RECHERCHE ACCOMPAGNER UNE PERSONNE ATTEINTE DE LA MALADIE D’ALZHEIMER : ASPECTS SPÉCIFIQUES DU DEUIL DES AIDANTS NATURELS ET PISTES DE SOUTIEN Evelyne MALAQUIN-PAVAN, Cadre Infirmier Spécialiste Clinique, Hôpital Corentin-Celton, APHP Marylène PIERROT, Infirmière Conseillère de Santé, retraitée Travail de recherche effectué dans le cadre d’un mémoire pour l’obtention du Diplôme Universitaire « Le deuil dans la formation des soignants et des accompagnants », U.F.R. Bobigny, Université Paris Nord, Promotion 1995-1997. RÉSUMÉ A B S T R AC T La maladie d’Alzheimer (DTA) entraîne chez le patient des modifications comportementales, physiques et psychiques auxquelles l’aidant naturel (famille – conjoint – enfant) va devoir faire face tout au long de l’évolution de la maladie. Les auteurs ont cherché à identifier la nature des pertes vécues par les aidants afin d’en dégager des pistes de soutien préventives et curatives. Cette recherche-action exploratoire a été menée auprès de 27 familles sous forme d’entretiens semi-directifs permettant de mettre en évidence leurs difficultés (somatiques – émotionnelles – affectives -organisationnelles), leurs réactions d’adaptation en résonance avec les pertes du patient au fil de l’évolution de la DTA ainsi que les éléments permettant de maintenir ou pas le lien famille/proche malade. L’analyse des résultats obtenus est proposée au regard des concepts de l’adaptation, de l’attachement et de la séparation, de l’approche systémique et du coping. Les propos et attitudes des aidants sont mis en lien avec les symptômes du deuil ainsi qu’avec les interactions soignantes aidantes ou pas. Cinq temps chronologiques ont été identifiés (l’avant diagnostic – le moment du diagnostic – le maintien à domicile – l’entrée en institution – la vie en institution). La période de deuil blanc (liée à la perte de la reconnaissance de ses proches par le malade) est majoritairement ressentie comme vecteur de souffrance. Inscrites dans la dynamique du soutien social, les pistes d’interventions infirmières proposées ciblent principalement l’entrée et la vie en institution ; elles visent à offrir aux aidants naturels un soutien adapté, qu’ils fassent le choix ou pas d’accompagner leurs proches malades tout au long de l’institutionnalisation. En annexes, comparaison avec le processus de deuil et regroupement d’idées-forces aidant à repérer les éléments facilitant le maintien du lien aidant/proche malade ou d’accélérant sa rupture. Supporting a person affected by Alzheimer’s disease : specific aspects of the natural helpers and support tracks Mots clés : Alzheimer - aidants naturels – pertes - deuil blanc -adaptation – systémique - soutien social – interventions infirmières. 76 RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 89 - JUIN 2007 Alzheimer’s disease (DTA) leads to some behavioural, physical and psychic modifications in the patient that the natural helper (family-spouse-child) will have to face throughout the course of the disease. The authors have tried to identify the nature of losses experienced by helpers so as to bring out some preventive and curative support tracks. This preparatory research-action was conducted with 27 families through semi-directive conversations which enabled to reveal their difficulties (somatic-emotional-affective-organizational), their reactions of adaptation in echo with the losses of the patient along the course of the DTA as well as the elements enabling to maintain or not the ill person’s family/close relation link. The analysis of obtained results is proposed according to the concepts of adaptation, affection and separation, systemic approach and coping. The comments and behaviours of helpers are put in relation with the symptoms of mourning as well as with the medical interactions, helper or not. Five chronological times were identified (before diagnosismoment of the diagnosis-keeping at home-admission in institution-life in institution). The period of white mourning (connected to the loss of the recognition of his/her close relations by the patient) is mainly felt as a vector of suffering. As part of the dynamics of social support, the proposed tracks of nursing interventions mainly target the admission and life in institution ; their aim is to offer an adapted support to natural helpers, whether they make the choice or not to support their close patients throughout the institutionalization. In appendices, all the key ideas helping to track down the elements contributing to maintain the ill person’s helper/close relation link or accelerating his/her breaking down. Key words : Alzheimer-natural, helpers-family-lossesmourning-pre-mourning-white, mourning-affection-adaptation-coping-systems, analysis-social, support-nursing interventions. RECHERCHE ACCOMPAGNER UNE PERSONNE ATTEINTE DE LA MALADIE D’ALZHEIMER : ASPECTS SPÉCIFIQUES DU DEUIL DES AIDANTS NATURELS ET PISTES DE SOUTIEN CHEMINEMENT CLINIQUE ET CONCEPTUEL En lien avec notre pratique infirmière gériatrique, la présentation de cette recherche respecte le cheminement cognitif permettant d’intégrer, au regard de nos connaissances antérieures, celles issues de l’enseignement du Diplôme Universitaire précité complétées par une littérature ciblée. La méthodologie adoptée a été la suivante : - définition de la problématique à partir du cadre habituel de référence basé principalement sur les décrets de compétences et règles professionnelles relatifs à l’exercice infirmier, le modèle conceptuel de soins infirmiers de Callista ROY (notamment les données des diagnostics infirmiers Stratégies d’adaptation individuelle ou familiale inefficaces), la systémique familiale et les connaissances scientifiques gérontologiques ayant trait à la démence de type Alzheimer (DTA) ; - questionnement autour des répercussions de la DTA sur le processus d’attachement et de séparation des aidants naturels, sur les pertes successives irréversibles qui peuvent conduire à la rupture anticipée du lien ; - élaboration d’un guide d’entretien à questions ouvertes visant à explorer la chronologie adaptative des aidants naturels dans l’évolution de leur relation avec les aidés ; - réalisation des 27 entretiens respectant les caractéristiques de l’entretien d’aide infirmier (écoute active, empathie, reformulation, évaluation des éventuelles répercussions post-entretiens avec contacts téléphoniques ou nouvelle rencontre, …) ; - exploitation des entretiens bruts analysés par une mise en lien avec la littérature spécifique pour identifier des idéesforces rémanentes dans la chronologie adaptative de l’aidant, les aspects spécifiques du deuil et repérer des paramètres favorisant le maintien ou la rupture de la relation ; - rédaction de propositions de pistes de soutien. Problématique Dans nos activités d’infirmières conseil intervenant dans des secteurs gérontologiques, nous sommes amenées à rencontrer des aidants naturels (proches, familles, conjoints, enfants, fratrie, amis…) qui accompagnent leurs personnes âgées (aidés) souffrant de démence de type Alzheimer, et à soutenir les équipes référentes qui assurent les soins sur les 24 heures. Outre les répercussions habituelles de l’entrée d’un proche en institution, ces familles sont confrontées à des défis spécifiques liés à l’évolution même de la maladie de leur proche : • lourdeur des soins de suppléance dans les activités quotidiennes, ce qui conduit souvent à l’entrée en institution par épuisement, découragement ou incapacité à faire face ; 1 • incompréhension de certains comportements dysfonctionnels (tels que l’errance, les cris, l’agressivité, l’apathie…) présentés par la personne âgée souffrante ; • impuissance de ne pas ou de ne plus savoir quoi faire ou comment garder le lien avec celui qui devient «un étranger»-» quelqu’un d’autre»1 du fait de la transformation de sa personnalité initiale, du déficit de communication verbale (aphasie, amnésie…) et/ou non verbale (absence ou manque de signes de reconnaissance de l’environnement, de lui-même, de ses proches), de l’absence de validation en réponse aux stimuli de l’entourage, sans savoir comment pouvoir décoder ce nouveau langage corporel du patient, empêchant ces aidants de comprendre ou de rejoindre le «monde intérieur» de ce dernier. Ces modifications du comportement et de la personnalité sont souvent à l’origine de stratégies d’adaptation familiale inefficaces par : • modification de la répartition des rôles dans la famille (fratrie, enfants «maternants»), • impuissance à répondre aux désirs du proche malade («rentrer chez lui», «trouver le sac volé» …), • usure physique et psychologique au moment où le relais est passé à l’institution, • perte du sens de l’échange et de la relation, • absence de feed-back et de gratification reçus du proche malade, • désappointement devant un certain état de mieux être après l’entrée en institution, • soucis financiers dus au paiement du prix de journée, compliquant la relation et pouvant conduire à l’hostilité face au proche malade. Eprouvant nous-mêmes de la difficulté à soutenir ces aidants naturels en crise et leurs soignants référents (notamment dans leurs interactions parfois conflictuelles avec des familles jugées peu ou « mal présentes »), nous avons entrepris ce D.U. pour mieux cerner les aspects spécifiques du deuil chez cette population ciblée. Malgré les compléments de connaissances concernant les mécanismes du deuil chez l’adulte, la personne âgée et l’enfant, les aspects spécifiques à la maladie d’Alzheimer ont été peu traités. Pourtant, bien qu’isolées les unes des autres, nos observations cliniques antérieures nous conduisent à penser que l’histoire de la relation aidant-aidé est ponctuée, au rythme des pertes dues à la DTA, par des temps/moments-clef où sont sollicités de manière particulière les mécanismes d’adaptation. Il y aurait ainsi une chronologie adaptative en 6 grands temps : l’avant diagnostic, le moment du diagnostic, le maintien au domicile, l’entrée en institution, la vie dans l’institution jusqu’au décès, l’après décès… avec, associée à Les propos en italique sont les mots empruntés au discours des aidants naturels. RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 89 - JUIN 2007 77 l’évolution des comportements dysfonctionnels déjà difficiles à vivre, une perte essentielle : celle de la reconnaissance des visages et des personnes qui peut se produire à tout moment. Mélange de connaissances, de concepts et d’intuition, ce constat nous a amenées à nous pencher sur « cette affaire de famille»2 et sur les problématiques de deuil qui peuvent en découler, orientant cette recherche sur les aspects spécifiques du deuil tels que racontés par des aidants naturels accompagnant leur proche souffrant de DTA. Définition des termes et concepts Aidant : désigne le proche qui a ou a eu un lien familial ou amical avec la personne malade (au sens d’aidant naturel ou de soignant naturel). Aidé : désigne la personne âgée souffrant de démence de type Alzheimer. Soignant : désigne le professionnel de santé (aide-soignante, infirmière). Démence de type Alzheimer ou DTA : désigne un tableau clinique qui implique une détérioration des fonctions cognitives survenant dans un état de conscience normal, d’une gravité suffisante pour avoir des répercussions sur le comportement social, professionnel et sur la personnalité. Le diagnostic de DTA s’effectue en éliminant les autres affections qui entraînent des symptômes semblables. La DTA est un type de démence dont l’issue est irrémédiable actuellement. Déficits cognitifs : ensemble de symptômes d’ordre mental pouvant se traduire, à différents degrés d’intensité et de présence, par des pertes de mémoire, des perturbations de la pensée, des difficultés de jugement, d’attention, de concentration, de la désorientation temporo-spaciale, de la labilité émotionnelle et des troubles du langage. Comportements dysfonctionnels : la personne âgée atteinte de démence présente des troubles fonctionnels entraînant des comportements qualifiés de dysfonctionnels parce qu’ils l’empêchent d’accomplir ses activités quotidiennes, sociales et/ou professionnelles de la même façon qu’avant sa maladie. Ce sont, en particulier, la fugue et l’errance, les cris, les mouvements répétitifs, l’écholalie, l’apathie, l’agitation… Attachement : «L’attachement peut être défini comme une relation discriminative, établie avec un objet ou une personne privilégiée. Le comportement observable consiste en une suite 2 d’interactions qui visent à maintenir et consolider la relation, à provoquer un rapprochement physique. L’attachement apparaît comme un phénomène primaire nécessaire à l’établissement de relations sociales ultérieures satisfaisantes»3. Perte : «La perte peut être définie comme la séparation avec quelque chose qui constitue une partie de l’individu ou qui lui appartient. Ce quelque chose peut être une personne qui vient à lui manquer par décès, ou de toute autre manière, qui met fin à la relation»4 (séparation, divorce, maladie…). Toute perte significative entraîne la nécessité d’un travail de deuil. S’il s’agit d’une personne, la perte n’en est pas forcément liée à la mort qui demeure pourtant le paradigme du travail de deuil même s’il la déborde largement. La mort imprime au deuil un caractère particulier en raison de sa radicalité, son irréversibilité, son universalité, son implacabilité. Elle oblige au deuil alors qu’une séparation non mortelle laisse toujours au début l’espoir de retrouvailles5. Deuil : du bas latin dolus de dolere : souffrir - Larousse (1995) «état de perte d’un être cher» ; Freud S. (1917) «réaction à la perte d’un objet d’attachement» ; Hanus M. (1976) « le deuil exprime toutes les relations et attitudes consécutives à une perte ou à une séparation». Travail de deuil : «Processus intra psychique, consécutif à la perte d’un objet d’attachement et par lequel le sujet réussit progressivement à se détacher de celui-ci»6. Le travail de deuil est consécutif à la perte - et pas uniquement lorsqu’elle est provoquée par la mort - à toute perte, en particulier d’une valeur, dès lors que ce qui est perdu avait grande importance pour celui qui en est frappé7. Le travail de deuil est terminé quand l’endeuillé peut «remplacer l’absence effective par une présence intérieure». Ce travail mobilise une grande énergie qui démobilise pour le reste8. Pré-deuil : désigne ici le temps d’élaboration psychique de désinvestissement progressif portant sur certaines pertes précédant la mort physique. Le véritable travail de deuil ne se vit qu’après la perte effective de la personne. L’évolution spécifique par pallier de dégradation de la démence d’Alzheimer amène l’entourage à vivre un certain nombre de pertes progressives et successives qui sont autant de pré-deuils : renoncement à un destin ou projets communs, à l’image physique antérieure de l’autre, à la communication et aux échanges avec lui… Le proche est obligé de vivre au jour le jour, d’investir le présent comme si l’avenir n’existait pas tout en maintenant une capacité d’espérance, d’échange, de présence et d’énergie, pour lui-même et la personne malade. LEVESQUE L., ROUX C., LAUZON S. «Alzheimer : comprendre pour mieux aider». Coll. ERPI -1990, p. 262 BOLWBY J. «Attachement et perte». PUF Paris, 1984 4 HANUS M. «les deuils dans la vie», Maloine, 1994, p 89. 5 HANUS M. «Les deuils dans la vie». Maloine, 1994 - p. 93 6 LAPLANCHE J., PONTALIS J.B. «Vocabulaire de la psychanalyse», PUF 7 HANUS M. «Les deuils dans la vie». Maloine, 1994, p. 93 8 PILLOT J. «Deuil et pré-deuil». Bulletin JALMAV n° 4, mars 1986 p. 12 3 78 RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 89 - JUIN 2007 ACCOMPAGNER UNE PERSONNE ATTEINTE DE LA MALADIE D’ALZHEIMER : ASPECTS SPÉCIFIQUES DU DEUIL DES AIDANTS NATURELS ET PISTES DE SOUTIEN Il vit une grande part de solitude, d’incertitude. PILLOT J.9, MAZET P.10 et CORNILLOT P.11 distinguent la capacité d’anticipation de l’être humain (délire anticipatoire) du deuil anticipé qui se ferait du vivant de la personne. Souvent, mort et deuil sont synchrones. La mort brutale marque la rupture de l’anticipation. A l’inverse, le deuil préparé permet d’anticiper, sans rupture de relation entre la personne qui vit le deuil et celle qui est l’objet du deuil bien que non encore accompli par la mort. Le terme de pré-deuil semble ici approprié. L’entourage reste impliqué dans la relation. Certains auteurs ne distinguent pas ce pré-deuil du deuil anticipé. Ainsi LINDERMANN (1944) nomme deuil anticipé «les expériences émotionnelles vécues par certaines personnes avant qu’elles ne perdent un être cher»12. ALDRICH (1963) définit le deuil d’anticipation comme «tout deuil qui se produit avant la perte»12, travaux repris par COSTELLO J. (1996) qui ne fait pas non plus de distinction en lien avec la mort. On peut se demander si le débat sur le bien-fondé de «l’anticipation de la perte pour augmenter les chances d’obtenir un ajustement satisfaisant après le décès» décrit par GLICK & PARKES (1974) ne vient pas de cet amalgame sémantique. Deuil anticipé : «Processus psychologique par lequel peuvent passer certains proches déjà pendant l’accompagnement du malade, qui consiste à prendre une grande distance, réelle ou affective, par rapport au malade, le mettant déjà au rang des disparus»13. Mécanisme inconscient, il serait une sorte de mécanisme de défense, de protection pour l’entourage, visant à un détachement précoce, afin qu’au moment de la mort la perte soit moins déchirante. Le mourant serait peu à peu désinvesti avant même d’avoir disparu. Ce phénomène peut être induit ou renforcé par certaines attitudes médicales délivrant prématurément aux familles des pronostics souvent aléatoires et trop rapides, les entraînant à ne plus pouvoir investir l’autre comme un vivant, entraînant au minimum « un épuisement des motivations, un rétrécissement de la relation»14 voire une absence totale de relation. Le lien se rompt à l’initiative du survivant. Il peut en résulter de la culpabilité, le survivant se prémunit contre la fin, la mort mais aussi contre l’anticipation heureuse. On pourrait parler de deuil prématuré15. Deuil blanc : désigne ici la réaction à la perte de la relation d’échange en lien avec une maladie des fonctions supérieures. Certains auteurs comparent les réactions des familles des personnes atteintes de DTA à celles des familles qui vivent un deuil (TEUSINK et MAHLER, 1984). Cependant, au contraire de la mort qui arrache l’individu à son milieu, la DTA, par son début insidieux et son évolution graduelle, vient compliquer la phase d’acceptation et fait durer la douleur (BARNES et AL, 1981) ; ce qui amène un deuil incomplet (KAPUST, 1982) ou un veuvage émotif (LABARGE, 1981)16. Pour POLETTI R.A., «l’accompagnement d’une personne qui, petit à petit, perd ses capacités mentales parce qu’atteinte de sénilité ou de maladie d’Alzheimer expose au deuil blanc ; ce qui disparaît, ce dont il faut faire le deuil, c’est avant tout de la relation verbale et de la possibilité de communiquer pleinement avec la personne atteinte dans son cerveau. D’où pour l’entourage deuil de la relation qui existait avant la maladie, deuil du rôle, deuil de la normalité, perte de la prédictibilité, perte du sens»17. Questionnement et hypothèse Au terme de cette étape, les questions soulevées à l’origine du choix des outils d’enquête (forme et fond) ont été les suivantes : • Comment l’aidant fait-il face à ces différents moments chronologiques ? • A quelles pertes est-il confronté ? • En quoi les réactions (comportements, émotions, pensées, actions) aux pertes successives, au fur et à mesure de cette chronologie, influencent-elles la relation aidant-aidé ? • Quelles stratégies d’adaptation utilisent l’aidant pour faire face au deuil blanc ? • Qu’est-ce qui favorise le pré-deuil et/ou le deuil anticipé ? Par projection, l’hypothèse initiale identifiée pouvait se résumer telle que : la perte de sens, associée à la perte de la relation (deuil blanc), est à l’origine d’une rupture de liens (deuil anticipé). Le schéma ci-après illustre la représentation mentale de départ de cette étude clinique. 9 PILLOT J. Déjà cité MAZET P. Notes de cours D.U. Deuil. Oct. 1996 11 CORNILLOT P. Notes de cours D.U. Deuil. Oct. 1996 12 COSTELLO J. «Le coût émotif des soins palliatifs». European Journal of Palliative care, n° 3, 1996 13 PILLOT J. Déjà cité 14 PILLOT J. Déjà cité 15 CORNILLOT P. Déjà cité 16 Cités par LEVESQUE L., ROUX C., LAUZON S. «Alzheimer : comprendre pour mieux aider». Ed. ERPI - 1990 17 POLETTI R.A., DOBBS B. «Vivre son deuil et croître». Ed. Jouvence, 1993 10 RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 89 - JUIN 2007 79 Processus attachement-séparation-deuil chez l’aidant D.T.A. gériatriques d’exercice, soit par signalement de collègues infirmières, médecins libéraux ou hospitaliers. La présentation des résultats est proposée par périodes, mettant en lien concept et propos recueillis. Deux caractéristiques particulières sont à noter pour un futur travail : • 3 aidés sur 27 étaient déjà décédés au moment des entretiens. Le récit/réminiscence des aidants n’est pas apparu fondamentalement différent du reste du groupe, malgré les années écoulées depuis la mort [3 à 10 ans]. L’acuité émotionnelle reste encore vive. Les données concernant le deuil après la mort physique de l’aidé n’ont pas été exploitées puisque hors sujet pour la majorité de ces aidants. • Seuls 2 aidants présentant un processus de deuil anticipé (dont 1 en rupture totale de liens clairement énoncée) ont été inclus difficilement puisque la plupart d’entre eux ne viennent plus voir leurs proches malades. Aucun entretien n’a pu être réalisé auprès d’autres aidants absents pour mesurer les similitudes et/ou les différences dans les pertes vécues et les stratégies d’adaptation adoptées, ce qui serait en soi un réel travail de prévention de santé publique à investir avec les réseaux du domicile pour soutenir cette population particulièrement exposée. Forme des entretiens ENQUÊTE AUPRÈS DES AIDANTS NATURELS Profil de l’échantillon Basé sur des questions ouvertes, le guide d’entretien visait à favoriser la narration de l’histoire de vie autour des différentes périodes d’adaptation à la maladie de l’aidé (avant l’annonce du diagnostic - lors de l’annonce du diagnostic - lors de la décision d’institutionnaliser l’aidé - lors du séjour dans l’institution - au moment du décès). Le lieu d’entretien a été celui choisi par l’aidant, à son domicile ou dans un lieu institutionnel. La durée moyenne a été de 1h30 [1h15-2h30] pour un nombre de 1 à 2 entretiens par aidant. Avec pour seuls critères d’inclusion le fait d’avoir un proche atteint de DTA et d’être volontaire pour participer à l’enquête, l’échantillon total s’est composé de 27 aidants naturels (tableau ci-contre) habitant en Eureet-Loir et Ile-de-France, recrutés soit dans nos services 80 RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 89 - JUIN 2007 La confidentialité et la restitution non linéaire des entretiens ont été énoncées à chaque rencontre comme pré-requis. Le respect des temps de silence a entraîné soit la reprise de la parole sur un autre aspect, soit l’approfondissement d’un point cité plus succinctement auparavant, soit l’entrée dans une émotion contenue jusque-là intérieurement. Les événements ont été très souvent narrés spontanément, l’un faisant repenser à un autre sans respect de leur chronologie réelle, maillés de souvenirs très précis exprimés comme des «détails marquants» dans leur histoire de vie. Tous les aidants ont exprimé physiquement leurs émotions, tristesse, colère, et joie avec deux grandes tendances : • une économie de mouvements, une expression résignée, monocorde, avec une respiration superficielle et une charge émotionnelle contenue ; comme si la route parcourue déjà longue avait aidé à intégrer, digérer, même si la plupart ont exprimé combien le fait de prendre ce temps pour en parler avait été bénéfique. 75 % ont exprimé des émotions de tristesse par des larmes ou sanglots et des silences, hochements de tête, regards bas ou cherchant le soutien, phrases suspendues, … • une expression volubile, rythmée, débitée d’un ton vif voire agressif parfois, passionné, avec une gestuelle abondante, des émotions de colère, de tristesse, des comportements de déni, une respiration superficielle et des regards centrés ou fuyants. ACCOMPAGNER UNE PERSONNE ATTEINTE DE LA MALADIE D’ALZHEIMER : ASPECTS SPÉCIFIQUES DU DEUIL DES AIDANTS NATURELS ET PISTES DE SOUTIEN Tableau 3 L’origine géographique des auteurs, par profession : Personnes aidantes parenté contactée âge mari Personnes aidées position dans la fratrie sexe situation familiale âge lors des premiers troubles âge à l’entrée en institution âge actuel âge lors du décès 85 femme mariée 78 80 84 - mari 78 femme mariée 75 84 84 - mari 86 femme mariée 72 76 81 - mari 78 femme mariée 71 73 76 - mari 75 femme mariée 75 83 85 - épouse 79 homme marié 69 80 81 - épouse 61 homme marié 60 67 - 67 épouse 59 homme marié 59 63 64 - épouse 59 homme marié 70 71 73 - épouse 73 homme marié 82 85 86 - compagne 72 homme accompagné 82 88 88 - compagne 77 homme accompagné 78 80 82 - sœur 65 dernière homme veuf 71 76 80 - fille 27 dernière femme mariée 52 58 61 - fille 60 dernière femme veuve ? 85 86 - fille 62 aînée femme veuve 67 80 - 81 fille 49 milieu femme veuve 72 74 - 77 fille 51 dernière homme marié 80 82 85 - fille 47 dernière femme veuve 58 68 73 - fille 58 unique femme veuve 84 85 89 - fille 63 avant-dernière femme veuve ? 90 93 - fille 57 unique femme célibataire 79 81 91 - fille 69 unique homme veuf 87 92 96 - fille 45 dernière femme veuve ? 71 73 - fils 26 dernier femme veuve 51 53 56 - fils 52 avant-dernier femme veuve 84 85 89 - fils 68 avant-dernier femme veuve 87 89 92 - 14 enfants 17 femmes (dont 10 veuves, 6 mariées, 1 célibataire) 12 conjoints/compagnons 10 hommes (dont 8 mariés/accompagnés, 2 veufs) 1 sœur Volontairement, l’ordre des aidants n’est pas l’ordre des entretiens (ventilés dans les tableaux « idées forces »). RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 89 - JUIN 2007 81 Presque tous les aidants ont exprimé des bénéfices positifs à ces entretiens : « fardeau posé », « poids en moins», «contente d’en avoir parlé comme ça», «heureux si cela peut servir pour aider d’autres», «ça fait du bien d’en parler», «on en parle presque jamais». Les échanges post-entretiens ont permis, chez près de la moitié des aidants (n-12), une mise en évidence d’une évolution positive de la relation avec leur aidé. Contenu des entretiens Avant le diagnostic Même dans la maladie d’Alzheimer type, les troubles apparaissent à une période de la vie familiale où domine une certaine indépendance des personnes dans leur vie personnelle, conjugale, professionnelle : «on avait chacun notre vie», «j’habitais depuis mon mariage trop loin pour venir en dehors des fêtes». Assez longtemps, les premiers troubles peuvent passer inaperçus en tant qu’indice d’une maladie. Ils sont mis sur le compte d’un caractère acariâtre et persécuteur, associé à l’âge, au vieillissement, à la mise en retraite, au chômage, à la ménopause, à la dégradation de la vie de couple, au départ des enfants, à la perte du conjoint… Cette interprétation erronée de la situation vient d’emblée compliquer et altérer la relation aidant/aidé ainsi que retarder la consultation médicale et la prise en charge adaptée. «On s’est posé des tas de questions… il en fait exprès, il est jaloux… » - « Je n’ai jamais trop voulu le voir : je mesurais pas les choses » «Quand on est confronté à ça, on ne voit pas, on ne comprend pas» - «Elle avait toujours été excentrique, bizarre ; j’ai cru que c’était la suite» - «J’étais tellement convaincue que c’était lié au décès de papa…». A ce moment, les symptômes pénibles à supporter (irritabilité, obstination, déni, instabilité, oubli, isolement, reproche, colère, violence, laisser-aller dans la tenue de la maison, l’hygiène, l’habillement, tendance à rester au lit, difficulté à prendre des décisions, radotage, répétition de gestes, d’action) s’apparentent en effet davantage à des difficultés relationnelles dégradant les rapports aidant/aidé qu’à des problèmes de santé, surtout quand ces symptômes sont associés à des traits de caractère péjoratifs : « renfermé, triste, déprimé, solitaire, dépendant, dur… ». L’aidant réagit en se protégeant par la prise de distance : « J’étais de trop. Je me suis éloignée de la maison » - « Je venais moins, pour qu’elle fasse à son idée. Chacun chez soi » ou en essayant de normaliser les comportements : « Je l’engueulais » - « J’explosais et me mettais en colère » - « Le plus dur : lui faire comprendre quelque chose… » ou en ressentant de la peur face aux colères, aux comportements agressifs ou violents : « il me faisait peur, parfois j’ai cru même qu’il allait me frapper… » « je ne me reconnaissais pas tellement j’étais inquiétée par ses crises… ». 82 RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 89 - JUIN 2007 Pour que l’aidant inquiet songe à consulter un médecin, il faut attendre l’apparition de troubles plus massifs, donc un stade plus avancé dans la maladie : fugue, égarement dans la rue, incontinence, chute, troubles du sommeil et surtout oubli des prénoms et non reconnaissance des visages qui vont être une des plus grandes souffrances causées à l’entourage tout au long de la maladie. Cet instant est ressenti comme « insupportable» et les paroles de l’aidé ne reconnaissant plus son conjoint, ses enfants ou petits enfants restent gravées dans la mémoire de l’aidant d’une manière indélébile : «Mais qui c’est celle-là», «Qui es-tu ?» - «Je me demande où est ma fille…» (à sa fille). Effet de choc, de traumatisme, révélant la cassure momentanée de la relation. L’annonce du diagnostic Le mot Alzheimer est quasiment toujours prononcé par le neurologue, le généraliste ou le gériatre à la suite de tests, de scanner ou E.E.G. La première consultation ne se passe pas toujours bien et d’autres praticiens sont consultés. Là encore, les mots prononcés sont ancrés dans la mémoire : «Vieillissement cérébral» - «Démence sénile » - « Maladie très grave », « Démence sénile type Alzheimer» - «Démence dégénérative» ou passés au filtre de l’interprétation personnelle : «Cellules de la tête qui se dissipaient un peu», «Drôle de maladie chronique», «Ce qu’on appelait avant la folie, soyons clairs». La peine, la tristesse d’entendre le diagnostic et son pronostic sont dits avec des mots plus ou moins nuancés : «C’est dur de savoir» - «C’est dur, très dur, impression de prendre un coup de poing» - «Ca m’a paru difficile sur le moment » - « Le diagnostic fut une difficulté parmi tant d’autres déjà vécues » - « Je n’ai pas accepté le mot démence. On s’accroche à l’espace de lucidité. Ca m’a touchée, vexée. Le mot démence c’est fort, trop fort. Nous, on disait elle perd la tête». A l’inverse, certains ne sont pas surpris : «Je n’ai pas été étonné ; j’avais entendu parler, deux de ses frères avaient déjà cette maladie» - «Je m’en doutais » anticipant l’avenir et les responsabilités futures : «Ma réaction a été : je ne pourrai pas la garder» - «Le médecin a dit méfiez-vous de ne pas le laisser seul et envisageait déjà le placement» - «C’est dur de savoir que ça ne s’améliore pas, pas d’espoir». D’autres ne connaissent pas le mot Alzheimer et/ou recherchent de l’information (dictionnaire, encyclopédie, émission TV, association…) : «Je n’ai pas compris le nom, je n’ai pas voulu faire répéter. Le médecin était réticent pour en dire plus qu’Alzheimer». D’autres sont sidérés ressentant une sorte d’irréalité : « Ca été un choc pour nous ; terrible pour mon frère et moi» - «Je n’arrivais plus à penser, à demander qu’on m’explique» - «Impossible d’entendre qu’il allait devenir grabataire et sénile alors qu’il était encore en activité professionnelle» ou se sentent impuissants : «Mon courage s’est brisé là». ACCOMPAGNER UNE PERSONNE ATTEINTE DE LA MALADIE D’ALZHEIMER : ASPECTS SPÉCIFIQUES DU DEUIL DES AIDANTS NATURELS ET PISTES DE SOUTIEN Les sentiments de honte, le besoin de cacher, montrent la souffrance : «Je me suis renfermée, je l’ai caché», «J’ai eu peur pour mon devenir professionnel», «Je ne l’ai jamais dit à mon entourage». Des tentations de partir, de fuir existent ou sont réalisées. Certains enfants (7 filles et 1 fils) expriment la crainte d’être touchés un jour par la maladie ce qu’aucun conjoint n’aborde. La manière d’annoncer et de donner des informations précises sur l’évolution de la maladie influe considérablement sur l’adaptation ultérieure : «J’ai pris mon temps, j’ai lu…» - «Quand j’étais prêt, j’ai apprécié que le médecin me dise au fur et à mesure de mes questions» - «Quand le neurologue m’a donné toutes ces explications sur la sévérité des troubles, la dépendance, la grabatisation à envisager, tout ça, j’ai eu un coup, je ne pouvais même pas voir mon mari comme ça, pas lui… pas dans l’état où il était à ce moment-là… et en plus, il m’a répondu que cela pouvait durer 17 ans… j’ai su que je ne tiendrais pas» - «Je n’arrivais plus à me raisonner, je l’ai placé trop vite car je me sentais coincée, trop malade pour assumer…» - «Trop vite» - «Trop tôt» - «Maintenant, je sais que j’aurais pu faire autrement mais bon, j’accepte mes choix pour ce qu’ils sont. Il ne semble plus en souffrir…». Enfin, quand les troubles n’avaient pas été perçus jusque-là comme « une maladie », l’annonce du diagnostic engendre des remords d’avoir été dur avec l’aidé, d’avoir pensé qu’il le faisait exprès : «Je regrettais ce que j’avais fait plus jeune» - «Je m’en suis voulue de ne pas l’avoir compris plus tôt». Le maintien au domicile Après l’annonce du diagnostic, un certain laps de temps qui peut aller jusqu’à plusieurs années s’écoule avec le maintien au domicile de l’aidé. Petit à petit, un remaniement profond mais très progressif de la vie familiale se fait jour : organisation de la vie quotidienne, distribution des tâches, des rôles… Ce bouleversement a un caractère très naturel et inéluctable à la fois : «Je l’ai fait naturellement, sans me poser de questions» «On est pris dans l’engrenage ; une force nous pousse ; on est obligé de faire ; on ne réfléchit pas, c’est quand même quelqu’un qu’on aime ; ça faisait un but dans la vie» - «Ca s’est fait tellement progressivement…» - «J’ai pris en main, petit à petit » - « J’ai déménagé pour venir habiter chez elle» - «Il a bien fallu que je m’organise». Des filles disent avoir ressenti le besoin de poser des limites, de prendre de la distance par rapport à l’emprise et aux sollicitations qu’elles pressentent venir de leur entourage pour une aide éventuelle : «J’ai eu peur qu’elle mette le doigt dans la famille. Je l’ai renvoyée chez ma sœur» - «Je n’ai jamais participé aux soins d’hygiène mais juste comme présence et pour les déplacements» «J’avais peur d’être bouffée par mon père… dès le départ, j’ai pris mes distances» - «Mon père désirait aménager emploi du temps et maison par rapport à moi… moi, je n’ai pas voulu voir ça, il peut bien l’assumer me suis-je dis…» - «J’étais d’accord pour payer tout ce qu’il fallait pour que tout aille bien». Progressivement, les troubles modifient la vie sociale antérieure. La famille peut refuser d’être vue des autres comme de montrer en public celui qui est devenu «autre» : «Toute mon énergie conservée pour lui…» « J’ai coupé les ponts » - « Pas besoin de voir son état et tous les aménagements de la maison» - «Pas l’envie de faire l’effort, d’expliquer». La personnalité de l’aidé se modifie, les troubles ne peuvent plus être masqués par une façade sociale : «Après, c’était plus le même homme ; on le voyait diminuer» - «Je la voyais changer», «L’angoisse de ce qui se passe, de la voir décliner mentalement» - «Elle ne trompait plus personne». Certains traits de caractère s’adoucissent : «C’est dans sa maladie qu’elle est devenue sensible» ou s’aggravent : «De plus en plus autoritaire, directive» - «Impatiente». L’insensé de la maladie marque le discours de l’entourage et n’incite pas à l’élaboration : « C’est débile » «C’est une maladie bizarre, incompréhensible» - «On se sent soi-même devenir fou» - «C’est une épée au-dessus de la tête, on ne sait pas combien de temps ça va durer». Au début, l’aidé est conscient de ses troubles dans l’après-coup souvent. Il parvient encore à exprimer sa souffrance, ses sentiments dépressifs. Un partage d’émotions est possible et peut renforcer l’attachement : «Il disait : «ça va pas, je perds la tête» et voulait se passer par la fenêtre» - «A certains moments, elle se rendait compte : qu’est-ce que je suis malade !» - «Elle ne voulait plus sortir de peur de se perdre» - «Il disait, si un jour je suis davantage malade, j’aurai recours à l’euthanasie, c’est sûr» - «Il se rendait compte que ses collègues aménageaient son travail et cela le rendait triste ou énervé…». Dans un premier temps, la dépendance de l’aidé peut améliorer la cohésion familiale par le partage des tâches : «Il était obligé d’avoir besoin de moi. Il me sollicitait pour beaucoup de choses : ça nous a rapprochés» « Dans sa maladie, la relation était plus forte avec moi qu’avec mes frères» - «On s’est vu encore plus, on a réussi à bien s’entendre à quatre : ma sœur pour l’intendance, les démarches, mon frère et moi, dans un rôle plus maternel. Mon frère aîné qui ne la voyait plus depuis 25 ans est venu la voir» - «Je la maternais» - «J’ai fait pour elle des gestes qu’elle faisait pour moi petit et qu’on ne faisait plus» - «J’ai eu besoin d’être plus proche, de venir vivre avec». En même temps, ce rapprochement (surtout pour les aidants qui ne vivaient plus ou pas au domicile de l’aidé) fait rentrer dans une intimité vécue comme douloureuse : «Devoir fouiller dans ses affaires…», «Découvrir toutes les bêtises qu’il avait pu faire… », « Toute cette crasse, ce mélange de propre et de sale…», «Ces petits bouts de tout : papier, tissu, ficelle… retrouvés cachés à droite, à gauche…», «Découvrir des choses dont on n’avait jamais parlé, qu’elle ne m’aurait sans doute jamais dites», «Trier, c’est se faire violence», ou majorant l’intégration des troubles : «J’ai mesuré que cela durait depuis beaucoup plus longtemps encore », « J’ai fait des rapprochements avec ce que j’avais lu». RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 89 - JUIN 2007 83 Entrée en institution La DTA est source de nombreux stress qui épuisent les capacités de soutien de la famille. L’aggravation des troubles rend impossible le maintien au domicile. Le sentiment d’épuisement physique et mental est général : des troubles du sommeil, de l’appétit, de la concentration, des migraines, des pertes d’intérêt majorés par une fatigue physique extrême sont signalés par les aidants. «Si je m’en étais pas séparé, je lui aurais fait du mal. Je l’aurais étranglée. Le plus dur, c’était l’énervement» - «Mon frère allait craquer. Il ne dormait plus» - «Nous étions tous les deux dans l’insécurité » - « C’était devenu invivable » - « J’étais trop fatigué, je me levais trop tôt » «Un moment, je n’en pouvais plus. J’avais mal dans le dos. J’en avais plein le dos» - «Je ne pouvais plus. J’ai tenu au maximum pour le garder chez nous» - «J’appréhendais le moment de le déshabiller le soir. Parfois, j’étais prise de tremblement au lit, je croyais que c’était lui qui tremblait. Ce n’est que depuis qu’il est mort que j’ai compris que c‘était moi. Je prenais tellement sur moi mais ça fait très mal moralement » - « Ma mère s’est usée. Leur relation s’est aggravée par la maladie ». On peut se demander si le maintien à domicile à tout prix n’est pas préjudiciable à la qualité du lien : l’accumulation de comportements réactionnels chez l’aidant vient miner la relation et peut générer de la culpabilité après l’entrée en institution. La décision du placement, au nom de l’aidé incompétent, est particulièrement pénible à prendre. Longtemps différée, elle représente toujours une perte d’espoir de garder l’aidé au domicile et souvent le sentiment d’échec dans son rôle de soignant naturel. Elle confronte à l’idée de la mort avec l’impression que l’institution sera le dernier lieu, la dernière demeure pour l’aidé. « Ca été très dur à prendre, la décision de placement. J’arrivais pas. Je me disais «Je peux pas, je peux pas» - «Je comptais le garder le plus longtemps possible» - «Ca m’a fait mal au cœur» - «Çà a été dur de la voir partir». Elle peut être à l’origine de conflits familiaux : les enfants parfois n’admettent pas la maladie de leur parent, accusent l’autre de malveillance, de méchanceté, font des reproches : «Ses enfants me disent qu’il ne devrait pas être là, qu’il est le moins malade des résidants». Malgré le sentiment d’être allé jusqu’au bout, la peur d’abandonner l’aidé et la culpabilité de l’avoir placé taraudent l’aidant surtout si des promesses contraires avaient été faites : «Je suis pas digne de la mettre là. Je ne crois pas qu’on ait le droit de faire ce qu’on fait. Est-ce que j’ai bien fait ? J’ai l’impression de lui interdire son retour chez elle» - «Ce qui est très pénible, c’est quand elle dit des choses et que je ne comprends pas. Je reste marqué par le fait qu’elle ne voulait pas aller en institution. Est-ce qu’elle nous parle de ça ?» - «J’ai peur qu’il m’en veuille, que je m’en sois débarrassée. Il n’a pas mérité ça». De plus, la grande difficulté, voire l’impossibilité de faire comprendre à l’aidé les raisons du placement, laisse l’aidant seul face à sa décision. Certains aidants précisent : «Je n’ai pas culpabilisé», montrant par là même qu’ils avaient 84 RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 89 - JUIN 2007 pensé à cette hypothèse. Pourtant le soulagement de l’esprit, la tranquillité et la liberté retrouvées ont un effet immédiat et bénéfique sur l’aidant, en particulier quand le placement a coïncidé avec un rapprochement géographique facilitant les visites. L’entourage soignant rassure, réconforte, sécurise ; de même l’impression que reflète l’aidé «d’être mieux ici» va contribuer à déculpabiliser l’aidant : «Plus le souci de m’occuper d’elle. Ca me rajoute du bien-être» - «Les soignants savent y faire, c’est bien». Même s’ils se sentent sécurisés, deux aidants nomment combien la délégation des gestes d’aide aux soignants a été douloureuse. Mais très vite, la souffrance de la séparation, l’ennui, l’impression de vide dans la maison pour celui qui vivait avec l’aidé montre que l’autre manque. L’aidant continue à vivre comme auparavant ou se sent désœuvré. Sa santé est altérée : «Ca m’a tué» - «En fait, je n’ai pas récupéré. j’ai perdu petit à petit» - «Après son entrée, je n’arrivais plus à dormir. Je garde une anxiété terrible. Je le vois dans l’institution dès que je me réveille» - «J’ai continué à ne pas dormir» - «J’en ai perdu l’appétit» - «Perte de la complicité de la compagne, du compagnon» - «Perdre sa compagne, cet affreux lit vide, même si on ne faisait plus notre intimité, on était allongé ensemble». Pour certains conjoints en particulier, les soucis administratifs et financiers, la négociation de patrimoine, les économies dilapidées pour payer les frais d’hébergement deviennent le nouveau tracas. Les problèmes de tutelle engendrent l’humiliation de ne plus disposer des biens acquis pendant la vie commune. Ils doivent restreindre leur train de vie et se demandent jusqu’à quand ils vont tenir. Ils sont réticents à aborder la question avec les enfants par pudeur de se montrer dans le besoin et peur de les inquiéter : «C’est une chose qui me ronge. Il n’aurait pas admis que je sois comme ça sans argent» «On a travaillé 39 ans puis l’argent s’en va. Ca travaille le cerveau. C’est bien triste» - «Le plus gros souci, c’est pécuniairement. On peut pas savoir combien elle peut… Tout tourne autour de ça» - «Plus rien pour nos enfants…» «Ca brise non seulement notre vie de couple mais en plus, il faut sacrifier aussi ce qu’on a construit ensemble». La vie dans l’institution Les premiers temps de l’entrée en institution sont souvent marqués par des demandes de l’aidé de rentrer chez lui. Quand le discours et la pensée semblent envahis par cette préoccupation, cela est vécu comme insupportable pour l’aidant qui se sent impuissant, blessé et appréhende les visites : «Quand elle disait tu me ramènes à la maison, moi, je rusais : je vais faire des courses et je reviens» - «Oh ! bien vas-y tout de suite» « C’était impossible de l’amener à se raisonner, alors on choisit le moins douloureux pour les deux. Ne pas aller contre leur idée fixe. Les rassurer ». Parfois, l’aidant ne peut nommer vraiment le caractère définitif du nouveau lieu de vie de l’aidé : «Je lui ai dit qu’il était à l’hôpital» - «Pour quelque temps, le temps d’aller mieux…». ACCOMPAGNER UNE PERSONNE ATTEINTE DE LA MALADIE D’ALZHEIMER : ASPECTS SPÉCIFIQUES DU DEUIL DES AIDANTS NATURELS ET PISTES DE SOUTIEN L’amélioration éventuelle de l’état de l’aidé - plus calme, qui retrouve la marche ou participe aux animations est vécue inégalement par les aidants. Certains ne peuvent le considérer positivement, comme si cela venait contrecarrer le processus de désinvestissement accompli au moment de l’entrée. : «Quand l’infirmière ou celui qui s’occupe d’elle me disent qu’elle est bien aujourd’hui ou qu’elle va mieux, j’ai envie de hurler : comment peut-on aller bien avec une telle maladie ?» - «Moi, je ne vois rien de tout cela, je ne comprends pas sur quoi ils voient cela» - «Je le vis comme une insulte» - «Qui cherche-t-on à tromper ?» - «Le doute s’installe en moi : et si je ne le voyais plus comme il est ?» - «C’est eux qui ont besoin d’en voir, d’en dire : qui rassure qui ? On se le demande !» «Détails qui blessent». Les pronostics médicaux ont pu faire envisager un bref séjour : «Un généraliste m’a dit : «Dans deux mois, c’est fini» et l’amélioration s’introduit alors dans la durée : «Mais encore combien de temps cela va-t-il durer ?». La philosophie de soins, surtout si elle n’a pas été expliquée, peut même être une cause de violence supplémentaire : «Les manifestations musicales à l’animation faisaient souffrir ma mère. Pas la peine de mettre toute cette énergie : mais que voulez-vous qu’il comprenne, qu’il en fasse ?» - «Elle le condamnait davantage, à quoi ça rime tout ça ?» - «Vos fêtes, c’est ni plus ni moins qu’un simulacre de fausse vie». L’aidant peut ne pas s’accorder le droit de souffler, de s’absenter, encore moins de partir en vacances. Il peut sacrifier ses activités au profit des visites à l’aidé en ne s’autorisant pas à ne pas venir. Il reste centré sur l’aidé. «On ne peut demander quelque chose à mon père après 5 heures du soir, heure où il se rend près de ma mère» «Ma mère a toujours l’impression de ne pas être libre de sortir, de prendre des décisions » - « Il a besoin de mes visites. Cela le calme, l’apaise» - «Si je ne venais pas et qu’il mourait ce jour-là, je me le reprocherais toujours». Le séjour dans l’institution fait advenir dans toute son ampleur la problématique du deuil blanc : «Ma mère souffre d’être ni veuve ni avec lui. Elle ne vit pas» - «Je me fais une raison, je n’ai pas de maman» - «C’est être veuf tout en étant marié» - «C’est comme si je n’existe pas à ses yeux, elle ne sait plus qui je suis» - «J’espace mes visites car je ne supporte plus» - «C’est ce qui a été le plus dur» - «J’appréhende quand il ne me reconnaîtra plus du tout». Autre paradoxe, l’aidé est vu comme un enfant à soigner, à materner, en contraste avec son passé d’adulte autonome, maître de sa vie, dur à la tâche et en sentiment : «Sans arrêt, je pense à lui comme si c’était un gosse. Je pense à ce que je dois lui acheter, à l’entretien de ses affaires. Je le craignais, il n’était pas toujours très doux. Un pépin arrive, vous les regrettez quand même » - « Je m’occupe de maman comme de ma fille. Je me vois comme un fils faisant son devoir par rapport à ce qu’elle m’a donné» - «Il est comme un petit enfant» - «C’est comme l’enfant qu’on a jamais eu». En règle générale, l’aidant diminue le rythme de ses visites au fur et à mesure que le temps passe. Les visites sont toujours un enjeu important. Certains visitent par devoir, pour s’éviter la culpabilité, « pour lui plus que pour moi » - « pour le voir » ; d’autres au contraire fixent un rythme dès le début et s’y tiennent ou au contraire ne viennent que s’ils en ont envie : « Les visites ne m’apportent rien. Il ne reste rien de l’homme que j’ai connu. Quand je rentre, je suis mal et si je n’y vais pas, quand l’heure du car est passée, je suis malheureuse » - « Je la visitais tous les deux jours. C’était un devoir mais ça lui faisait plaisir, même si l’indifférence venait vite» - «Pas de relation de devoir où je suis la bonne fille qui va voir sa bonne maman. Parfois, j’étais tentée de ne pas venir car je faisais le choix. Parfois, je n’étais pas prête à avoir une vraie relation. Je ne voulais pas la visiter dans le devoir. J’étais contente de savoir le faire sans être dans la culpabilité. C’est pas intéressant à vivre donc tu n’y vas pas. Quand j’y allais, je lui donnais quelque chose de vrai ». Si l’appréhension domine souvent avant la visite, l’après dépend de la manière dont l’aidé a réagi pendant la visite : paroles, comportements, habillement, gestes, attitudes, mimiques, faciès, tonus sont sources de joie ou de peine : «Quand au cours d’une visite, il ne m’a pas demandé quand est-ce qu’il part, je rentre un peu libérée ; autrement, j’ai l’estomac serré». «Je suis content pourtant de la voir. Ca me fait du bien de la savoir comme ça, même s’il y a peu d’échanges» - «Quand je la vois moins bien, je rentre à la maison, ça me file un coup » - « Ce qui me réjouissait, c’est qu’elle restait avec une sensibilité. Elle restait attentive à des choses, me faisait rire, était drôle» «Pincement au cœur quand je la quitte, c’est dur le départ. Moments importants arrivée/départ, là elle a des réactions d’intérêt» - «Quand c’était la période des cris, je pleurais de la voir comme ça en repartant sur la route. On voit la décadence, épouvantable. J’appréhendais quand je sortais de l’ascenseur : je me demandais comment j’allais la trouver. Maintenant, je suis content». La relation peut s’adoucir : «Du fait que je le vois seulement une heure, c’est plus facile» - «Elle était plus chez moi, elle m’agaçait pas». Le parent qui visite n’est pas toujours le plus apprécié : «Elle parle souvent de mon frère mort mais je suis là moi ! Il est en paix lui, il ne faut plus en parler. J’ai l’impression qu’elle le préfère à moi, qu’il est vu comme un ange. Le plus dur, c’est de l’entendre l’idéaliser» - «c’est lui qui s’est débiné et c’est lui qu’elle attend…» - «elle ne sourit que quand c’est elle qui vient, moi elle ne fait que me crier dessus ou se met à déambuler sans plus me voir…». Le fait d’être reconnu ou non influence la périodicité des visites. L’absence de reconnaissance (au propre et au figuré) est toujours redoutée et cause une grande souffrance alors qu’être reconnu, même si l’aidant n’est pas nommé, est source de plaisir : « Quand elle nous voyait, elle montrait sa joie. RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 89 - JUIN 2007 85 Je craignais de ne plus être reconnue un jour. Ca s’est pas réalisé : c’était quelque chose de bon pour moi» - «Il me reconnaît mais ne sait plus mon prénom » - « Une seule fois, il m’a dit mon prénom. J’étais bouleversée » «Réconfort quand je vais la voir et qu’elle me reconnaît : c’est merveilleux» - «On a senti qu’elle nous oubliait. Parfois on est des étrangers : elle nous demande de partir». Le partage des visites par d’autres membres de la famille est toujours réconfortant. A l’inverse, le manque de soutien accroît la charge, l’isolement et la déception. La perte des liens antérieurs, l’appauvrissement des relations familiales et amicales sont déplorés. Mais un décalage dans les manières d’être auprès de l’aidé par les différents membres de la famille est une difficulté redoutée : «Je redoute les visites de mes sœurs, une surtout qui tient à mon père des propos que je ne peux admettre» - «A chaque fois que ma sœur vient, ma mère est énervée, elle veut toujours qu’elle fasse des choses comme avant, qu’elle la reconnaisse, pauvre femme !». Rapidement, la communication verbale s’amenuise. Que faire du temps des visites ? «On ne peut pas discuter ; moralement, c’est déprimant…» - «C’est comme un fantôme assis, sans pouvoir communiquer. C’est un légume» «C’est long quand on a rien à se dire, j’appréhende». Parfois l’aidant lui-même limite la conversation et s’inquiète sur ce que ressent l’aidé dans son enfermement : «On ne peut pas parler. Je n’ose pas par exemple lui parler de notre désir d’un autre enfant car cela pourrait la confronter à son impossibilité à trouver les mots pour répondre» - «Je n’étais pas à l’aise : l’autre n’est peut-être pas heureux d’être enfermé ?» - «Le plus pénible, c’est quand elle a commencé à crier beaucoup. Impression qu’elle voulait nous dire quelque chose». Certains aidants développent d’autres modes de communication pour rejoindre leur aidé : «On se connaissait bien par la voix. Je lui chantais une berceuse avant de partir, elle souriait» - «J’ai appris en observant les autres malades communiquer entre eux » - « Je la laisse m’apprendre les choses» - «Parfois, elle me regarde longuement puis me caresse les bras. Contact par le toucher, les mains» - «J’observe ce que font les soignants que je juge bénéfiques pour elle, leur manière de parler, de toucher, de se baisser… et je m’en inspire». Faire quelque chose pour l’aidé ou d’autres résidants donne du sens aux visites : «J’entretenais ses affaires, bref l’importance qu’elle ait des belles robes, l’importance jusqu’à la fin de l’apparence» - «J’apporte des gâteaux qu’elle aime… j’ai changé les feuilletés pour des madeleines pour que cela réponde au mieux à ses problèmes de déglutition» - «Quand il sourit et mange avec plaisir, je suis contente d’être venue ; au moins, c’est quelque chose» - «Quand elle ne s’intéresse pas à ma présence, je m’occupe un peu des autres, je leur fais du bien… c’est peu mais cela m’aide à tenir le coup» - «Je sais qu’il reconnaît ma tarte, il l’a toujours dévorée et c’était devenu une histoire de rigolade entre nous depuis notre fréquentation» - «Je la fais manger, l’habille, la coiffe, on est bien comme cela» - «Les soignants le 86 RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 89 - JUIN 2007 savent, ils comptent sur moi, ils m’attendent quand ils n’y arrivent pas» - «il ne mange presque plus rien, j’apporte à son voisin une banane et un pot de crème et je suis contente quand je le vois rayonnant lui au moins…». L’impossibilité de faire quelque chose ou l’arrêt de ce que l’aidant faisait depuis l’entrée majore la souffrance : «Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire ?». «C’est trop dur de ne plus pouvoir l’habiller, le laver comme avant». Certains aidants réguliers dans leurs visites passent davantage de temps dans les lieux communs : «Dilué au milieu des autres…» - «Plus de place pour bouger…» - «Plus facile, c’est plus calme…» - «Faire la conversation avec les autres… » - « Faire quelque chose même pour l’autre…» - «Je suis plus à l’aise à marcher avec elle que d’être assis dans sa chambre». L’aspect physique de l’aidé se modifie et inquiète l’entourage. La vision de l’autre devient prépondérante : «Il a maigri et baisse » - « Insupportable de la voir avec des affaires trop courtes» - «Le visage, c’est elle mais elle est vieille de corps. C’est choquant» - «Le plus dur, il ne sait plus embrasser ; il ouvre la bouche comme pour manger ma joue, comme un bébé» - «Elle a changé physiquement, a maigri. Elle s’affaisse physiquement» - «Vision pénible quand il mangeait mal et se salissait. Souffrance de voir des aliments tomber sur lui. Tu les copies tes parents. Quand tu vois le métier qu’il avait, c’est ça la vieillesse. C’est pas beau de vieillir. Pourvu que tu restes digne jusqu’à la fin de tes jours…». La vision des autres malades rassure : «Moins dégradé» - «Plus beau» - «Encore propre» ou, au contraire, pour la plupart fait anticiper et appréhender l’avenir pour l’aidé : «Pourvu qu’il meurt avant moi…» - «S’il doit devenir comme ça, c’est pire que la mort» - «Je ne sais pas si je pourrai tenir le coup» - «C’est déjà quelqu’un de tellement différent, si en plus, il devient aussi…» - «Quelle farce de vieillir comme ça !». L’aidant lui-même (conjoint surtout) peut sentir ses forces décliner et craindre de mourir avant l’aidé : «Je suis à bout. Je suis consciente que je ne pourrais pas toujours venir ici» - «J’ai peur qu’il m’arrive quelque chose à moi avant lui ; qu’il reste seul» - «Qu’est-ce qui s’occupera d’elle si je meurs avant ?» - «J’ai tout réglé : papiers chez le notaire, etc. mais comment être sûr que ce sera bien comme cela ?». La manière dont l’aidé est intégré parmi les autres résidants compte pour l’aidant : «Je participe peu aux animations car on ne la désire pas» - «Ce qui était difficile, c’est qu’elle était rejetée par les autres résidants» - «Elle est appréciée, maternée par d’autres résidants moins atteints. Mon amour que je ne peux pas lui donner, peut-être que d’autres lui donnent…» - «Elle a l’air bien» - «Elle fait des choses qui semblent lui plaire» - «Elle déambule avec les autres, on les dirait en promenade». La dépendance croissante creuse le fossé entre désir de combler le handicap et l’impuissance à y parvenir : «Elle se recroquevillait, ne pouvait plus se déplisser. Dans les gestes, je n’arrivais pas à être maternelle. Là, je me suis peut-être culpabilisée. Je ne pouvais pas tout combler, ça aussi c’est un deuil» - «A France-Alzheimer, ils disent qu’il faut beaucoup d’affection pour ces personnes. ACCOMPAGNER UNE PERSONNE ATTEINTE DE LA MALADIE D’ALZHEIMER : ASPECTS SPÉCIFIQUES DU DEUIL DES AIDANTS NATURELS ET PISTES DE SOUTIEN Moi je trouve que je fais pas mon devoir. Je suis pas à la hauteur, je voudrais bien lui donner plus d’amour mais… C’est pas facile de l’emmener dans la rue : honte, embarras. Je ne peux pas lui mettre des couches ni même la laver. J’ai pas ça dans le sang…» - «Par rapport à mon frère, je prends plus de distance, il est plus maternel» - «Je n’arrive plus, je sens que cela est inutile, elle est trop dégradée». La rareté des contacts en particulier est déplorée, ainsi que l’absence de réciprocité de ce qui est donné, fait, transmis : «J’étais comme désœuvré» - «Je me retrouve toute seule» - «Il ne me donne rien» - «Je souffre de ne plus recevoir son sourire, ses caresses, ses mots tendres» - «Elle ne supporte plus que je la prenne dans les bras, c’est comme un rejet». Les permissions de sortie elles-mêmes ne sont pas toujours gratifiantes : l’aidé peut manifester du désintérêt pour son ancien domicile, ce qui décourage l’aidant de poursuivre l’expérience : «Quand il est en permission, il dit «retourner en prison…» - «Il parle de la maison quand il parle de l’institution» - «Il ne semble pas s’intéresser à son ancien domicile, il semble même plus perdu». Les soignants sont perçus comme «bien gentils», neutres, insuffisants ou source de difficultés. Leur rôle de médiateur dans la relation devient capital : «Plusieurs filles gentilles, proches qui acceptaient que ma mère les suive. Je me disais : elle est entourée de gens affectueux, ça me réconfortait. Ce que je n’ai pas ressenti dans les nouveaux locaux» - «Besoin dans l’institution d’avoir quelqu’un à qui on peut dire c’est dur pour moi» - «L’équipe soignante n’a pas été du tout une aide, très froide, glaciale. On me faisait sortir. J’ai pas rencontré quelqu’un qui a parlé de façon amicale, intéressée. C’était un cas parmi tant d’autres. Elle criait avec les escarres, j’aurais voulu éviter ça. Poids lourd de l’institution : «ils savent, j’ai rien à dire» - «Vêtements perdus, abîmés, je ne disais rien» - «Pas d’aide du tout du personnel. Je passe pour une braillarde, une emmerdeuse. C’est pas sympa ici à part quelque unes, faut toujours rouspéter…» - «Lui ne peut rien exprimer, si on n’a vu personne, on part désœuvré mais si on voit quelqu’un, ça fait du bien. Ma mère aussi aimerait rencontrer plus de monde. Elle passe par moi si elle a des questions à poser au médecin ou à l’équipe». Au contraire, certains aidants désirent garder l’aidé le plus longtemps possible, même dans l’état actuel. Mais la mort et les conditions de celle-ci sont redoutées : «J’ai peur du moment où elle sera grabataire» - «Quand elle parle de sa mort, des fois, ça me fait mal, ça me fout le bourdon, c’est mon dernier parent J’ai le cœur qui bat, s’emballe. Est-ce qu’elle dit vrai ? Je n’ose pas y croire. Je voudrais la garder le plus longtemps possible…» - «Quand je la vois bien, je la vois vivre longtemps. Quand je la vois mal, je me demande ce qui va arriver. J’ai l’impression que c’est la fin du monde…» - «Je ne pense pas qu’elle puisse s’en aller, je vis au jour le jour» - «Je le vois bien et je ne suis pas prête à le voir mourir actuellement, la solitude me fait peur…» «Je redoute sa mort, comment cela va se passer…». Le présent est comme un temps arrêté, figé, accaparé par la maladie de l’aidé. L’avenir est parfois impossible à entrevoir ou redouté : « J’envisage quand elle ne me reconnaîtra plus, quand elle ne sera plus là physiquement » - « L’avenir, il est pas beau… » - « Je ne vois pas de futur. Le jour où je n’ai plus rien, j’en finis moimême… » - « Je n’ai jamais rien demandé de moi-même. Je n’aime pas me plaindre. J’avais pensé à tout pour ma vieillesse (enterrement…) mais la maison de retraite, non ! » - « Il va bien et un jour ou l’autre, je ne pourrai plus venir, qui s’en occupera ? » - « Je vis au jour le jour, sinon je ne vis pas… ». Pour les aidants qui ont perdu leur aidé, comme le placement, la mort peut être vécue comme soulageant ou non : «Ne plus avoir à assumer tout ça, soulagement. Que ça se termine pour moi : c’était ce qui était le mieux. J’ai l’impression de ne pas avoir vécu complètement le deuil à cause du soulagement» - «J’attendais la fin comme une libération» - «L’arrêt des tâches, ce n’est même pas libérant». ANALYSE En lien avec le travail de deuil L’amertume, le sentiment d’injustice, de victime et de déception par rapport à ce qu’on attendait de la vie avec l’autre sont exprimés : «J’avais calculé mon temps pour être heureux sur nos vieux jours…» - «C’est pas la peine de le voir se dégrader comme ça » - « C’est trop injuste, on venait juste d’être en retraite ». La mort de l’aidé semble préférable : elle permettrait d’échapper à l’aggravation des troubles tellement redoutée. Elle peut être considérée comme un état de fait présent ou anticipé : «On dit parfois : il vaut mieux qu’il soit mort, c’est vrai…» - «Je rêve de l’enterrement, je le vois mort» - «Cela le libérerait» - «C’est comme si elle était morte de toute façon». 18 19 Guidées par nos connaissances sur le concept d’attachement et de séparation décrit par J. BOWLBY18 en 1984 et les travaux de G. KOHLRIESER19 sur les différentes catégories de pertes, nous pouvons constater que les aidants sont totalement concernés, d’autant plus qu’il n’y a pas perte par mort physique mais des pertes progressives, chroniques, d’une durée indéterminée : • perte d’amour, de ce qui nourrissait la relation entre les deux individus (de la compagne, de la complice, du modèle, de la relation duelle, des manifestations d’amour, d’affection, de tendresse…) BOWLBY J. «Attachements et pertes». PUF, Paris - 1984 KOHLRIESER G. «Notes de cours». ESEI Lausanne, 1988 RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 89 - JUIN 2007 87 • perte d’aspects de soi-même en réponse à la perte d’aspects de l’aidé (fatigue, perte de confiance en soi, incapacité à faire face devant les problèmes de dépendance, dégradation de l’image corporelle, perte de l’adaptabilité…) • perte d’objets extérieurs (argent, situation, souvenirs…) d’autant plus difficile que leur valeur symbolique est grande (changement radical de mode de vie, renoncement nécessaire, obligation alimentaire, souvenirs communs devenus caduques…). • perte liée au développement avec toute la difficulté d’accepter ce «veuvage forcé», ce «changement de rôle anachronique», «cette dépendance interminable». La non-acceptation de cette perte-là rend quasi impossible la création de nouveaux liens avec le monde extérieur (rupture sociale, «tout» pour l’aidé, pas de ressourcements extérieurs permis…). • perte d’un but, d’un idéal, d’une illusion, avec rupture de sens, perte des projets communs, de l’idéal de vie commune, avec vie au jour le jour, sans projet, sans autre but que l’attente vide de sens, sans espoir, sans illusion, sans pouvoir réaliser les projets remis au temps de la retraite «à deux». La souffrance est là, avec perte partielle ou totale de l’objet sur lequel l’aidant avait investi des sentiments, voire une partie de lui-même : plus la même personne, plus la même personnalité, plus le même physique, «cette vieille femme» - «cette folle» - «mon double» «ma lumière». Comme le dit P. BECK20 «la douleur inévitable ne peut se métaboliser que dans l’expression de cette souffrance et refouler un sentiment insupportable ne le fait pas disparaître». Pourtant, nombre de ces aidants font face seuls et peu d’entre eux (2 sur 27) en avaient déjà parlé de cette manière-là avant nos entretiens. Outre la personnalité et l’histoire de vie familiale antérieure, les stratégies d’adaptation adoptées par l’aidant sont en lien direct avec l’information et le soutien reçus, l’intensité émotionnelle que suscite en lui l’évolution de la relation avec l’aidé. Face à toutes les pertes « subies et à subir », les aidants décrivent de nombreux symptômes que nous avons rapprochés de ceux présentés par M.F. BACQUE21 concernant les manifestations de deuil normal (annexe 1) du fait de leurs similitudes. Au travers du discours de ces 27 aidants, on peut identifier des paramètres permettant de conserver le lien et de maintenir la relation ou à l’inverse, rendant difficile la conservation de liens et favorisant la rupture de la relation (annexe 2). En fait, la maladie anéantit peu à peu la relation aidéaidant. Le lien se distend de plus en plus, à l’insu de l’aidé, d’une manière irréversible. 20 Ce n’est plus l’aidé qui collabore activement au sens et à la continuité du lien (pas d’interaction) ; c’est l’aidant qui doit s’ajuster sans cesse, seul pour trouver un nouveau sens dans ce que l’autre devient passivement pour, comme le dit le Professeur CORNILLOT22 «prendre le deuil de la relation, c’est-à-dire donner sans plus recevoir». C’est donc un réel défi pour l’aidant, d’autant plus quand l’objet d’amour devant lui n’a pas encore changé physiquement : la perte essentielle est celle qu’entraîne l’absence de reconnaissance intimement liée aux comportements dysfonctionnels et aux déficits cognitifs. Il semble exister aussi une blessure narcissique de l’aidant, née à la fois d’une perte de rôle et/ou d’un glissement de rôle, et d’un sentiment d’abandon (ne plus être objet d’amour de la part de l’aidé) ; cette blessure laisse l’aidant isolé, impuissant à combler son besoin d’appartenance et d’identification, et rend difficile l’adaptation nécessaire à la transformation de la relation. Plusieurs choses se télescopent : • rupture de la relation avec l’être initialement aimé : celui d’avant la maladie, la perte de la relation ; • manque de désir pour créer un nouvel attachement avec ce qu’il est devenu depuis la maladie, la perte de la relation duelle, la dégradation physique et mentale. L’aidant semble confronter au défi d’accompagner quelqu’un d’étranger et de familier à la fois, avec le souvenir de la réciprocité de l’amour partagé (familier) et aujourd’hui l’absence de réciprocité (étranger). Le deuil blanc porte sur une large partie de la relation antérieure, mais c’est aussi un deuil incomplet ; la relation passée se perd mais l’aidé est toujours là, changeant, vivant, à découvrir. Il reste quelque chose de l’avant et ce passé n’est pas que handicap. Il peut même donner assez de sens à ce qui demeure aujourd’hui et créer, à partir de nouveaux éléments relationnels, un sens nouveau. Il n’y a plus, au premier plan, la suite logique ou anticipée de la relation « d’avant » ; il y a une transmutation de celle-ci : le Paraître et l’Avoir s’estompent… L’aidé garde une place prépondérante à partir du moment où la relation demeure centrée sur l’Être. L’aidant se nourrit de l’ancienne relation, tout en acceptant que celle d’aujourd’hui soit différente, pas toujours maîtrisée ou « interprétable» mais vécue dans l’instant. Le travail de pré-deuil serait ici, pour l’aidant, d’arriver à combiner l’acceptation de la perte finale à venir, en désinvestissant progressivement l’aidé d’avant et/ou en créant un nouvel attachement centré sur l’Être qu’il accompagne. BECK P. «Les situations de soins». Revue suisse des Infirmières, n) 4 - 1978 BACQUE M.F. «Le deuil à vivre». Ed Jacob - 1992 22 CORNILLOT P. Notes de cours - D.U. Deuil, Bobigny - oct. 1996 21 88 RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 89 - JUIN 2007 ACCOMPAGNER UNE PERSONNE ATTEINTE DE LA MALADIE D’ALZHEIMER : ASPECTS SPÉCIFIQUES DU DEUIL DES AIDANTS NATURELS ET PISTES DE SOUTIEN Le deuil anticipé serait ici, pour l’aidant, un désinvestissement de l’objet d’amour par refus ou incapacité de (re) créer un attachement autre avec ce que l’aidé est ou va devenir. Il n’y a pas de bonne manière pour l’aidant de vivre les pertes liées à la DTA. Le pré-deuil avec désinvestissement progressif semble être le plus fréquent, probablement parce qu’il est le plus naturel. Souvent, ces aidants espacent leurs visites, diminuent la durée et les échanges avec l’aidé au fil du temps et de la dégradation physique et mentale, sans les interrompre jamais23. L’aidant est de plus en plus désemparé face à l’aidé et la médiation du soignant en tant que troisième personne est capitale. Le désinvestissement de l’aidant peut être considéré ici en temps que préparation à la mort prochaine et amortisseur de la perte finale. C’est le rôle du soignant de prendre petit à petit le relais de la famille. La souffrance est souvent importante et reconnue. Le travail de deuil après la mort est compliqué par les désirs précoces de mort et les sentiments de soulagement lorsqu’elle intervient. Il peut être différé par une difficulté à ressentir le chagrin et à pleurer. Le travail de remémoration et d’identification est difficile et altéré par la dégradation de la personnalité pendant les dernières années. (Le parent n’est plus un modèle…) La fin du deuil, «l’héritage» émerge difficilement. Le deuil anticipé est l’issue pour une minorité d’aidants. L’analyse de nos entretiens montre que c’est très tôt (dès l’annonce du diagnostic) qu’intervient la rupture chez les aidants en deuil anticipé. Si les causes en sont endogènes (histoire familiale, personnalités en présence, et surtout limites psychiques de l’aidant), cette prise de distance précoce avec rupture du lien affectif est peut-être une meilleure solution pour l’aidant pour continuer sa propre trajectoire de vie, sans trop d’entraves. La souffrance est pourtant exarcébée bien que déniée souvent. Elle se manifeste dans la violence verbale du discours sur l’aidé (colère, haine, dégoût, rejet, chosification, mépris, bannissement, mort psychologique…) et la gestuelle démonstrative. Nous n’avons pas rencontré d’indifférence globale, le deuil anticipé est même un deuil passionnel. 23 L’hostilité n’aide pas le travail de deuil après la mort et bien que nous ne l’ayons pas contrôlé on peut craindre un deuil pathologique car les conditions en semblent réunies. Dans certaines histoires familiales, une rupture moins passionnelle, élaborée et intégrée, permet peut-être un déroulement normal du deuil, tout dépend de l’état intérieur (harmonieux ou non) de l’aidant face à cette rupture. Si les causes sont exogènes, en particulier iatrogènes au système de santé, elles méritent d’être identifiées soigneusement par les soignants. Le nouvel investissement concerne un petit nombre d’aidants qui peuvent investir à nouveau une autre forme de relation, apprenant de l’aidé, des soignants et d’autres aidants s’appropriant ainsi de nouvelles compétences. Ils y trouvent alors des gratifications et développent un potentiel de croissance personnelle né d’un nouveau sens donné à la relation. Ils n’ont pas un projet sur l’autre mais se laissent guider par lui au jour le jour. Ces aidants semblent être au contact de leur souffrance qui est vive mais ils peuvent la sublimer dans un don d’euxmêmes à la recherche de la joie - même éphémère - chez l’autre, où ils trouvent eux-mêmes du plaisir. Peut-être que la structure psychique de ces aidants et les conditions préalables de la relation antérieure à la maladie, permettent cette transmutation vers «l’amour E» (de l’Être) dont parle MASLOW A., malgré les dévastations psychiques et cognitives de la maladie. Leurs facultés d’adaptation, de créativité, de résistance à la frustration sont fort sollicitées et méritent un accompagnement attentif. Le travail de deuil est douloureux mais peut se dérouler normalement avec intégration d’une présence intérieure satisfaisante. Ces aidants, par leur savoir-faire sont nos maîtres et participent à une meilleure connaissance sur la prise en charge de la DTA. En lien avec le contrôle du stress et les stratégies de coping La DTA génère de nombreux stress où l’aidant à maintes occasions de se sentir débordé : - aggravation des comportements dysfonctionnels sollicitant toujours plus ses capacités d’intervention, - pertes progressives, causes de colère, de chagrin et de tristesse, amoindrissant son énergie. D’autre part, l’étrangeté des troubles laisse l’aidant particulièrement démuni quant à ses capacités à comprendre, supporter et canaliser les comportements dysfonctionnels. «La déchéance d’un des parents peut être pour le proche une vision difficilement supportable. La mise à distance du vieillard demeure la solution pour sauvegarder une image narcissiquement acceptable de lui, et pour maintenir les identifications anciennes». - «Tableaux cliniques de crises familiales» - Dr J. François TESSIER - CLEIRPA, p. 41 RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 89 - JUIN 2007 89 Schématiquement, on peut représenter la problématique de deuil spécifique aux aidants DTA (dessin ci-après) : attachement liens rupture malade ETAT DE CRISE FAMILIALE + DEUIL BLANC ) annonce diagnostic ) maintien à domicile ) entrée en institution ) séjour en institution CHAOS ÉMOTIONNEL («séparation trop dure à vivre», «mort à petit feu», «plus rien») sentiment d’avoir en face de soi une personne familière/étrangère à investir autrement DÉSINVESTISSEMENT PROGRESSIF de l’aidé «d’avant» avec séparation du Paraître (ce qui est montré) et de l’Être (essence de l’amour) PRÉ-DEUIL DÉTACHEMENT PROGRESSIF fardeau passé en partie à d’autres CROISSANCE PARTIELLE 90 sentiment de trahison, d’abandon par l’être aimé : objet d’amour «ancien» perdu totalement ou partiellement (absence d’attachement à) DÉSINVESTISSEMENT BRUTAL DEUIL ANTICIPÉ NOUVEL INVESTISSEMENT création possible d’un nouvel attachement à ce que l’aidé est aujourd’hui CROISSANCE RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 89 - JUIN 2007 DÉTACHEMENT ACCOMPAGNER UNE PERSONNE ATTEINTE DE LA MALADIE D’ALZHEIMER : ASPECTS SPÉCIFIQUES DU DEUIL DES AIDANTS NATURELS ET PISTES DE SOUTIEN Le caractère d’incurabilité et d’étiologie inconnue de la DTA fait que l’aidant adopte un lieu de contrôle externe où il se sent peu influant sur le devenir de l’aidé et par là même sur le sien. Pour moduler l’émotion, les aidants ont globalement recours à des stratégies d’ajustement au stress24 : - évitement : activités de substitution, fuite…, - vigilance : focalise l’attention sur le problème pour mieux le prévenir ou le contrôler notamment par la recherche d’informations, - déni pour altérer la signification subjective de l’événement : prise de distance, exagération des aspects positifs d’une situation, humour, sous-estimation des aspects négatifs, réévaluation positive, - affrontement du problème pour le résoudre : confrontation, élaboration et mise en œuvre de plans d’actions qui permettent au sujet de se donner les moyens de transformer la situation qu’il est en train de vivre, - suradaptation. Comme le dit TESSIER J.F.25 «la trame affective qui s’est tissée au travers des jeux relationnels antérieurs détermine les réactions des membres du groupe face aux difficultés de l’un des leurs». Pour les trois aidants extrêmes retenus, du fait pour l’un de son potentiel de croissance et, pour les deux autres, du processus de deuil anticipé, on remarque combien les stratégies d’adaptation (recherche de solutions pour garder du sens à cette relation ou rejet, abandon, mise à distance) sont d’emblée mises en jeu à l’annonce du diagnostic. L’adaptation est bien en lien avec la qualité de la relation antérieure et avec ce que l’aidant tirait ou espérait tirer de sa relation à l’aidé. En lien avec la iatrogénéïté du système socio-sanitaire Trois grandes sources de iatrogénie peuvent s’identifier au travers du discours des aidants. Certains aidants ont pu nommer la violence avec laquelle ils recevaient les propos des soignants quant au mieux-être ou petits progrès de l’aidé, mettant en lumière le décalage des systèmes de valeurs des deux parties avec, d’un côté un aidant qui élabore progressivement un désinvestissement (travail de pré-deuil évitant la rupture, le deuil anticipé) et, d’un autre côté, des soignants voulant maintenir le lien dans une réalité de fait non repérée ou non entendable par l’aidant. La logique de recherche de sens des soignants – notamment qui leur permet de continuer à investir l’aidé au quotidien - vient se télescoper avec la logique de désinvestissement des aidants. La levée émotion- nelle suscitée ainsi chez l’aidant et sa non reconnaissance par les soignants - par absence de décodage ou de prise en compte - engendrent une violence insidieuse, source de conflits soignants-aidants. Le maintien à domicile à tout prix - jusqu’à l’épuisement, la rupture - où n’existe aucun répit, aucune intellectualisation possible des symptômes ni évacuation émotionnelle, nous apparaît préjudiciable à la conservation du lien. Cela favorise le glissement de rôle, l’accumulation de comportements réactionnels plus ou moins violents chez l’aidant, générateurs potentiels de culpabilité et d’auto reproches par la suite. L’information donnée trop tôt, trop vite, sans tenir compte de l’état d’élaboration de l’aidant, semble encore plus nuisible que le manque d’informations ; «la cassure» ressentie, entre ce qui est dit par le professionnel et ce qui est vécu avec l’aidé à ce moment de la maladie, rend impossible l’anticipation et semble induire des attitudes réactionnelles de déni, d’évitement, de fuite, d’irréalité temporelle, de source de souffrance et de risque élevé de deuil anticipé. En lien avec le soutien social On remarque que la DTA, en raison des troubles du comportement, déstabilise et désorganise les relations sociales en les restreignant jusqu’à les supprimer. Très peu d’idées-forces émises lors des entretiens sont connotées positivement et montrent bien le drame que vivent les aidants. Comme nous le dit COSNIER26, l’importance des relations familiales et sociales s’explique par un besoin de « consommation relationnelle ». Cette « pulsion affiliative » est mise à mal par la DTA, et particulièrement après l’entrée en institution. L’aidant s’isole dans une solitude affective et relationnelle et n’ose parfois plus communiquer avec l’extérieur. L’absence de feed-back agit lors des visites dans l’institution ; des aidants nous ont dit combien les tête à tête avec leur aidé, seul à seul dans la chambre, étaient lourds à vivre, alors qu’une relation intime n’est plus possible. Par ailleurs, nous avons observé que des aidants ont tendance à se tenir hors de la chambre, dans des lieux communs où se tiennent d’autres résidants et d’autres familles. Certains même peuvent laisser un temps leur aidé dans sa chambre et visiter d’autres résidants là où ils se trouvent. Il s’agit là d’une stratégie d’adaptation posée sur les bienfaits de telles pratiques, et non pas d’un désintérêt pour l’aidé27. 24 Catégorisation des idées forces mises en lien ayant fait l’objet d’une annexe exhaustive non publiée. TESSIER J.F. «Tableaux cliniques de crises familiales». CLEIRPA, p. 41-49 26 COSNIER J. «Psychologie des émotions et des sentiments». Retz, 1994 27 COSNIER, GROSJEAN, LACOSTE «Territoires et scénarios de rencontre dans une unité de soins» Soins et communication, Lyon, PUL (1993) 25 RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 89 - JUIN 2007 91 Ces échanges élargis, ces conversations et partages d’un vécu similaire avec d’autres familles offrent une possibilité «d’empathie d’affects : partie affective du support social, extrêmement efficace par ses effets anti-stress»28. En se tenant hors de la chambre, les aidants peuvent donc se sentir moins seuls. Ce qui les frappe en frappe d’autres ; en parler est possible. Se rattacher à un groupe par similitude d’épreuves est consciemment ou inconsciemment une ressource. Les visites ne sont pas que cette confrontation avec un proche plus ou moins mutique. PISTES DE SOUTIEN INFIRMIER Tel qu’entrevu, lors de la DTA, l’aidant doit faire face à une double contrainte dans la relation avec l’aidé : opérer un deuil portant sur ce qui est déjà perdu et maintenir un attachement portant sur ce qui reste ou apparaît. Pour cela, l’aidant utilise un certain nombre de stratégies adaptatives29 pour faire face aux changements rapides et radicaux de son mode de vie et au comportement perturbé de l’aidé. On comprend que de nombreux aidants se réfugient dans la passivité, le désespoir, la fuite, la colère, le deuil anticipé. Ces stratégies, qu’elles soient hautes ou basses, vont retentir sur la relation aidant-aidé dans un sens favorable (maintien) ou défavorable (rupture). Les différents acteurs du système de santé gérontologique et les infirmières en particulier peuvent être des médiateurs en proposant d’écouter les émotions liées au deuil et de faciliter la recherche de sens permettant, ainsi de renforcer les stratégies adaptatives. Ce travail de soutien vise à aider à vivre le moins mal possible et à sauvegarder l’écologie de la relation pour les trois acteurs concernés : l’aidé - l’aidant - les soignants. Afin d’aider à l’appropriation des pistes de soutien, ce chapitre met en lien les idées force exprimées par ces aidants et les éléments conceptuels éclairant la modélisation soignante, tant dans la pratique que dans la nature de la formation sous-jacente ou encore dans la formalisation du projet de soin du lieu d’exercice. L’aidé La première prévention du deuil anticipé, c’est certainement cette humanisation constante des soins prodigués aux personnes démentes rendant plus acceptables les relations aidé-aidant lors des visites. Nos entretiens ont montré en particulier combien tout ce qui touche à la vision de l’autre (présentation vestimentaire, position du corps, coiffure, propreté) est 28 29 92 déterminant sur le ressenti de l’aidant. De même, tout le travail de décryptage des comportements dysfonctionnels - si pénibles pour les familles, les mesures de prévention et de prise en charge - y compris d’animation, ont un effet favorable sur la poursuite des visites et le maintien des liens familiaux. Les soignants Encore plus que dans d’autres services, la cohésion des soins est capitale en gériatrie : • la personne démente ne peut relativiser les différences de comportements, de pratiques de soins, de manière d’être soignante, • les familles elles-mêmes, bien que souvent indulgentes, observent les soignants et sont affectés des défaillances qu’elles constatent. Pour continuer à visiter l’aidé sans trop de culpabilité, elles doivent être rassurées sur la prise en charge soignante au quotidien, trouver rapidement leur place dans l’institution, ne pas se sentir inutiles, de trop, incompétentes, réduites à ruminer leurs griefs ou à entrer régulièrement dans des conflits de cohabitation néfastes au lien. Si les familles sont bien accueillies en général (lors des visites des locaux, des entretiens avec les soignants et médecins, des sollicitations pour les fêtes et les animations), elles sont encore peu intégrées aux soins. La formation continue du personnel (après renforcement des connaissances autour de la démence et de la fin de vie) pourrait proposer cette approche d’intégration des familles, de repérage des stratégies d’adaptation facilitant les interventions d’accompagnement du prédeuil, et de prévention du deuil anticipé. Le désir de travailler avec les familles, la recherche de sens et de compréhension des attitudes observées chez les aidants, en équipe, sont des pistes de choix pour faciliter ensuite la collaboration aidants-soignants permettant d’éviter la iatrogénéïté identifiée dans nos entretiens, en particulier concernant le désinvestissement progressif des aidants, qui est à respecter. Ainsi, nos fonctions d’Infirmières Conseil nous permettent de jouer ici un rôle primordial pour soutenir au quotidien les équipes référentes (supervision individuelle ou d’équipe, animation de groupes de réflexion, aide à l’analyse, renforcement du jugement clinique, interventions directes auprès des familles ou indirectes par la formation-action,…) et les aider à intégrer et pratiquer davantage le partenariat avec les aidants naturels. Il est capital de ne pas porter de jugement moral sur ceux qui refusent ou ne peuvent assumer leur rôle d’aidants, de ne pas les critiquer en présence de l’aidé même si celui-ci le déplore. Le non COSNIER. Déjà cité L’habileté d’une famille à utiliser des mécanismes d’adaptation dépend en partie des attitudes et des interactions déjà présentes, de facteurs socio-économiques et de l’étape à laquelle est rendu son cycle de vie (Griffin, 1980) RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 89 - JUIN 2007 ACCOMPAGNER UNE PERSONNE ATTEINTE DE LA MALADIE D’ALZHEIMER : ASPECTS SPÉCIFIQUES DU DEUIL DES AIDANTS NATURELS ET PISTES DE SOUTIEN jugement, l’ouverture à l’inattendu/l’imprévu, à l’évolution relationnelle (même de dernière minute) et des soins attentifs à l’aidé compensant le déficit affectif familial seront les bases de la démarche de soin infirmière. L’aidant L’analyse de nos entretiens nous a permis de repérer quelles étaient les stratégies d’adaptation utilisées par les aidants pour faire face aux difficultés à surmonter. Pour renforcer ces stratégies adaptatives, les pistes de soutien proposées s’appuient sur le modèle théorique : du soutien social, composé du soutien informatif, émotionnel, organisationnel et d’estime. Ces quatre axes de soutien étant interdépendants, le contenu détaillé ciaprès s’articule de manière beaucoup moins schématique dans la pratique. Soutien informatif La recherche sur le coping montre que le soutien informatif et les données sur un événement inconnu (donc stressant) augmente les capacités d’adaptation de l’individu. Dans la DTA, «l’information ne peut être instantanée, ni totale, ni universelle»30. Il s’agit donc de : - Accompagner d’information tous les moments chronologiques, et pas seulement la révélation du diagnostic. - Informer progressivement, en tenant compte du stade de la maladie et en réponse aux questions des personnes en présence, sans les devancer. Il faut garder présent à l’esprit que cette information doit faciliter la recherche de stratégies d’adaptation et non la contrecarrer. L’information médicale en particulier peut être anxiogène et nécessite une reprise pour vérifier l’intégration des aidants. Nos entretiens ont montré comment une information trop hâtive, avec détails dramatiques et aveu d’impuissance médicale, peut paralyser l’énergie de l’aidant qui ne peut ni entendre ni intégrer un tel tableau d’épreuves à venir. L’imaginaire de l’aidant est encombré d’images nuisibles qui le démobilisent du présent. Leur caractère systématique et prématuré ne respecte pas le rythme et la personnalité de l’aidant, rejaillissant sur l’aidé qui ressent à ce stade beaucoup de choses. Cet excès d’informations ne sert en rien le processus d’adaptation du malade et de sa famille. Les prédictions ne se réaliseront pas forcément : beaucoup de déments meurent d’autres causes (cardio-vasculaires, infectieuses…) bien avant de se grabatiser. - Privilégier l’information sur les possibilités d’intervention et les démarches pour obtenir de l’aide. Les associations spécialisées peuvent être précieuses mais là encore, il ne faut pas mettre la barre trop haut. Des suggestions d’attitudes - être gentil, donner beaucoup d’affection… - peuvent être des objectifs impossibles à atteindre par l’aidant qui culpabilise et se décourage. Dans la première phase de la maladie, l’aidant doit apprendre à la fois à «entrer dans l’univers du malade, s’extraire du monde du malade», c’est-à-dire prendre aussi soin de lui, se distraire, prendre du recul. - Offrir à l’aidant des conseils en matière de santé (sommeil, alimentation, …) puis l’aider à bâtir un programme de ressourcement, à définir ses propres limites avec l’aidé. - Utiliser la fonction éducative de l’information. L’infirmière peut enseigner à la famille à améliorer la communication, à investir d’autres modes de communication (non verbale, toucher,…), à rendre les échanges profitables en servant de modèle par ses interactions avec l’aidé. Le fait de disposer de modèles (ce peut être aussi d’autres familles) augmente les capacités d’adaptation devant la maladie et atténue le sentiment d’impuissance. - Favoriser l’intégration au moment du placement. La recherche d’un lieu d’accueil, les démarches à accomplir, les visites d’établissement sont un temps-clé pour l’information. Le besoin de savoir « comment ça se passe» est tel que certains cliniciens proposent même que la famille soit invitée à vivre dans l’établissement durant les premiers jours suivant l’entrée. Soutien émotionnel Nos entretiens témoignent de l’intense décharge émotionnelle à tous les moments de la maladie. Sont surtout présents la peur, le chagrin, la colère c’est-à-dire des émotions connotées négativement. Le fardeau éprouvé par la famille peut être lié en particulier au sentiment de culpabilité à entendre dans toute sa complexité31 même s’il change de dynamique et persiste chez les aidants naturels après l’admission32. - Susciter et valider l’expression des émotions dans un climat d’écoute active, d’empathie, peut soulager le «fardeau» des familles. Que ce soit en individuel ou en groupe : • laisser s’exprimer librement, sans jugement, • offrir du réconfort et/ou permettre de se l’offrir mutuellement (groupe, réunion…), • donner l’occasion à l’aidant de verbaliser ce qu’il ressent et de l’expliquer aux autres pour encourager les interactions et les forces positives du système familial • permettre à l’aidant de pleurer. 30 MOREAUX-ALLIOT C. «Informer-Former-Accompagner les familles» Conférence France-Alzheimer, 1995 Ce sentiment de culpabilité provient parfois d’un désir conscient ou inconscient d’être soulagé de la charge des soins et de la pression sociale qui veut que la famille s’occupe de ses malades (Ducros et Lévesque, 1983). 32 George (1984) rapporte que, à la fin de l’année qui a suivi l’admission de personnes atteintes de DTA., leurs soignants étaient en moins bonne santé physique et utilisaient plus de psychotropes. (Lévesque) 31 RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 89 - JUIN 2007 93 - Encourager l’aidant à renforcer et à utiliser de manière optimale son réseau de soutien (familial, social, professionnel, associatif…). - Faire savoir que nous, soignants, ne prenons pas pour offense les propos désagréables ni pour agression les gestes intempestifs de l’aidé. L’aidant est parfois témoin de certains comportements ou paroles envers les soignants, les autres résidants… qui peuvent le mettre dans l’embarras. La honte est exprimée difficilement et peut entraîner une raréfaction des visites par évitement tout à fait compréhensible. Les groupes de soutien des familles, associatifs ou institutionnels, sont un lieu privilégié pour partager les émotions et les expériences, bénéficier de support affectif lors des moments décisifs de la maladie ainsi qu’après le décès. Ils sont encore peu répandus mais ils devraient être développés pour leur valeur de protection des relations aidé-aidant. Soutien d’estime Une bonne estime de soi, en sa capacité à faire face, à résoudre les problèmes, favorise une haute adaptation. Très tôt, «l’inversion de la dépendance»33 entraîne un remaniement des rôles qui n’est jamais simple même s’il peut avoir des effets positifs. En effet, ce remaniement reste partiel et crée un état paradoxal34. Les rôles se compliquent encore après l’admission. L’enfant, le conjoint perd une part de ce nouveau rôle et par voie de conséquence, les bénéfices éventuels qu’il retirait à s’occuper de l’autre35 : sentiment d’être utile, devoir accompli… - Compenser cette nouvelle perte de rôle par le renforcement positif des désirs de participation des familles et de leur compétence à être partenaire de soins, ainsi qu’en valorisant leur contribution pour l’équipe. Légitimer la connaissance que les aidants ont de leur aidé. - Reconnaître la famille comme intervenant significatif et contrebalancer ainsi le manque de reconnaissance de la part de l’aidé. - Accueillir comme valeur les visites dans l’institution, les demandes d’entrevues avec les soignants, la présence de jeunes enfants et d’animaux, les sorties même brèves… tout ce qui concourt à ajouter de la vie et à maintenir le contact36. - Encourager les interactions, même très simples (apport de nourriture…), faire le récit du quotidien et témoigner à son tour que l’aidant est médiateur 33 indispensable entre aidé et soignants dans une solidarité pour la sauvegarde de la relation. - Faire également connaître à l’aidant les attentes du personnel à son égard. Soutien organisationnel L’organisation institutionnelle n’est pas encore suffisamment axée sur l’intégration participative des familles. Les soignants gardent la prérogative du faire. Pourtant, «la famille qui a recours à la passivité ressent un fardeau plus élevé que celle qui utilise la résolution de problème, le recadrage, le soutien spirituel et familial 37. - Guider la famille dans son nouveau rôle au sein de l’institution. - Faire participer l’aidant au recueil de données, à l’élaboration et à l’application du plan de soins. Sa collaboration à l’évaluation lui permet de constater les bienfaits et les résultats de son travail, ce qui est gratifiant pour lui comme pour les soignants. - Offrir un minimum d’échanges pour que l’aidant puisse adhérer et participer, se sente un maillon de la chaîne de soin et ainsi gratifié, ait une forte propension à poursuivre la relation avec l’aidé. Nous avons constaté combien la philosophie des soins, lors de l’entrée en institution, peut être cause de blessure chez l’aidant, par incompréhension réciproque, objectifs contradictoires et conflits larvés. - Réfléchir à l’attribution des différentes tâches entre personnel et aidant puis répartir les tâches si l’aidant souhaite participer aux soins. - Faciliter, au sein de l’institution, les échanges sociaux non seulement entre résidants mais aussi entre familles. Nous avons vu l’importance d’aménager les espaces communs de l’institution pour multiplier les territoires de rencontres entre aidants. Outre le partage affectif, ces interactions procurent de l’information. Voir où en sont les autres, comparer, se rassurer, évaluer l’avancement de la maladie, dans un besoin d’apprendre tout à fait légitime, permet peut-être d’apprivoiser l’avenir. Lors des visites, les aidants font souvent un discret état des lieux et disent leur souci de voir tel voisin s’affaiblir. Leur manière aussi de s’associer aux deuils des autres résidants (même de loin) peut encore être une occasion d’apprivoiser la mort future de leur aidé (cheminement de pré-deuil). - Favoriser cette fonction bienfaisante de communauté d’expériences des aidants, compensant l’effet stigmatisant de la maladie. «Les dimensions essentielles des remaniements relationnels» - Brigitte CAMDESSUS. Cahiers du CLEIRPA. «Tout est renversé, maintenant, elle est ma petite fille. Je ne PEUX pas être sa mère» - Annie ERNAUX - «Je ne suis pas sortie de ma nuit» Gallimard 35 «La Mère-institution» dépouille ou délivre l’enfant du rôle de parent de son propre parent» (Catherine ROOS «Les relations d’aide aujourd’hui»). Cahiers du CLEIRPA. 36 Malgré le manque de recherche dans ce domaine, il semble que les résidents qui reçoivent plus de visites se comportent mieux (LEVESQUE). Déjà cité 37 PRATT et AL. 1985 , cité par LEVESQUE 34 94 RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 89 - JUIN 2007 ACCOMPAGNER UNE PERSONNE ATTEINTE DE LA MALADIE D’ALZHEIMER : ASPECTS SPÉCIFIQUES DU DEUIL DES AIDANTS NATURELS ET PISTES DE SOUTIEN Pour conclure, afin d’aider à organiser ce soutien, ces différentes pistes de soutien aux aidants peuvent s’appuyer sur une graduation des interventions ciblées plus particulièrement lors des six moments-clés identifiés au décours de la DTA. (Tableau 1). Pour mettre en œuvre les actions proposées ci-dessus, trois possibilités peuvent s’envisager : • l’entretien individuel, formel, avec rendez-vous sur un thème précis, informel au cours des rencontres, consultations, visites…, • les réunions de familles, au caractère informatif et institutionnel, animées souvent en équipe interdisciplinaire, • le groupe de soutien sur le modèle de ceux qui existent déjà pour les endeuillés, avec un contrat de fonctionnement, formalisé, avec des objectifs de soutien précis. Au-delà des axes de soins éducatifs et de soutien infirmier développés dans ce mémoire et des perspectives de recherche à entreprendre, ce travail souligne l’importance des liens dans l’aide à vivre intergénérationnel, au sens démontré par l’un de nos maîtres en matière de soins gériatriques Renée SEBAG-LANOË38 qui précise que «dans le contexte intergénérationnel, nos parents nous ont donné, nous avons reçu, nous devons rendre…» s’inspirant de GODBUT & CAILLET pour qui « L’homme moderne serait un pseudo-émancipé du devoir de réciprocité : croulant sous le poids de l’accumulation de ce qu’il reçoit sans rendre, il serait devenu un grand infirme, un être vulnérable, fuyant le cycle donnerrecevoir-rendre»39, 40. Quelle que soit la stratégie d’adaptation utilisée par l’aidant, elle est à respecter pour sa fonction d’aide à vivre sur le moment les difficultés rencontrées. L’accompagner, c’est mieux comprendre pour mieux soutenir, s’il en a le désir, les différentes étapes de son processus de deuil spécifique à la DTA ; c’est l’amener à vivre au mieux cette période de transition, qu’il fasse le choix du maintien ou de la rupture du lien avec son aidé. Au quotidien, par notre fonction de soignantes, nous donnons mais nous recevons aussi un plus à vivre auprès des personnes démentes et de leur famille. Ce mémoire est une manière de rendre à notre tour, de participer et de faire participer à cet écosystème des générations, espace pour vivre le présent et le futur, à la lumière du passé. Limites et perspectives L’exploitation des données est loin d’être exhaustive ; elle ouvre de nombreuses possibilités complémentaires. En effet, il pourrait être bénéfique d’enquêter auprès des aidants aux différents moments-clés pour recueillir et cerner en temps réel leurs difficultés. D’autre part, nous avions fait le choix d’exploiter juste ce qui nous a été confié spontanément ; certaines idées-forces mériteraient de faire l’objet d’une recherche plus systématique, pour cibler davantage les pistes de soutien, par exemple pour repérer s’il existe des aspects spécifiques au deuil des filles, des fils, des conjoints et ainsi repérer des actions de prévention ciblées. Enfin, s’il est possible d’intervenir directement dès lors que l’aidant se met en contact avec le système de santé, il reste des actions de prévention à mener en amont ; le soutien informatif préconisé (avant l’annonce du diagnostic) devrait pouvoir s’appuyer sur les médias, par le biais de campagnes audiovisuelles de sensibilisation, ou la distribution plus systématique de petits fascicules informatifs qui gagneraient à être élaborés en partenariat avec des aidants déjà confrontés au problème. Tableau 1 Graduation des interventions ciblées Soutien information I Avant le diagnostic II III IV V VI Annonce du diagnostic Maintien au domicile Entrée en institution Vie dans l’institution Mort : travail de deuil + : soutien léger émotion estime organisation +++ ++ +++ ++ +++ + ++ ++ +++ + + +++ ++ +++ ++ + ++ ++ +++ + ++ ++ : soutien modéré +++ : soutien renforcé 38 SEBAG-LANOE R. Congrès SFAP Toulouse, 1996 GODBUT et CAILLET dans «L’esprit du don» La découverte. 1992 40 Voir aussi Marcel Mauss, «Sociologie et anthropologie». PUF 1950 39 RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 89 - JUIN 2007 95 BIBLIOGRAPHIE BOWLBY J. (1984) - « Attachement et perte ». PUF. Paris. SOINS INFIRMIERS AUPRÈS DE LA PERSONNE ÂGÉE BRUCHON -SCHWEITZER M., DANTZER R. (1994) - «Introduction à la psychologie de la santé». PUF. BERGER L., MAILLOUX-POIRIER D. (1989) « Personnes âgées : une approche globale, démarche de soins par besoins », Maloine 2ème trimestre. COSNIER J. 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Symptômes décrits surtout dans la période de début. Incapacité à vivre sans «voir» l’aidé, sans lui rendre visite. Peurs par rapport à l’aggravation anticipée, à la mort. Auto-accusation et blâme concernant les événements, surtout avant la mort (autoreproche pour n’avoir pas su l’éviter). Culpabilité liée à son comportement avec le partenaire : n’avoir pas su l’aimer, le protéger, prendre différentes décisions,… Auto-accusation et blâme à l’annonce du diagnostic par rapport aux attitudes avant le diagnostic. Culpabilité liée au placement, à la prise de décision à la place de l’aidé, à l’échec du rôle d’aidant naturel. Irritabilité envers la famille, les amis qui semblent manquer de compréhension et d’appréciation du défunt. Colère envers le destin, le disparu (qui a laissé l’endeuillé seul, sans pourvoir aux conséquences de l’abandon), envers les médecins, les infirmières. Colère envers l’injustice de la maladie (le système de santé, l’impuissance de la médecine, prise en charge du risque «vieillesse»). Irritabilité par rapport aux «ratés» de l’aidé, aux autres aidants et aux amis qui manquent de savoir faire ou qui demandent «trop» à l’aidé. Colère envers le destin, l’aidé. Perte du plaisir à manger, à avoir des loisirs, aux événements sociaux et familiaux, et à toutes les activités auxquelles participait le disparu, sentiment que plus rien n’est agréable sans lui. Symptômes cités avec une volonté de «s’oublier» et de consacrer «toute l’énergie» pour l’aidé, de sacrifier ses loisirs. Sensation d’être seul même en présence des autres. Sentiment très intense aux moments où l’autre était particulièrement disponible (soirées, week-ends, et pendant les événements qu’il aurait partagé). Solitude ressentie face à la société, au milieu, «maison vide», «seul pour continuer». Perte du compagnonnage, du partage, des souvenirs, du temps à 2. A. SYMPTOMES AFFECTIFS dépression anxiété culpabilité colère et hostilité anhédonie solitude B. MANIFESTATIONS COMPORTEMENTALES agitation fatigue pleurs Tension, incapacité à trouver le repos, hyperactivité, recherche active du disparu, versatilité des actions. Retrouvée chez les aidants qui veulent à tout prix «stimuler», «faire à la place», responsabilité de l’aidé par devoir, par amour, par impuissance. Réduction du niveau général d’activité (parfois interrompue par des crises d’agitation), difficultés d’élocution et de pensée. Lassitude générale. Extrême au moment du placement. Citée aussi tout au long du séjour en institution avec troubles de la mémoire, de la concentration, troubles physiques. Rupture volontaire avec l’ancien réseau social. Pleurs et yeux humides, expression générale de tristesse (regard las, coins de la bouche abaissés). Exprimés durant nos entretiens mais en général refoulés. Expression générale de tristesse. Légende : le terme «disparu» est remplacé par celui «d’aidé» dans la 3e colonne de droite * source pour les 2 premières colonnes : BACQUE M. F (1992) - «Le deuil à vivre». Ed. Odile Jacob, p. 73-74, d’après les travaux de W. et M. STROEBE 98 RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 89 - JUIN 2007 ACCOMPAGNER UNE PERSONNE ATTEINTE DE LA MALADIE D’ALZHEIMER : ASPECTS SPÉCIFIQUES DU DEUIL DES AIDANTS NATURELS ET PISTES DE SOUTIEN Comparaison avec les symptômes du deuil normal symptômes descriptions (suite) Annexe 1 aidants naturels (DTA) C. ATTITUDES ENVERS SOI-MEME LE DISPARU ET L’ENVIRONNEMENT auto-reproche Culpabilité De ne pas faire assez, de ne pas comprendre, d’être fatigué, d’être démuni, d’avoir placé, de se sentir soulagé du placement. mauvaise estime de soi Sentiment d’inadéquation, de faute, d’incompétence et de mépris de soi. Pas d’expression de mépris pour soi. Surtout sentiment d’inutilité, de manque de savoir faire, d’incompétence, d’impuissance sentiment de perte d’espoir et d’impossibilité à être aidé Pessimisme sur les circonstances actuelles et futures, perte d’objectif dans la vie, désir de mort et de suicide. Beaucoup de sentiments négatifs exprimés. Perte de buts de vie autre que celui de l’accompagnement de l’aidé, fatalisme, désir de mort vis-à-vis de l’aidé. Volonté de vivre pour suppléer l’aidé. perte du sens de la réalité Sentiment «de ne pas être présent», de «regarder les choses de l’extérieur», que les événements arrivent à quelqu’un d’autre que soi. Surtout au moment du diagnostic et du maintien au domicile. Se poursuit parfois après avec un sentiment de «détachement hors du temps». suspicion Doute quant aux motifs d’aide et de conseil. Quelquefois au début, à l’annonce du diagnostic, lors du relais avec les soignants. problèmes interpersonnels Difficultés à maintenir les relations sociales, rejet des amis, retrait des fonctions habituelles. Difficultés ou refus par perte d’envie, de honte ; volonté de cacher, de s’en sortir seul. attitudes envers le disparu Révolte, recherche, lamentations intenses. Imitation du comportement du disparu, poursuite de ses intérêts. Idéalisation du mort : tendance à ignorer ses fautes, à exagérer ses caractéristiques positives. Ambivalence : alternance de sentiments positifs et négatifs envers la personne décédée. Images du disparu : souvent très vivantes, presque hallucinatoires et provoquant la conviction. Préoccupations liées à des souvenirs tristes ou heureux à l’exclusion de tout autre intérêt. Tout tourne autour de l’aidé. Imitation de l’aidé pour le rejoindre (déambuler surtout). Similarité des symptômes apparents avec ceux du disparu, particulièrement de la maladie terminale (ex. : battements de cœur si la mort a été causée par un infarctus), l’endeuillé peut parfois être convaincu d’avoir la même maladie que celui qu’il a perdu. Impression de devenir fou, crainte de l’hérédité, de la vieillesse, crainte devant l’oubli mnésique, incapacité à trouver les mots, les gestes, impossibilité à penser tout le temps. Tremblements. modification Augmentation de l’utilisation des psychode la prise tropes (tranquillisants, etc.), de la prise d’aldes médicaments cool, du tabagisme. Pas évoqué spontanément par les aidants lors de nos entretiens. fragilité particulière aux maladies Pas évoqué spontanément dans le détail. Santé nommée souvent de «fragilisée». symptômes physiques d’identification Surtout aux infections liées à une diminution de l’immunité mais aussi aux maladies liées à la diminution de soin de soi (cancers, tuberculose) et aux maladies liées au stress (par exemple affections cardiaques et dermatologiques). Ambivalence avec alternance de sentiments négatifs et positifs envers l’aidé. Images d’avant ou d’après (anticipées) qui se télescopent. Préoccupations spontanées liées à l’absence de feedback, aux souvenirs communs. RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 89 - JUIN 2007 99 Comparaison avec les symptômes du deuil normal symptômes descriptions (suite) Annexe 1 aidants naturels (DTA) D. ALTERATIONS COGNITIVES ralentissement de la pensée Pensée ralentie et mémoire affaiblie. Fatigue Attention et concentration perturbées, besoin de temps pour organiser la pensée, décider, se souvenir… Difficulté à décider. E. CHANGEMENTS PHYSIOLOGIQUES ET PLAINTES CORPORELLES 100 perte de l’appétit (Parfois l’inverse), modification du poids et parfois perte considérable. Signalé, en lien avec ne pas prendre le temps de s’alimenter correctement, devoir apprendre, perte de l’envie. troubles du sommeil perte du sens de la réalité La plupart du temps insomnie, occasionnellement hypersomnie. Troubles du nycthémère. Sommeil perturbé/fractionné initialement par les troubles de l’aidé ou réactionnels à l’annonce du diagnostic. Troubles qui se poursuivent parfois après l’institutionnalisation. perte d’énergie Fatigue Importante, toute l’énergie passe dans les soins à l’aidé. plaintes corporelles Maux de tête, du cou, du dos, crampes musculaires, nausées, vomissements, gorge serrée, goût amer dans la bouche, bouche sèche, constipation, brûlures, indigestion, flatulences, vision brouillée, douleur à la miction, respiration coupée, soupirs, sensation de vacuité abdominale, absence de force musculaire, palpitations, tremblements, chute des cheveux. Citées moins spontanément mais retrouvées à l’interrogatoire : migraines, douleurs diffuses, crampes d’estomac, malaise général, tremblements, respiration coupée, gorge serrée). RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 89 - JUIN 2007 N° X X X X X X X X Partage de sentiments positifs Signes de recherche de la compagnie de l’aidant Acceptation par l’aidé des attentions de l’aidant X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X Réactiver les souvenirs heureux X X X X Privilégier les rencontres dans la chambre en tête à tête Rencontre dans des lieux communs Soutien des professionnels X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X Z X Capacité de l’aidant à s’adapter au fur et à mesure X X X X X X X X Y X X X X X X X X X X L M N O P Q R S T U V W X X X X X X X X K S’occuper des autres (quand l’aidé déambule, se désintéresse) X X X X X X X X X X J X X X X X X X X X I Apprendre des autres X X X Promenades, activités X X Regards échangés X X X Paroles échangées X X X X X B C D E F G H X X X X A Signes de plaisir chez l’aidé Possibilité de faire des soins (habiller, manger, coiffer…) Reconnaissance verbale ou visuelle par l’aidé Idées force Ce qui facilite la communication et le maintien de la relation ACCOMPAGNER UNE PERSONNE ATTEINTE DE LA MALADIE D’ALZHEIMER : ASPECTS SPÉCIFIQUES DU DEUIL DES AIDANTS NATURELS ET PISTES DE SOUTIEN Annexe 2 RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 89 - JUIN 2007 101 N° 102 RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 89 - JUIN 2007 Souffrance intolérable Aidé considéré comme mort Maladie honteuse, voire dangereuse pour l'aidant X X Longueur dans le temps (incertitude, épée de Damoclés) X X X X Aidé vécu comme étranger, «autre » X X X X X X X X X X X X Décalage avec la vision des soignants Trop d'informations trop tôt Sentiment d'incompétence pour rejoindre l'aidé Aspect physique des autres aidés Anticipation pour l'aidé Aspect physique de l'aidé («mort vivant») Plus de soins à donner. Impossibilité X du «faire», «faire avec» X Absence de retour, désintérêt pour ce qui est apporté. Donner sans recevoir X X Reflet insupportable de la dégradation Confrontation avec l'image ancienne X X Comportements dysfonstionnels (errance, crise, apathie...) X X X X X X X X B C D E F G H X X A Désintérêt du domicile Perte de la reconnaissance visuelle Idées force J X K X X X X X X X X X X X X X X X I X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X L M N O P Q R S T U V W Ce qui rend difficile la conservation de liens X X X X X X X X X X Y X X X X X X X Z X Annexe 2