La Russie et la Turquie face au piège de l`isolationnisme

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La Russie et la Turquie face au piège de l'isolationnisme
Par Dominique Moïsi
Les Echos - 2/1/2014
La cause de la « maladie » qui frappe la Russie comme la Turquie tient à la
dérive autoritaire et à la concentration excessive du pouvoir autour
de Vladimir Poutine (à gauche) et Recep Erdogan (à droite). - Can Kadir/SIPA
La dérive autoritaire de Poutine et d’Erdogan entraîne leurs pays
respectifs dans une spirale dangereuse. S’ils rêvent de retrouver leur
grandeur en s’opposant à l’Europe, ni l’un ni l’autre n’a les moyens de ses
ambitions.
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La Russie et la Turquie sont-elles devenues « les deux hommes malades à la
périphérie de l’Europe » ? Pendant des siècles, l’expansion territoriale de
l’Empire russe s’est faite, entre autres, au détriment de l’Empire ottoman,
décrit au XIXe siècle comme « l’homme malade de l’Europe ». Aujourd’hui ces
deux anciens empires semblent connaître une évolution parallèle et négative
qui s’explique en deux mots, ou plutôt en deux noms : Poutine et Erdogan. La
cause de la « maladie » qui frappe la Russie comme la Turquie paraît simple
en effet et tient à la dérive autoritaire et à la concentration excessive
du pouvoir autour de ces deux hommes.
Alors que s’ouvre l’année 2015, le rapprochement entre Moscou et Ankara
n’est pas en effet de nature diplomatique, même s’il existe des
frémissements dans ce sens. La Turquie constitue toujours le pilier du
flanc sud de l’Otan. La Russie s’indigne des manœuvres de l’Ukraine pour se
rapprocher de l’Otan. De même, sur le plan économique, les deux pays ne
sauraient être plus différents. La Turquie, avec une démographie en pleine
expansion, continue de faire preuve d’un dynamisme qui contraste fortement
avec le déclin accéléré de ce géant énergétique aux pieds d’argile qu’est
la Russie. Les sanctions occidentales, la baisse des prix du pétrole et du
gaz ne sont que des révélateurs et des accélérateurs des faiblesses
structurelles de l’économie russe.
En fait, le rapprochement entre les héritiers de l’Empire russe et de
l’Empire ottoman est de nature politique et institutionnelle. Dans leur
gestion toujours plus centralisée du pouvoir, dans leur volonté de tout
contrôler et de ne pas tolérer la moindre critique, Poutine et Erdogan
semblent comme désireux de se donner l’un à l’autre un certificat de bonne
gestion politique : « Le monde extérieur nous ennuie avec ses critiques.
Nous n’avons de conseil à recevoir de personne ! »
Poutine et Erdogan semblent de fait animés par un instinct, sinon des
pulsions communes. Dans leur mélange de nationalisme , dans leur volonté de
contrôler tous les rouages du pouvoir, qui les conduit à alterner les
fonctions présidentielles et de Premier ministre, les deux hommes semblent
traduire un mélange d’ambition personnelle et une certaine forme de
nostalgie pour un temps qui n’existe plus et qui ne peut renaître. Ils
peuvent bien se voir comme le « dernier tsar » ou le « dernier sultan », ils
peuvent être animés par un rêve de « Grande Russie » ou celui de la
reconstitution d’un espace « néo-ottoman », ils n’ont ni l’un ni l’autre les
moyens de leurs ambitions. En réalité, ils sont en train de s’isoler
personnellement à l’intérieur de leurs pays respectifs par des
comportements toujours plus autoritaires. Et ils contribuent tous les deux
à l’isolement de leurs pays sur la scène internationale. La Turquie et la
Russie, en s’éloignant de l’Europe et de ses valeurs, font profondément
fausse route. Le dynamisme de l’économie turque présuppose l’existence
d’une société ouverte. Le « capitalisme pour les amis » de la Russie de
Poutine commence à évoquer, au moins dans ses résultats, la décadence de
l’URSS dans les années 1980.
Certes, l’Union européenne, par ses atermoiements, sinon sa mauvaise
volonté délibérée, a plus que contribué à l’éloignement de la Turquie. Mais
l’évolution personnelle d’Erdogan ne saurait être imputée aux seules
réticences de l’Union et de ses principaux membres. De plus en plus,
Erdogan semble comme animé par un agenda personnel. Là encore, Erdogan et
Poutine sont très proches. Ce qui amène à se demander ce qui peut bien les
arrêter dans le processus d’auto-isolement de leur personne et de leur
pays, les deux termes étant devenus presque synonymes l’un de l’autre.
Seule la peur de perdre le pouvoir pourrait les conduire à une révision
déchirante de leur comportement et de leurs priorités. Mais n’est-il pas
déjà trop tard ? Entourés, comme isolés du monde réel, par des entourages de
courtisans, Erdogan tout comme Poutine semblent prisonniers d’une forme de
fuite en avant. Plus les critiques à leur égard se font vives plus ils se
font autistes. Plus les conditions objectives sont difficiles, plus il leur
semble important d’apparaître forts.
Poutine n’est pas Henri IV, pour qui « Paris vaut bien une messe ». Son
objectif principal est de durer, ce qui dans son esprit veut dire, avant
tout, ne pas céder, ni sur le fond ni sur la forme. Après tout, on n’a
jamais autant parlé de la Russie et de son leader. La Russie peut bien
mériter plus que jamais sa réputation de « puissance pauvre », elle n’en
apparaît pas moins comme incontournable, au moins par sa valeur de
nuisance, au moment où l’Amérique d’Obama est plutôt perçue comme une
puissance autant inadéquate qu’indispensable.
La Turquie d’Erdogan n’est peut-être plus la démonstration qu’islam et
démocratie, islam et modernité sont compatibles. Elle n’est plus ce qu’elle
semblait être au début des révolutions arabes, c’est-à-dire un modèle. Mais
elle demeure, non plus grâce à, mais en dépit d’Erdogan, un acteur clef de
la scène moyen-orientale entre les ambitions rivales de l’Iran chiite et de
l’Arabie saoudite sunnite.
La Russie et la Turquie peuvent bien être engagées dans un processus
compétitif de dérive autoritaire, les cartes d’Ankara semblent
objectivement meilleures que celles de Moscou. Est-ce une raison
supplémentaire de craindre plus l’évolution de la Russie que celle de la
Turquie ?
* Dominique Moïsi, professeur au King’s College de Londres, est conseiller
spécial à l’Ifri.
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