ORIGINES DE LA VIE, ORIGINALITÉ DU VIVANT La question des

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ORIGINES DE LA VIE, ORIGINALITÉ DU VIVANT
MARIE-CHRISTINE MAUREL
La question des origines de la vie, devenue depuis Darwin un
objet d’étude scientifique, c’est-à-dire un objet1 d’étude de la science
empirique, reste sans réponse car elle est toujours, par essence, occultée.
Cette question, plus que tout autre, est enfouie dans les profondeurs de la
vie, de la pensée, de l’histoire, de la science et de l’histoire des sciences.
Elle est, de plus, masquée par une autre question, également fondamentale : peut-on définir la vie ?
Un animal, une machine ou un programme informatique présentent des caractéristiques communes ; il est pourtant évident que seul
l’animal est vivant. Ils ont chacun besoin d’énergie pour fonctionner,
l’un l’obtient grâce aux aliments, l’autre se nourrit de carburant, d’électricité... Les uns et les autres peuvent se déplacer, se diriger, émettre des
signaux, produire des déchets, mais alors quelles sont leurs différences ?
La propriété la plus immédiate est qu’un animal peut se reproduire : une
chatte et un chat produisent un troisième animal également vivant, semblable et cependant différent de ses parents ; les différences apparues de
manière aléatoire au cours de cet événement sont décisives dans les rapports du nouveau-venu avec l’environnement qui change. En effet, les
modifications de l’environnement peuvent être fatales et entraîner des
disparitions d’espèces sauf si celles-ci au cours de la reproduction ont
généré suffisamment de diversité au sein de laquelle se trouvent les organismes capables d’outrepasser les nouvelles difficultés. Reproduire une
voiture — d’une marque ou d’une « espèce » donnée — consiste au
contraire à fabriquer l’identique, pièce par pièce. Seul un créateur pour-
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ORIGINES DE LA VIE, ORIGINALITÉ DU VIVANT
MARIE-CHRISTINE MAUREL
ra introduire des différences dans un nouveau modèle.
La croissance d’un cristal, que l’on compare souvent à la réplication de formes vivantes, ne permet pas de distinctions entre la matière
du cristal et la matière environnante. Un cristal puise dans son milieu les
atomes nécessaires à sa croissance, mais il n’a pas d’activité propre qui
lui permette de fabriquer d’autres substances à partir de celles fournies
par le milieu. Evolution et différenciation sont deux propriétés fondamentales du vivant.
Les changements survenus au cours de l’évolution biologique et
sélectionnés naturellement au cours de la génération d’un nouvel organisme vivant font partie intégrante de son « être » vivant dans la nature.
L’évolution est centrale dans la définition du vivant.
On sait aujourd’hui écrire des programmes informatiques qui
peuvent se reproduire eux-mêmes et évoluer, créer en quelque sorte une
« vie artificielle » in silico. Cette « vie », qui ne procède que de la
logique des signaux électroniques, peut-elle être considérée comme
vivante ? Un robot, par exemple, est-il capable de reproduire une forme
identique à lui-même ou bien est-il capable d'exécuter un carré ? Oui, il
est capable d'assembler cette forme même s’il ne l'a jamais vu, pourvu
qu'il en ait la description. Si l’on poursuit le parallèle, posons-nous la
question de savoir comment la matière vivante s'est organisée aux origines ?
Si le vivant est entièrement déterminé de manière logique
comme le sont les données exécutables d'un robot, nous devons rechercher quel type d'objet a eu la propriété, une fois, d'être lui-même sa
propre description. Si par contre, l'histoire aléatoire intervient dans le
processus d'émergence de la vie, alors nous devons considérer son apparition comme non réductible, ni à la logique, ni même à la seule chimie.
Nous devons considérer ce processus comme étant inscrit dès l'origine
dans l'évolution biologique. La définition de la vie inclut alors précisément son origine. La vie, ou plus exactement un organisme vivant, est
donc une entité qui a une origine dans la matière qui devient vivante dès
qu’elle se différencie de l’environnement.
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De l’arkhê
L'origine, l'état premier, l’état primitif, fait également référence
au temps chronologique et s'oppose résolument au « fondement » des
philosophes, c'est-à-dire à ce principe logique et universel en dehors du
temps. Chercher l'origine2 c'est remonter jusqu’à la source. Le point de
départ admet ainsi dans la pensée humaine deux destins possibles.
Selon Cassirer, les philosophes grecs ont créé pour traiter le
problème de l'origine, le concept d'arkhê, de commencement, concept
qui marque la frontière entre l'origine, identifiée au mythe, et le « principe » ou fondement qui caractérise la science. L’émergence d’une pensée rationnelle en Grèce ancienne est donc corrélative de la disqualification du mythe. Cette opposition remonte à la naissance de la philosophie
et de la pensée contemporaine. La pensée conceptuelle se serait ainsi formée en se détachant, en s’arrachant des origines, de l’arkhê, de l’archaïque.
Depuis les présocratiques se précise l'idée de l'incompatibilité
de la raison humaine avec les images traditionnelles archaïques renvoyées au mythe3. Peu à peu, le premier élément fondateur, l'arkhê, présenté comme étant l'origine commune de toute chose va bientôt signifier
élément aussi bien qu'origine. Et l’on trouvera dans l'atomisme antique
une sorte de « cosmos mathématico-physique », un fondement, un nouveau concept de causalité qui s'exprime dans ces éléments-atomes
ultimes de l'être avec lesquels on peut établir les relations causales qui le
déterminent. L'explication rationnelle est certes à rechercher dans un
principe matériel et physique4, mais pour les Pythagoriciens, la réalité
est faite d'entités numériques, idéales, et le principe unique expliquant
toute chose sera davantage d'essence intellectuelle ou spirituelle. Nous
assistons alors à une dématérialisation de la réalité. La réalité sensible
s’oppose à l’esprit, de même que la matière s’oppose à l’immatériel.
Le concept de matière, à la fois substance dont une chose est
faite et point de départ, sera peu à peu transformé au cours de l’évolution
de la conception scientifique de la matière. La découverte des molécules
et des atomes par la chimie et la physique moderne fait apparaître l’existence de minuscules parties d’un corps, de particules de matière. Le
concept de matière est alors ramené à un état plus élémentaire et, paradoxalement, ces découvertes ont eu pour effet de réduire un ordre de
connaissance à un autre plus mécanique, plus formalisé. En écho, se
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MARIE-CHRISTINE MAUREL
fonde une méthodologie qui vise à tout réduire à une explication ultime,
le réductionnisme qui s’adresse aux parties, morcelle le tout, et en particulier l’objet de sa recherche. Grâce à lui, on sait de plus en plus de
choses sur le simple, mais peu sur le complexe, peu sur l’origine de la
complexité et l’origine elle-même.
La recherche des origines de la vie vue par des chimistes, des
physiciens, des modélisateurs se heurtent la plupart du temps à une
méconnaissance du vivant. On cherchera des automates, des auto-replicateurs, auto-reproducteurs, sans prendre en compte les exigences métaboliques, génétiques, cellulaires et historiques du vivant. L’originalité du
vivant nécessite en effet, si l’on veut en découvrir l’origine, la compréhension de toutes les étapes biologiques et physico-chimiques jusqu’aux
origines ce qui exige la prise en compte du processus historique de l’évolution biologique. Et c’est bien là que réside l’une des principales difficultés.
Les conditions d’émergence du vivant
Dès 1970, Jacques Monod5 pensait impossible une analyse
scientifique de l’émergence de la vie sur Terre en raison du caractère
improbable de son apparition. Après avoir énoncé ce qu’il considère
comme les trois énigmes posées par la création de la vie — la formation
des molécules du vivant, l’apparition des premières molécules et structures réplicatives et l’assemblage de ces structures pour former les cellules primitives —, Monod montre comment la méthode scientifique
appréhende la première énigme, la plus « simple » selon lui.
« La première, souvent appelée la phase « prébiotique », est assez largement accessible, non seulement à la théorie, mais à l’expérience. Si
l’incertitude demeure, et demeurera sans doute, sur les voies qu’a suivies l’évolution, le tableau d’ensemble paraît assez clair. Les conditions
de l’atmosphère et de la croûte terrestre, il y a quatre milliards d’années,
étaient favorables à l’accumulation de certains composés simples du
carbone tels que le méthane. Il y avait aussi de l’eau et de l’ammoniac.
Or, de ces composés simples et en présence de catalyseurs non biologiques, on obtient assez facilement de nombreux corps plus complexes,
parmi lesquels figurent des acides aminés et des précurseurs des nucléotides (....).
On peut donc considérer comme prouvé qu’à un moment donné sur la
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Terre, certaines étendues d’eau pouvaient contenir en solution des
concentrations élevées des constituants essentiels des deux classes de
macromolécules biologiques ».
Cet événement « improbable » fait pourtant l’objet de nombreuses expériences de laboratoire. On tente de reconstruire la première cellule vivante, du moins de découvrir les événements structuraux qui ont jalonné son
émergence.
L’océan primitif
Le premier énoncé moderne, étayé et argumenté à l’aide de
données scientifiques, est dû à Oparin (1924)6 et Haldane (1929)7 : les
monomères biologiques formés dans l’atmosphère se sont déposés dans
l’océan pour former « la soupe primitive ». Les données expérimentales
correspondantes furent acquises quelques années plus tard par Stanley
Miller8 qui obtint, en 1953, les acides aminés du vivant en simulant les
conditions de l’atmosphère primitive. Juan Orò9, dans les années 1960,
synthétisera les bases puriques des acides nucléiques, adénine et guanine dans des conditions simples.
Ce premier point mérite que l’on souligne l’apport historique
du naturaliste Buffon qui en 1778, avec la publication des Epoques de la
nature, inscrivit la question des origines dans l'histoire de la vie. Il calcula l'âge de la Terre sans tenir compte des données bibliques admises
par tous à l’époque, utilisa les fossiles « médailles de la nature », et fit
intervenir différents domaines du savoir, la paléontologie, la géologie, la
chimie, l'anthropologie, etc. L'existence de « molécules organiques »,
produites par des combinaisons chimiques, est à l’origine des organismes vivants qui peuvent apparaître ainsi sans transition. Oparin10
citera un extrait de l’œuvre de Buffon dans l’ouvrage de 1936 consacré
aux origines de la vie : « Comme la température de la Terre s'était suffisamment refroidie pour permettre la formation de gouttelettes d'eau
liquide, des torrents d'eau bouillante doivent s'être abattus sur la surface de la Terre et l'avoir inondée, formant ainsi les océans primitifs en
ébullition. L'oxygène et l'azote dérivés des hydrocarbures déjà présents
dans l'atmosphère furent entraînés par ces pluies torrentielles et les
océans et les mers, au moment de leur première formation contenaient
donc déjà, en solution, les plus simples composés organiques ». Selon
Roselyne Rey, Buffon, a « créé les conditions pour proposer une définition du vivant désacralisée, détachée d'un cadre religieux, et pareille-
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MARIE-CHRISTINE MAUREL
ment distanciée des lois de la physique11 ». Le matérialisme dynamique
de Buffon, et de son contemporain Diderot, a ainsi contribué à découvrir
un nouveau panorama épistémologique.
L’hétérogène
L’eau qui est indispensable à la vie n’est pourtant pas favorable
à la rencontre des molécules, à l’élongation de longs polymères et à
l’exercice de la sélectivité. Le développement de molécules organiques
sur des surfaces minérales est apparu très tôt comme une alternative intéressante à l’hypothèse de la naissance de la vie dans l’eau. Des argiles,
ou des sulfures de fer que l’on trouve à proximité des sources chaudes
sous-marines auraient permis la synthèse des molécules biochimiques
clés. Le cristallographe anglais Desmond Bernal12 fut l’un des premiers,
dès 1949, à proposer l’intervention des surfaces minérales au cours des
premières biosynthèses. Aharon Katchalski et Mella Paecht-Horowitz
réalisèrent dans les années 1970 des polymérisations de peptides sur la
montmorillonite13 et Graham Cairns-Smith14 développa dès 1968 l’hypothèse d’une vie primitive inorganique basée sur la reproduction de
cristaux d’argiles. La géochimie aurait ainsi précédé la chimie organique
avant l’avènement du vivant. Cette perspective qui semble favoriser le
minéral et l’inerte replace en fait le vivant au centre de la biosphère et
souligne ses rapports étroits et constitutifs avec l’environnement.
Soupe prébiotique, théorie de l’impact15, métabolisme de surface... quelle que soit l’hypothèse envisagée, des questions biochimiques
restent en suspens. Ainsi, jusqu’à quel point le métabolisme, c’est-à-dire
de longues séquences de réactions, a-t-il pu se développer en l’absence
de tout système génétique ? La thèse de l’apparition du métabolisme
avant le système génétique débattue par de nombreux chercheurs au
début du XXe siècle a suscité de vives discussions opposant les partisans
de la théorie protoplasmique à ceux de la primauté du gène16. Bien que
modernisée aujourd’hui par Kauffman (1986)17 et de Duve (1991)18
l’hypothèse du « métabolisme-d’abord » demeure toujours sans soutien
expérimental.
Un monde ARN primitif
Le fonctionnement du vivant repose largement sur un système
à deux biopolymères, les acides nucléiques et les protéines. Les acides
ORIGINES DE LA VIE, ORIGINALITÉ DU VIVANT
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désoxyribonucléiques (ADN des gènes) responsables du stockage et du
transfert de l’information génétique sont constitués de quatre
motifs répétitifs, les nucléotides A, T, G, C19. Les protéines qui sont responsables de la biocatalyse, de l’architecture et des mouvements cellulaires sont, quant à elles, constituées de 20 motifs, les acides aminés, qui
présentent chacun une personnalité chimique différente. Il est difficile
d’imaginer l’émergence spontanée et simultanée des acides nucléiques et
des protéines. Il est encore plus difficile de concevoir l’apparition spontanée et simultanée de la relation de codage qui existe entre ces deux
classes de molécules. On a découvert que certains acides nucléiques, les
ribozymes20, exercent aujourd’hui des activités catalytiques ce qui autorise l’hypothèse d’un monde de l’ARN, monde primitif dans lequel
l’ARN aurait précédé l’ADN et les protéines. Dans cet univers biochimique, l’ARN à la fois génotype et phénotype, aurait été capable d’accomplir toutes les fonctions élémentaires du vivant : porter et transmettre
une information génétique, catalyser les premières étapes du métabolisme.
Au cours des premières étapes de l’évolution, la continuité
génétique aurait été assurée par la réplication de l’ARN, fondée sur des
liaisons faibles du type des appariements de Watson-Crick. La catalyse
aurait été réalisée par des petits peptides non génétiquement codés et par
des ribozymes. Certains faits métaboliques contemporains viennent renforcer cette hypothèse. En effet, les désoxyribonucléotides de l’ADN
sont obtenus dans la cellule par réduction des ribonucléotides de l’ARN,
ce qui montre l’antériorité de ces derniers. La Thymine qui est spécifique
de l’ADN est une transformation de l’Uracile que l’on ne trouve que
dans l’ARN. La réplication de l’ADN nécessite toujours une petite amorce ARN. D’autre part, l’existence de très nombreux facteurs métaboliques de nature ribonucléotidique (AMP, FAD, NAD, CoA etc...) est
depuis longtemps considérée comme étant la trace d’un métabolisme
passé reposant essentiellement sur l’ARN. Enfin, des petits ARN non
codants, différent des ARNs messagers, des ARNs ribosomaux ou des
ARNs de transfert21, exercent aujourd’hui de nombreuses fonctions
enzymatiques, régulatrices de l’expression des gènes, ou de défense cellulaire contre des virus, des transposons, etc. Le plus spectaculaire étant
le fait que le ribosome est un ribozyme22, ce qui signifie que l’ARN ribosomal est lui-même responsable de la liaison de deux acides aminés au
cours de la synthèse des protéines. La presse non spécialisée23 a récem-
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MARIE-CHRISTINE MAUREL
ment titré sur ce « pouvoir » sans limites de l’ARN, ces découvertes qui
« révolutionnent la science » et sur l’existence, insoupçonnée jusqu’à
aujourd’hui, d’un véritable « continent biologique »....
La question est en effet de taille : les ARN contemporains seraient-ils les
fossiles d’anciens ARN ? Autrement dit, le monde de l’ARN est-il un
épisode de l’Histoire Naturelle ?
Il est possible de mimer in vitro24 l’évolution darwinienne de
molécules, c’est-à-dire de tester le comportement darwinien de populations d’ARN considérées comme des populations d’espèces. A travers
plusieurs cycles de sélection, d’amplification et de mutation, des populations d’ARN sont poussées à évoluer vers des propriétés intéressantes.
Les aptamères ainsi obtenus présentent des propriétés catalytiques, ils
sont sélectionnés et une nouvelle génération de molécules apparaîtra.
Supposons que différents polymères nucléiques25 aient été synthétisés de manière aléatoire sur la Terre primitive : les séquences
capables de se répliquer — les réplicateurs — bien que rares sont devenues plus nombreuses que d’autres séquences inactives ; d’autres polynucléotides — les prédateurs — exerçaient une activité de coupure. Dans
ce micro-monde, prédateurs et réplicateurs se sont aguerris dans la
conquête de l’environnement. L’exploitation de chaque aspect de l’environnement a permis l’émergence d’acides nucléiques possédant différentes activités et devenant de plus en plus efficaces. Certaines
séquences, des «ribo-organismes », pouvant se lier à des acides aminés
et favoriser la liaison de deux acides aminés, ont été en quelque sorte les
précurseurs des ARN de transfert et des ARN ribosomaux. Mais comment ces premières séquences sont-elles apparues ? Personne ne sait
obtenir en laboratoire les briques élémentaires des acides nucléiques,
c’est-à-dire les nucléotides. Alors comment imaginer l’origine des premières molécules informationnelles ? Selon le concept de « relève génétique » développé par Cairns-Smith, des minéraux auraient été les composés des premiers systèmes génétiques capables d’évoluer par sélection
naturelle. Si c’est le cas, l’ARN aurait été précédé par un ou plusieurs
systèmes génétiques alternatifs, des polymères en simple brin différents
les uns des autres jusqu’à l’avènement des proches parents des polynucléotides modernes. Lors d’une étape transitoire, des organismes primitifs, hétérogénétiques, auraient pu posséder deux systèmes génétiques
différents et actifs, jusqu’à ce que les gènes actuels prennent la relève au
cours d’un processus d’usurpation évolutive.
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Les travaux concernant la primauté du système génétique sur le
protoplasme et sur le métabolisme, appartiennent à un courant de pensée
biologique qui s’est exprimé dès la fin du XIXe siècle par l’intermédiaire d’August Weismann qui déclarait en 1892 : « Nous pouvons imaginer
que les plus simples des biophores26 ont été produits au cours de la première génération : tous les biophores suivants ont pu apparaître selon le
principe de l’adaptation aux nouvelles conditions de vie par le jeu de
l’hérédité et de la sélection »27. Quelques années plus tard, Leonard
Troland reprenait la théorie de Weismann et l’enrichissait de ses gènesenzymes, des déterminants héréditaires doués de propriétés catalytiques28. Il n’est pas anachronique de supposer que le concept d’acides
nucléiques-catalyseurs était déjà présent dans l’esprit de Leonard
Troland. Enfin Herman Muller29, qui déclarait en 1926, que le gène était
au fondement, au point de départ de la vie, a sans doute inspiré la définition de la vie selon la NASA pour qui « la vie est un système chimique
autonome capable d’évolution darwinienne »...
Et la complexité biologique ?
De tout ce qui précède, il s’avère que nous disposons d’informations solides et de très riches résultats expérimentaux concernant
l’origine des molécules du vivant et l’origine des fonctions biologiques.
Mais qu’en est-il de l’origine de la complexité biologique ?
Un organisme vivant, le plus petit soit-il, se différencie de l’environnement par sa propre action, par exemple en fabriquant lui-même à
partir des briques élémentaires ses propres molécules30. Ce n’est pas le
cas d’une entité inerte qui est en continuité physico-chimique directe
avec le milieu environnant et dont le degré de complexité aussi sophistiqué soit-il peut être reproduit à l’aide d’un savoir-faire méthodique.
Partir du plus simple — les molécules placées dans des conditions précises et supposées reproductibles — vers le plus complexe, démarche
dite déterministe, permet de fabriquer des automates, mais n’est pas pertinent pour comprendre l’émergence du vivant. Comprendre comment on
est passé de simples réplicateurs à nos gènes ne peut se concevoir à partir d’une logique gradualiste.
Une autre approche consiste à construire une cellule minimale
à partir des gènes et des enzymes contemporains. Les macromolécules
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MARIE-CHRISTINE MAUREL
sont introduites une à une dans un liposome, modèle de proto-cellules
simples. Des vésicules géantes sont également utilisées car elles permettent d’introduire directement par micro-injection toutes sortes d’agents
biochimiques dont les réactions sont suivies par microscopie optique.
Dans le même esprit, Craig Venter et Hamilton Smith projettent actuellement de créer à partir d’une cellule de Mycoplasma genitalium31, à
laquelle on enlèvera un à un les gènes « non-indispensables », une cellule contenant la quantité minimale de gènes : cette cellule serait capable
de se nourrir, de se diviser et de générer une nouvelle population cellulaire. Pourtant, grâce au séquençage des génomes, on sait que la complexité ne dépend pas de la quantité de gènes. Par exemple le génome
humain contient de 25 000 à 35 000 gènes alors que celui du vers nématode en totalise 20 000 ! On ne peut donc réduire le vivant à l’expression
de quelques gènes.
Réductionnisme et déterminisme sont donc très étroitement liés.
En additionnant les « parties » on n’a toujours pas réussi à former le
« tout », de même que le « tout » ne peut être réduit à l’une ou à
quelques-unes de ses parties. Le réductionnisme, qui a permis de découvrir et d’observer le fonctionnement d’une voie métabolique, d’un gène
ou d’un enzyme a donné lieu à de très nombreux succès en biologie
moléculaire, mais le réductionnisme n’est qu’une méthode, et ne permet
pas de ce fait de comprendre la complexité du vivant.
La complexité révèle l’existence de relations non-linéaires, de
discontinuité à partir desquelles il y a extension des capacités structurales et fonctionnelles32. Quelque chose peut se produire qui n’est pas
directement prédictible, il y a déplacement d’échelle dans les comportements qui ne sont plus directement corrélables à la structure.
La transition du non-vivant au vivant, qui met en œuvre une complexité,
croissante, implique bien davantage que la seule présence active de
molécules, de macromolécules, de systèmes macromoléculaires ou d’un
grand nombre de gènes. La catalyse, les transferts sélectifs, le stockage
et la transformation de l’énergie, les signalisations, etc., nécessitent
l’émergence spontanée de systèmes moléculaires couplés et de systèmes
de régulations. Molécules, interactions et systèmes sont soumis séparément et ensemble à la sélection naturelle. Les bénéfices acquis au cours
de l’histoire biologique, en raison par exemple d’une grande stabilité
structurale furent peut-être incompatibles avec ceux requis pour établir
les meilleures interactions, ou furent au contraire indispensables pour
ORIGINES DE LA VIE, ORIGINALITÉ DU VIVANT
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réguler au bon moment une activité catalytique. Connaîtrons-nous un
jour l’ensemble des subtilités structurales et fonctionnelles qui ont permis l’émergence du vivant ?
La diversité générée par l’évolution excède largement la diversité potentielle des systèmes physiques et chimiques, ce qui signifie que
la complexité biologique ne peut-être réduite à ces modèles. Mais la tendance actuelle est plutôt inverse et tend à éclipser le vivant au profit de
la technologie mécaniste, les biotechnologies n’étant qu’une des multiples façons d’exploiter le vivant, c’est-à-dire de le subordonner aux
techniques.
L’histoire du vivant révèle l’existence dans les formes actuelles
de vestiges des formes précédentes, ce qui suppose différents niveaux
d’intégration. Au fur et à mesure, des innovations sont misent à l’épreuve et on se rend compte que pour que l’ensemble soit viable, un nécessaire contrôle naît des interactions multiples. L’impossibilité de prédire
les changements adaptatifs conduit à considérer chaque stade comme
émergeant ; et si nous ne pouvons décrire l’avenir nous pouvons chercher
à comprendre le passé.
20
NOTES
1
ORIGINES DE LA VIE, ORIGINALITÉ DU VIVANT
MARIE-CHRISTINE MAUREL
Le mot objet concerne ce sur quoi s’exerce l’action ou l’activité de la pensée, il se réfère également à ce qui constitue la matière d’une science, donc de la recherche scientifique,
d’un art, ce qui est étudié. On peut d’ailleurs noter qu’en psychanalyse le mot objet s’est
spécialisé à propos de tout ce qui est en dehors de soi (du moi) et vers quoi tend la pulsion.
Le latin objectum signifie « jeté devant, placé devant ».
2 L'origine du latin originemo, accusatif de origo, inis « source ». Le mot est dérivé de oriri
« se lever » « s'élancer hors de » et « naître ».
3 Bréhier, E., Histoire de la philosophie, P.U.F., Quadrige, 1981.
4 Par exemple pour les Ioniens et pour Thalès en particulier, le principe primordial est
l'eau.
5 Monod, J., Le hasard et la nécessité. Le Seuil, 1970.
6 Oparin, A., Proiskhozhdenie zhizny, Moscow. Izd. Moskovshii Rabochii, 1924. Traduction
anglaise de Ann Synge in The Origin of Life, J.D Bernal, London, Weidenfeld and Nicolson,
1967.
7 Haldane J. B. S., The Origin of Life, The Rationalist Annual, 1929.
8 Miller, S. L., A production of amino acids under possible primitive earth conditions.
Science 117, 528-529, 1953.
9 Orõ, J. and Kimball, A.P., Synthesis of purines under possible primitive earth conditions
Adenine from hydrogen cyanide, Archs Biochem. Biophys, 1961, 94, 217-227 et Synthesis
of purines under possible primitive earth conditions Purine intermediates from hydrogen
cyanide, Archs Biochem. Biophys., 1962, 96, 293-313.
10 Oparin, A., Les Origines de la vie , trad. Française, Paris, Masson, 1936.
11 Rey, R., Buffon et le vitalisme, BUFFON 88, Paris, Vrin, 1992.
12 Bernal, J.D., The Origin of Life, London, Weidenfeld and Nicolson, 1967.
13 Paecht-Horowitz, M., Berger, J., et Katchalsky, A., Prebiotic synthesis of polypeptides
by heterogeneous polycondensation of amino acid adenylates, Nature, 1970, 228, 636.
La montmorillonite est une argile extraite de la région de Montmorillon, France.
14 Cairns-Smith, A.G., Genetic takeover and the mineral origin of life, Cambridge.
Cambridge University Press, 1982.
15 Théorie de l’impact : théorie « officielle » de la NASA selon laquelle les briques élémentaires du vivant apportées par les comètes, les météorites, les poussières..., viennent de
l’espace.
16 Maurel M-C., Les Origines de la vie, Paris, France, Syros Editeur, 1994.
17 Kaufman, S.A., J. Theor. Biol., 1986, 119, 1-24.
18 De Duve C., Blueprint for a cell : The Nature and Origin of Life. Patterson, Burlington,
NC, 1991
De Duve C. Vital Dust-Life as a Cosmic Imperative, Basic Books, New York, 1995.
19 A : acide adénylique ; T : acide thymidylique ; G : acide guanylique ; C : acide cytidylique.
20 qui sont des acides ribonucléiques ou ARN.
21 Gilbert, W. The RNA world, Nature, 1986. 319, 618. Maurel, M-C., Le Monde de
l’ARN, dans Les traces du vivant. Bordeaux. P.U.B., 2003. Meli, M., Albert-Fournier, B.,
and Maurel, M-C., Recent findings in the modern RNA world, International Microbiology,
2001.
22
21
Nissen, P., Ban, N., Hansen, J., Moore, P.B., and Steitz, T.A. The structural basis of ribosome activity in peptide bond synthesis, Science 2000, 289, 920-930. Moore, P.B. and
Steitz, T.A., The involvement of RNA in ribosome function, Nature, 2002. 418, 229-235.
23 Le Monde 15/8/02.
24 La méthode utilisée et une méthode de sélection in vitro appelée SELEX qui signifie
Systematic Evolution of Ligand by Exponential Enrichment. Meli, M., Vergne, J., Décout,
J.-L. and, Maurel, M.-C., «Adenine-Aptamer complexes. A bipartite RNA site which binds
the adenine nucleic base». J. Biol. chem. 2002, 277, 2104-2111. Meli, M., Vergne, J., and
Maurel, M.-C., «In vitro selection of adenine-dependent hairpin ribozymes». J. Biol.
Chem. 2003.
25 Les acides nucléiques sont des polymères de nucléotides : des polynucléotides.
26 Bio : vie ; phores : qui portent.
27 Weismann, A. Essais sur l’hérédité et la sélection naturelle, traduction française par H.
de Varigny, C. Reinwald & Cie, libraires-éditeurs 1892......... « We can imagine the simplest
biophors as having be produced by primordial generation : all subsequent and more complex kinds of biophors can only have arisen on the principle of adaptation to new conditions of life... by the cooperation of heredity and selection ».
28 Troland, L., The chemical origin and regulation of life, The Monist, 1914. p. 24.
29 Muller, H. J., The gene as the basis of life, Ithaca, N. Y., Proc. 4th Int. Congr. Plant, 1926
30 A ce titre, un virus peut d’ailleurs être considéré comme vivant : il puise dans son milieu
naturel les briques élémentaires qui lui sont nécessaires et qu’il transforme.
31 Mycoplasma genitalium est l’organisme qui possède le plus petit matériel génétique
connu à ce jour : 517 gènes seulement. Une cellule humaine contient de 30 000 à 50 00
gènes.
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