ORIGINES DE LA VIE, ORIGINALITÉ DU VIVANT MARIE-CHRISTINE MAUREL La question des origines de la vie, devenue depuis Darwin un objet d’étude scientifique, c’est-à-dire un objet1 d’étude de la science empirique, reste sans réponse car elle est toujours, par essence, occultée. Cette question, plus que tout autre, est enfouie dans les profondeurs de la vie, de la pensée, de l’histoire, de la science et de l’histoire des sciences. Elle est, de plus, masquée par une autre question, également fondamentale : peut-on définir la vie ? Un animal, une machine ou un programme informatique présentent des caractéristiques communes ; il est pourtant évident que seul l’animal est vivant. Ils ont chacun besoin d’énergie pour fonctionner, l’un l’obtient grâce aux aliments, l’autre se nourrit de carburant, d’électricité... Les uns et les autres peuvent se déplacer, se diriger, émettre des signaux, produire des déchets, mais alors quelles sont leurs différences ? La propriété la plus immédiate est qu’un animal peut se reproduire : une chatte et un chat produisent un troisième animal également vivant, semblable et cependant différent de ses parents ; les différences apparues de manière aléatoire au cours de cet événement sont décisives dans les rapports du nouveau-venu avec l’environnement qui change. En effet, les modifications de l’environnement peuvent être fatales et entraîner des disparitions d’espèces sauf si celles-ci au cours de la reproduction ont généré suffisamment de diversité au sein de laquelle se trouvent les organismes capables d’outrepasser les nouvelles difficultés. Reproduire une voiture — d’une marque ou d’une « espèce » donnée — consiste au contraire à fabriquer l’identique, pièce par pièce. Seul un créateur pour- 10 ORIGINES DE LA VIE, ORIGINALITÉ DU VIVANT MARIE-CHRISTINE MAUREL ra introduire des différences dans un nouveau modèle. La croissance d’un cristal, que l’on compare souvent à la réplication de formes vivantes, ne permet pas de distinctions entre la matière du cristal et la matière environnante. Un cristal puise dans son milieu les atomes nécessaires à sa croissance, mais il n’a pas d’activité propre qui lui permette de fabriquer d’autres substances à partir de celles fournies par le milieu. Evolution et différenciation sont deux propriétés fondamentales du vivant. Les changements survenus au cours de l’évolution biologique et sélectionnés naturellement au cours de la génération d’un nouvel organisme vivant font partie intégrante de son « être » vivant dans la nature. L’évolution est centrale dans la définition du vivant. On sait aujourd’hui écrire des programmes informatiques qui peuvent se reproduire eux-mêmes et évoluer, créer en quelque sorte une « vie artificielle » in silico. Cette « vie », qui ne procède que de la logique des signaux électroniques, peut-elle être considérée comme vivante ? Un robot, par exemple, est-il capable de reproduire une forme identique à lui-même ou bien est-il capable d'exécuter un carré ? Oui, il est capable d'assembler cette forme même s’il ne l'a jamais vu, pourvu qu'il en ait la description. Si l’on poursuit le parallèle, posons-nous la question de savoir comment la matière vivante s'est organisée aux origines ? Si le vivant est entièrement déterminé de manière logique comme le sont les données exécutables d'un robot, nous devons rechercher quel type d'objet a eu la propriété, une fois, d'être lui-même sa propre description. Si par contre, l'histoire aléatoire intervient dans le processus d'émergence de la vie, alors nous devons considérer son apparition comme non réductible, ni à la logique, ni même à la seule chimie. Nous devons considérer ce processus comme étant inscrit dès l'origine dans l'évolution biologique. La définition de la vie inclut alors précisément son origine. La vie, ou plus exactement un organisme vivant, est donc une entité qui a une origine dans la matière qui devient vivante dès qu’elle se différencie de l’environnement. 11 De l’arkhê L'origine, l'état premier, l’état primitif, fait également référence au temps chronologique et s'oppose résolument au « fondement » des philosophes, c'est-à-dire à ce principe logique et universel en dehors du temps. Chercher l'origine2 c'est remonter jusqu’à la source. Le point de départ admet ainsi dans la pensée humaine deux destins possibles. Selon Cassirer, les philosophes grecs ont créé pour traiter le problème de l'origine, le concept d'arkhê, de commencement, concept qui marque la frontière entre l'origine, identifiée au mythe, et le « principe » ou fondement qui caractérise la science. L’émergence d’une pensée rationnelle en Grèce ancienne est donc corrélative de la disqualification du mythe. Cette opposition remonte à la naissance de la philosophie et de la pensée contemporaine. La pensée conceptuelle se serait ainsi formée en se détachant, en s’arrachant des origines, de l’arkhê, de l’archaïque. Depuis les présocratiques se précise l'idée de l'incompatibilité de la raison humaine avec les images traditionnelles archaïques renvoyées au mythe3. Peu à peu, le premier élément fondateur, l'arkhê, présenté comme étant l'origine commune de toute chose va bientôt signifier élément aussi bien qu'origine. Et l’on trouvera dans l'atomisme antique une sorte de « cosmos mathématico-physique », un fondement, un nouveau concept de causalité qui s'exprime dans ces éléments-atomes ultimes de l'être avec lesquels on peut établir les relations causales qui le déterminent. L'explication rationnelle est certes à rechercher dans un principe matériel et physique4, mais pour les Pythagoriciens, la réalité est faite d'entités numériques, idéales, et le principe unique expliquant toute chose sera davantage d'essence intellectuelle ou spirituelle. Nous assistons alors à une dématérialisation de la réalité. La réalité sensible s’oppose à l’esprit, de même que la matière s’oppose à l’immatériel. Le concept de matière, à la fois substance dont une chose est faite et point de départ, sera peu à peu transformé au cours de l’évolution de la conception scientifique de la matière. La découverte des molécules et des atomes par la chimie et la physique moderne fait apparaître l’existence de minuscules parties d’un corps, de particules de matière. Le concept de matière est alors ramené à un état plus élémentaire et, paradoxalement, ces découvertes ont eu pour effet de réduire un ordre de connaissance à un autre plus mécanique, plus formalisé. En écho, se 12 MARIE-CHRISTINE MAUREL fonde une méthodologie qui vise à tout réduire à une explication ultime, le réductionnisme qui s’adresse aux parties, morcelle le tout, et en particulier l’objet de sa recherche. Grâce à lui, on sait de plus en plus de choses sur le simple, mais peu sur le complexe, peu sur l’origine de la complexité et l’origine elle-même. La recherche des origines de la vie vue par des chimistes, des physiciens, des modélisateurs se heurtent la plupart du temps à une méconnaissance du vivant. On cherchera des automates, des auto-replicateurs, auto-reproducteurs, sans prendre en compte les exigences métaboliques, génétiques, cellulaires et historiques du vivant. L’originalité du vivant nécessite en effet, si l’on veut en découvrir l’origine, la compréhension de toutes les étapes biologiques et physico-chimiques jusqu’aux origines ce qui exige la prise en compte du processus historique de l’évolution biologique. Et c’est bien là que réside l’une des principales difficultés. Les conditions d’émergence du vivant Dès 1970, Jacques Monod5 pensait impossible une analyse scientifique de l’émergence de la vie sur Terre en raison du caractère improbable de son apparition. Après avoir énoncé ce qu’il considère comme les trois énigmes posées par la création de la vie — la formation des molécules du vivant, l’apparition des premières molécules et structures réplicatives et l’assemblage de ces structures pour former les cellules primitives —, Monod montre comment la méthode scientifique appréhende la première énigme, la plus « simple » selon lui. « La première, souvent appelée la phase « prébiotique », est assez largement accessible, non seulement à la théorie, mais à l’expérience. Si l’incertitude demeure, et demeurera sans doute, sur les voies qu’a suivies l’évolution, le tableau d’ensemble paraît assez clair. Les conditions de l’atmosphère et de la croûte terrestre, il y a quatre milliards d’années, étaient favorables à l’accumulation de certains composés simples du carbone tels que le méthane. Il y avait aussi de l’eau et de l’ammoniac. Or, de ces composés simples et en présence de catalyseurs non biologiques, on obtient assez facilement de nombreux corps plus complexes, parmi lesquels figurent des acides aminés et des précurseurs des nucléotides (....). On peut donc considérer comme prouvé qu’à un moment donné sur la ORIGINES DE LA VIE, ORIGINALITÉ DU VIVANT 13 Terre, certaines étendues d’eau pouvaient contenir en solution des concentrations élevées des constituants essentiels des deux classes de macromolécules biologiques ». Cet événement « improbable » fait pourtant l’objet de nombreuses expériences de laboratoire. On tente de reconstruire la première cellule vivante, du moins de découvrir les événements structuraux qui ont jalonné son émergence. L’océan primitif Le premier énoncé moderne, étayé et argumenté à l’aide de données scientifiques, est dû à Oparin (1924)6 et Haldane (1929)7 : les monomères biologiques formés dans l’atmosphère se sont déposés dans l’océan pour former « la soupe primitive ». Les données expérimentales correspondantes furent acquises quelques années plus tard par Stanley Miller8 qui obtint, en 1953, les acides aminés du vivant en simulant les conditions de l’atmosphère primitive. Juan Orò9, dans les années 1960, synthétisera les bases puriques des acides nucléiques, adénine et guanine dans des conditions simples. Ce premier point mérite que l’on souligne l’apport historique du naturaliste Buffon qui en 1778, avec la publication des Epoques de la nature, inscrivit la question des origines dans l'histoire de la vie. Il calcula l'âge de la Terre sans tenir compte des données bibliques admises par tous à l’époque, utilisa les fossiles « médailles de la nature », et fit intervenir différents domaines du savoir, la paléontologie, la géologie, la chimie, l'anthropologie, etc. L'existence de « molécules organiques », produites par des combinaisons chimiques, est à l’origine des organismes vivants qui peuvent apparaître ainsi sans transition. Oparin10 citera un extrait de l’œuvre de Buffon dans l’ouvrage de 1936 consacré aux origines de la vie : « Comme la température de la Terre s'était suffisamment refroidie pour permettre la formation de gouttelettes d'eau liquide, des torrents d'eau bouillante doivent s'être abattus sur la surface de la Terre et l'avoir inondée, formant ainsi les océans primitifs en ébullition. L'oxygène et l'azote dérivés des hydrocarbures déjà présents dans l'atmosphère furent entraînés par ces pluies torrentielles et les océans et les mers, au moment de leur première formation contenaient donc déjà, en solution, les plus simples composés organiques ». Selon Roselyne Rey, Buffon, a « créé les conditions pour proposer une définition du vivant désacralisée, détachée d'un cadre religieux, et pareille- 14 MARIE-CHRISTINE MAUREL ment distanciée des lois de la physique11 ». Le matérialisme dynamique de Buffon, et de son contemporain Diderot, a ainsi contribué à découvrir un nouveau panorama épistémologique. L’hétérogène L’eau qui est indispensable à la vie n’est pourtant pas favorable à la rencontre des molécules, à l’élongation de longs polymères et à l’exercice de la sélectivité. Le développement de molécules organiques sur des surfaces minérales est apparu très tôt comme une alternative intéressante à l’hypothèse de la naissance de la vie dans l’eau. Des argiles, ou des sulfures de fer que l’on trouve à proximité des sources chaudes sous-marines auraient permis la synthèse des molécules biochimiques clés. Le cristallographe anglais Desmond Bernal12 fut l’un des premiers, dès 1949, à proposer l’intervention des surfaces minérales au cours des premières biosynthèses. Aharon Katchalski et Mella Paecht-Horowitz réalisèrent dans les années 1970 des polymérisations de peptides sur la montmorillonite13 et Graham Cairns-Smith14 développa dès 1968 l’hypothèse d’une vie primitive inorganique basée sur la reproduction de cristaux d’argiles. La géochimie aurait ainsi précédé la chimie organique avant l’avènement du vivant. Cette perspective qui semble favoriser le minéral et l’inerte replace en fait le vivant au centre de la biosphère et souligne ses rapports étroits et constitutifs avec l’environnement. Soupe prébiotique, théorie de l’impact15, métabolisme de surface... quelle que soit l’hypothèse envisagée, des questions biochimiques restent en suspens. Ainsi, jusqu’à quel point le métabolisme, c’est-à-dire de longues séquences de réactions, a-t-il pu se développer en l’absence de tout système génétique ? La thèse de l’apparition du métabolisme avant le système génétique débattue par de nombreux chercheurs au début du XXe siècle a suscité de vives discussions opposant les partisans de la théorie protoplasmique à ceux de la primauté du gène16. Bien que modernisée aujourd’hui par Kauffman (1986)17 et de Duve (1991)18 l’hypothèse du « métabolisme-d’abord » demeure toujours sans soutien expérimental. Un monde ARN primitif Le fonctionnement du vivant repose largement sur un système à deux biopolymères, les acides nucléiques et les protéines. Les acides ORIGINES DE LA VIE, ORIGINALITÉ DU VIVANT 15 désoxyribonucléiques (ADN des gènes) responsables du stockage et du transfert de l’information génétique sont constitués de quatre motifs répétitifs, les nucléotides A, T, G, C19. Les protéines qui sont responsables de la biocatalyse, de l’architecture et des mouvements cellulaires sont, quant à elles, constituées de 20 motifs, les acides aminés, qui présentent chacun une personnalité chimique différente. Il est difficile d’imaginer l’émergence spontanée et simultanée des acides nucléiques et des protéines. Il est encore plus difficile de concevoir l’apparition spontanée et simultanée de la relation de codage qui existe entre ces deux classes de molécules. On a découvert que certains acides nucléiques, les ribozymes20, exercent aujourd’hui des activités catalytiques ce qui autorise l’hypothèse d’un monde de l’ARN, monde primitif dans lequel l’ARN aurait précédé l’ADN et les protéines. Dans cet univers biochimique, l’ARN à la fois génotype et phénotype, aurait été capable d’accomplir toutes les fonctions élémentaires du vivant : porter et transmettre une information génétique, catalyser les premières étapes du métabolisme. Au cours des premières étapes de l’évolution, la continuité génétique aurait été assurée par la réplication de l’ARN, fondée sur des liaisons faibles du type des appariements de Watson-Crick. La catalyse aurait été réalisée par des petits peptides non génétiquement codés et par des ribozymes. Certains faits métaboliques contemporains viennent renforcer cette hypothèse. En effet, les désoxyribonucléotides de l’ADN sont obtenus dans la cellule par réduction des ribonucléotides de l’ARN, ce qui montre l’antériorité de ces derniers. La Thymine qui est spécifique de l’ADN est une transformation de l’Uracile que l’on ne trouve que dans l’ARN. La réplication de l’ADN nécessite toujours une petite amorce ARN. D’autre part, l’existence de très nombreux facteurs métaboliques de nature ribonucléotidique (AMP, FAD, NAD, CoA etc...) est depuis longtemps considérée comme étant la trace d’un métabolisme passé reposant essentiellement sur l’ARN. Enfin, des petits ARN non codants, différent des ARNs messagers, des ARNs ribosomaux ou des ARNs de transfert21, exercent aujourd’hui de nombreuses fonctions enzymatiques, régulatrices de l’expression des gènes, ou de défense cellulaire contre des virus, des transposons, etc. Le plus spectaculaire étant le fait que le ribosome est un ribozyme22, ce qui signifie que l’ARN ribosomal est lui-même responsable de la liaison de deux acides aminés au cours de la synthèse des protéines. La presse non spécialisée23 a récem- 16 MARIE-CHRISTINE MAUREL ment titré sur ce « pouvoir » sans limites de l’ARN, ces découvertes qui « révolutionnent la science » et sur l’existence, insoupçonnée jusqu’à aujourd’hui, d’un véritable « continent biologique ».... La question est en effet de taille : les ARN contemporains seraient-ils les fossiles d’anciens ARN ? Autrement dit, le monde de l’ARN est-il un épisode de l’Histoire Naturelle ? Il est possible de mimer in vitro24 l’évolution darwinienne de molécules, c’est-à-dire de tester le comportement darwinien de populations d’ARN considérées comme des populations d’espèces. A travers plusieurs cycles de sélection, d’amplification et de mutation, des populations d’ARN sont poussées à évoluer vers des propriétés intéressantes. Les aptamères ainsi obtenus présentent des propriétés catalytiques, ils sont sélectionnés et une nouvelle génération de molécules apparaîtra. Supposons que différents polymères nucléiques25 aient été synthétisés de manière aléatoire sur la Terre primitive : les séquences capables de se répliquer — les réplicateurs — bien que rares sont devenues plus nombreuses que d’autres séquences inactives ; d’autres polynucléotides — les prédateurs — exerçaient une activité de coupure. Dans ce micro-monde, prédateurs et réplicateurs se sont aguerris dans la conquête de l’environnement. L’exploitation de chaque aspect de l’environnement a permis l’émergence d’acides nucléiques possédant différentes activités et devenant de plus en plus efficaces. Certaines séquences, des «ribo-organismes », pouvant se lier à des acides aminés et favoriser la liaison de deux acides aminés, ont été en quelque sorte les précurseurs des ARN de transfert et des ARN ribosomaux. Mais comment ces premières séquences sont-elles apparues ? Personne ne sait obtenir en laboratoire les briques élémentaires des acides nucléiques, c’est-à-dire les nucléotides. Alors comment imaginer l’origine des premières molécules informationnelles ? Selon le concept de « relève génétique » développé par Cairns-Smith, des minéraux auraient été les composés des premiers systèmes génétiques capables d’évoluer par sélection naturelle. Si c’est le cas, l’ARN aurait été précédé par un ou plusieurs systèmes génétiques alternatifs, des polymères en simple brin différents les uns des autres jusqu’à l’avènement des proches parents des polynucléotides modernes. Lors d’une étape transitoire, des organismes primitifs, hétérogénétiques, auraient pu posséder deux systèmes génétiques différents et actifs, jusqu’à ce que les gènes actuels prennent la relève au cours d’un processus d’usurpation évolutive. ORIGINES DE LA VIE, ORIGINALITÉ DU VIVANT 17 Les travaux concernant la primauté du système génétique sur le protoplasme et sur le métabolisme, appartiennent à un courant de pensée biologique qui s’est exprimé dès la fin du XIXe siècle par l’intermédiaire d’August Weismann qui déclarait en 1892 : « Nous pouvons imaginer que les plus simples des biophores26 ont été produits au cours de la première génération : tous les biophores suivants ont pu apparaître selon le principe de l’adaptation aux nouvelles conditions de vie par le jeu de l’hérédité et de la sélection »27. Quelques années plus tard, Leonard Troland reprenait la théorie de Weismann et l’enrichissait de ses gènesenzymes, des déterminants héréditaires doués de propriétés catalytiques28. Il n’est pas anachronique de supposer que le concept d’acides nucléiques-catalyseurs était déjà présent dans l’esprit de Leonard Troland. Enfin Herman Muller29, qui déclarait en 1926, que le gène était au fondement, au point de départ de la vie, a sans doute inspiré la définition de la vie selon la NASA pour qui « la vie est un système chimique autonome capable d’évolution darwinienne »... Et la complexité biologique ? De tout ce qui précède, il s’avère que nous disposons d’informations solides et de très riches résultats expérimentaux concernant l’origine des molécules du vivant et l’origine des fonctions biologiques. Mais qu’en est-il de l’origine de la complexité biologique ? Un organisme vivant, le plus petit soit-il, se différencie de l’environnement par sa propre action, par exemple en fabriquant lui-même à partir des briques élémentaires ses propres molécules30. Ce n’est pas le cas d’une entité inerte qui est en continuité physico-chimique directe avec le milieu environnant et dont le degré de complexité aussi sophistiqué soit-il peut être reproduit à l’aide d’un savoir-faire méthodique. Partir du plus simple — les molécules placées dans des conditions précises et supposées reproductibles — vers le plus complexe, démarche dite déterministe, permet de fabriquer des automates, mais n’est pas pertinent pour comprendre l’émergence du vivant. Comprendre comment on est passé de simples réplicateurs à nos gènes ne peut se concevoir à partir d’une logique gradualiste. Une autre approche consiste à construire une cellule minimale à partir des gènes et des enzymes contemporains. Les macromolécules 18 MARIE-CHRISTINE MAUREL sont introduites une à une dans un liposome, modèle de proto-cellules simples. Des vésicules géantes sont également utilisées car elles permettent d’introduire directement par micro-injection toutes sortes d’agents biochimiques dont les réactions sont suivies par microscopie optique. Dans le même esprit, Craig Venter et Hamilton Smith projettent actuellement de créer à partir d’une cellule de Mycoplasma genitalium31, à laquelle on enlèvera un à un les gènes « non-indispensables », une cellule contenant la quantité minimale de gènes : cette cellule serait capable de se nourrir, de se diviser et de générer une nouvelle population cellulaire. Pourtant, grâce au séquençage des génomes, on sait que la complexité ne dépend pas de la quantité de gènes. Par exemple le génome humain contient de 25 000 à 35 000 gènes alors que celui du vers nématode en totalise 20 000 ! On ne peut donc réduire le vivant à l’expression de quelques gènes. Réductionnisme et déterminisme sont donc très étroitement liés. En additionnant les « parties » on n’a toujours pas réussi à former le « tout », de même que le « tout » ne peut être réduit à l’une ou à quelques-unes de ses parties. Le réductionnisme, qui a permis de découvrir et d’observer le fonctionnement d’une voie métabolique, d’un gène ou d’un enzyme a donné lieu à de très nombreux succès en biologie moléculaire, mais le réductionnisme n’est qu’une méthode, et ne permet pas de ce fait de comprendre la complexité du vivant. La complexité révèle l’existence de relations non-linéaires, de discontinuité à partir desquelles il y a extension des capacités structurales et fonctionnelles32. Quelque chose peut se produire qui n’est pas directement prédictible, il y a déplacement d’échelle dans les comportements qui ne sont plus directement corrélables à la structure. La transition du non-vivant au vivant, qui met en œuvre une complexité, croissante, implique bien davantage que la seule présence active de molécules, de macromolécules, de systèmes macromoléculaires ou d’un grand nombre de gènes. La catalyse, les transferts sélectifs, le stockage et la transformation de l’énergie, les signalisations, etc., nécessitent l’émergence spontanée de systèmes moléculaires couplés et de systèmes de régulations. Molécules, interactions et systèmes sont soumis séparément et ensemble à la sélection naturelle. Les bénéfices acquis au cours de l’histoire biologique, en raison par exemple d’une grande stabilité structurale furent peut-être incompatibles avec ceux requis pour établir les meilleures interactions, ou furent au contraire indispensables pour ORIGINES DE LA VIE, ORIGINALITÉ DU VIVANT 19 réguler au bon moment une activité catalytique. Connaîtrons-nous un jour l’ensemble des subtilités structurales et fonctionnelles qui ont permis l’émergence du vivant ? La diversité générée par l’évolution excède largement la diversité potentielle des systèmes physiques et chimiques, ce qui signifie que la complexité biologique ne peut-être réduite à ces modèles. Mais la tendance actuelle est plutôt inverse et tend à éclipser le vivant au profit de la technologie mécaniste, les biotechnologies n’étant qu’une des multiples façons d’exploiter le vivant, c’est-à-dire de le subordonner aux techniques. L’histoire du vivant révèle l’existence dans les formes actuelles de vestiges des formes précédentes, ce qui suppose différents niveaux d’intégration. Au fur et à mesure, des innovations sont misent à l’épreuve et on se rend compte que pour que l’ensemble soit viable, un nécessaire contrôle naît des interactions multiples. L’impossibilité de prédire les changements adaptatifs conduit à considérer chaque stade comme émergeant ; et si nous ne pouvons décrire l’avenir nous pouvons chercher à comprendre le passé. 20 NOTES 1 ORIGINES DE LA VIE, ORIGINALITÉ DU VIVANT MARIE-CHRISTINE MAUREL Le mot objet concerne ce sur quoi s’exerce l’action ou l’activité de la pensée, il se réfère également à ce qui constitue la matière d’une science, donc de la recherche scientifique, d’un art, ce qui est étudié. On peut d’ailleurs noter qu’en psychanalyse le mot objet s’est spécialisé à propos de tout ce qui est en dehors de soi (du moi) et vers quoi tend la pulsion. Le latin objectum signifie « jeté devant, placé devant ». 2 L'origine du latin originemo, accusatif de origo, inis « source ». Le mot est dérivé de oriri « se lever » « s'élancer hors de » et « naître ». 3 Bréhier, E., Histoire de la philosophie, P.U.F., Quadrige, 1981. 4 Par exemple pour les Ioniens et pour Thalès en particulier, le principe primordial est l'eau. 5 Monod, J., Le hasard et la nécessité. Le Seuil, 1970. 6 Oparin, A., Proiskhozhdenie zhizny, Moscow. Izd. Moskovshii Rabochii, 1924. Traduction anglaise de Ann Synge in The Origin of Life, J.D Bernal, London, Weidenfeld and Nicolson, 1967. 7 Haldane J. B. S., The Origin of Life, The Rationalist Annual, 1929. 8 Miller, S. L., A production of amino acids under possible primitive earth conditions. Science 117, 528-529, 1953. 9 Orõ, J. and Kimball, A.P., Synthesis of purines under possible primitive earth conditions Adenine from hydrogen cyanide, Archs Biochem. Biophys, 1961, 94, 217-227 et Synthesis of purines under possible primitive earth conditions Purine intermediates from hydrogen cyanide, Archs Biochem. Biophys., 1962, 96, 293-313. 10 Oparin, A., Les Origines de la vie , trad. Française, Paris, Masson, 1936. 11 Rey, R., Buffon et le vitalisme, BUFFON 88, Paris, Vrin, 1992. 12 Bernal, J.D., The Origin of Life, London, Weidenfeld and Nicolson, 1967. 13 Paecht-Horowitz, M., Berger, J., et Katchalsky, A., Prebiotic synthesis of polypeptides by heterogeneous polycondensation of amino acid adenylates, Nature, 1970, 228, 636. La montmorillonite est une argile extraite de la région de Montmorillon, France. 14 Cairns-Smith, A.G., Genetic takeover and the mineral origin of life, Cambridge. Cambridge University Press, 1982. 15 Théorie de l’impact : théorie « officielle » de la NASA selon laquelle les briques élémentaires du vivant apportées par les comètes, les météorites, les poussières..., viennent de l’espace. 16 Maurel M-C., Les Origines de la vie, Paris, France, Syros Editeur, 1994. 17 Kaufman, S.A., J. Theor. Biol., 1986, 119, 1-24. 18 De Duve C., Blueprint for a cell : The Nature and Origin of Life. Patterson, Burlington, NC, 1991 De Duve C. Vital Dust-Life as a Cosmic Imperative, Basic Books, New York, 1995. 19 A : acide adénylique ; T : acide thymidylique ; G : acide guanylique ; C : acide cytidylique. 20 qui sont des acides ribonucléiques ou ARN. 21 Gilbert, W. The RNA world, Nature, 1986. 319, 618. Maurel, M-C., Le Monde de l’ARN, dans Les traces du vivant. Bordeaux. P.U.B., 2003. Meli, M., Albert-Fournier, B., and Maurel, M-C., Recent findings in the modern RNA world, International Microbiology, 2001. 22 21 Nissen, P., Ban, N., Hansen, J., Moore, P.B., and Steitz, T.A. The structural basis of ribosome activity in peptide bond synthesis, Science 2000, 289, 920-930. Moore, P.B. and Steitz, T.A., The involvement of RNA in ribosome function, Nature, 2002. 418, 229-235. 23 Le Monde 15/8/02. 24 La méthode utilisée et une méthode de sélection in vitro appelée SELEX qui signifie Systematic Evolution of Ligand by Exponential Enrichment. Meli, M., Vergne, J., Décout, J.-L. and, Maurel, M.-C., «Adenine-Aptamer complexes. A bipartite RNA site which binds the adenine nucleic base». J. Biol. chem. 2002, 277, 2104-2111. Meli, M., Vergne, J., and Maurel, M.-C., «In vitro selection of adenine-dependent hairpin ribozymes». J. Biol. Chem. 2003. 25 Les acides nucléiques sont des polymères de nucléotides : des polynucléotides. 26 Bio : vie ; phores : qui portent. 27 Weismann, A. Essais sur l’hérédité et la sélection naturelle, traduction française par H. de Varigny, C. Reinwald & Cie, libraires-éditeurs 1892......... « We can imagine the simplest biophors as having be produced by primordial generation : all subsequent and more complex kinds of biophors can only have arisen on the principle of adaptation to new conditions of life... by the cooperation of heredity and selection ». 28 Troland, L., The chemical origin and regulation of life, The Monist, 1914. p. 24. 29 Muller, H. J., The gene as the basis of life, Ithaca, N. Y., Proc. 4th Int. Congr. Plant, 1926 30 A ce titre, un virus peut d’ailleurs être considéré comme vivant : il puise dans son milieu naturel les briques élémentaires qui lui sont nécessaires et qu’il transforme. 31 Mycoplasma genitalium est l’organisme qui possède le plus petit matériel génétique connu à ce jour : 517 gènes seulement. Une cellule humaine contient de 30 000 à 50 00 gènes. 32 Ricard, J., Biological complexity and the dynamics of life processes, New Comprehensive Biochemistry, Vol. 34, Elsevier, 1999. Ricard, J., Vergne, J., Décourt, J.-L. and, Maurel, M.-C., «The origin of kinetic co-operativity in prebiotic catalysts». J. Mol. Evol. 1996, 43, 315-325.