelques heures – est racontée en huit
pages.
• Ordre du récit : le roman suit chronologiquement la
VIe de Lol mais le narrateur a déjà rencontré Lol
lorsqu’il commence le récit de la VIe de Lol.
• Style très particulier où se mêlent le récit, la parole
des personnages, les commentaires du narrateur.
Des phrases qui semblent échapper mais qui sont
aussi précises et soucieuses d’informer clairement,
sans rechercher l’effet, et dont le rythme est particulièrement travaillé.
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 5
Corpus BAC (séries générales)
p. 140 (ES/S) p. 142 (L/ES/S)
Émile Zola, Thérèse Raquin (1867), André Malraux,
La Condition humaine (1933), Albert Camus, L’Étranger (1942)
LA QUESTION SUR LE CORPUS
Vous montrerez comment la description de la
nature intervient dans les trois extraits.
Les trois textes, empruntés à des romans du XIXe et
XXe siècle, mettent en scène des héros masculins,
figures de meurtriers : Laurent, Tchen et Meursault
commettent un assassinat. Zola, Malraux et Camus
inscrivent ces actes dans des lieux qui soulignent
leur gravité.
a. Dans les trois textes, la nature est présente à des
moments différents. Il s’agit d’une scène nocturne :
– chez Zola : paysage crépusculaire d’automne avec
une lumière qui décroît au fur et à mesure que le
meurtre se prépare ; le décor « rougeâtre » devient
« blanchâtre » (faire un relevé des nombreux adjectifs
de couleur qui font référence à l’apparition progressive de la nuit) ;
– chez Malraux : présence de la nuit « minuit et
demi » et récurrence du terme « nuit » ; une lumière
extérieure : « La seule lumière venait du building voisin : un grand rectangle d’électricité pâle » ;
– chez Camus, la scène se déroule en plein soleil :
nombreuses occurrences du terme. La lumière vive
et la chaleur ardente sont associées : image du feu
et de la « brûlure ».
b. Le silence est installé dans les trois textes mais
avec des variantes :
– chez Zola, le déclin de la lumière correspond à la
montée du silence ;
– chez Malraux, le bruit de la ville (« quatre ou cinq
klaxons grincèrent ») fait place peu à peu au silence ;
– chez Camus, le silence installé est rompu par la
détonation : « j’ai tiré encore quatre fois sur un corps
inerte ».
c. La scène du meurtre se situe à l’extérieur, au cœur
de la nature chez deux auteurs :
– paysage aquatique et végétal chez Zola ; la nature
est décrite avec précision dans un jeu de clair-obscur ;
– paysage maritime gorgé de lumière chez Camus:
« le bruit des vagues », « une plage vibrante de
soleil » ;
– paysage extérieur chez Malraux : la ville moderne
avec ses buildings » et ses « klaxons » qui s’oppose
au lieu intimiste du crime : la chambre.
d. La nature participe du meurtre :
– chez Zola, la nature constitue le cadre et le témoin
du forfait. Place importante de la description de la
nature. D’un point de vue symbolique, le meurtre est
inscrit dans le décor naturel et dans le changement
de saison: « la campagne … sent la mort venir » ;
relever les nombreux indices qui invitent à une lecture plurielle ;
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Français 1re – Livre du professeur
– chez Malraux, la nuit cristallise les sentiments du
personnage, notamment l’angoisse ;
– chez Camus, la nature fusionne avec le personnage : « La brûlure du soleil gagnait mes joues »,
« Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de
larmes et de sel ».
e. La voix narrative qui prend en charge la description entretient un lien particulier avec le décor :
– chez Zola, un narrateur omniscient ; le meurtre est
inscrit dans le décor. Effroi et malaise de Thérèse,
témoin muet. Inquiétude de Laurent : « il regardait les
deux rives… » ;
– chez Malraux, variation des points de vue à la
mesure de la complexité du héros. Approche du
personnage de l’extérieur et de l’intérieur à l’instar
du décor (la ville et la chambre) ;
– chez Camus, le narrateur, confondu avec la personnage, livre ses sensations/sentiments exacerbés
dans une nature ardente.
Une nature, cadre du meurtre avec une variante
chez Malraux (la scène se déroule à l’intérieur mais
de nuit). Un décor, symbole de la tragédie qui se
joue et reflet des sentiments des personnages.
COMMENTAIRE
Vous commenterez le texte d’André Malraux
(Texte B).
INTRODUCTION
La Condition humaine (1933) constitue le troisième
roman dans la trilogie asiatique après Les Conquérants (1927) et La Voie royale (1930). Cette œuvre est
la première à mettre en scène une action collective
et non plus seulement individuelle ; elle préfigure le
travail plus radical que l’écrivain accomplira dans
L’Espoir (1937). Dans ce roman historique, philosophique, comme le suggère son titre, et profondément romanesque, l’auteur participe au renouvellement du genre dans l’entre-deux-guerres, en s’inspirant du découpage en séquences qui s’apparente
à la fois au roman américain et aux techniques de
montage cinématographique. Il a obtenu le prix
Goncourt en 1933. L’action se situe en Chine, en
1927, dans un contexte révolutionnaire : insurrection
communiste réprimée par le général Chang-KaïChek rallié à l’aile droite du Kuomintang. Il s’agit de
la première page du roman qui met en scène un personnage en pleine action. Tchen, jeune Chinois,
engagé dans l’action terroriste, converti au marxisme
par le professeur français Gisors, doit assassiner un
trafiquant d’armes afin d’approvisionner le groupe
révolutionnaire auquel il appartient. Un meurtre prémédité ; préparatifs de l’acte, concentration du
héros, mais hésitation et malaise ou angoisse du
meurtrier, à la fois à l’extérieur et à l’intérieur de luimême. Introspection d’un terroriste dans une scène
d’une grande intensité émotionnelle. On pourra s’interroger sur le traitement spécifique de cet incipit
romanesque où le lecteur est plongé in medias res.
PLAN
I. Les informations de l’incipit
II. L’habileté de l’incipit
DÉVELOPPEMENT
I. Les informations de l’incipit
Les catégories spatio-temporelles, généralement associées, semblent dissociées dès l’ouverture du roman.
A. Le temps
• Les premiers éléments du texte : des dates en
exergue et aucune information sur le lieu.
• Fonctions des repères temporels en ouverture :
– une fiction enracinée dans le temps historique, une
chronologie aux effets de réel ;
– une allusion historique qui mobilise la culture du
lecteur : 21 mars 1927, début de l’insurrection de
Shangaï, d’où l’hypothèse du lecteur : lien entre l’insurrection (mot « révolution » dans le texte) et le
meurtre.
– un temps symbolique et mythique : 21 mars, printemps ;
– temps du sacrifice aux Dionysies, rituel de mort et
de renouveau : Cf Images « sacrificateur » et « sacrifice à la révolution » ; « Minuit et demi » : minuit =
heure habituelle du crime mais refus du stéréotype,
expression détournée « et demi ».
• Toute l’action semble saisie dans un seul instant
dilaté, en suspens :
– rôle des nombreux verbes à l’imparfait ;
– rôle du participe présent « vivant » ;
– reprises dans le texte : « la moustiquaire » ou le
couple « ce pied / cet homme » ;
– impression d’un temps éternisé : « le temps n’existait plus » (fin du §2) ; « non, il ne se passait rien ».
B. L’espace
• Aucune référence à l’espace dans l’exergue : dans
quel pays l’action se situe-t-elle?
• À l’inverse, dans le corps du texte, c’est le temps
qui s’efface au profit de l’espace.
• Quelques indications spatiales :
– la ville : grande agglomération animée et très
bruyante. Enfer sonore suggéré : « vacarme, quatre
ou cinq klaxons, embarras de voitures » = « là-bas
dans le monde des hommes » ;
– la pièce/une chambre ? Deux lieux séparés par une
frontière symbolique « les barreaux de la fenêtre » et
une rupture très nette entre l’ici et l’ailleurs :
– un resserrement de l’espace : extérieur/intérieur ;
– du vacarme au « silence » ;
– de la vie à la négation de la vie (sommeil et mort
imminente).
• Une proximité relative à travers les objets : « le lit »,
« la moustiquaire » (effet de séparation entre les deux
personnages), « ce tas de mousseline blanche » = un
cadre oriental suggéré = un décor minimaliste.
• Un espace fragmenté à travers les éléments géométriques qui évoquent le cubisme dans les années 30.
– Des formes géométriques : « grand rectangle » //
« rectangle de lumière », « coupé par les barreaux de
la fenêtre », « l’un rayait le lit » // Impression de verticalité : « tombait », « moustiquaire » = enfermement.
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1 – Le personnage de roman, du
C. L’atmosphère
• Un lieu clos qui rappelle l’univers fermé de la tragédie.
• Mise en scène de l’espace où se prépare un
meurtre à travers les formes géométriques (Cf. 2).
• Un jeu de clair-obscur
• Des éclairages contrastés, source d’angoisse :
« mousseline blanche », « seule lumière », « électricité
pâle », « rayait », « rectangle de lumière ».
• Références à « la nuit » : antithèse : « cette nuit
écrasée d’angoisse n’était que clarté ».
• Une atmosphère pesante.
D. Des personnages en situation
a. Tchen
• Identité révélée dès le premier mot ; écho d’une tradition romanesque mais silence sur le passé du personnage, les causes de l’action. Un personnage troublé.
Sensations
• Manifestations de l’angoisse, au sens étymologique : « angustus » = étroit, resserré et plusieurs
occurrences dans le texte.
• Malaise physique du héros : « L’angoisse lui tordait
l’estomac », « nausée », « cette nuit écrasée d’angoisse » ; « les paupières battantes » ; « les mains
hésitantes ».
Sentiments et pensées du personnage
• Préméditation de l’acte et concentration sur le
geste à accomplir.
• Résolution et hésitations : « sa propre fermeté…
mais avec hébétude » + jeu de questions en ouverture et à la fin du §1 dans une composition circulaire : « Découvert ? » = accès à la conscience du
personnage.
Interrogations sur le choix de l’arme : « rasoir/poignard ».
• Angoisse double face à l’acte à accomplir et
devant la révélation soudaine de la profondeur de
l’inconscient (pulsions obscures).
• Idée d’une souffrance intérieure à travers une
durée subjective.
= Complexité du personnage confronté à lui-même
à travers le meurtre.
b. La victime
• Reste anonyme.
• Une présence physique saisie à travers des éléments :
– §1 « un corps … ce pied… de la chair d’homme » ;
– §3 « cet homme… ce pied… cet homme » ;
• Jeu d’échos : reprises, rôle des déictiques, synecdoque du « pied ».
E. L’action
• Un début in medias res.
• Le lecteur est introduit brutalement dans une
action violente : « cet homme devait mourir », « il le
tuerait » « frapper ».
• Atmosphère pesante.
• Il ignore qui sont les protagonistes, leurs motivations et les enjeux de la scène.
• Longue réflexion sur l’arme du crime.
• Un roman qui s’ouvre par deux questions concises.
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 5
• Ambiguïté de l’énoncé :
– focalisation externe : un narrateur qui refuse d’aller
au-delà de la perception immédiate de la scène
– ou focalisation interne avec style indirect libre qui
permet d’accéder à la conscience du personnage et
à ses doutes ? Technique de l’introspection.
Un incipit romanesque entre tradition et écart qui
joue sur les codes et qui invite le lecteur à percevoir
événements comme personnages différemment.
II. L’habileté de l’incipit.
A. Une attaque romanesque in medias res
• Attaque percutante différente d’un incipit balzacien : deux phrases très brèves jettent le lecteur au
milieu de l’action comme le suggèrent les verbes
« lever » et « frapper ».
B. L’effet d’attente
• La première phrase nous plonge d’emblée dans le
« suspense » d’une mise à mort.
• Les questions qui encadrent le paragraphe liminaire rappellent l’ambiance des romans policiers. –
Hésitations et doutes au moment de perpétrer un
meurtre.
• Une découverte progressive et incomplète :
– aucun renseignement sur le protagoniste, si ce
n’est son nom. On est très éloigné de la technique
du portrait balzacien ;
– aucune explication sur les motivations de l’acte.
La réponse est différée.
• Une approche partielle de la victime à travers son
corps ; l’anonymat subsiste.
Cela participe d’une vision existentialiste du monde
où l’événement et sa perception précèdent sa compréhension.
C. L’identification au personnage
• Accès à la conscience de Tchen : ses pensées et
ses sentiments (Cf. I, 4).
• Les techniques narratives: pluralité et croisement
des points de vue.
• L’omniscience narrative, forme assez traditionnelle.
• Le narrateur omniscient sait ce qui se passe à l’intérieur de son personnage :
– §1 : « l’angoisse lui tordait l’estomac » ;
– §2 : « dans cette nuit où le temps n’existait plus » :
commentaire du narrateur.
• La focalisation externe.
• Ouverture du texte au statut problématique : on
peut y voir un narrateur externe ignorant des événements à venir.
• La focalisation interne qui place le lecteur dans la
conscience du personnage.
• Questions initiales que peut se poser un Tchen
hésitant :
– §2 : étonnement du héros face au monde « il y avait
encore des embarras de voitures, là-bas »
– début du §3 et l’acte prémédité: « Il se répétait… il
savait ».
= Approche de l’extérieur et de l’intérieur ; épaisseur
et profondeur du personnage qui découvre en lui
« un sacrificateur ».
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Français 1re – Livre du professeur
D. L’écriture de la rupture ou l’esthétique de la
discontinuité
a. Variation des types de phrases
• Modalité assertive très présente, souvent associée
aux passages de description et de commentaire.
• Modalité interrogative en ouverture avec ambivalence du point de vue : focalisation externe ou
interne.
• Modalité exclamative : résolution du meurtrier et
hésitation : désir de combattre de face et à égalité
(fin du §1 focalisation interne).
• Modalité impérative présente indirectement à travers le lexique de l’obligation et le passage au discours indirect : « Il se répétait que cet homme devait
mourir ».
= État complexe du personnage sujet à des émotions contradictoires.
b. Variation des structures syntaxiques
• Des phrases nominales : « Découvert ? » correspondant à l’agitation de Tchen.
• Des phrases minimales : « L’angoisse lui tordait
l’estomac » traduisant les sensations immédiates.
• Des phrases brisées fonctionnant par à-coups :
« Et pas seulement aux dieux qu’il avait choisis ».
• Des phrases complexes mimant la complexité des
sentiments de Tchen : « il connaissait…chair
d’homme ».
• Une parataxe dominante : vision successive et
morcelée des éléments constitutifs de la scène.
E. Une écriture cinématographique ou « une littérature de montage »
• Liens entre André Malraux et le cinéma : intérêt
pour cet art.
• Projet de scénario avec Eisentein pour La Condition humaine. Esquisse d’une psychologie du cinéma
en 1946.
a. Des éléments visuels
Champ : Tchen et la victime.
Hors champ : la rue présente à travers le bruit.
= Rupture entre l’ici et l’ailleurs, entre le microcosme
et la macrocosme
Échelle des plans
• Jeu sur les plans : gros plan sur le « pied » et plan
de demi-ensemble (corps).
• Une composition plastique de l’image avec les
formes géométriques.
Les éclairages
• Un corps dans la pénombre que fait ressortir « la
mousseline » (deux occurrences).
• Un éclairage vif coupé par les barreaux : « rectangle d’électricité ».
= Un contraste noir/blanc qui a une valeur métaphorique : angoisse de Tchen et qui rappelle l’influence
du cinéma expressionniste.
b. Des éléments sonores
• L’affrontement de deux univers : vacarme de la
rue/silence de la chambre.
c. La caméra subjective
• La vision de Tchen annoncée par le participe passé
« fasciné » et la précision du regard (§1), par les
verbes de parole : « se répétait » et de perception :
« Tchen découvrait ».
= Plongée dans l’univers intérieur d’un terroriste et
introspection.
CONCLUSION
• Grande richesse d’un incipit particulièrement original :
– dans le traitement du cadre spatio-temporel : un
espace dilaté et un temps ralenti, voire suspendu ;
– la construction du personnage : découverte immédiate de la complexité du personnage à travers l’expression de la solitude, d’une souffrance intérieure
et d’une angoisse double : acte à accomplir et pulsions de l’inconscient. La représentation tragique de
l’homme en situation est donnée à voir au lecteur.
• L’écriture romanesque :
– variété des points de vue, personnage vu de l’extérieur et de l’intérieur ;
– le jeu croisé des focalisations permet de faire
émerger l’épaisseur et la profondeur de l’être ;
– une écriture qui emprunte à d’autres arts contemporains comme la peinture cubiste et le cinéma
expressionniste.
• Un meurtre initiatique :
– premier acte terroriste à rapprocher de l’attentatsuicide dirigé contre Chang-Kaï-Chek et figure tragique du héros (personnage en souffrance, résolutions/hésitations, destin en marche…).
• Une page qui préfigure les thèmes fondamentaux
de l’œuvre :
– l’angoisse existentielle, l’absurde, le corps torturé
et le « bourreau de soi-même », le face à face de
l’homme et de l’univers.
DISSERTATION
Pour apprécier un roman, un lecteur a-t-il besoin
de s’identifier au personnage principal et de partager ses sentiments ?
Amorce : Le personnage principal est celui qui
retient l’attention du lecteur. Personnage dont on
relate les aventures, il est souvent proche du lecteur.
Analyse du sujet : Le lecteur apprécie souvent le
roman quand il s’identifie au personnage principal et
qu’il partage ses sentiments. Mais l’identification au
personnage principal n’est pas toujours possible :
un personnage est une image de l’homme, un
« masque », étymologiquement : à ce titre, il peut
représenter une réalité qui ne plaît pas au lecteur, ou
qu’il est difficile de comprendre. Le roman ne se
limite pas non plus au personnage principal : outre
l’identification au lecteur, quels éléments constitutifs
du genre romanesque le lecteur peut-il apprécier ?
I. Le processus d’identification à l’œuvre dans le
roman
A. Le cas des romans à la première personne : il
permet une meilleure identification du lecteur au
personnage principal. En racontant son histoire, le
personnage livre ses sentiments, et prend le lecteur
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1 – Le personnage de roman, du
comme confident. Ce dernier éprouve alors un sentiment d’empathie.
Ex. : L’Abbé Prévost, Manon Lescaut (p. 88 ES/S /
p. 90 L/ES/S) : Des Grieux raconte sa propre histoire.
B. Le choix de la focalisation interne : le narrateur
nous fait vivre les événements à la place du personnage. Les sentiments de celui-ci sont livrés. La distance entre le personnage et le lecteur semble abolie.
Ex. : André Malraux, La Condition humaine (texte B
du corpus bac).
C. Un personnage terriblement humain : les
romanciers choisissent de mettre en scène des personnages vraisemblables, aux sentiments humains.
On suit leur progression et on s’attache à eux,
comme à de véritables personnes.
Ex. : Gustave Flaubert, Madame Bovary (p. 108
ES/S / p. 110 L/ES/S).
II. Mais l’identification au personnage principal
n’est pas toujours possible
A. Le problème du mal : le personnage qui incarne
le mal n’est pas toujours celui à qui l’on s’identifie,
même s’il est le personnage principal du roman.
Ainsi en est-il des figures de meurtriers. Le personnage fascine, et c’est davantage ce qui plaît.
Ex. : Albert Camus, L’Étranger (p. 60 ES/S / p. 62 L/
ES/S et texte C du corpus bac).
B. L’incompréhension : le personnage principal
peut être énigmatique. Les mobiles qui le font agir
ne sont pas toujours éclairants. Son étrangeté peut
être un frein au processus d’identification.
Ex. : Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir de Stendhal (p. 70 ES/S / p. 72 L/ES/S).
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 5
Ex. : le monde des géants dans Gargantua de François Rabelais (p. 104 ES/S / p. 106 L/ES/S).
C. La multiplicité des personnages : certains
romans choisissent de ne pas mettre en scène un
unique personnage (le personnage principal), mais
de montrer différents personnages, aux personnalités différentes, dont l’évolution est racontée.
Ex. : les romans d’André Malraux, comme L’Espoir
ou La Condition humaine (texte B du corpus).
ÉCRITURE D’INVENTION
Lors de son procès, Thérèse doit raconter au
juge la scène que vous venez de lire (Texte A)
mais elle veut le convaincre, lui et les jurés, de
l’entière responsabilité de Laurent dans le crime
commis.
Les contraintes d’écriture : un texte argumentatif.
L’énonciation : Thérèse s’adresse aux juges lors de
son procès.
La visée du discours : convaincre (appel à la raison)
et persuader (appel aux sentiments) les juges de la
responsabilité de Laurent dans le crime.
Les registres : jeu sur les registres didactique et
pathétique (procédés d’écriture à mobiliser).
La vision de Thérèse : description des lieux et de
sentiments en opposition avec le texte A.
On veillera enfin à la qualité de la langue.
Corpus BAC (séries technologiques)
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C. Les faits, rien que les faits : les actions du personnage principal peuvent être relatées, mais ses
sentiments ne sont pas livrés. C’est une des caractéristiques des romans du xxe siècle.
Ex. : Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V.
Stein (p. 134 ES/S / p. 136 L/ES/S).
Stendhal, Le Rouge et le Noir (1830), Alexandre
Dumas, Les Trois mousquetaires (1844), André
Malraux, La Condition humaine (1933)
III. Le roman ne se limite pas au personnage principal : d’autres éléments constitutifs du genre
peuvent plaire au lecteur
A. L’intrigue, l’histoire : le récit peut être énigmatique. Il suscite la curiosité du lecteur, indépendamment de la présence du personnage principal. Le
Nouveau Roman, en particulier, récuse la notion de
personnage : le lecteur n’a pas besoin de tout savoir
sur lui pour apprécier le roman.
Ex. : Alain Robbe-Grillet, La Jalousie (p. 77 ES/S /
p. 79 L/ES/S) où l’intrigue se construit petit à petit,
sans qu’il y ait un personnage principal facilement
identifiable.
1. Comment l’évocation du lieu souligne-t-elle la
gravité du geste?
2. Comment le narrateur instaure-t-il une proximité avec le personnage du meurtrier (Julien,
Milady, Techen)?
Les trois textes mettent en scène des figures de
meurtriers : Julien et Tchen commettent un assassinat, tandis que la meurtrière, Milady, est tuée. Stendhal, Dumas et Malraux inscrivent ces actes dans des
lieux qui soulignent leur gravité. Toutes ces actions
sont accomplies dans des lieux écartés : les tentures
de l’église chez Stendhal (« toutes les fenêtres hautes
de l’édifice étaient voilées avec des rideaux cramoisis »), la traversée de Milady et du bourreau dans Les
Trois mousquetaires, la présence de Tchen dans une
chambre calme qui s’oppose à la vie de l’extérieur (« il
y avait encore des embarras de voitures, là-bas, dans
le monde des hommes… »), tous ces éléments
tendent à isoler les meurtriers et à donner une certaine gravité à leurs actions. Alexandre Dumas et
B. L’ambiance du roman : le personnage principal ne
contribue pas seulement à faire apprécier un roman.
En choisissant d’insérer celui-ci dans une ambiance
qui fait rêver ou qui inquiète, le romancier cherche à
provoquer une émotion chez le lecteur. Il lui délivre
une vision du monde particulière, qui doit plaire.
LES QUESTIONS SUR LE CORPUS
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Français 1re – Livre du professeur
André Malraux cherchent à créer également une
atmosphère lugubre, par le jeu de clair-obscur. La
lumière souligne des objets symboliques (« un rayon
de la lune se refléta sur la lame de sa large épée »,
écrit Dumas) ou le corps de celui qui doit être tué
dans La Condition humaine : « la seule lumière venait
du building voisin : un grand rectangle d’électricité
pâle, coupé par les barreaux de la fenêtre dont l’un
rayait le lit juste au-dessous du pied comme pour en
accentuer le volume et la vie ». Les couleurs choisies
aussi annoncent l’acte à venir : les tentures de l’église
sont des « rideaux cramoisis », le ciel est rouge dans
le texte de Dumas (« les personnages se dessinaient
en noir sur l’horizon rougeâtre », et le noir et blanc qui
caractérise l’incipit de La Condition humaine rappelle
les films policiers. L’acte est alors dramatisé par le
décor. Enfin, les lieux choisis sont symboliques :
l’acte que commet Julien se produit dans une église,
au moment de l’élévation, et symbolise le sacrifice de
Mme de Rênal. La traversée de Milady accompagnée
de son bourreau s’apparente à la traversée de l’Achéron : Milady, la meurtrière, s’apprête à entrer dans la
mort et dans les Enfers. Tchen, quant à lui, se trouve
dans un endroit isolé où il s’apprête à commettre un
« sacrifice à la révolution ». Comment le narrateur instaure-t-il une proximité avec le personnage du meurtrier (Julien, Milady, Tchen) ? Les lecteurs n’éprouvent
pas de dégoût pour les meurtriers mis en scène, mais
ceux-ci suscitent leur compassion. Ainsi, le narrateur
insiste sur l’isolement de Julien : alors que tous fuient,
lui seul avance lentement et sa progression est ralentie par des obstacles, un peu comme s’il vivait un
cauchemar (« il tomba », « ses pieds étaient embarrassés dans une chaise renversée par la foule »). L’inconscience du personnage s’oppose à l’affolement
de la foule et à la brutalité de son arrestation. Milady,
en revanche, attire la compassion du lecteur par ses
efforts désespérés pour fuir : « En arrivant au haut du
talus, elle glissa et tomba sur ses genoux ». Par son
impuissance à fuir, à échapper à son destin funeste,
Milady est un personnage tragique. Le lecteur a également pitié du personnage de Tchen, dont les peurs
et les hésitations sont abondamment transcrites
(« l’angoisse lui tordait l’estomac »). Le personnage
doit commettre un acte qui lui répugne (« il se répétait
que cet homme devait mourir »). Mais le choix de la
focalisation permet également d’instaurer une proximité entre le personnage du meurtrier et le lecteur.
Stendhal et Malraux ont choisi de nous faire participer aux pensées des personnages. La focalisation
interne rapproche le lecteur du personnage. Les perceptions de Julien sont transcrites (« La vue de cette
femme qui l’avait tant aimé fit trembler le bras de
Julien ») tout comme celles de Tchen (il entend
« quatre ou cinq klaxons », il voit le « tas de mousseline blanche »). Leurs pensées sont aussi livrées, au
discours direct dans Le Rouge et le Noir (« Je ne le
puis, se disait-il à lui-même ; physiquement, je ne le
puis ») ou au discours indirect libre dans La Condition
humaine (« Frapperait-il au travers ? »).
COMMENTAIRE
Vous commenterez le texte d’André Malraux
(Texte c), en vous aidant du parcours de lecture
suivant :
1. Vous montrerez l’habileté de ce début de
roman qui intrigue le lecteur.
2. Comment la narration parvient-elle à rendre
compte de la complexité de Tchen ?
Situation du passage : L’extrait proposé est le
début de La Condition humaine, roman écrit par
Malraux.
Enjeu et spécificité du texte : Comme tout incipit,
il a pour fonction de délivrer des informations essentielles à la compréhension du récit, mais aussi d’intriguer le lecteur, afin qu’il poursuive sa lecture.
Problématique : Comment, au-delà d’une scène de
crime fascinante, la narration provoque-t-elle une
réflexion sur la condition humaine ?
Annonce du plan : Nous verrons d’abord que cet
incipit est mené avec art, de façon à intriguer le lecteur. Puis nous examinerons comment la narration
met en évidence la complexité de Tchen.
I. Un début de roman habile qui intrigue le lecteur
A. Une attaque romanesque in medias res
Le début est surprenant car nous sommes immédiatement transportés dans le récit d’une scène de
meurtre. Si l’identité d’un des deux personnages est
connue (Tchen), l’autre ne l’est pas : seul le corps de
la victime est décrit (« un corps moins visible qu’une
ombre, et d’où sortait seulement ce pied à demi
incliné par le sommeil »). Le cadre spatio-temporel
est également brouillé. Le texte commence par une
date et une heure : « 21 mars 1927, Minuit et demi »,
et la scène se passe dans un pays inconnu, exotique
comme l’indique la présence de la « moustiquaire »,
en Asie (si l’on prend en considération le nom du
personnage, Tchen), en pleine ville (« la seule lumière
venait du building voisin »), mais les informations
sont encore très vagues. Le lecteur ignore comment
Tchen est entré, pourquoi il désire tuer cet homme. Il
est immédiatement transporté au cœur de cet
assassinat.
B. L’effet d’attente
Le narrateur choisit d’intriguer le lecteur en allongeant le temps du récit. Pour cela, il nous fait rentrer
dans les pensées du personnage, qui suspendent
l’action, et constituent une scène : les questions traduisent ses hésitations (« Tchen tenterait-il de lever
la moustiquaire ? Frapperait-il au travers ? »). Cellesci se retrouvent dans la suite du texte : comment
Tchen commettrait-il son geste ? Avec quelle arme ?
Ces interrogations du personnage ralentissent l’action dont la narration imite la durée et dramatisent le
récit. De même, la description du décor rend ce
début angoissant : la scène se passe dans un clairobscur qui fait penser à l’atmosphère des films policiers (« la seule lumière venait du building voisin : un
grand rectangle d’électricité pâle, coupé par les bar-
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1 – Le personnage de roman, du
reaux de la fenêtre dont l’un rayait le lit juste au-dessous du pied »). Les sons entendus par le personnage, qui le terrifient (« quatre ou cinq klaxons grincèrent à la fois »), contribuent également à ralentir
l’action.
C. L’identification au personnage
Le lecteur est invité à explorer la conscience de
Tchen. Ainsi le champ lexical de la pensée donne
accès à la profondeur du personnage : des verbes
comme « il connaissait », « il se répétait », « Tchen
découvrait » dévoilent les plus secrets mouvements
de l’esprit du personnage. De plus, les interrogations
qui ouvrent le passage révèlent une hésitation sur la
meilleure façon d’accomplir le meurtre : « Tchen tenterait-il de lever la moustiquaire ? Frapperait-il au travers ? ». Par ailleurs, les temps verbaux employés
sont ceux du discours indirect libre : ils expriment les
pensées du personnage, qui sont fondues dans la
narration : les verbes « tenterait » et « frapperait » sont
en effet au conditionnel qui exprime ici le futur par
rapport au moment de l’action.
II. La complexité du personnage
A. Les hésitations du personnage
Tchen se révèle déterminé à accomplir son geste :
« il connaissait sa propre fermeté » et il tente de se
persuader, avec le verbe « se répétait », qu’il s’agit
d’un devoir (le verbe est utilisé à deux reprises).
Mais de nombreux signes trahissent ses hésitations.
Les questions qu’il se pose sur les moyens qu’il doit
employer pour accomplir son geste prouvent qu’il
est novice dans ce domaine. Le fait d’avoir pris deux
armes différentes montre bien que le personnage
est confronté à un choix. Des signes physiques trahissent sa peur : « l’angoisse lui tordait l’estomac »,
« les paupières battantes », « ses mains hésitantes »,
« ses doigts crispés ». Si le personnage paraît déterminé à accomplir ce meurtre, il n’en attend pas
moins un signe qui lui permettrait de ne pas le faire
de cette façon, comme les sons entendus, « quatre
ou cinq klaxons » qui lui offriraient l’occasion de
combattre « des ennemis éveillés ».
B. Le tragique du personnage : un sacrificateur
Poussé à commettre ce meurtre, le personnage
s’assimile à un « sacrificateur ». Son geste acquiert
une autre dimension, à cause notamment du
contexte : le personnage à tuer est endormi, victime
déjà recouverte d’un linceul (le « tas de mousseline
blanche »), toute entière livrée à lui. L’image du sacrificateur employée par le narrateur est explicitée par
la suite : Tchen s’apprête à commettre un sacrifice
au nom de dieux « qu’il avait choisis », un « sacrifice
à la révolution ». La dimension politique apparaît
alors et doit être mise en relation avec le contexte de
l’époque. Le personnage est un révolutionnaire, qui
se trouve confronté à un dilemme tragique : doit-il
ou non tuer un homme ?
C. Une descente aux Enfers
Le personnage prend conscience de la gravité de
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 5
l’acte qu’il s’apprête à commettre : son attention se
focalise sur le pied, symbole de la vie qu’il est sur le
point de ravir. Tout le reste du corps est noyé dans
l’obscurité, la personne qu’il doit tuer est anonyme.
Tchen prend petit à petit conscience de la vie : les
précisions apportées successivement, dans un
rythme ternaire, le montrent (« ce pied à demi incliné
par le sommeil, vivant quand même – de la chair
d’homme »). Tchen se trouve à la croisée de deux
chemins et il s’apprête à s’enfoncer dans l’inhumain.
Il se place dans un autre monde : « il y avait encore
des embarras de voitures, là-bas, dans le monde
des hommes », dans un autre temps (« dans cette
nuit où le temps n’existait plus »). L’image employée
« sous son sacrifice à la révolution grouillait tout un
monde de profondeurs » montre que le personnage
a pris conscience que son geste est symbolique : il
le fait rentrer dans l’inhumain. Tchen entame une
descente aux Enfers.
DISSERTATION
Pour apprécier un roman, un lecteur a-t-il besoin
de s’identifier au personnage principal et de partager ses sentiments ?
Amorce : Le personnage principal est celui qui
retient l’attention du lecteur. Personnage dont on
relate les aventures, il est souvent proche du lecteur.
Qu’est-ce qui contribue au succès du genre romanesque ?
Analyse du sujet : Le lecteur apprécie souvent le
roman quand il s’identifie au personnage principal et
qu’il partage ses sentiments. Mais l’identification au
personnage principal n’est pas toujours possible :
un personnage est une image de l’homme, un
« masque », étymologiquement : à ce titre, il peut
représenter une réalité qui ne plaît pas au lecteur, ou
qu’il est difficile de comprendre. Le roman ne se
limite pas non plus au personnage principal : le lecteur peut apprécier d’autres éléments constitutifs du
genre.
I. Le processus d’identification à l’œuvre dans le
roman
A. Le cas des romans à la première personne
Ce cas permet une meilleure identification du lecteur
au personnage principal. En racontant son histoire,
le personnage livre ses sentiments, et prend le lecteur comme confident. Ce dernier éprouve alors un
sentiment d’empathie.
Ex. : L’Abbé Prévost, Manon Lescaut (p. 88) : Des
Grieux raconte sa propre histoire.
B. Le choix de la focalisation interne
Le narrateur nous fait vivre les événements à la place
du personnage. Les sentiments de celui-ci sont
livrés. La distance entre le personnage et le lecteur
semble abolie.
Ex. : André Malraux, La Condition humaine (incipit
du corpus bac p. 142).
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C. Un personnage terriblement humain
Les romanciers choisissent de mettre en scène des
personnages vraisemblables, aux sentiments
humains. On suit leur progression et on s’attache à
eux, comme à de véritables personnes.
Ex. : Gustave Flaubert, Madame Bovary (p. 108).
II. Mais l’identification au personnage principal
n’est pas toujours possible.
A. Le problème du mal
Le personnage qui incarne le mal n’est pas toujours
celui à qui l’on s’identifie, même s’il est le personnage principal du roman. Ainsi en est-il des figures
de meurtriers. Le personnage fascine, et c’est
davantage ce qui plaît.
Ex. : Albert Camus, L’Étranger (p. 60).
B. L’incompréhension
Le personnage principal peut être énigmatique. Les
mobiles qui le font agir ne sont pas toujours éclairants. Son étrangeté peut être un frein au processus
d’identification.
Ex. : Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir de Stendhal (texte du corpus bac, page 141).
C. Les faits, rien que les faits
Les actions du personnage principal peuvent être
relatées, mais ses sentiments ne sont pas livrés.
C’est une des caractéristiques des romans du xxe
siècle.
Ex. : Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V.
Stein (p. 134).
III. Le roman ne se limite pas au personnage principal : d’autres éléments constitutifs du genre
peuvent plaire au lecteur.
A. L’intrigue, l’histoire
Le récit peut être énigmatique. Il suscite la curiosité
du lecteur, indépendamment de la présence du personnage principal. Le Nouveau Roman, en particulier, récuse la notion de personnage : le lecteur n’a
pas besoin de tout savoir sur lui pour apprécier le
roman.
Ex. : Alain Robbe-Grillet, La Jalousie (p. 77 ; l’intrigue se construit petit à petit, sans qu’il y ait un
personnage principal facilement identifiable).
C. La multiplicité des personnages
Certains romans choisissent de ne pas mettre en
scène un unique personnage (le personnage principal), mais de montrer différents personnages, aux
personnalités différentes, dont l’évolution est racontée.
Ex. : Les romans d’André Malraux, comme L’Espoir
ou La Condition humaine.
ECRITURE D’INVENTION
Rédigez la lettre que D’Artagnan écrit à un ami
vingt ans après les faits. Il raconte la mort de
Milady, l’attitude de ce personnage diabolique
devant le bourreau. Il évoque ses sentiments
d’alors et ses sentiments présents face à ce châtiment ; il se reproche la mort de Milady, tout en
essayant de se justifier.
Consignes explicites du sujet
Il faut adopter le genre de la lettre, en tenant compte
de la situation d’énonciation. La familiarité excessive doit être bannie : il faut en effet respecter le
style d’Alexandre Dumas. Mais la lettre doit s’apparenter à une confession. Le récit de la mort de Milady
doit s’appuyer sur le texte d’Alexandre Dumas, mais
il ne s’agit pas de le recopier. Pour éviter cet écueil,
il convient de rendre compte des différents sentiments de l’expéditeur : compassion, haine pour
Milady, peur qu’elle ne s’échappe, etc. Les sentiments présents de D’Artagnan doivent être trouvés :
remords, regrets, tristesse, etc.
Consignes implicites du sujet
Il faut inventer les circonstances d’écriture de la
lettre : pourquoi D’Artagnan se souvient-il de cet
épisode vingt ans après ? Pourquoi écrit-il plus particulièrement à cet ami ? La relation d’amitié doit être
vraisemblable. Pour cela, l’expéditeur de la lettre
doit aussi « mettre en scène » leur relation : depuis
quand ne se sont-ils pas vus ? Qu’ont-ils vécu en
commun ? La délibération du personnage doit se
manifester dans le style : questions, phrases suspensives, appels au destinataire, etc.
B. L’ambiance du roman
Le personnage principal ne contribue pas seulement
à faire apprécier un roman. En choisissant d’insérer
celui-ci dans une ambiance qui fait rêver ou qui
inquiète, le romancier cherche à provoquer une
émotion chez le lecteur. Il lui délivre une vision du
monde particulière, qui doit plaire.
Ex. : Le monde des géants dans Gargantua de François Rabelais (p. 104).
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1 – Le personnage de roman, du
XVIIe
siècle à nos jours – Séquence 5
LISTE DES RESSOURCES NUMÉRIQUES DU CHAPITRE 1
p. 46 (ES/S et Techno) / p. 48 (L/ES/S) ➨ Lecture de texte ➨ Paul Scarron, Le Roman Comique
p. 50 (ES/S et Techno) / p. 52 (L/ES/S) ➨ Lecture de texte ➨ Choderlos de Laclos, Les Liaisons
dangereuses
p. 50 (ES/S et Techno) / p. 52 (L/ES/S) ➨ Vidéo ➨ Le style de Choderlos de Laclos, dans Les Liaisons
dangereuses, 1963
p. 50 (ES/S et Techno) / p. 52 (L/ES/S) ➨ Fiche vidéo ➨ Le style de Choderlos de Laclos, dans
Les Liaisons dangereuses, 1963
p. 66 (ES/S et Techno) / p. 68 (L/ES/S) ➨ Lecture de texte ➨ Mme de La Fayette, La Princesse de
Clèves
p. 72 (ES/S et Techno) / p. 74 (L/ES/S) ➨ Vidéo ➨ Adaptation d’Eugénie Grandet pour la télévision,
1968
p. 72 (ES/S et Techno) / p. 74 (L/ES/S) ➨ Fiche vidéo ➨ Adaptation d’Eugénie Grandet pour
la télévision, 1968
p. 74 (ES/S et Techno) / p. 76 (L/ES/S) ➨ Lecture de texte ➨ Marcel Proust, À l’ombre des jeunes
filles en fleurs
p. 77 (ES/S et Techno) / p. 79 (L/ES/S) ➨ Vidéo ➨ Interview d’Alain Robbe-Grillet à propos de
La Jalousie
p. 77 (ES/S et Techno) / p. 79 (L/ES/S) ➨ Fiche vidéo ➨ Interview d’Alain Robbe-Grillet à propos de
La Jalousie
p. 79 (ES/S et Techno) / p. 81 (L/ES/S) ➨ Étude d’œuvre ➨ Henri Matisse, Portrait de Madame
Matisse à la raie verte
p. 81 (ES/S et Techno) / p. 83 (L/ES/S) ➨ Exercices à copier-coller ➨ Vocabulaire « Décrire le caractère »
p. 88 (ES/S et Techno) / p. 90 (L/ES/S) ➨ Lecture de texte ➨ Abbé Prévost, Manon Lescaut
p. 92 (ES/S et Techno) / p. 94 (L/ES/S) ➨ Lecture de texte ➨ Gustave Flaubert,
L’Éducation sentimentale
p. 94 (ES/S et Techno) / p. 96 (L/ES/S) ➨ Vidéo ➨ Albert Cohen et la rencontre amoureuse dans
Belle du seigneur
p. 94 (ES/S et Techno) / p. 96 (L/ES/S) ➨ Fiche vidéo ➨ Albert Cohen et la rencontre amoureuse dans
Belle du seigneur
p. 102 (ES/S et Techno) / p. 104 (L/ES/S) ➨ Exercices à copier-coller ➨ Vocabulaire « Exprimer des
sentiments »
p. 108 (ES/S et Techno) / p. 110 (L/ES/S) ➨ Lecture de texte ➨ Gustave Flaubert, Madame Bovary
p. 120 (ES/S et Techno) / p. 122 (L/ES/S) ➨ Étude d’œuvre ➨ Paul Véronèse, Les Noces de Cana
p. 122 (ES/S et Techno) / p. 124 (L/ES/S) ➨ Exercices à copier-coller ➨ Vocabulaire « Donner vie au
personnage »
p. 130 (ES/S et Techno) / p. 132 (L/ES/S) ➨ Étude d’œuvre ➨ Théodore Géricault,
La Folle monomane du jeu
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