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Lors des bouleversements à l’Est, à la n des années 1980, Brandt monta une
fois encore en première ligne. Après la chute du Mur, certains furent surpris
quand il s’engagea très tôt et avec toute son énergie en faveur de l’unication des
deux États allemands. Ce fut alors l’occasion de découvrir le «patriote» Brandt,
attaché aux liens historiques entre Allemands autant qu’au droit inaliénable à
l’autodétermination des peuples. En même temps, le règlement de la question
allemande ne pouvait se faire qu’en accord avec les voisins européens. Et Brandt
de retrouver, à la n de sa vie, une des grandes questions qui avaient traversé
son action politique pendant près de cinq décennies : l’insertion de l’Allemagne
démocratique dans un ensemble européen stable, pacique et prospère.
Au moment de sa mort, le 8octobre 1992, Brandt n’était pas loin de faire l’una-
nimité, en Allemagne comme ailleurs. La très grande majorité de ses compa-
triotes avait conscience qu’un homme d’État d’envergure exceptionnelle venait
de s’en aller. De son côté, Felipe Gonzalez, que Brandt s’était choisi comme «pe-
tit ls» spirituel, scanda «Adios amigo» et rappela la solidarité internationale
dont Brandt avait su faire preuve à tout instant.
Que reste-il aujourd’hui de Willy Brandt? Quel est son héritage? Les traces
qu’il a laissées se trouvent à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Allemagne. Pour
les Allemands, Brandt reste aujourd’hui encore l’incarnation de la réconciliation
entre la morale et la politique. Dès sa fameuse première déclaration gouverne-
mentale du 28 octobre 1969, il exposa que la RFA n’était pas (encore) une démo-
cratie aboutie, mais qu’elle n’en était toujours qu’à ses débuts. Il enthousiasma
alors plus d’une génération avec son appel à plus de démocratie, à plus de par-
ticipation, à plus de tolérance. Même si l’ambition devait ensuite se mesurer à
la réalité, l’exigence, en elle-même, marquait une véritable césure dans la vie
démocratique en Allemagne fédérale.
Pour les Européens, il n’est pas exagéré de dire que Brandt et sa politique
avaient changé en profondeur l’image de l’Allemagne et, en conséquence, les
rapports politiques. À l’Est de l’Europe comme à l’Ouest, l’accession d’un ancien
résistant au pouvoir changeait dénitivement la donne.
En France comme ailleurs, la première image qui lui est associée est celle du
chancelier s’agenouillant devant le monument commémoratif du ghetto de Var-
sovie, en décembre 1970. Par ce geste, c’est toute la philosophie de la nouvelle
Allemagne qu’il incarne à l’étranger. Celle d’un pays démocratique reconstruit qui
assume la responsabilité du passé de l’Allemagne et qui œuvre pour conforter la
paix et la réconciliation en Europe.
du pouvoir, ne s’était pas imaginé d’autre choix que celui d’entrer en résistance
et d’engager le combat pour «une autre Allemagne». Élire un ancien résistant à
la tête de l’exécutif ouest-allemand était pour Brandt lui-même le signe que Hitler
avait dénitivement perdu la guerre.
Mais le combat était loin d’être ni et les charges contre sa personne conti-
nuèrent de plus belle avec la mise en place d’une nouvelle conception de la «po-
litique allemande», communément désignée comme la «nouvelle Ostpolitik».
Dans les manuels d’histoire, et non seulement en Allemagne, son nom restera at-
taché à cette démarche: Il s’était décidé à franchir le pas décisif et à reconnaître
les frontières existantes au nom du réalisme politique et du souci de permettre
– à terme – un rapprochement entre les deux parties de l’Allemagne divisée. Cette
politique sacriait-elle le droit à l’unité – comme les adversaires le dénonçaient
avec rage – ou, bien au contraire, ouvrait-elle la voie au «vivre ensemble» des
Allemands, comme Brandt l’espérait?
Durant toute sa vie, Willy Brandt a suscité plus qu’aucun autre homme poli-
tique en Allemagne des émotions, positives ou négatives. Toute sa vie, il dut faire
face, partir, revenir, se réinventer. Plus d’une fois, il n’y eut qu’un l séparant le
succès éclatant de l’échec décourageant. Ainsi, on crut qu’il avait durablement
réussi en remportant la victoire électorale en novembre 1972 et ce fut, en réalité,
le début d’une lente érosion du pouvoir qui allait aboutir à sa décision de démis-
sionner de ses fonctions de chancelier, en mai 1974.
On savait que Brandt n’était pas de ces hommes politiques ordinaires, attirés
par le pouvoir pour le pouvoir, cherchant à s’imposer à tout prix, décidés surtout
à durer. Son style personnel était distinctif. Sa manière souvent lente de s’expri-
mer, en petit comité, au parlement ou devant des foules, a toujours intrigué. Ses
hésitations faisaient comprendre qu’il n’avait guère de réponses toutes prêtes et
qu’il ne prétendait pas en avoir. «Une personne de la tribu qui doute», selon la
formule de Günter Grass2.
Après sa démission, contre toute attente, Brandt commença une autre carrière,
à partir de 1976, cette fois-ci sur la scène internationale, en tant que président
de l’Internationale socialiste. En ces années, il aronta de nouveaux enjeux: les
rapports entre le Nord et le Sud de la planète, la lutte contre la pauvreté, les tran-
sitions démocratiques en Europe et ailleurs.
2 Günter G, Aus dem Tagebuch einer Schnecke, Munich, dtv, 32006, p. 268.